Le Jammisme - le frisson esthetique

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Le Jammisme - le frisson esthetique
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Le Jammisme
Manifeste pour une simple
Mais loin du rêve vain, encore qu’enchanté,
J’ai puisé mon génie dans la réalité1.
Fin janvier 1897, Francis Jammes envoie à la direction du Mercure de France un
manifeste au ton dogmatique dans lequel il expose sa conception de la poésie et
dénonce ceux qui se baptisent chefs d’écoles. Pour Jammes, « il n’y a qu’un système :
la Vérité qui est la louange de Dieu » mais le poète ne doit pas se méprendre sur le
contenu de cette « Vérité » : c’est toute la réalité telle qu’elle nous apparaît. Rejetant
l’ancienne distinction des objets poétiques et du prosaïsme, Jammes s’autorise à faire
entrer dans sa poésie n’importe quel objet, aussi prosaïque soit-il, tel qu’un « râteau
ou une paire de bas » au même titre que des objets plus nobles comme « le thyrse ».
D’ailleurs, dès l’année suivante, le poète offre au public une fidèle illustration de ces
préceptes dans un recueil de poésies « écrit avec les mots » que sa mère et son père
lui ont transmis : De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir.
Ce recueil se caractérise par une parole poétique qui se veut simple, naturelle
et presque familière. D’une poésie à l’autre, le poète nous plonge dans la vie
quotidienne : on y croise des gens de condition modeste, des humbles qui s’adonnent
à des tâches communes et coutumières d’une grande pauvreté. « Ses vers ne
chantent pas, ils causent2 » des circonstances de la vie quotidienne dans ce qu’elles
ont de plus quelconque et de plus prosaïque. La lecture de cette « poésie de roses
blanches » suscite des prises de position passionnées parmi la critique. Maurice Le
Blond voit en Jammes un « garçon un peu niais, un peu malade, et qui [fait] des vers
maladroits, tout à fait bébêtes et sentimentaux » et déplore l’évolution des goûts en
littérature qui conduit du « snobisme de l’obscurité » au « snobisme de la niaiserie. »
Quant à Georges Pioch, il déclare : « aux poèmes trop ouvrés ont succédé les poèmes
dépourvus de tout art. On ne cisèle plus, mais on n’écrit pas davantage. Une mode
après une mode. Après la tour d’ivoire, la tour de crottin. »
Heureusement, avec d’autres, Georges Rodenbach prend la défense de « ce fiévreux
et étrange Francis Jammes qui écrit de petites choses si troublantes, là-bas, seul, dans
une petite ville des Pyrénées ». Henri Ghéon fait l’éloge de cette « poésie d’humilité »
et Charles Guérin s’exclame dans un vibrant hommage : « vous venez à nous avec
la simplicité et la sincérité d’un vieil enfant, vous regardez la vie quotidienne avec
des yeux profonds, et vous avez montré l’infini qu’il y a dans les petits. » En fait,
de nombreux poètes ne tarissent pas d’éloges car, après la formule symboliste « le
Rêve et l’Idée », l’expression de cette « sensibilité nouvelle » marque le retour vers
1. Les Géorgiques chrétiennes, « Chant quatrième », in Francis Jammes, œuvre poétique complète, tome 1, Biarritz, J. & D. Éditions, 1995. Tous les poèmes cités renvoient à la même édition.
2. Victor Kinon, Le Spectateur catholique, n° 18, juin 1898.
3. Dans la conférence, initialement intitulée « Les Poètes contre la littérature », qu’il prononce le 17 mars 1900 à Bruxelles, Francis Jammes déclare après avoir cité quelques fragments de la Clarté de vie de Francis Vielé-Griffin, des Chansons d’aube d’Henri Ghéon, de L’An de Thomas Braun, de La Chambre blanche d’Henri Bataille, de La Maison rustique des dames de Madame Millet-Robinet et de l’Odyssée : « Tout ce que nous pouvons observer dans ces citations, c’est la simple beauté sans rhétorique. Ces pages sont d’autant plus belles qu’elles se rapprochent de l’ordinaire de la vie, d’autant plus belles, dirai-je, qu’on les sent moins écrites ».
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beauté sans rhétorique
la simplicité et les réalités les plus concrètes. Comment Jammes a-t-il défendu et
illustré sa propre conception d’une « simple beauté sans rhétorique3 » ?
