Envisager les rencontres transculturelles Brésil

Transcription

Envisager les rencontres transculturelles Brésil
Sous la direction de
Patrick Imbert
Zilá Bernd
Envisager
les rencontres
transculturelles
Brésil-Canada
La collection Américana s’ouvre au dialogue des Amériques.
Ce dialogue s’intensifie aujourd’hui à la mesure des
politiques d’intégration continentale, mais il n’a en réalité
jamais cessé d’alimenter la formation et les transformations
des sociétés et des cultures du Nouveau Monde. Témoin de
ce mouve­ment où se redessinent à nouveau des positions
sociétales inédites, la collection Américana accueille des
ouvrages et des essais qui portent un regard sur l’ensemble
des Amériques, d’un point de vue compréhensif des grands
enjeux historiques, culturels, sociaux et poli­tiques qui nous
rejoignent en ce moment crucial de notre propre évolution.
Envisager les rencontres
transculturelles Brésil-Canada
Sous la direction de
Zilá Bernd
et
Patrick Imbert
Envisager les rencontres
transculturelles Brésil-Canada
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la
Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du
livre du Canada pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture : Laurie Patry
Mise en pages : In Situ
© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.
Dépôt légal 3e trimestre 2015
ISBN 978-2-7637-2790-5
PDF 9782763727912
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
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interdite sans l’autorisation écrite des Presses de ­l’Université Laval.
Table des matières
Remerciements...................................................................................XI
Présentation........................................................................................1
Zilá Bernd et Patrick Imbert
Chapitre 1
Comparer le Canada et le Brésil : de l’exclusion
au transculturel...................................................................................13
Patrick Imbert
Chapitre 2
Analyse de la vocation transculturelle de la revue Interfaces
Brasil-Canadá (2001-2014)...............................................................37
Zilá Bernd
Chapitre 3
Topologie imaginaire des Amériques : espaces amérindiens
dans des romans brésiliens et québécois.........................................53
Rita Olivieri-Godet
Chapitre 4
Vers une écologie de l’altérité au Brésil et au Canada :
une analyse sémiotique comparative des représentations
indicielles dans le film documentaire..............................................73
Fernando Andacht
Chapitre 5
Notre diversité créatrice : objectifs internationaux et intérêts
politiques du Brésil, du Canada et du Québec dans la Convention de l’Unesco.....................................................................101
Lucas Graeff et Oscar Berg
VII
VIII
Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada
Chapitre 6
Obstacles au transculturalisme dans le dialogue Québec-Brésil :
du multiculturalisme de Darcy Ribeiro à l’interculturalisme de
Gérard Bouchard................................................................................121
Jean-François Côté
Chapitre 7
L’enseignement des cultures afro-brésilienne et indienne
au Brésil : une étude à partir de la politique de la reconnaissance
de Charles Taylor................................................................................139
Cleusa Maria Gomes Graebin et Cristian Graebin
Chapitre 8
Les arrière-pays de l’Amérique dans quelques œuvres
de Pierre Yergeau et Milton Hatoum...............................................163
Simon Harel
Chapitre 9
Identités transmigrantes : Sergio Kokis et P. K. Page.....................177
Adina Balint-Babos
Chapitre 10
Passages transculturels chez des auteurs migrants d’ascendance
arabe au Brésil et au Canada.............................................................197
Ana Maria Lisboa de Mello
Chapitre 11
Expérience touristique dans des circuits patrimoniaux :
une approche interculturelle Brésil-Canada...................................213
Nádia Maria Weber Santos et Luciana Gransotto
Notices biographiques.......................................................................237
Remerciements
Nous aimerions remercier la Fundação de Amparo à Pesquisa do
Rio Grande do Sul (Fapergs), le Centre universitaire La Salle (Unilasalle,
Canoas) et la Chaire de recherche de l’Université d’Ottawa « Canada :
enjeux sociaux et culturels dans la société du savoir » pour leur aide
concernant le développement de la recherche et la publication de cet
ouvrage.
Le projet « Multi, inter, trans-culturalité, gérer les rencontres
c­ ulturelles Brésil-Canada » a été financé par le Programme d’internationalisation de la postgraduation des universités du Rio Grande do Sul de
la Fapergs et s’est tenu d’avril 2014 à mai 2015 avec des activités à l’Université Unilasalle et à l’Université d’Ottawa.
