L`Année prochaine à Jérusalem

Transcription

L`Année prochaine à Jérusalem
Le Comité de lecture de la FNCTA
a aimé…
L’Année prochaine à
Jérusalem
Bertrand Dalimier
Nous rappelons aux compagnies que la représentation des pièces de théâtre est soumise à
l’autorisation de l’auteur et de ses ayants droit.
Ce texte est déposé à la SACD et est édité aux Editions Christophe Chomant.
Pour les compagnies affiliées à la FNCTA, la demande d’autorisation (à l’aide du « bordereau
rouge ») est à adresser au siège de la FNCTA qui transmet à la SACD.
L’Année prochaine à Jérusalem
Bertrand Dalimier
Fin des années 1990.
Ramallah, en Cisjordanie.
SANDRINE GRANGER,
REMI, compagnon de Sandrine
SALAH AL-JABRAH, un officier de la Force 17
OUSSAM AL KOUSSIM,
NADIA JACIR, jeune fille hébergée par Sandrine
SARAH,
FRANÇOIS, compagnon de Sarah
ELISABETH,
TROIS OFFICIERS ISRAELIENS (DEUX HOMMES, UNE FEMME),
DEUX POLICIERS PALESTINIENS,
FEMME PALESTINIENNE DANS LA RUE,
HANNA, une Israélienne d’origine arabe
KEREN, une soldate israélienne
ORLY, une Israélienne
Ailleurs
MERE ET SŒUR D’OUSSAM,
LE PERE DE SALAH, LA SOLDATE, LE SOLDAT ET LA CONDUCTRICE,
SOUHA, mère de Nadia
FAIROUZ, tante de Nadia
NOUHAD, amie de Souha
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ACTE I
I Scène 1
Appartement de Sandrine. Rémi saisit le combiné sans fil d’un téléphone fixe. Il
compose un numéro. Quelqu’un frappe à la porte, puis l’ouvre. Nadia, avec ses sachets
de pâtisseries.
Rémi – Tu rentres tôt finalement.
Nadia – J’ai pris des pâtisseries, en bas. Au choix, knafeh ou haloua rhifa ! Le knafeh,
très sucré, j’adore ! Je vais en mettre de côté pour Sandrine. Les autres, c’est surtout
servi lors des mariages, tu connais ?
Rémi – Non. Attends. Il désigne le combiné.
Nadia – Un régal ! Elle ouvre le sachet et se sert. Ils les font ceux-là en France ? Je suis
sûre qu’ils ne sont pas aussi bons !
Rémi – Tu sais, je n’aurai pas vraiment le temps d’en profiter.
Nadia – Je peux t’en mettre de côté, tu les glisseras dans ta valise demain ! De toute
façon, si tu me laisses avec tout ça, je ne réponds plus de rien. Il n’en restera pas un
quand Sandrine rentrera !
Rémi – Elle est là.
Nadia – Elle est occupée ? Je vais la chercher ?
Rémi – Au téléphone. Salut François c’est Rémi. Voilà, on sera chez Elias et ses coloc’
vers vingt-deux heures, j’espère te voir, avec Sarah. N’hésite pas à me rappeler si tu
n’as pas l’adresse. Ah oui !, il m’a dit qu’on pouvait apporter des bières ! Je crois que
c’est une permission exceptionnelle… À ce soir. Tchao. Il raccroche.
Nadia – Elle pose les sachets. Tu ne m’écoutes pas ! Je te disais, celui-là, c’est la
pâtisserie des mariages. Tu en mets de côté pour Sandrine, elle dira que c’est ton
inconscient qui parle ! Je les ai pris chez Abou Sir. Peut-être les meilleurs de Ramallah,
il faut que tu goûtes ! Elle reprend un sachet. Attrape !
Rémi – Je n’ai plus de place dans mon sac. De toute façon, ça ne se conserve pas ?