¶
Vivant à la campagne, Francis Jammes a été sensible à l’écoulement d’un temps
uniforme, scandé par les angélus, par les saisons et les activités des villageois et des
paysans. Dans ses poésies, il se plaît à dessiner les silhouettes des plus humbles ou à
saisir, par une série de touches impressionnistes, les gestes les plus concrets voire les
plus prosaïques :
Il s’occupe des travaux de la terre et taille
les haies, ramasse les blés et les figues qui bâillent.
Il a un pavillon dans sa vigne, et il goûte
le vin en bois aigre qu’il examine au jour.
Un lièvre lui mange les choux de son jardin
où quelques rosiers sont lourds de pluie, le matin.
Parfois on lui apporte un acte notarié,
un paysan, pour savoir comment être payé.
Il nettoie son fusil et couche avec sa bonne.
L’existence lui est douce, calme et bonne. (« Il s’occupe »)
Tantôt, il procède à une description plus ample des réalités de la vie rustique. Il
s’introduit dans les foyers des paysans les plus modestes, pénètre la vie des villages,
des hameaux, des fermes et décrit « avec une sorte de monotonie ou d’application
délibérée4 » les travaux des hommes et des champs :
Ce sont les travaux de l’homme qui sont grands :
celui qui met le lait dans les vases de bois,
celui qui cueille les épis de blé piquants et droits,
celui qui garde les vaches près des aulnes frais,
celui qui tord, près des ruisseaux vifs, les osiers,
celui qui raccommode les vieux souliers. (« Ce sont les travaux »)
S’inspirant de La Maison rustique des dames5 de Madame Millet-Robinet,
il énumère avec précision la liste des travaux rustiques à faire selon la saison. La
première strophe du « Calendrier utile » permet d’apprécier la beauté sans pareille
de cette « poésie potagère6 » :
4. Jacques Borel, Préface à De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, Paris, Gallimard, 1971.
5. Il s’agit d’un ouvrage d’utilité pratique sur la cuisine et sur la ferme.
6. C’est Charles Muller qui, par dérision du Jammisme, employa ce terme dans Les Lettres du 15 février 1907,
sans se douter que l’expression ferait fortune et serait employée en hommage au « Cygne d’Orthez ».
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Au mois de Mars (le Bélier) on sème
le trèfle, les carottes, les choux et la luzerne.
On cesse de herser, et l’on met de l’engrais
au pied des arbres et l’on prépare les carrés.
On finit de tailler la vigne où l’on met en place,
après l’avoir aérée, les échalas.
Dans un ouvrage consacré au Béarn, Charles de Bordeu, ami du poète, a souligné
cette exactitude du regard qu’il attribue à « l’œil perçant et sûr » de Jammes : « Il
sait les travaux des champs, le pas du bœuf, comment la brebis boîte et traîne, le
vol des oiseaux dans leur saison. J’ai vérifié tant de fois sa presque invraisemblable
exactitude, que j’accepte de confiance chacune de ses comparaisons ou images, pour
tant qu’elle surprenne… »
Ailleurs, le poète transcrit les gestes les plus simples de la vie domestique ou nous
introduit dans de humbles intérieurs. Ici, on pénètre dans cette cuisine :
Le chat est auprès du feu ; le pot bout.
Cette cuisine est très noire
et deux saucisses rouges sont au bout
d’une vieille canne noire. (« Le chat est auprès du feu »)
Et là, on entre dans cette « Salle à manger » où
Il y a aussi un vieux buffet
qui sent la cire, la confiture,
la viande, le pain et les poires mûres.
Souvent, à la manière des poètes chinois7, Jammes énumère ce qu’il voit, ce
qu’il entend, n’ayant jamais recours à de longues et minutieuses descriptions. De
nombreux poèmes sont fondés seulement sur des objets, rien n’y soutient l’action
que l’évocation des choses rencontrées. C’est cette atmosphère de familiarité
charmante et d’intimisme familial évoquée au rythme des heures et des saisons dans
le parfum de la vieille province qui fera dire à François Mauriac : « dans les livres
de Jammes, je me suis retrouvé, reconnu, comme dans une vieille maison, comme
dans un domaine où j’aurais vécu enfant. Dès qu’il écrit le mot ‘cuisine’ ou ‘salon’, je
reconnais ce salon ou cette cuisine, j’en respire l’odeur. La poésie de Jammes, c’est
mon enfance retrouvée. »
En outre, la volonté de rapporter dans leur réalité la plus immédiate les choses
vues et entendues conduit Jammes à accueillir des locutions auxquelles jusqu’alors
on n’osait pas ouvrir les portes de la poésie, soit qu’elles parussent trop techniques,
trop prosaïques ou simplement inesthétiques. Dans le sillage d’un Hugo, Jammes se
propose de « remuer l’Art poétique jusqu’au fond » afin de promouvoir à la dignité
poétique les réalités les plus humbles de la vie quotidienne. Le « râteau ou la paire de
bas » évoqués dans le troisième paragraphe du manifeste affirment ainsi le parti pris
d’un véritable lyrisme prosaïque en réponse aux sarcasmes de Willy qui avait tourné
en dérision certains vers d’Un Jour :
Tu avais mis tes bas à sécher sur la haie…
La vache en passant tout à l’heure les a mangés.