Zilá Bernd et Patrick Imbert ont coordonné le projet.
IX
Les cultures ne sont pas des entités autonomes ou
statiques. Comme les personnes humaines, les
cultures n’existent qu’en relation les unes avec les
autres.
Unesco, Investir dans la diversité culturelle et le
dialogue interculturel, Paris, Rapport mondial de
l’Unesco (rapport intégral), 2009, p. 9.
Présentation
Zilá Bernd et Patrick Imbert
The concept [of culture] is characterized by three
elements : by social homogeneization, ethnic consolidation and intercultural delimitation... All three
elements of this traditional concept have become
untenable today.
Wolfgang Welsch, « Transculturality : the puzzling form
of cultures today », dans Mike Featherstone et Scott
Lash (ed.), Space of Culture : City, Nation, World,
Londres, Sage, 1999, p. 194-195.
Contrairement à toi, je me sens à ma place partout.
Kim Thúy et Pascal Janovjak, À toi, Montréal, Libre
Expression, 2011, p. 63.
Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada s’inscrit dans
cet ouvrage en fonction de tout un corpus de livres produits par des
chercheurs brésiliens, canadiens, colombiens, états-uniens, mexicains,
etc., qui savent qu’il est possible de comparer les cultures des Amériques
sans passer par des comparaisons avec l’Europe, ce qui tendait à activer
le célèbre paradigme barbarie/civilisation de Sarmiento (1845) ou ses
avatars, centre/périphérie. Désormais, comparer les Amériques selon des
perspectives culturelles ne s’insère pas directement dans un discours
historique qui a toujours eu tendance à ne retenir que des différences.
Les comparaisons tendent à reposer sur des paradigmes binaires glissant
vers le fluide et le multiple, plus on approche du contemporain. Ces
paradigmes1 sont évoqués de façon explicite ou implicite par des essayistes,
1.
Depuis une quinzaine d’années, nombre de chercheurs comme Gérard Bouchard,
Marie Couillard, Patrick Imbert, Yvan Lamonde, Djelal Kadir, Licia Soares de
Souza, Zilá Bernd, Winfried Siemerling, Jean-François Côté, Nestor García
Canclini, G. Perez-Firmat, Jean Morency, Fernando Andacht, Annette Paatz,
Barbara Buchenau, Maximilien Laroche, Seymour Martin Lipset comparent
1
2
Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada
des écrivains, des artistes ou des penseurs des Amériques, du Facundo de
Sarmiento à Imagining Canada de Pico Iyer, de l’American Scholar
d’Emerson au Siècle de Jeanne d’Yvon Rivard, de Philosophy of Railroads
de T. C. Keefer à La Globalización imaginada de Néstor García Canclini,
de Zilá Bernd dans Dicionario de Figuras e Mitos Literarios das Américas
ou dans Glossaire des mobilités culturelles à Patrick Imbert dans Comparer
le Canada et les Amériques.
Ces paradigmes sont liés au paradigme de base intérieur/extérieur
synonyme de soi/les autres et, jusqu’à récemment, de civilisation/barbarie
qui fondent les enjeux de rencontres avec l’altérité s’alignant soit sur
l’inclusion, soit sur l’exclusion selon des processus apparentés aux dynamiques mises au jour par René Girard dans Things Hidden since the
Foundation of the World. Dans cet ouvrage les concepts clés sont ceux de
la mimésis d’appropriation et du bouc émissaire permettant de fonder
toute communauté en fonction de qui on se met d’accord de rejeter. Les
paradigmes qui intéressent donc les chercheurs de Canada-Brésil de façon
implicite ou explicite sont liés ainsi à inclusion/exclusion, altérité unique
liée à l’Europe/altérités multiples des Amériques, temporalité longue/
temporalité courte/instant, passé/futur, coïncidence/hasard/causalité,
pureté/métissage/hybridité/créolité, faits/promesse, frontier/frontière2,
simultanéité/historicité, protection/rencontre, jeu à somme nulle/jeu à
somme non nulle (Imbert : 2013), continu/discontinu, logique territoriale/logique de la société des savoirs, appartenir/s’appartenir, résoudre/
ne pas résoudre les contradictions, identité stable/images de soi multiples,
statisme/nomadisme, créer/générer, orphelin/bâtard, homogénéité/relationalité. Les textes qui suivent explorent ainsi des transformations dans
les relations et les rencontres culturelles des Amériques, ici dans celles du
Canada et du Brésil sur lesquelles s’embranchent des séries textuelles, des
métaphores, des arguments, de nouveaux récits, des vocations artistiques,
2.
les discours littéraires, médiatiques et politiques dans les Amériques sans passer
nécessairement par une comparaison avec l’Europe.
