Appel à communications
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Appel à communications
Journée d’étude ---Une contre-culture oubliée ? Les “libertins érudits” au XIXe siècle Lyon, 2 décembre 2016 Organisation : Michèle Rosellini (ENS) et Stéphane Zékian (CNRS) Dans l’histoire de la mémoire littéraire française, le XIXe siècle joue un rôle matriciel aujourd’hui communément admis. Vouées à l’élaboration d’un héritage commun aussi fédérateur que possible, les institutions culturelles créées au cours du siècle ont délimité le périmètre de ce qui devenait alors le patrimoine national. Orientée par la recherche d’un consensus, cette opération patrimoniale se fondait sur la sélection de corpus jugés dignes de représenter la France. Elle a notamment débouché sur la production d’un héritage classique sur mesure, et ce, aux dépens d’autres versions possibles de la tradition littéraire. En effet, si c’est bien au XIXe siècle que le « siècle de Louis XIV » s’est imposé comme le centre de gravité de l’historiographie nationale, cette élection patrimoniale implique la mise en sourdine, sinon l’occultation, d’autres XVIIe siècles possibles1. C’est précisément sur une dimension du XVIIe siècle longtemps minorée que cette journée d’étude voudrait revenir. En prêtant attention aux avatars postrévolutionnaires de figures et de corpus catégorisés, depuis René Pintard, comme « libertins érudits »2, l’objectif sera de contribuer au comblement d’un angle mort de l’historiographie littéraire. La matière ne manque assurément pas. Dès le tournant des Lumières, Louis-Sébastien Mercier chantait les louanges du « siècle de Louis XIII » contre un « siècle de Louis XIV » à ses yeux trop compromis au plan idéologique pour ne pas devoir être démythifié. Un siècle plus tard, en 1912, André Suarès ne dira pas autre chose quand il comparera le siècle « de Louis XIV, qui est le grand, et l’autre de Louis XIII, qui est le plus grand »3. Entre Mercier et Suarès, cet autre XVIIe siècle n’avait pas été oublié, loin s’en faut. Dès 1833, dans un célèbre article, Pierre Leroux ne cachera pas sa fascination pour « ce premier XVIIe siècle bien supérieur au XVIIe siècle Louis XIV » : « c’était la guerre, c’était la ligue ou c’était la Fronde, la liberté, la licence, des passions bouillonnantes, des caractères fiers et entreprenants, et une transformation générale dans les mœurs et dans les croyances »4. En dépit de plusieurs éclairages utiles5, il reste beaucoup à faire pour mieux connaître, ne serait-ce qu’au plan critique ou éditorial, le statut, au XIXe siècle, de cet angle presque Alain Viala (dir.), « Quelques "dix-septième siècle" : fabrications, usages et réemplois », Cahiers du Centre de recherches historiques, n° 28-29, 2002. 2 René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle (1943), Genève-Paris, Slatkine reprints, 1983. 3 André Suarès, « Le Grand Siècle » (1912), Âmes et visages. De Joinville à Sade, éd. Michel Drouin, Paris, Gallimard, 1989, p. 79. 4 Pierre Leroux, « Loi de continuité qui unit le dix-huitième siècle au dix-septième », Revue encyclopédique, publiée par MM. H. Carnot et P. Leroux, mars 1833, t. 57, p. 465-538, ici p. 514-515. 5 Outre l’apport des études sur Théophile Gautier et ses Grotesques, signalons, parmi les travaux les plus récents, les anthologies commentées de Laurent Calvié (éd.), Cyrano de Bergerac dans tous ses états (Toulouse, Anacharsis, 2004) et Mélaine Folliard, Le Bruit du monde. Théophile de Viau au XIXe siècle (Paris, Classiques Garnier, 2010), ainsi que Sandrine Berregard, « L’exemple d’auteurs "préclassiques" redécouverts en France à la fin du XIXe siècle : enjeux esthétiques 1 1 mort du XVIIe siècle. Telles qu’elles sont (ou non) actualisées au XIXe siècle, les productions et trajectoires de figures comme François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Pierre Gassendi ou Saint-Évremond demeurent encore peu étudiées. Cette contre-culture du XVIIe siècle a pâti du privilège exorbitant conféré au « siècle de Louis XIV » à la fois comme résumé suffisant de tout le XVIIe siècle et comme identifiant national. Pareille observation vaut surtout pour l’Université, où cet autre XVIIe siècle ne refait surface que tardivement, avec les travaux de Jacques-François Denis, René Grousset ou Pierre Brun6. Il y a toutefois loin de la redécouverte à la réhabilitation. Christian Jouhaud a utilement attiré l’attention sur les faux-semblants d’une catégorie comme « l’envers du siècle » qui, sous les dehors d’une révision des hiérarchies établies, conforte bien souvent la légitimité de « l’endroit »7. Le cas des libertins à la fin du XIXe siècle confirme cette intuition. Si les efforts conjugués de la recherche universitaire et de l’érudition