7. Francis Jammes raconte qu’André Gide et Marcel Schwob lui avaient donné une anthologie des poètes chinois :
Poésies de l’époque des Thang traduites par le marquis d’Hervey de Saint-Denis, Paris, Amyot, 1862.
L’un comme l’autre, se souvient-il, « m’avaient amicalement fait tenir et connaître ces poètes parce qu’ils leur trouvaient, avec raison, quelque analogie ou parenté avec moi. », in Mémoires, Paris, Mercure de France, 1971.
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Ainsi, malgré les critiques qui allèrent jusqu’à reprocher à François Coppée d’avoir
osé vanter un auteur qui faisait « tout bonnement l’effet d’un vulgaire fumiste »,
Jammes s’applique à « copier » dans un souci de fidélité au réel jusqu’aux détails les
plus prosaïques. Dans « Septembre », il nomme l’âne « aux longues oreilles », le coq
qui « monte à califourchon/sur la poule pour qu’elle fasse des œufs », la chèvre qui
« broute, près des fossés poudreux/ Les vignes sauvages », le cochon qu’on voit « sur
le fumier des fermes/renifler quelque pelure de pomme de terre » et le bœuf dont :
On voit sa bonne tête et son goitre bougeant
quitter l’étable ombreuse et, des crottes aux cuisses,
il s’achemine vers l’horizon d’un bleu d’argent,
précédé du troupeau naïf des roses génisses.
Dans toute son œuvre, il s’efforce d’être fidèle à ce qu’il voit et ressent et de ne
pas l’enjoliver ni le déformer. Comme l’écrit Robert Mallet, il s’agit d’un style direct
qui ne prétend pas être du « style » mais de « la réalité traduite en mots ». Le poète
s’attache à nommer les choses et les êtres et à ne pas raffiner sur les sensations. Ainsi,
les sentiments évoqués ne quittent guère les limites du monde familier et prosaïque
comme le montre la pauvreté des images utilisées dans ces deux comparaisons :
Mon cœur a débordé comme ces pots de terre ,
où l’on cuit, au feu noir, la cuisine des pauvres.
je pense à ton amour qui veille sur mon âme
comme un souffle de pauvre à quelque pauvre flamme.
Le 17 mars 1900, Jammes se rend à Bruxelles où il prononce une conférence à La
Libre Esthétique en faveur de la « simplicité en poésie ». Il invite les poètes à ne mettre
dans leurs paroles « ni pierres précieuses ni or » et fait l’éloge d’une poésie simple et
involontaire dans laquelle on peut assister au « spectacle simplement familier d’un
homme qui arrose son jardin au crépuscule, d’une colombe qui chante, d’une rose
qui s’effeuille, d’un petit berger qui joue de la flûte8. » Sa conférence prend ainsi les
traits d’un nouveau manifeste défendant et illustrant les préceptes énoncés trois ans
auparavant : « Et les poèmes les plus beaux ne m’émeuvent pas davantage que la voix
de cet oiseau, les gestes de cette femme, le parfum de cette fleur, la douleur de cette
bête. »
Jammes avait effectivement montré, dans Un Jour, La Naissance du Poète et De
l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, son désir de privilégier l’émotion suscitée par
les « lieux communs de tous les jours » ou par la « gravité des petites choses stupides
de la vie9 ». Sa poésie engage le lecteur à se laisser émouvoir par la révélation que
constituent toutes les réalités de la vie quotidienne. Par exemple, le poète dit son
émotion devant le spectacle d’un cochon que l’on saigne :
mais personne au monde ne m’empêchera
de frissonner, lorsqu’on le saigne, et qu’on entend
sortir un cri aigu et long, de temps en temps,
de son pauvre gros cou saigné par une brute,
et qu’il ferme les yeux et tord son groin
sanglant pour demander pitié à l’homme
qui a seul une âme et de la pitié – en somme. (« Septembre »)
8. « De la simplicité en littérature », Solitude Peuplée, Fribourg, Egloff, 1944.