Il faut noter qu’en anglais la frontier est un espace ouvert, sans fin et que sa
signification est l’opposé de la frontière en français. Cette acception se retrouve
aussi dans certains pays d’Amérique latine : « Históricamente, la tenancia de la
tierra era más amplia en Costa Rica y hasta hace poco una frontera agricola
daba la posibilidad de colonizar nuevas tierras. » Bridget Hayden, Salvadoreños
en Costa Rica : Vidas desplazadas, San José, Universidad de Costa Rica, 2005, p.
130. Nous traduisons : Historiquement, la propriété de la terre était plus large
au Costa Rica et jusquà récemment une frontier agricole donnait la possibilité de
coloniser de nouvelles terres.
Présentation
3
des visées politiques, sociales ou économiques. Ces transformations
ouvrent sur les dynamiques de la « glocalisation » et sur des réflexions
envisageant les connexions entre l’inter, le multi et le transculturel dans
le but de gérer les nouvelles rencontres mondialisées façonnées dans
l’indétermination, le nouveau Nouveau Monde et la transition permanente.
C’est bien sûr quand certains principes propres sont connus et
perçus comme des valeurs importantes, telles la croyance dans la pensée
rationnelle, l’égalité des hommes et des femmes et l’affirmation, et qu’il
existe des droits personnels qu’aucune société, aucun État ni aucune
religion n’a le droit de contester et encore moins de supprimer, que
peuvent se développer de véritables rencontres multiculturelles, interculturelles ou transculturelles. À ce sujet, il est bon de rappeler quelques
éléments de base liés à des recherches, à des politiques et à des conceptualisations déjà bien établies, celles par exemple concernant le
multiculturalisme tel qu’il est analysé par Will Kymlicka (2007). Il
souligne qu’il faut protéger le groupe minoritaire des fonctionnements
homogénéisants du groupe majoritaire, mais qu’il faut simultanément
protéger l’individu par rapport au groupe protégé, ce que refuse par
exemple un théoricien musulman du multiculturalisme comme Modood
(2007) (Imbert : 2014a). Si un individu veut avoir accès à d’autres fonctionnements, il faut lui permettre de sortir du groupe. En effet, le
pluralisme doit tenir compte de la promesse de base des Amériques qui
est celle de s’appartenir individuellement. Tout en tenant compte de
rapports de pouvoirs non dualistes, Kymlicka a cependant tendance à
présenter les individus comme ayant une identité définie et stable liée à
un groupe particulier lui-même défini par des références à des contenus
issus d’un passé perçu comme relativement homogène, ce qui est différent
du transculturalisme qui saisit que depuis toujours les individus et les
cultures sont en contact, donc sont toujours métissés. De plus, dans la
société des savoirs, gérer les rencontres est lié à la capitalisation de savoirs
techniques, technologiques et intellectuels, de diplômes et de certificats,
c’est-à-dire à des cultures qui évoluent en fonction d’un avenir à inventer
dans le présent. En ce sens, dans une optique contemporaine, la culture
est de plus en plus tournée vers l’avenir, l’innovation (création + commercialisation), la production de nouveau dans la compétitivité. La
dynamique transculturelle est inscrite dans cette société des savoirs et
insiste plus que le multiculturalisme (ou l’interculturalisme québécois
de Gérard Bouchard) sur la gestion du changement perçu comme perma-
4
Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada
nent. Par contre, multiculturalisme et interculturalisme sont souvent liés
à la permanence d’un ordre établi à défendre, une optique qui fut critiquée par Neil Bissoondath dans Le marché aux illusions.
