Éloge de Guy Ourisson - Comité National Français d`Histoire et de

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Éloge de Guy Ourisson - Comité National Français d`Histoire et de
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Eloge de Guy Ourisson
(1926-2006)
pour le Comité Français d’Histoire et de Philosophie des Sciences,
pour être lu à la séance du 27 mai 2008
Guy Ourisson, né le 26 mars 1926, fut un chimiste de renom,
chercheur passionné et inventif et enseignant sachant susciter des vocations, et il
fut aussi un grand dirigeant universitaire. Sur sa propre vocation, il dit un jour de
lui-même en réponse à un journaliste qui lui demandait « d’où lui était venue cette
passion pour la chimie » qui ne cessa de l’animer toute sa vie : « Je suis
pratiquement né dans une usine chimique. Mon père était ingénieur chimiste.
L'usine où il travaillait était située à Thann, en Alsace, et produisait de l'acide
tartrique. C'est une usine historique, puisque Pasteur y a découvert l'acide
racémique. » Porté ainsi très tôt par les fées de la recherche et de l’industrie (et
quelle discipline mieux que la chimie se tient-elle, pour ainsi dire par nature, entre
ce double attachement ?), il fit ses études à l’Ecole Normale Supérieure, de 1946
à 1950, obtenant l’Agrégation de sciences physiques, puis soutint deux thèses de
de chimie, l’une à l’Université Harvard aux Etats-Unis, en 1952 (un Ph D), l’autre
comme Doctorat d’Etat ès-Sciences Physiques, en 1954, à la Sorbonne. Les deux
thèses portaient sur un type de substance naturelle, les terpènes, qu’il continuera
d’étudier, parmi de nombreux autres thèmes, tout au long de sa vie. Nommé
professeur à l’université de Strasbourg à l'âge de 29 ans, il se fixa dans cette
Université de premier plan, dans cette grande et belle ville, jusqu’à la fin de ses
jours, ce qui n’exclua pas des enseignements et des prises de responsabilité
momentanées dans d’autres endroits, comme la direction de l’Institut de Chimie
des Substances Naturelles (CNRS, Gif-sur-Yvette), de 1985 à 1989.
Chimiste organicien, il a mené ses recherches dans les domaines les
plus novateurs de cette discipline, qui comprennent notamment la chimie des
substances naturelles (cyclades, stéroïdes, terpènes et alicycliques), la chimie
physique (en particulier, la stéréochimie) ainsi que la chimie organique
biologique et leur jonction, la géochimie, mais aussi la neurochimie, et il s’est
également intéressé aux problèmes de l’exobiologie, c’est-à-dire de l’origine de la
vie (la chimie prébiotique). Il pratiquait avec conviction l’interdisciplinarité dont
il attendait une nouvelle dynamique pour renouveler les problèmes et trouver la
voie de leur solution.
N’étant pas spécialiste de ces domaines, je ne saurais rendre compte
en détail des apports en chimie de Guy Ourisson, parmi lesquels ses
collaborateurs savent discerner des « joyaux » : ainsi, pour reprendre la
description de l’un d’eux (Michel Rohmer), « le cycloarténol comme précurseur
des stérols chez les végétaux, les triterpénoïdes de série hopane comme fossiles
moléculaires d’une classe négligée de lipides bactériens, l’évolution moléculaire
des biomembranes et de la chimie prébiotique des isoprénoïdes ». Ces simples
énoncés laissent apercevoir, même au profane, les riches implications, par leurs
fonctions, des substances découvertes, et l’on ne saurait ici en dire plus en peu de
mots.
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Chercheur fécond, Guy Ourisson a été tout au long de sa carrière un
pionnier des nouveaux domaines de sa discipline et aux frontières de celle-ci, un
enseignant qui savait enthousiasmer ses élèves et susciter des vocations, et un
organisateur d’une extraordinaire efficacité. Le nombre de ses doctorants se
monte à une centaine ; son laboratoire de Strasbourg a accueilli « 180
collaborateurs d’une quarantaine de nationalités qui ont porté le rayonnement de
son école à travers le monde » (ibid.). Son ancien élève à l’Université de
Strasbourg, Jean-Marie Lehn, professeur au Collège de France et Prix Nobel de
Chimie en 1987 (pour ses travaux sur la synthèse des molécules en forme de
cages formant des complexes d’inclusion, les cryptates, qui posaient les bases
chimiques de la reconnaissance moléculaire), et qui soutint sa thèse sous sa
direction, témoigne : en faculté, il suivit les « cours stimulants d’un jeune
professeur récemment nommé, Guy Ourisson, et il fut aussitôt clair pour moi
[écrit-il] que ce que je voulais, c’était faire de la recherche en chimie organique ».