Attends deux secondes, j’appelle Zaid. Il compose le numéro. Allô Zaid ? C’est Rémi…
Oui !… Ouais, Sandrine sera là, tu me l’as dit, je sais, c’est ta prof préférée… Je viens
aussi. Tu as proposé aux autres ?… N’en rajoute pas trop, elle n’a aucun mérite, tes
autres profs étaient palestiniens ! … Si tu veux leur proposer, tu vois ça avec Elias et ses
coloc’ mais je ne pense pas que cela pose problème… Tu les connais, fais comme tu
veux ! Ils ne sont pas militants au Hamas ?… Nadia lui fait signe. À Nadia. Oui ?
Nadia – Sandrine est dans la cuisine ?
Rémi – Non, enfin, je ne sais pas. Nadia s’avance vers la cuisine.
Nadia – Qu’est-ce qui se passe ?
Rémi – Il ne se passe rien, attends. À Zaid. Tu ramènes le CD que tu m’avais fait
écouter l’autre jour ?… Oui, il vient aussi… Tu vas voir, quand les Français sont là, ça
fait d’un coup beaucoup plus de filles !
Nadia – Bon…
Rémi – Deux secondes, j’ai un double appel. Zaid ? Attends, ne quitte pas. Allô ? …
Yes !… Yes, it is… You’re the other teacher, right ? … Ok !… Ok, tomorrow… I
understood. Nadia s’est ravisée et s’est éloignée de la porte de la cuisine, elle s’est
assise par terre, contre un coussin. Rémi la surveille du coin de l’œil. Ok. Nadia empile
la vaisselle qui se trouve sur le tapis. Ok. Thank you… I will tell her… Thank you…
Bye.
Nadia, inquiète – Ce n’était pas ma mère ?
Rémi – C’était le prof de l’institut, l’Allemand, celui des cours "Avancés". Sandrine
doit lui amener le dossier du projet pédagogique de langue. Je lui ai dit qu’elle pourrait
sûrement passer demain. Nadia le fixe. Ça ne va pas ?
Nadia – Ne sois pas étonné si ma mère appelle, elle voudra savoir si je vais bien. Même
si elle s’inquiète un peu, elle sait que vous êtes super avec moi, et elle me préfère
largement ici plutôt que chez mes cousins.
Rémi, à Zaid – Allo Zaid ? Ah, encore moi !… Ouais, le disque, tu sais, avec troisquatre trucs assez dansants, tu m’as fait écouter ça à mon arrivée, il y a trois semaines…
Non… Non ! … Il se retourne. Nadia, il faudra que tu expliques à Zaid que ce n’est pas
parce que les filles sont françaises qu’il peut en draguer plusieurs dans la même soirée !
À Zaid. En fait, je t’appelais aussi pour Élisabeth… Je t’ai donné son numéro hier,
rappelle-toi ! … Donc, tout va bien, elle sera à Jérusalem bien avant vingt heures. Je lui
ai dit de t’appeler quand elle arrive à la Porte de Damas, pour que tu l’y retrouves. Je
compte sur toi pour être son guide ! … Oui, je savais bien que ça ne poserait pas de
problèmes !
Nadia a mis de côté les coupelles et verres qui se trouvaient sur le tapis, et a posé sur
celui-ci l’une des pâtisseries dans une assiette.
Nadia – Je te découpe une part, ou pas ?
Sandrine entre depuis la cuisine.
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Sandrine – Bonsoir Nadia.
Nadia – Salut Sandrine ! Rémi faisait son mystérieux, je finissais par me demander si tu
étais là ! Tu veux une part de knafeh ?
Sandrine, à Rémi – Je ne voulais pas voir d’élèves.
Rémi, à Zaid – Ouais ! … Voilà, c’est celui-là. … Si tu as d’autres CD dans le même
style, n’hésite pas !
Sandrine – Rémi, je te parle, tu pourrais interrompre deux secondes ta conversation ! Je
crois t’avoir dit que je ne voulais pas voir d’élèves.
Rémi – Pas de souci ! À ce soir, alors. Bye. Il raccroche. Écoute, c’est Elias et ses amis
qui invitent, et c’est eux qui décident, non ?
Nadia – On n’a pas besoin de ces assiettes-là ? Elle prend la pile de verres et l’emporte
dans la cuisine.