Le transculturel vise la recomposition du monde dans la reconnaissance des exclusions commises par la domination des mythes des origines
comme du mythe du progrès. Ces mythes, d’après René Girard, se définissent comme suit : « […] myth is a text that has been falsified by the
belief of the executioners in the guiltiness of their victims […] » (1987,
p. 148). Ces mythes définissant la légitimité et l’homogénéité des groupes
qui tombent d’accord sur celui qu’il faut exclure sont déplacés en récits
historiques légitimateurs par les États-nations diffusant aux scolarisés un
récit homogène hégémonique. Ainsi, le transculturel tient certes compte
de la présence des récits de légitimation hégémoniques, mais en les
couplant à la mémoire de l’exclusion présente chez tout individu. Cette
mémoire, comme le souligne Girard, c’est, face à la durée longue des
grands récits mythiques ou historiques dont parle Gérard Bouchard
(1999), l’effet de l’instant qui contient tout, celui où, par exemple, Jésus
se fait fermer la bouche. La transculturalité pose donc, comme base de
la culture, la relation comme effet de l’autre sur soi et de soi sur l’autre,
soit dans la violence négative, soit dans celle de la séduction comme coup
de foudre ainsi qu’on le voit dans Alléluia pour une femme-jardin de René
Depestre, comme cheminement amoureux dans Le singe grammairien
d’Octavio Paz ou comme relation d’apprentissage à l’instar de la relation
Piscine Patel/le tigre dans Life of Pi de Yann Martel. Ainsi, la transculturalité est très différente d’une conception de la culture ethnicisée,
communautarisée, territorialisée et aseptisée de tout rapport fort à l’autre.
Le transculturel mène donc à une relecture et à une recontextualisation des perspectives. D’abord celle de la croyance qu’il y aurait une
origine. Croire en une origine, c’est croire en l’unité primordiale d’un
monde consensuel édénique qu’il faudrait retrouver et qui définit le
groupe dans ses particularités tandis que les autres sont différents et
considérés dans l’erreur. Le transculturel pousse à enclencher des relations
personnelles comme institutionnelles pratiques menant à ce que des gens
différents aient une influence efficace et positive les uns sur les autres. Le
transculturel se manifeste comme une promesse. Il n’est donc pas lié à
un constat d’un état de fait, celui que critique René Girard, c’est-à-dire
le « constat » que la victime est coupable de ce qu’on l’accuse, en raison
d’une culture mythique établie telle qu’elle est liée à un groupe, à une
Présentation
5
religion ou à un État-nation projetant une stéréotypie identitaire sur des
peuples. Le transculturel implique une promesse de mieux vivre, un acte
de langage performant qui mène à créer des relations moins conflictuelles,
plus attentives, plus à l’écoute. Parler de transculturel, c’est négocier un
rapport dialogique avec un acte qui affirme que, même si je passe par des
codes particuliers à un groupe pour m’exprimer, ainsi que l’affirme
Kymlicka au sujet du multiculturalisme, je suis aussi en train d’accomplir
une promesse, celle d’appartenir à distance à des mythes et des grands
récits de légitimation et celle de reconnaître que les autres aussi s’appartiennent dans tout leur être. J’ai droit à mon indépendance et à ma place
au soleil car je m’appartiens est la base du transculturel qui dynamise les
interactions groupe/individu, en fonction d’une vitalité expansive où
tous méritent d’avoir accès aux biens de cette planète. Cet acte de langage,
cette déclaration affirmant que je m’appartiens, crée une situation bien
réelle et nouvelle où les parties concernées sont modifiées par cet acte
linguistique qui échappe à la victimisation par l’histoire ainsi qu’à la
mémoire de l’acte violent pour ouvrir sur la possibilité d’inventer un
nouveau récit des Amériques comme pour Piscine dans Life of Pi ou
Édouard Glissant dans Pour une poétique du divers où la créolité comme
réalisation du transculturel est égale à l’hybridité plus l’imprévisibilité.
C’est en fonction de ces perspectives que les auteurs de cet ouvrage
ont exploré les rencontres Canada-Brésil. Ainsi, Adina Balint-Babos
cherche à voir comment une nouvelle identité peut venir à la rencontre
de l’autre sans qu’il y ait répétition complète des dualismes : de souche/
venu d’ailleurs, local/étranger, riche/pauvre, intérieur/extérieur, inclusion/
exclusion. Elle analyse les productions de Sergio Kokis et de P. K. Page,
tous deux écrivains et peintres, l’un immigrant brésilien au Canada,
l’autre femme de diplomate canadien au Brésil. Elle constate les particularités des artistes et des écrivains de la migration et du voyage, notamment
des surprises négatives mais qui sont surmontées par le passage à d’autres
codes sémiotiques. Ainsi, P. K. Page au Brésil ne trouve plus les mots
pour dire et se dire face à l’influence de la langue portugaise. Elle passe
au pictural oscillant entre le figuratif et le surréalisme pour inventer ce
qui se transforme en elle dans cet effet de l’autre. Une dynamique de
recréation emporte aussi Kokis dans l’effet de Montréal sur ses instabilités
identitaires. Tous deux, comme le souligne Adina Balint-Babos, « opèrent
le passage de l’identité assignée à celle de la traversée » des limites entre
le biographique et le fictionnel, la fiction et la métafiction, le texte et
l’image.