Il entra au laboratoire d’Ourisson en octobre 1960, et, nous dit-il, « ce fut la
première étape décisive de ma formation. Mon travail portait sur les
conformations et les propriétés physico-chimiques des triterpènes [des substances
organiques] ». (La seconde étape décisive fut sa participation à la synthèse de la
vitamine B 12 à Harvard : voir Jean-Marie Lehn, « Autobiography », in Les Prix
Nobel 1987). Voici pour la stimulation et l’enthousiasme de la recherche.
Quant à son efficacité d’organisateur, je ne peux qu’évoquer la
période, que j’ai eu le privilège de vivre directement, où il a été président (le
premier président, de 1971 à 1976), de l’Université Louis Pasteur à Strasbourg,
tout juste refondée. A l’élan qu’il lui a communiquée durablement, il sut joindre
une conscience aiguë des diverses missions de l’Université. Il appuya en
particulier ceux qui commençaient alors à développer des activités de réflexion,
de recherches et de débats sur ce qu’on appelait (et lui notamment) le « domaine
STS », « Sciences, Techniques, Société », avec la création sous son inspiration et
son égide du « GERSULP », dont il confia la responsabilité à Baudouin Jurdant.
Il comprenait aussi toute l’importance de la philosophie et de l’histoire des
sciences, en appuyant sans réserve le groupe de « Fondement des sciences » qui
se créa à cette époque (avec Hervé Barreau, José Leite Lopes, Georges
Monsonego et moi-même)1, et qui fut à son niveau un trait d’union intellectuel
entre les diverses disciplines et les trois universités de la ville.
Il a dirigé plusieurs grands laboratoires (le Centre de Neurochimie de
l’ULP, l'Institut de Chimie des Substances Naturelles du CNRS, de Gif-surYvette), il a également présidé des instances de recherche comme le Comité
scientifique de Rhône-Poulenc et celui de la Compagnie Générale des Eaux. C’est
sous son impulsion qu’a été créé, en 1959, le Groupe d'Etude de Chimie
Organique (GECO) qui réunit depuis lors annuellement un congrès de chercheurs
dans les diverses orientations de cette discipline, contribuant ainsi largement à sa
vivification permanente par l’attention à de nouveaux problèmes (notamment sur
1 Voir : M. Paty, « Les Séminaires sur les fondements des sciences de l’Université Louis Pasteur
de Strasbourg », Courrier du CNRS (Paris), n°6, octobre 1972, 49 ; H. Barreau & M. Paty, « Le
Séminaire sur les fondements des sciences (Université Louis Pasteur, Strasbourg), in Le retour
aux sources. Pour l'histoire des sciences dans l'enseignement scientifique français, Université de
Brest, 1975, p. 189-199.
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l’environnement). Il avait organisé, peu de temps avant sa mort, un congrès sur
l’Exobiologie (science des origines de la vie) qui comprenait ses aspects
historiques et épistémologiques.
Il fut l’un des éditeurs des Tetrahedron Letters, de 1967 à 2003. Elu
en 1981 membre de l’Académie des sciences, il en fut par la suite Vice-Président,
en 1998-1999, puis Président, en 2000-2001. De nombreux prix et distinctions lui
ont été attribués, et il a été élu membre d’une douzaine d’Académies de divers
pays, dont la Royal Society de Londres. Il a été, bien entendu, lors de sa prise de
retraite, nommé Professeur Emérite à l'Université Louis Pasteur de Strabourg.