9. Selon Colette, « ce poète saugrenu comprend la campagne, les bêtes, les jardins démodés et la gravité des petites choses
stupides de la vie », in Claudine à Paris, Paris, Albin Michel, 1987.
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ou devant celui d’un petit veau que l’on mène à l’abattoir :
O mon Dieu ! Faites que le petit veau
ne souffre pas trop en sentant entrer le couteau… (« C’était affreux »)
L’expression de cette « sensibilité excessivement affinée » se manifeste à travers un
sentiment de la nature aigu, l’amour des êtres simples, des fleurs et la compassion
pour les humbles et pour les animaux. Tout l’art de Jammes semble consister à « ne
pas mettre de différence entre sa sensibilité humaine et sa sensibilité littéraire, peutêtre même [à] supprimer celle-ci10. » Alors que Maurice Le Blond ira jusqu’à nier la
valeur esthétique de cette sensibilité, Saint-Georges de Bouhélier finira par avouer
son émotion devant les « stances délicieuses » de La Naissance du Poète : « Ce poète
est le plus naïf, le plus divinement doux qui ait chanté. J’en connais peu qui soient
capables de s’intéresser comme lui, avec un tel attendrissement, aux petites bêtes
du bon Dieu, aux plantes vivaces et douloureuses qui croissent dans l’ombrage des
charmilles, aux oiseaux que nourrit l’azur. »
Quant à Jacques Rivières, il aidera son ami Alain-Fournier à se débarrasser de
l’influence jammiste en attirant son attention sur l’ambiguïté d’une poésie qui finit
par confondre « la beauté des choses avec les bons sentiments11 » : « J’ai peur que
dans Francis Jammes – où d’ailleurs l’art merveilleux emporte tout – tu ne voies un
peu trop de ces scènes ‘touchantes’, faites pour émouvoir les bons cœurs12 ». Poésie du sensible donc mais aussi poésie sensible dans laquelle le poète ne cesse
de dire « l’émouvante observation de la vie quotidienne13 ». Partout, s’impose la
présence du poète qui voit, sent et dit son émotion devant les spectacles les plus
simples. La conception de la simplicité chez Jammes alterne ainsi entre le désir de
rendre lyrique un prosaïsme voulu et l’expression spontanée d’une « naïveté qui se
connaît et qui connaît sa beauté14 » :
Je me suis assis au pied d’un chêne noir
et j’ai laissé tomber ma pensée. Une grive
se posait haut. C’était tout. Et la vie,
dans ce silence, était magnifique, tendre et grave.
(« La paix est dans le bois »)
Cette primauté de l’émotion à traduire dans la poésie apparaît donc comme un
trait fondamental de la création poétique. La réalité est présentée à travers l’unique
filtre de cette sensibilité dont Dieu est inséparable. En effet, « la vie rustique et
provinciale dont Francis Jammes s’est fait le chantre ne peut être dissociée du
christianisme15 » :
Et, alors, j’ai pensé,
les larmes aux yeux, par ces beaux soirs de Septembre,
que le Bon Dieu est au Ciel. (« Septembre »)
Dès lors, en cherchant à révéler la « beauté que Dieu donne à la vie ordinaire16 »,
Jammes réussit à traduire les réalités les plus concrètes de la vie en un langage qui
10. A. R., « Francis Jammes », L’Art Moderne, 9 mars 1900.
11. Michel Décaudin, Préface à Francis Jammes, œuvre poétique complète, tome 1.
12. Lettre à Henri Fournier, 18 août 1905, Correspondance Jacques Rivière-Alain-Fournier, 1905-1914, tome I, Paris,
Gallimard, 1926.
13. Thomas Braun, Durendal, n° 8, août 1898.
14. Remy de Gourmont, « Francis Jammes », Le IIe Livre des Masques, Paris, Mercure de France, 1898.
15. Robert Mallet, Francis Jammes, Le Jammisme, Paris, Mercure de France.
16. Les Géorgiques chrétiennes, « Chant premier ».
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suggère plus qu’il ne dit. Sa poésie ne se veut pas simple miroir du réel mais elle se
fait aussi l’écho tremblant et incertain des émotions que les réalités les plus humbles
produisent en lui. C’est pourquoi, le Jammisme s’apparente moins à un effort de
reproduction du réel qu’à une démarche impressionniste qui ne craint plus les
risques de la banalité ou de la naïveté :
O poésie de l’après-vêpres des villages !