I Scène 2
Sandrine, Rémi.
Rémi – C’était inévitable qu’il y ait quelques uns de tes élèves à la soirée ! Et je pars
demain ! Ça me fait plaisir de revoir Zaid. Il n’est pas franchement le genre de mec
antipathique !
Sandrine – Et alors ? Elle s’assied sur le tapis. Tu es ici, tu ne fais pas grand-chose de
tes journées… Finalement tu passes plus de temps que moi à voir mes propres amis !
Rémi – Cette soirée, c’est justement une occasion pour toi de les voir.
Sandrine – Ce n’est pas à toi d’organiser tout ça ! Encore une fois, les choses se font à
ta façon.
Rémi – Moi je pourrais te dire que ça me gonfle que Nadia squatte ici tout le temps où
je viens te voir à Ramallah.
Sandrine – Sauf que c’est chez moi ici et que j’y invite qui je veux.
Rémi – Elle aurait pu aller chez la famille de Fathia…
Sandrine – Justement non. Les parents de Fathia prennent la défense de son père et
disent que sa place est chez elle. Elle l’observe un moment. Quoi ?
Rémi – Je suis d’accord, c’est bien que tu l’aides, mais on n’a aucune intimité.
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Sandrine – Oui, je sais que c’est ce que tu penses.
Elle se lève et se dirige vers la platine de CD au fond du salon et cherche parmi les
disques.
Rémi – Parce que tu ne le penses pas ? Je ne te le reproche pas, mais ça crée des
circonstances qui sont parfois un peu pénibles. Elle est là depuis mon arrivée…
Sandrine – Rémi, la vie en Palestine n’est pas facile. Tu n’as pas idée, même le début
d’un aperçu, de comment ma vie est compliquée ici.
Rémi – Mais tu ne m’en parles presque jamais ! Pendant ces trois semaines, tu as
toujours évité le sujet. François dit que tu ne t’entends pas avec la directrice pour les
sorties avec les élèves. Tu ne dois pas hésiter à m’en parler ! Je sais que tu veux bien
faire, mais peut-être que cette fois-ci… Parfois, il vaut mieux s’écraser pour ne pas
envenimer les choses !
Sandrine – Merci. Je n’ai pas besoin de tes conseils.
Rémi – C’est vrai, tu connais la situation mieux que moi. Et tu as toujours su te
débrouiller seule.
Sandrine – C’est tout ?
Rémi – Il s’assied. Finalement, mon arrivée est mal tombée ! Toi-même, tu reconnais
que tu n’étais pas très disponible, à cause de ton boulot. Mais c’est toi qui as insisté
pour que je ne décale pas mon retour…
Sandrine – Évidemment ! Tu m’en aurais voulu si je t’avais demandé de le décaler ! Je
te connais par cœur, quand je te presse pour un service et que ça ne t’arrange qu’à
moitié, tu ne dis rien sur le moment mais ça te reste en travers de la gorge pendant des
semaines !
Rémi – Sandrine, j’ai bien compris que tu ne tenais pas vraiment à ce que je reste. Je
t’encombre plus qu’autre chose ? Si tu ne veux pas aller à la soirée, n’y va pas. Ton
rendez-vous avec la directrice, la préparation des sujets… je crois que tu leur donnes
plus d’importance qu’ils n’en ont. Tu te fais du mauvais sang pour pas grand-chose.
Sandrine – Avec toi, tout est toujours simple, n’est-ce-pas ? On peut tout régler d’un
claquement de doigt ? Non, n’en rajoute pas, Rémi, s’il-te-plaît.
I Scène 3
Nadia est de retour avec un narghilé.
Nadia – Allez, j’allume un narghilé !
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Rémi – Super idée ! Attends, je vais t’aider.
Nadia – Je vous avais dit pour ma tante. Je l’ai eue au téléphone cet après-midi.
Finalement, elle rentre de Jordanie dans quinze jours. Je crois que je pourrai aller chez
elle, il n’y aura pas de problèmes. Elle m’a dit que je devais voir la police, déposer une
main courante. À part ma mère, c’est la seule personne de la famille qui sait que mon
père est violent avec moi. Mais ici c’est toute une histoire quand on va à la police !