Parmi les charges administratives importantes qu’il a assumées
(toujours avec efficacité, ouverture, et tourné vers l’avenir), il faut rappeler qu’il a
été Directeur des Enseignements supérieurs en 1981-1982, nommé par le
gouvernement de Pierre Mauroy au début du premier septennat de François
Mitterrand comme Président de la République. Il a, à ce titre, joué un rôle
important dans les Assises Nationales de la Recherche de 1981-1982,
préparatoires à la loi d’orientation. Il fut un animateur et un porte-parole
enthousiaste de cette entreprise peu commune, sorte d’Etats Généraux pour le
domaine, et à laquelle je suis, pour ma part, heureux d’avoir participé ; on se
souviendra longtemps de ce bouillonnement ordonné et fécond d’idées formées à
partir de l’expérience vécue, qui résulta d’une mobilisation volontaire et fervente
de tous les milieux de l’Enseignement et de la Recherche en France, et que l’on
suivait avec curiosité et intérêt à l’Etranger2.
Je ne puis m’empêcher de songer avec nostalgie à cette époque où les
responsables au niveau politique du Gouvernement, comme à celui, administratif,
de la gestion de la Recherche et des Universités, ne craignaient pas de solliciter
les idées des acteurs eux-mêmes. Ce sont eux, à vrai dire, qui sont les mieux
placés pour savoir ce qu’il en est en la matière et pour proposer des réformes qui
aillent dans le sens d’une meilleure organisation en vue de servir les intérêts de la
collectivité. Le contraire serait la destruction d’un tissu patiemment élaboré, par
une série d’opérations chirurgicales concoctées dans les cabinets de soi-disant
experts, sous le signe de l’ignorance et de la prétention arrogante, de la non
connaissance du travail qui se fait, comme la menace en ressurgit périodiquement.
Ils pensaient, ces responsables de l’époque, en convoquant ces Assises - et c’était
assurément le cas de Guy Ourisson - que les enseignants et les chercheurs,
créateurs d’idées par vocation et profession, et payés pour cela par la Nation,
d’ailleurs reconnus et respectés comme tels par le public, avaient certainement
aussi la capacité de formuler des idées neuves quant à la meilleure façon de
valoriser ce patrimoine vivant dont ils sont les agents, et que ce sont eux, en
définitive, qui préparent les semences du futur.
Guy Ourisson a, par la suite, préparé à plusieurs reprises, à la
demande des autorités d’enseignement et de recherche, gouvernementales aussi
bien qu’académiques, des rapports sur des sujets cruciaux, dont je retiendrai celui,
en mars 1992, sur l'accueil et le suivi des scientifiques étrangers de haut niveau,
2 J’en ai donné un essai de compte-rendu à la demande de la revue Wechselwirkung de Berlin,
sous le titre : « La recherche scientifique et le nouveau cours politique en France ». Ce témoignage
et commentaire (inédit en français) fut publié en traduction allemande (due à Herbert Mehrtens et
Norbert Lutz) en novembre 1982, dans le n° 15, p. 47-50.
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qui conduisit à la création de la Fondation Nationale Alfred Kastler, pour
améliorer l’accueil des étudiants étrangers en France : Fondation dont il a été par
la suite président. Ainsi que, plus récemment, le rapport sur « La désaffection des
étudiants pour les études scientifiques », remis au Ministre de l’Education
nationale, Jack Lang, en mars 2002. Ceci sans oublier qu’il a été l’un des
fondateurs, et président, de l'ANDèS (l’Association des Docteurs ès-sciences) et
l’un des promoteurs de la Fondation Européenne « Pour la Science ». Il ne s’est
pas dérobé non plus aux actions de solidarité à l’égard des universitaires menacés
dans différents pays (en participant au Comité de Défense des Hommes de
Science, dont le président est François Jacob, mais aussi en appuyant l’accueil par
son Université de collègues étrangers réputés, victimes, par exemple, de
répression politique sous la dictature militaire brésilienne, dans les années 70).
Un film, Guy Ourisson, un savoir en action, réalisé par Jean-Louis
Berdot, retrace quelques aspects de sa vie et de son œuvre. Il existe également une
vidéo très intéressante réalisée à partir d’une de ses conférences (Guy Ourisson,
« Les origines de la vie vues par un chimiste », CNRS-CCSD-IN2P3, 23 mai
2006).
Savant largement et internationalement reconnu et fondateur d’école,
personnalité de grand prestige, ouvert sur le monde et les idées novatrices,
organisateur incomparable, le professeur Guy Ourisson avait toute sa place au
Comité Français d’Histoire et de Philosophie des Sciences où il avait été élu en
2003, et où il aurait assurément interagi de façon dynamique avec les autres
membres, si le destin lui en avait laissé le temps. Il est mort à Strasbourg le 3
novembre 2006. Il était Commandeur de la Légion d’Honneur.