6
Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada
Cette traversée, Simon Harel nous la propose à partir d’une réflexion
sur l’arrière-pays, car les littératures québécoise et brésilienne lui semblent
manifester des préoccupations communes. Celles-ci sont explorées par
l’entremise de deux auteurs qui prennent en charge l’arrière-pays : Milton
Hatoum et Pierre Yergeau. Simon Harel montre alors que l’arrière-pays,
au lieu d’être l’espace de la barbarie comme pour Sarmiento (face à la
ville civilisée) ou celui d’un village homogène protégé du pouvoir maléfique des villes remplies d’étrangers comme dans le roman de la terre au
Québec, est un lieu de rencontres interculturelles. C’est le cas de l’Abitibi
où les immigrants sont venus travailler dans les mines. Même chose pour
l’Amazonie et Manaus où le métissage est la norme, ce qui mène à la
dispersion de tout point de repère dans l’espace.
Cette dispersion dans un espace, Fernando Andacht l’explore à
partir de Bateson et de Peirce en cherchant à savoir « comment les idées
interagissent, comment les signes fonctionnent comme des éléments
régulateurs de cette écologie où l’autre circule ». Pour cela, Fernando
Andacht retient un film brésilien et un film canadien, tous deux explorant
le monde des petits métiers où des hommes et des femmes se consacrent
à réguler les espaces sales pour en tirer profit par la propreté : Lixo
Extraordinário (2010, Brésil) et Ballades de minuit (2007, Canada). Le
film brésilien montre le labeur éreintant de ceux qui travaillent au milieu
des montagnes de déchets, dans la municipalité de Duque de Caxias,
dans l’État de Rio de Janeiro. Le film canadien explore l’environnement
des immigrés de l’Amérique latine qui nettoient les immeubles du centreville de Montréal, pendant la nuit, et qui sont invisibles au reste du
Québec. Fernando Andacht en conclut que les exclus de la société brésilienne peuvent entrer dans un dialogue enrichissant avec l’autre, et dans
le film par la médiation de l’artiste avec le spectateur. Les immigrés dans
la société canadienne sont condamnés à rester dans la solitude une fois
que la caméra quitte leurs visages visibles et leurs voix audibles. Ainsi,
l’autre est loin d’être toujours un interprétant au sens peircien, c’est-à-dire
un signe qui rencontre le signe produit avant pour en tirer la signification,
c’est-à-dire, chez Peirce, ses conséquences pour la suite.
C’est alors que Jean-François Côté pose le problème de la rencontre,
tiraillé entre inter, multi et transculturalisme, en analysant les positions
respectives de Gérard Bouchard et de Darcy Ribeiro au sujet du développement passé et présent des Amériques. Où en est donc le dialogue
hémisphérique ? Il reprend Ortiz et son idée de transculturation. En tant
Présentation
7
que processus sociohistorique, elle produit des formes culturelles qui
n’appartenaient ni à l’une ni à l’autre des cultures mises en cause dans
les échanges. Mais, pour Ortiz (1947), la transculturation agit dans un
espace en gestation où aucune culture n’est véritablement établie même
si, en fait, la culture blanche sert de point de référence pour exclure ce
qui n’est pas civilisé, c’est-à-dire les cultures des Afro-descendants. C’est
ce que souligne Mark Millington en commentant Ortiz et le mexicain
Rama (1982) : « Where Ortiz was concerned with the effects of multiple
cultures all being introduced into Cuba more or less simultaneously
without an established local culture, Rama is concerned with defined
national situations in which there are well-established internal structures
and divisions which come into contact with external practices – in other
words, a clearly delineated internal/external polarity » (2005, p. 209).