Dans les vingt-quatre heures, tout Ramallah est au courant ! Je serai bien chez ma tante.
J’avais déjà passé des vacances chez elle, mon père n’aura pas son mot à dire. Et dans
six mois je serai majeure, il ne pourra plus me menacer.
Nadia a allumé un narghilé et commence à tirer quelques bouffées. Rémi se rapproche
pour le partager avec elle.
Rémi – Le prof allemand. Il a rappelé. Je lui ai dit que tu pourrais sûrement passer
demain pour l’écriture du projet pédagogique. Demain après-midi.
Sandrine – Je n’avais pas de cours donc j’étais disponible ?
Rémi – Je n’ai pas dit ça. Mais lui, il n’était pas disponible le matin, ni les jours
suivants. J’aurais bien été porter le dossier à ta place mais mon vol est l’après-midi.
Sandrine – Je te passerai mon agenda la prochaine fois, ça sera plus simple.
Nadia – Tu reviens quand en Palestine ?
Rémi – Je ne sais pas encore. Cela dépend de mon directeur de thèse. Et ça dépend
aussi de plein d’autres choses. Il fixe Sandrine.
I Scène 4
La soirée dans la colocation palestinienne. Des Palestiniens et des Français expatriés.
Un couple, François et Sarah, assis sur un grand tapis sur le côté et s’échangeant
l’embout d’un narghilé. Une musique arabe (Awedony d’Amr Diab) sur laquelle danse
un groupe de personnes. Au milieu, Sandrine et Rémi. Il lui passe la main dans les
cheveux. Ils se sont réconciliés. Gestes de tendresse. Ils s’embrassent un court moment.
Sandrine s’éloigne pour se servir un verre. Rémi se rapproche de François et Sarah.
François – Rémi ! Ramène-toi ! Regarde ça ! Il désigne d’un geste le salon avec tous
les invités. Tu restes une semaine de plus ?
Rémi – J’aimerais bien…
François aperçoit Élisabeth et Zaid qui viennent d’arriver. Il va à leur rencontre.
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Sarah – Trois semaines, c’est trop court pour découvrir le pays ! C’est une région de
dingues, non ? J’imagine, comme tous les Français de passage ici, tu te demandes quand
est-ce que tu vas atterrir !
Rémi – Mon avion ne se pose pas la question, il décolle demain…
Sarah – Je prends les paris qu’il ne va pas s’écouler deux jours avant que tu n’aies
envie de revenir ! Ici, il se passe toujours quelque chose dans ta journée qui te rappelle
que tu es sur une autre planète.
Rémi hoche la tête. Quelqu’un met la musique dans la pièce un peu plus fort. Rémi
hausse la voix – Je n’ai pas vu le temps passer ! C’est particulier, la vie en Palestine, ça
va être un choc de rentrer en France ! Et les Palestiniens sont très attachants. François et
toi, vous êtes arrivés il y a un an, c’est ça ?
Sarah, la voix à moitié couverte par le son de la musique – Même un peu plus, c’est ma
seconde rentrée depuis septembre dernier.
Rémi fait des signes – J’entends pas !
François, revenant avec Zaid – Viens t’asseoir !
Rémi s’assied au milieu du groupe. On passe une musique moins forte.
De l’autre côté de la pièce.
Salah, désignant à Sandrine une chanson qui passe – Tu connais ?
Sandrine – Oui, je crois que je l’ai déjà entendue.
Salah – C’est toi la prof de français de Zaid ?
Sandrine – Oui, je suis la prof de Zaid.
Salah – J’ai oublié ton prénom…
Sandrine – Sandrine.
Salah – Très joli prénom ! Sandrine, je crois que je t’ai déjà croisée à l’Institut français.
Sandrine – Oui… La semaine dernière ?
Salah – C’est ça !
Sandrine – Je n’y étais pas la semaine dernière. Dis-moi, c’est comme ça que tu
abordes les Françaises ? Remarque, si tu tentes ta chance avec toutes les filles, tu finiras
par en trouver une que tu as vraiment croisée à l’Institut français !