Les artisans y vont d’un pas prudent et sage.
O pâle route ! O sainte table du travail
où tombe tout le bleu du céleste vitrail ! (« Clairières dans le ciel »)
Finalement, l’évocation des circonstances les plus ordinaires de la vie quotidienne
devient le moyen de se raccrocher à la vie face au temps qui passe et à la mort
prochaine. En cela, Francis Jammes témoigne d’un accord profond de l’individu avec
sa destinée humaine qui est la petite vie quotidienne. « En réaction logique contre
l’haleine viciée des chapelles basses17 », Jammes, perdu dans le fond des Pyrénées,
dessine l’image d’un lieu humble et retiré où l’art ne serait pas séparé de la vie :
Ami, je t’invite, dans mon modeste asile,
si tu es fatigué des choses de la ville,
à venir simplement goûter le mois de Mars.
Nous ne distinguerons pas la vie d’avec l’art. (« Le Calendrier utile »)
¶
Ainsi, en lançant ce manifeste « cocasse et spirituel18 », Jammes espérait affirmer
son indépendance en fondant une école qui n’appartiendrait qu’à lui-même : le
Jammisme19. Ce texte représente donc la protestation privée d’un poète soucieux de
se « manifester comme étant lui-même, absolument indépendant de toute influence,
prêt à dire des paroles toutes neuves20. » D’autre part, en envoyant ce manifeste au
directeur du Mercure de France, le « Cygne d’Orthez » cherchait à faire du bruit
autour de son nom. Cette stratégie porta ses fruits puisque la publication de son
premier recueil provoqua dans le monde de la poésie une véritable commotion. Selon
Jean-Pierre Inda, on discerna dans le Jammisme « l’aspiration à la fraîcheur après les
errances du symbolisme dans le passé et la légende ; l’aspiration à la spontanéité
après les orfèvreries laborieuses du Parnasse ». Pourtant, l’histoire littéraire se
désintéressera par la suite de l’œuvre de ce « Coppée amorphe ». Faisant fi de cette
critique, Jammes écrira à propos des liens qui l’unissent à l’auteur des Humbles21 :
« Quant à moi, je me réclame de son école qui ne pense pas que les manifestations les
plus pauvres de la vie soient les moins élevées et les moins dignes d’être chantées. »
Quoi qu’il en soit, comparé aux faiblesses d’un Coppée, Jammes a le mérite d’avoir
« réalisé le rêve d’une poésie sans rhétorique, d’une simplicité vraie et prenante22 ».
Francesco Viriat.
17. Albert Samain, Carnets intimes, Paris, Mercure de France, 1939.
18. Lettre de Francis Jammes à André Gide, 20 janvier 1897, in Correspondance Gide-Jammes, 1893-1938, Paris, Gallimard, 1948.
19. Dès 1896, les naturistes tentent sans grand succès d’inféoder quelques écrivains à leur mouvement : André Gide,
Paul Fort ou encore Francis Jammes. Toutefois, chacun proclame, à sa façon, son indépendance. Ainsi, le Manifeste
du Jammisme paru en mars 1897 dans le Mercure de France répond avec ironie au Manifeste du Naturisme
de Saint-Georges de Bouhélier paru en janvier 1897 dans Le Figaro.
20. André Beaunier, La Poésie nouvelle, Paris, Mercure de France, 1902.
21. On sait que Les Humbles (1872) de François Coppée constituent l’une des sources, et non la moindre de la poésie
de Jammes. On retrouve dans le Jammisme la même attirance pour les milieux modestes, pour les atmosphères populaires et pour les banalités du quotidien. En 1898, Jammes écrit à Albert Samain : « J’ai toujours admiré Les Humbles de Coppée,
depuis mon extrême jeunesse, et l’ai proclamé de tout temps, devant tous. » On sait aussi que Jammes pensa intituler son
recueil Les Simples. C’est Gide qui déconseilla ce titre à Jammes parce qu’il faisait trop songer aux Humbles de Coppée dont
il valait mieux s’écarter si l’on voulait séduire les milieux du Symbolisme.