Quelques mois après sa disparition, un grand Colloque international,
réalisé en son honneur, prévu de son vivant, et à la préparation duquel il avait
d’ailleurs contribué, notamment par le choix des conférenciers, s’est réuni dans sa
ville de prédilection, Strasbourg, les 26 et 27 mars 2007. Consacré à La chimie et
ses interfaces, il rassembla des chercheurs, ses anciens élèves ou ses
collaborateurs, venus des pays les plus divers, de France et d’Europe mais aussi
des Etats-Unis, d’Inde, du Japon, d’Afrique… Son titre mérite d’être noté, car il
sonne un peu comme le sigle de quelque produit chimique nouveau : GO 50/80.
Ses anciens collaborateurs qui en avaient pris l’initiative voulaient commémorer
les 50 années de vie professionnelle que Guy Ourisson avait passées à Strasbourg
et fêter en même temps ses 80 ans : voici pour le 50/80. Je laisse à deviner le GO.
Ils voulaient que ce Colloque, selon l’annonce qui en fut diffusée, incarnât l’esprit
qui avait éveillé la curiosité du jeune garçon qu’il avait été et l’enthousiasme qui
le caractérisait, « lui qui n’a jamais cessé de s’étonner devant les merveilles de la
vie et de la nature ». Et il est vrai que l’on pouvait aisément retrouver, dans le
dynamisme de ce chercheur et universitaire toujours actif, allant vers ses 80 ans,
l’enthousiasme de la jeunesse, la vraie, celle de l’esprit. On lira d’ailleurs avec
profit ses réponses à des entrevues de presse ou d’organismes, sensées et
équilibrées dans la critique, l’éloge et la prospective des institutions et de la
qualité de la recherche françaises, souvent injustement décriées ces temps-ci (voir
notamment la plus récente, semble-t-il, donnée à Edmond Lisle, que l’on peut
trouver sur Internet : je la reproduis en Annexe).
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Michel Paty
Directeur de recherche émérite au CNRS
ELEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES (INCOMPLETS).
MATHIEU, Jean-Paul et OURISSON, Guy [1958]. Pouvoir rotatoire naturel.
Triterpénoïdes, Paris, 1958.
JACQUES, Jean, KAGAN, H. et OURISSON, Guy [1964]. Pouvoir rotatoire naturel.
Stéroïdes), Paris, 1964.
OURISSON, Guy et al. [1973]. Louis Pasteur à Strasbourg, in Saisons dAlsace, 18e
aqnnée, nlle série, n°45, hiver 1973.
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ANNEXE
De nouvelles pistes ?
Interview de M. Guy OURISSON, Professeur, membre de l'Académie des
sciences par M. Edmond LISLE, vice-président.
Edmond LISLE : Le CNRS représente 15 % de l'effectif scientifique français
mais contribue pour près de 50 des publications scientifiques françaises.
Comment expliquez-vous les critiques adressées néanmoins au CNRS ? Par quoi
sont-elles motivées : méconnaissance, jalousie, désir de dénigrer ?
Guy OURISSON : Le CNRS est le plus grand organisme de recherche européen,
au moins par le nombre des chercheurs et techniciens qu'il rétribue, et l'étendue
des domaines qu'il couvre. Il est donc très visible, et il est tout à fait normal qu'il
attire davantage les critiques que des organismes de recherche nationaux plus
petits et moins connus, ou que des laboratoires universitaires qui ne représentent
qu'un petit effectif. Mais je ne crois pas que ce soit une bonne défense que de
mettre en avant le nombre des publications : on sait trop combien elles peuvent
être hétérogènes en intérêt scientifique et en portée culturelle, et combien il est
difficile de mesurer leur impact réel. Il me semble que nous devons écouter les
critiques, qu'elles portent sur le petit nombre de prix Nobel (et autres prix
majeurs) récoltés par des Français, sur le petit nombre de Français occupant des
chaires prestigieuses à l'étranger, sur notre incapacité à offrir dans des délais
raisonnables des conditions d'embauche attractives aux chercheurs étrangers que
nous voudrions attirer, etc. Il me semble aussi important de mettre en garde ceux
qui seraient tentés d'utiliser les indices de citation et autres données
bibliométriques comme critères de choix de personnes. Tout récemment,
l'American Chemical Society a encore rappelé qu'Eugène Garfield lui-même avait
depuis longtemps dénoncé la sélection par ces données, et que l'ACS a proposé le
slogan : " Cite me, but don't count me ! ".