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Salah – C’était pour te faire rire ! Mais ça n’a pas marché on dirait. Tu sais que cela ne
se fait pas de ne jamais rire chez nous les Palestiniens. Nos invités doivent avoir de
l’humour, sinon on les renvoie en Israël !
Pendant ce temps, Rémi et François se sont levés. Ils se dirigent vers un balcon
extérieur et sortent de la pièce.
Sandrine – Je ne suis pas ton invitée. Et ce n’est pas toi qui pourrais m’envoyer en
Israël.
Salah – Tu n’en sais rien !
Sandrine – Tu ne ressembles pas à un membre de la police des frontières. Pour
commencer, il te manque la moustache !
Salah – Il sourit. J’avais tort, tu as un vrai sens de l’humour, presque aussi bon que
celui des Palestiniens ! C’est vrai, je ne suis pas de la police des frontières, mais je peux
parler de ton cas directement à Arafat.
Sandrine – C’est mieux ! Tu le connais personnellement ?
Salah – Je suis officier dans la Force 17.
Sandrine – Vous voulez dire que je suis en danger, monsieur de la garde rapprochée
présidentielle ?
Salah – Ah, tu connais ! Oui, vous êtes très certainement en danger. Je me prénomme
Salah al-Jabrah, et il serait utile que je me charge de votre protection.
Sandrine – Et quel est donc ce danger qui me guette ?
Salah – Hmmm… Un silence, avant de reprendre, sur le ton de l’évidence. Vous
risquez de rentrer de la soirée avec un Palestinien idiot, ou pire, un Français qui
s’ennuie ici et qui croit tout savoir de la Palestine.
Sandrine – Et qui pourrait être le Palestinien idiot ? Pas toi j’espère !
Salah – Il n’y a pas de risque ! Je suis certainement l’un des meilleurs officiers de ma
section.
Sandrine – Et le plus téméraire.
Salah – Téméraire ?
Sandrine – Qui ose. Qui prend tous les risques.
Salah – Il reste silencieux un instant. Comme tous les Palestiniens, mademoiselle ! La
vie est tellement triste qu’il faut prendre des risques tous les jours pour la supporter.
Sinon, on se soumet à l’occupation et on ne vit plus.
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Sandrine – Prendre des risques, c’est vraiment nécessaire ? Ça ne doit pas être très
payant ici. Pourquoi tu les prends, ces risques ?
Salah – Justement pour prouver aux Israéliens que je suis vivant !
Sandrine – Les Israéliens, ils s’en foutent. Je dirais même ça les arrange que tu vives
dangereusement. Ça ne leur poserait pas de problèmes que tu prennes davantage de
risques et que tu te retrouves un jour dans la lunette de visée d’un M16.
Salah – Si ça arrive…
Sandrine – Si ça arrive, … poum ! Elle mime la détonation d’une arme sur le front de
Salah. Tu le sais bien, même avec des armes, le combat est inégal !
Salah – Ils tuent l’un d’entre nous. Dix autres le remplaceront.
Sandrine – Je croyais que les Palestiniens accordaient plus de valeur à la vie.
Salah – C’est le cas ! Mais parfois on doute que notre vie vaut quelque chose en
Palestine. Toi, tu habites ici, mais ta vie ne sera jamais la nôtre ! Pendant ma formation
militaire, il y a quatre ans, j’allais à l’université de Naplouse, mais cela fait des années
qu’il n’y a pas de travail pour les étudiants comme moi. J’ai étudié les maths et la
physique et ici ça n’intéresse personne. Les laboratoires sont à Jérusalem. C’est pour ça
que je voulais vivre en Jordanie ! J’ai d’abord travaillé à Jénine dans un atelier de
mécanique chez mon cousin. J’ai été fiancé ! Avec une Jordanienne. C’était il y a trois
ans. Mais je n’avais jamais les autorisations israéliennes pour aller la voir. Après, nous,
les Palestiniens, on passe pour des Arabes faibles. On est déconsidérés.