22. Francis Carco, « Lettre à Francis Jammes », mai 1905.
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UN MANIFESTE LITTÉRAIRE
DE M. FRANCIS JAMMES
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LE JAMMISME
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I. – Je pense que la Vérité est la louange de Dieu ; que nous devons la célébrer dans nos poèmes
pour qu’ils soient purs ; qu’il n’y a qu’une école : celle où, comme les enfants qui imitent aussi exactement que
possible un beau modèle d’écriture, les poètes copient avec conscience un joli oiseau, une fleur ou une jeune
fille aux jambes charmantes et aux seins gracieux.
II. – Je crois que cela suffit. Que voulez-vous que je préjuge d’un écrivain qui se plaît à dépeindre une
tortue vivante incrustée de pierreries ? Je pense qu’en cela, il n’est point digne du nom de poète : parce que Dieu
n’a pas créé les tortues dans ce but, et parce que leurs demeures sont les étangs et le sable de la mer.
III. – Toutes choses sont bonnes à décrire lorsqu’elles sont naturelles ; mais les choses naturelles ne
sont pas seulement le pain, la viande, l’eau, le sel, la lampe, la clef, les arbres et les moutons, l’homme et la
femme, et la gaîté. Il y a aussi parmi elles, des cygnes, des lys, des blasons, des couronnes et la tristesse.
Que voulez-vous que je pense d’un homme qui, parce qu’il chante la vie, veut m’empêcher de célébrer
la mort, ou inversement ; ou qui, parce qu’il dépeint un thyrse ou un habit à pans d’hermine, veut m’obliger à
ne pas écrire sur un râteau ou une paire de bas ?
IV. – Je trouve tout naturel qu’un poète, couché avec une jolie petite femme dure, préfère, dans ce
moment, l’existence à la mort ; cependant, si un poète qui a tout perdu dans ce monde, qui est atteint d’une
cruelle maladie, et qui a la foi, compose des vers sincères où il demande au Créateur de le délivrer bientôt de la
vie, je le trouve raisonnable.
V. – Il y a eu bien des écoles depuis le monde (on m’a mené dans les écoles, j’en savais plus que les
docteurs – dit le Buddha) – mais n’ont-elles pas dénoté, toujours, chez le fondateur de l’une quelconque d’elles,
la vanité de voir se grouper autour de lui des inférieurs qui contribuent à sa gloire ? Dira-t-on que c’est pour
préconiser, d’une façon désintéressée, quelque système philosophique ? Ce serait enfantillage, car tel aime le riz
qui déteste le poisson et qu’il n’y a qu’un système : la Vérité qui est la louange de Dieu.
VI. – Un poète a donc tort de dire à ses frères : Vous ne vous promènerez que sous des tilleuls ; ayez
bien soin de fuir l’odeur des iris et de ne pas goûter aux fèves : parce qu’ils peuvent n’aimer point le parfum des
tilleuls, mais celui des iris et la saveur des fèves.
VII. – Et comme tout est vanité, et que cette parole est encore une vanité, mais qu’il est opportun, en ce
siècle, que chaque individu fonde une école littéraire, je demande à ceux qui voudraient se joindre à moi, pour
n’en point former, d’envoyer leur adhésion à Orthez, Basses-Pyrénées, rue Saint-Pierre.
Mercure de France, mars 1897.
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L’après-midi…
L’après-midi d’un dimanche je voudrais bien,
quand il fait chaud et qu’il y a de gros raisins,
dîner chez une vieille fille en une grande
maison de campagne chaude, fraîche, où l’on tend du linge,
du linge propre, à des cordes, des liens.
Dans la cour il y aurait des petits poussins,
qui iraient près du puits – et une jeune fille
dînerait avec nous deux seuls comme en famille.
Nous ferions un dîner lourd, et le vol-au-vent
serait sucré avec deux gros pigeons dedans.
Nous prendrions le café tous les trois, et ensuite
nous plierions notre serviette très vite,
pour aller voir dans le jardin plein de choux bleus.
La vieille nous laisserait au jardin tous deux.
Nous nous embrasserions longtemps, laissant nos bouches
rouges collées auprès des coquelicots rouges.
Puis les vêpres sonneraient doucement, – alors
elle et moi nous nous presserions encor plus fort.
De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir,
in Francis Jammes, œuvre poétique complète,
Biarritz, J.& D. Éditions, 1995, tome 1.
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