E. L. : Certaines des critiques portent sur la taille de l'établissement, jugé trop
lourd, bureaucratique, un autre " mammouth " en quelque sorte. Cette critique
vous paraît-elle justifiée, alors que la recherche nécessite des moyens importants
en personnels qualifiés et en équipements lourds de toute sorte ? Trop
d'universités ne sont elles pas a contrario sous critiques à cet égard ?
G. O. : Je ne crois pas que la taille du CNRS porterait réellement à critique, s'il
restait mobile, agile. Mais la lourdeur de son fonctionnement est indiscutable,
même si elle ne détonne pas vraiment dans le paysage bureaucratique français. Je
sais parfaitement que chacun connaît (et critique) davantage les problèmes
bureaucratiques de son propre pays que ceux des pays étrangers où il ne fait que
passer (demandez un peu à nos amis japonais comment ils jugent la clôture de
leur budget en avril, ou à nos amis américains s'ils aiment remplir les dossiers de
demandes de fonds au NIH ?). Mais la neutralisation pendant de plus en plus
longues journées des membres des commissions, la difficulté que posent à des
laboratoires sous-administrés les commandes de produits ou de matériel, la
préférence souvent donnée à des équipement lourds (la question le démontre), la
pratique formelle et souvent un peu hypocrite des concours de recrutement, tout
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cela ne donne pas l'image d'un système moderne, réactif, efficace. Je crois
cependant que ce n'est pas une question de taille, mais de culture bureaucratique.
E. L. : D'autres critiques mettent en cause le système français dévaluation des
chercheurs, qui est, comme partout ailleurs dans le monde, une évaluation par les
pairs. En quoi le système français (et pas seulement celui du CNRS) serait-il
déficient et comment, le cas échéant, y remédier ?
G. O. : Le système français d'évaluation par les pairs ne me semble pas du tout
critiquable dans sa théorie; il n'est d'ailleurs pas très différent dans la forme de ce
qui existe ailleurs. Par contre, sa mise en pratique est trop souvent très mauvaise :
les rapporteurs ne sont pas suffisamment conscients du rôle positif que pourrait
jouer une critique précoce et sévère. Quand leur rappelle-t-on qu'en obtenant
l'engagement d'un jeune chercheur, ils engagent aussi plusieurs millions d'euros
de salaires et de frais de fonctionnement ? Le rôle des membres étrangers des
commissions est trop souvent nul ou trop faible : ils sont trop peu nombreux, ils
sont toujours amis de tel ou tel membre de la commission, ils ne sont pas
encouragés à être critiques.
E. L. : En France, contrairement aux pays anglo-saxons, on propose aux
enseignants et aux chercheurs la garantie d'un emploi à vie. Estimez-vous qu'il
soit bon pour un individu d'être chercheur ou enseignant à vie, et que ce soit bon
aussi pour la science ? S'il n'y pas mobilité au cours dune carrière, n'y a-t-il pas
un risque d'assoupissement ? Comment y remédier dans le cas français ?
G. O. : Grâce aux privilèges accordés aux Ecoles normales, j'ai moi-même
bénéficié d'un emploi à vie à 25 ans ; je serais bien mal venu maintenant de
cracher dans la soupe. Par contre, je n'ai pas l'impression de m'être jamais réfugié
derrière la titularisation pour justifier une relâche d'activité. Plus sérieusement, j'ai
organisé l'an dernier pour l'Académie des sciences une petite réunion à
Strasbourg, avec des administratifs et des jeunes chercheurs français et allemands.
Ces derniers n'ont pas caché leur souhait de voir leurs carrières devenir stables
aussi tôt que celles de leurs collègues français (lesquels envient par contre
évidemment les montants des subventions accordées à leurs amis allemands) ; il
n'y a pas de système parfait ! Mais on sait bien que le revers des emplois à vie est
souvent qu'ils sont accompagnés d'une rémunération médiocre ; demandez donc à
un jeune sortant d'une école de commerce s'il accepterait un poste (à vie) de CR
avec la grille de salaires actuelle ?