Sandrine – Mais ce n’est pas par la violence, en faisant sauter des bombes, que vous
retrouverez votre honneur.
Salah – Pourquoi pas ?
Sandrine – Mécanicien, ça ne t’a pas plu ?
Salah – Il n’y avait pas assez de voitures à réparer. Alors j’ai repris la formation des
armes.
Sandrine – Je ne savais pas que les officiers de la Force 17 pouvaient être jeunes
comme toi. Ils t’ont intégré malgré tout ?
Salah – Mon père était dans les fedayin, les combattants palestiniens. Il était avec
Arafat à la bataille de Karameh. Il voulait que je sois un combattant mais les filles
m’intéressaient davantage.
Sandrine – Elles ne t’intéressent plus ?
Salah – Qu’est-ce que tu crois, pourquoi je ne veux plus être un mécanicien au chômage ?
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Sandrine – Tu n’as pas revu ton amie jordanienne ?
Salah – Je ne peux plus la voir. J’ai eu des problèmes avec les Juifs, sur la frontière, au
pont du roi Hussein. J’ai fait trois mois de prison parce que je n’avais pas les papiers. À
Beer Sheva, trois mois à brûler au soleil. Si j’y retourne et qu’ils me prennent, c’est un
an et demi au minimum. Maintenant que je suis dans une unité armée, j’aurai de quoi
leur répondre.
Sandrine – Je te l’ai dit, ça n’ira nulle part. La lutte armée, c’est une impasse !
Salah – Tu vis seule ici ? Tu es mariée ?
Sandrine – Non.
Salah – Tu n’es pas mariée ?
Sandrine – Non. Tu sais, je vais y aller…
Salah – La soirée n’est pas terminée…
Sandrine – Elle cherche Rémi parmi les invités. Encore fourré avec ses potes… Elle se
retourne vers Salah. Demain matin je dois préparer mes cours.
Salah – Je suis ton escorte, je te raccompagne.
Sandrine – Attends je reviens. Elle refait un tour, sans voir Rémi. Oh, et puis merde !
Sur le ton de la plaisanterie. J’espère que tu es armé !
Salah – Je suis autorisé à avoir une arme sur moi. Il sort rapidement de son dos un
revolver, puis le remet sous sa ceinture, à l’arrière de son pantalon.
Sandrine, surprise un instant – Tu es sûrement le seul à avoir une arme ici ! Si on me
retrouve demain criblée de balles, on saura que c’est toi.
Ils sortent. Noir. La musique s’éteint.
I Scène 5
Une fille entre pour chanter, la lumière seulement sur elle. Dans le noir, les invités sont
tous levés et l’observent. Quand la chanson se termine, quelqu’un pousse le volume de
la musique, la lumière se rallume et les invités de la soirée se remettent à danser. Une
discussion. Sarah, Élisabeth. Oussam, un Palestinien, se mêle à leur conversation.
Oussam – Revoilà les Françaises ! Sarah, tu me présentes ?
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Sarah, se tournant vers Élisabeth – Élisabeth, c’est ça ? À Oussam. C’est une amie de
Rémi, elle vient d’arriver. À Élisabeth. Oussam. Et au fait moi, c’est Sarah. On m’a dit
que tu vivais à Tel-Aviv ?
Élisabeth – Oui ! C’est la première fois que je viens ici !
Sarah – Tu as la nationalité israélienne ?
Élisabeth – Depuis trois mois ! J’ai fait mon alyah. Elle se tourne vers Oussam. Je ne
suis plus française, mais franco-israélienne ! Un silence.
Sarah – Quand tu dis "ici", tu veux dire à Ramallah ?
Élisabeth – Ouais, dans les Territoires.
Sarah – C’est drôle comme expression ! Partout on est dans un territoire…
Élisabeth – Les Territoires occupés, je voulais dire. À Oussam. Tu es déjà venu à TelAviv ?
Oussam – Ici, c’est la Palestine. On dirait qu’on vous a interdit ce mot, en Israël. Et
non, je ne connais pas Tel-Aviv. Tu es juive, c’est bien ça ?