bibliophile d’un Frédéric Lachèvre mettent en lumière des auteurs alors largement méconnus, ce processus d’exhumation soulève plus de questions qu’il ne délivre de certitudes. Les travaux essentiels de Jean-Pierre Cavaillé ont en effet mis en relief la profonde ambivalence du regain d’intérêt suscité par les libertins à la charnière des XIXe et XXe siècles 8 : les modalités mêmes de l’exhumation sont comme le deuxième enterrement des auteurs considérés, dans la mesure où elles leur dénient d’emblée toute consistance philosophique pour mieux les rabattre dans l’ornière d’une histoire littéraire à vocation d’abord morale. À ce titre, les premiers historiens de ce qui allait devenir le « libertinage érudit » constituent les sources privilégiées de toute démarche relevant aujourd’hui d’une généalogie critique de nos pratiques historiographiques. Ce sont assurément des auteurs oubliés, mais « que l’on a tort de négliger parce que leur lecture permet de mieux saisir l’origine des impasses méthodologiques auxquelles les travaux sur les libertins sont aujourd’hui confrontés »9. Ce droit d’inventaire méthodologique doit se doubler d’un réexamen chronologique. Afin de ne pas limiter l’histoire de la mémoire à son seul volet universitaire, il convient en effet de ne pas ériger la IIIe République des Lettres en point de départ absolu. Dès le début du siècle, bien que la catégorie même de libertinage ne soit pas alors instituée, les corpus en question sont édités et commentés selon des principes de nomination, de classification et d’évaluation qui restent à étudier en tant que tels. À titre d’exemples, Sainte Beuve n’oublie pas plus Naudé, auquel il consacre un important portrait en 1843, que Charron (édité dès la Restauration par Amaury Duval), Guy Patin, Ninon de Lenclos ou Saint-Évremond, dont plusieurs causeries des années 1850 traceront les profils. Un peu plus tard, Victor Fournel et idéologiques », dans Luc Fraisse (dir.), L’Histoire littéraire à l’aube du XXIe siècle. Controverses et consensus, Paris, PUF, 2005, p. 111-125 ; Françoise Sylvos, « "La légende de Dassoucy au XIXe siècle", ou l’enfance de Dassoucy par Paul Lacroix », dans Dominique Bertrand (dir.), Avez-vous lu Dassoucy ?, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2005, p. 307-323 ; Marie-Gabrielle Lallemand, « Oubliés et inconnus du XVIIe siècle jugés par Barbey d’Aurevilly », dans Brigitte Diaz (dir.), Barbey d’Aurevilly en tous genres, Caen, PUC, 2010 ; Jean-Christophe Abramovici, « La redécouverte des libertinages oubliés », dans Delphine Antoine-Mahut et Stéphane Zékian (dir.), Les Âges classiques du XIXe siècle, Paris, Éditions des Archives Contemporaines, coll. « L’actualité des classiques », 2016. 6 Jacques-François Denis, Le XVIIIe siècle dans le XVIIe, Caen, Delesques, 1896 ; René Grousset, "Les libertins", dans René Doumic et P. Imabrt de la Tour (éd.), Œuvres posthumes de René Grousset, Paris, Hachette, 1886, p. 63-124 ; Pierre-Antonin Brun, Savinien Cyrano de Bergerac, sa vie, ses œuvres d’après des documents inédits, Thèse de doctorat, présentée à la Faculté des lettres de Paris, Paris, Armand Colin, 1893 ; id. (éd.), Autour du XVIIe siècle. Les libertins, Maynard, Dassoucy, Desmarets, Ninon de Lenclos, Carmain, Boursault, Mérigon, Pavillon, Saint-Amant, Chaulieu, manuscrits inédits de Tallemant des Réaux, Grenoble, 1901. Voir aussi François-Tommy Perrens, Les Libertins en France au XVIIe siècle, Paris, Chailley, 1896. 7 Christian Jouhaud, Sauver le Grand-Siècle ? Présence et transmission du passé, Le Seuil, 2007, p. 133 et suiv. 8 Jean-Pierre Cavaillé, « Historiographie : l’envers du Grand Siècle » (2002), Postures libertines. La culture des esprits forts, Toulouse, Anacharsis, 2011, p. 19-60 ; id., « Libérer le libertinage. Une catégorie à l’épreuve des sources », Annales HSS, 64e année, n° 1, janvier-février 2009, p. 45-78. 9 Jean-Pierre Cavaillé, « Libertinisme et philosophie : catégorie historiographique et usage des termes dans les sources », Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, n° 12, 2010, p. 11-32. 