Comme le souligne Jean-François Côté, nous sommes désormais dans
un monde plein où les cultures établies se rencontrent toutefois à une
vitesse de plus en plus grande tandis que ces rencontres concernent de
plus en plus de gens, éduqués ou non, qui sentent la nécessité, en tout
cas dans les démocraties, de produire quelque chose d’efficace et de positif
à partir de ces rencontres. C’est pour cela qu’on tend à choisir des perspectives gérables à l’intérieur de nations établies, comme pour Gérard
Bouchard qui privilégie le discours des élites en fonction duquel les
formations nationales se sont édifiées dans l’invention de « mémoires
longues » aussi bien que du point de vue d’inventer des projets de société
générant le bien-être dans le compétitif. On retient alors que les enjeux
qui se mettent en place pour le transculturel doivent composer nécessairement avec les obstacles que sont nos limites présentes pour en
appréhender la forme et le contenu ; ce n’est en effet que dans un contexte
transnational que les conditions transculturelles peuvent s’éclaircir, une
idée que partage non seulement Fernando Andacht de concert avec Will
Kymlicka, mais la majorité des auteurs des textes publiés ici.
C’est le cas de Patrick Imbert qui explore les modalités des rencontres pour les minoritaires et les exclus déterminées par des paradigmes
dualistes comme intérieur/extérieur ou barbarie/civilisation, mais qui,
dans le contexte de la mondialisation, parviennent parfois à reconfigurer
les codes et les mythes qui les déterminent. Ainsi s’explorent les catégories de la coïncidence comme du hasard, la capacité à inventer de
nouveaux récits et des techniques fictionnelles et argumentatives qui
déplacent les cohérences établies, celle des qualités définitives des personnages par exemple, pour jouer de la réincarnation ou le soi est en l’autre
8
Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada
et l’autre en soi, pour reprendre le célèbre titre d’Emmanuel Lévinas
(1961). Ainsi, on saisit bien que les relations interaméricaines dans le
contexte de la gestion des relations Canada-Brésil mènent à des surprises
qui transforment les cultures et les créolisent constamment.
Zilá Bernd, qui a conçu la revue Interfaces Brasil-Canadá qui diffuse,
depuis 2001, les projets comparatistes Brésil-Canada des chercheurs des
Amériques, a travaillé sur l’analyse d’environ 200 articles publiés dans
cette revue dans les quatre langues prédominantes des Amériques, en
cherchant à vérifier sur quelles bases ce comparatisme a été pratiqué. Elle
conclut que les articles ont présenté, depuis le commencement, une
vocation transculturelle et que la polarisation Brésil-Canada ne caractérise pas une opposition binaire, mais un détour dans les travaux du
domaine des sciences humaines au Brésil qui avaient tendance à prendre
les paradigmes européens comme base de l’exercice comparatif. En
conclusion, elle affirme que la revue exerce un rôle qui dépasse largement
celui de la diffusion des études canadiennes. Elle assume la fonction de
producteur de savoir et se constitue en lieu privilégié d’interlocution inter
et trans-américain établissant les relations entre les Américains du Nord
et du Sud.
Le texte de Rita Olivieri-Godet dessine la topologie de l’imaginaire
des Amériques en dévoilant les espaces amérindiens tels qu’ils sont décrits
dans des romans brésiliens et québécois. Il porte sur l’analyse de l’Habitante irreal (2011) du Brésilien Paulo Scott, et Uashat (2009) de l’écrivain
québécois Gérard Bouchard, qui problématisent la question du passage
des indigènes des grands espaces des « confins » aux espaces confinés des
réserves ou de la périphérie des grandes villes. Les deux auteurs privilégient
la description des espaces réduits proches des villes ou des villages et
ciblent la problématique de la cohabitation des autochtones avec les
non-autochtones. Les deux romans dénoncent donc le processus d’exclusion et intègrent des discours qui soutiennent une nouvelle politique
de la spatialité. Rita Olivieri-Godet conclut sur l’importance de ces deux
romans qui contribuent de façon indéniable à transformer les relations
entre les sociétés amérindienne et occidentale en se détachant d’une
tendance de l’imaginaire occidental à insister sur le « syndrome de l’extinction ».
La thématique de la diversité créative et les prétentions internationales du Brésil, du Canada et du Québec dans la Convention de l’Unesco
sont développées par Lucas Graeff et Oscar Berg du Centre universitaire

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