Votre question porte d'autre part sur la mobilité. Comme vous le suggérez, mais je
préfère le dire clairement, le problème n'est pas celui de la mobilité géographique,
mais celui de l'immobilité, et l'immobilité intellectuelle est pour un chercheur bien
plus grave que la permanence de son lieu de résidence ! La pratique du postdoctorat, maintenant heureusement bien établie, n'est en rien une garantie de
mobilité intellectuelle, mais c'est quand même souvent le meilleur moyen de
s'aérer, de compléter sa formation, de s'émanciper. Un problème nouveau, et
sérieux, est celui des post-doctorats de plus en plus longs. Personnellement, je
crains que cette situation ne soit parfois due à une attitude désinvolte du patron de
thèse, quand il se désintéresse du sort d'un jeune dès qu'il ne produit plus de
publications chez lui. J'espère avoir tort. Et je crois qu'il y a d'autres problèmes.
J'ai entendu un membre de l'administration du CNRS dire que son rôle est de
faciliter l'entrée de jeunes chercheurs dans les rangs du CNRS, mais pas d'aider un
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chercheur du CNRS à quitter l'organisme pour se caser dans l'industrie, et qu'il n'a
pas à s'occuper de jeunes chercheurs s'ils ne sont pas CR, et n'ont fait que
travailler dans un laboratoire du CNRS...
E. L. : On se plaint souvent en France que le passage de la recherche (au CNRS
ou à l'université) aux applications industrielles est insuffisant, lent et difficile.
Comment y remédier ? Comment améliorer les relations industriel/recherche :
labos mixtes, bourses doctorales plus nombreuses, intéressement des chercheurs
aux résultats ?
G. O. : Toutes les solutions que vous indiquez sont évidemment des éléments de
réponse. Mais il ne faut pas négliger en outre les difficultés réelles qu'un
laboratoire public peut avoir à respecter les contraintes multiples imposées par
l'industrialisation et la commercialisation d'un procédé ou d'un produit. Quels sont
la commission ou le comité de direction qui se préoccupent de savoir si l'institut
X observe les bonnes pratiques de laboratoire ? Combien d'instituts du CNRS sont
certifiés ISO 9000 ? Quelle est l'administration régionale pouvant vraiment aider
à rédiger un brevet solide, ou, pis encore ? à négocier intelligemment avec un
industriel, si possible américain ? Comment faire pour respecter des délais quand
un institut entier est fermé tout l'été ? Et comment, si tout s'est bien passé et si
l'argent est rentré dans les caisses, comment alors l'en faire sortir sans paperasse
superflue ? Ces questions que je pose en réponse à la vôtre, valent d'ailleurs
encore plus pour les universités !
E. L. : Le CNRS fait une large place aux chercheurs étrangers dans ses rangs et
attache énormément d'importance à la coopération scientifique internationale,
facteur d'émulation et de progrès. Pensez-vous que le CNRS d'une part, les
universités et les Grandes Ecoles d'autre part aillent assez loin dans cette voie ?
Quelles recommandations feriez-vous à l'un et aux autres pour améliorer notre
insertion dans l'élite de la communauté scientifique internationale ?
G. O. : Effectivement, la politique de relations internationales du CNRS est
devenue exemplaire. Celle des universités est elle aussi le plus souvent digne de
tous les éloges. Tout au plus peut-on noter qu'elle n'est pas également développée
dans tous les secteurs, et que dans certains départements les chercheurs et leurs
représentants dans les commissions sont encore bien franco-français. C'est un
privilège des plus anciens parmi nous que de pouvoir nous souvenir du temps, pas
si lointain, où un chercheur désirant aller travailler pour un an ailleurs suscitait
l'étonnement d'une partie au moins de sa commission !
Comme il est plus utile de chercher à améliorer le système que de se satisfaire
béatement de ses performances, je dirai cependant que je serai heureux de voir à
l'étranger davantage de complicité active entre les représentants du CNRS, ceux
des autres organismes de recherche, et ceux du Ministère des Affaires étrangères :
il me semble bien étrange qu'ils n'aient pas toujours tous leurs bureaux dans le
même immeuble...
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