2 s’attardera à son tour sur « la littérature indépendante » du XVIIe siècle. Plus généralement, un auteur comme Saint-Évremond suscite une curiosité critique dont il semble qu’on n’ait pas encore pris la mesure, et que les pages de Victor de Langsdorff dans la Revue des Deux Mondes en 1865 (« Un sceptique sous Louis XIV ») ou la thèse de Walter Melville Daniels en 1907 ne suffisent pas à résumer. Les pistes qu’il conviendrait d’explorer sont de différentes natures. Sur le plan de l’usage des catégories, on peut se demander quelle place occupe la notion de scepticisme dans l’historiographie littéraire du XIXe siècle, sachant qu’elle constitue parfois l’angle d’attaque des critiques les plus cinglantes du « siècle de Louis XIV »10. Pour ce qui regarde les supports et les canaux de diffusion de la mémoire littéraire, une attention accrue devrait être portée à l’histoire matérielle des redécouvertes et autres exhumations qui ponctuent le XIXe siècle, de même qu’à la trajectoire des bibliographes et bibliophiles comme Charles Asselineau, Jules Gay, Paul Lacroix, Émile Laurent (alias Émile Colombey), Alcide Bonneau, Philippe Tamizey de Larroque, Joseph-Henri Reveillé-Parise, etc. Des travaux récents se sont attachés à retracer le parcours de certains historiens du libertinage, avec une insistance particulière sur la dimension bibliophilique11. Le chantier demeure immense et il reste beaucoup à découvrir dans cette « histoire sociale et politique de l’édition des textes libertins et de leur censure »12 que Jean-Pierre Cavaillé appelle de ses vœux. Cette histoire ne saurait, de surcroît, faire l’économie d’une réflexion sur le profond renouvellement des méthodes d’histoire littéraire qui marque le second XIXe siècle. La généralisation d’une approche érudite des textes français modernes déclenche en effet des controverses sur la signification et la finalité même du geste historiographique. Fondée sur la recherche de l’inédit et le culte de l’archive, l’érudition est alors stigmatisée comme le vecteur d’un nivellement et d’une indifférenciation des valeurs. À ce titre, elle apparaît à de nombreux critiques, dont l’idéologie est évidemment très marquée, comme le symptôme méthodologique de la vague démocratique censée balayer la société française du XIXe siècle. Si le procès en illégitimité intenté à l’érudition comme méthode d’approche du « Grand Siècle » est relativement connu, il serait intéressant d’envisager l’exhumation savante des libertins à la lumière de ces controverses. Cela engagerait une réflexion sur le statut de l’érudition et la finalité de l’exhumation chez des historiens à la fois très actifs sur le front des redécouvertes et paradoxalement proches des mouvances doctrinales vouant aux gémonies la curiosité pour les « quartiers mal famés du Grand siècle » 13 . La démarche de Frédéric Lachèvre illustre de manière exemplaire ce paradoxe indissolublement doctrinal et méthodologique, auquel on peine à trouver des précédents et qui appellerait de ce fait une réflexion collective. Enfin, une piste complémentaire conduirait à reconsidérer l’histoire de la mémoire majoritaire (pour ne pas dire dominante) au prisme du libertinage. Absents des listes canoniques, jamais invoqués dans les débats nationaux sur les panthéons de pierre ou de papier, irrecevables dans les manuels scolaires, les libertins du XVIIe siècle n’en ont pas moins un certain impact sur la mémoire canonique elle-même. Au début du siècle, dans un article sur « les livres impies ou obscènes » publiés sous Louis XIV, le critique Louis-Simon Auger juge utile de rectifier une vision trop lisse du « Grand Siècle ». Il rappelle que des écrivains avaient alors pu « s’abandonner sans réserve à toute la fougue, à tout le libertinage Albert Lhermitte, Un sceptique s’il vous plaît (1861), éd. J. Przybos, Corti, 1996, p. 35. Aurélie Julia, Frédéric Lachèvre et le renouveau des études dix-septièmistes, thèse de lettres modernes soutenue à l’Université Paris IV-Sorbonne sous la direction de François Moureau (2006) ; Magali Charreire, L’Histoire en médaillons romantiques : Paul Lacroix, le bibliophile Jacob (1806-1884), thèse d’histoire soutenue à l’Université de Montpellier III sous la direction de Christian Amalvi (2013). 12 Jean-Pierre Cavaillé, « Pourquoi les libertins ne sont pas des classiques : réflexions critiques sur la naissance d’une catégorie historiographique à partir des ouvrages de Pierre Brun », XVIIe siècle, n° 224, 2004, p. 395. 13 Michel Jeanneret, Éros rebelle. Littérature et dissidence à l’âge classique, Paris, Le Seuil, 2003. 10 11 3 de leur imagination »14 sans pour autant être inquiétés. Cette mise au point ne prélude à aucune réhabilitation sous la plume d’Auger, mais elle a le mérite de rappeler que l’histoire du libertinage est intriquée à celle des écrivains consacrés. Cette journée d’étude serait l’occasion d’examiner si les accointances de certains auteurs canoniques avec la contreculture libertine ont été sérieusement prises en compte dans l’historiographie du XIXe siècle. Le cas de Molière, « dramaturge libertin » selon la formule d’Antony McKenna15, serait ici très éclairant. Louis-Simon Auger, « Livres impies ou obscènes, imprimés sous Louis XIV avec privilège du roi », Mélanges philosophiques et littéraires, Paris, Ladvocat, 1828, t. 1, p. 462. 15 Antony McKenna, Molière dramaturge libertin, Paris, Honoré Champion, 2005. 14 4