Élisabeth – Oui. Mais tu sais, je n’ai pas été élevée dans les traditions religieuses ! On
ne fête pas shabbat à la maison et personne dans ma famille ne va à la synagogue.
Sarah – Tu as quand même décidé de venir vivre en Israël ?
Élisabeth – Le soleil presque toute l’année, la plage, et puis avec les accords d’Oslo,
c’était un peu la vie rêvée ! Tout le monde pensait que la région allait vers la paix. Avec
le nouveau gouvernement, la droite et Netanyahou, ça change un peu. Ce n’est plus la
même carte postale ! Mais je ne regrette rien ! Et puis la politique, ça va, ça vient, il y
aura un autre dirigeant comme Rabin ! À Oussam. On est voisins, on n’a pas d’autres
choix que de faire la paix.
Sarah – Tu sais, les seuls Israéliens que l’on voit ici, je veux dire que les Palestiniens
voient, ce sont des soldats et des colons.
Élisabeth – … Oui !
Oussam – Tu as de la famille à Tel-Aviv ?
Élisabeth – Pas de famille proche. Elle se tourne vers Sarah. Toutes mes amies sont
encore en France, et j’ai quitté un job qui était deux fois mieux payé ! Mais Israël c’est
hors du commun ! Je m’y sens bien ! C’est difficile d’expliquer pourquoi mais je m’y
sens chez moi ! Alors oui, c’est le bordel permanent, les gens s’engueulent dans la rue,
mais tu ressens tous les jours un sentiment d’exaltation !
- 11 -
Sarah – C’est la région qui veut ça ! Moi c’est à Ramallah que je retrouve ce que tu dis.
Les Palestiniens vivent à cent pour cent, comme dans l’urgence, comme si tout pouvait
s’arrêter du jour au lendemain.
Oussam – Il suffit qu’un colon ait l’envie subite de nous tirer dessus.
Sarah – Oussam, je ne crois pas qu’Élisabeth ait les colons en sympathie ! Elle se
tourne vers Élisabeth. C’est vrai, non ? D’ailleurs, les Israéliens ne viennent jamais ici,
qu’est-ce qui t’amène ?
Élisabeth – C’est Rémi ! On était dans le même avion il y a trois semaines ! Je revenais
d’une semaine en France. On a discuté politique… Tu sais qu’à Tel-Aviv, je milite à
Shalom Archav ! Elle se tourne vers Oussam. C’est un mouvement de la gauche
israélienne pour la paix. Rémi m’a proposé de les retrouver, lui et Sandrine, à Ramallah.
Tu connais Rémi ?
Oussam – Je connais Sandrine, elle est prof de français ici. Et elle fait plein de choses
dans les camps de réfugiés de Ramallah.
Élisabeth – C’est un ami de Sandrine qui m’a récupérée à la porte de Damas, à
Jérusalem. Mais je repars dès demain.
Sarah – Tu disais « je me sens chez moi ». C’est bizarre ! Je ne dirais jamais ça en
Palestine, même si je me sens bien à Ramallah.
Élisabeth – Mais sans Israël, on n’aurait pas de pays !
Sarah – Tu es française aussi…
Élisabeth – Ce n’est pas pareil ! Et c’est bien l’Histoire qui nous a appris que les Juifs
n’ont jamais pu se sentir chez eux en Europe.
Sarah – Si tu le dis comme ça, tu donnes raison aux antisémites…
Élisabeth – Un silence. Ah, c’est facile pour toi ! La moitié de ma famille a disparu
pendant la guerre !
Sarah – C’est une page qui est tournée… Le problème, c’est la politique d’immigration
israélienne !
Élisabeth – Tu veux dire qu’Israël n’a pas le droit d’exister ?
Sarah – Ah non, je n’ai pas dit ça !
Élisabeth – Mais les Juifs ont le droit d’avoir leur propre pays, tu es d’accord ?
Sarah – Oui… mais ça dépend où. Ici, il y a un peuple. Il faut en tenir compte. Vous
avez pris leur place.
- 12 -
Élisabeth – Leur place ? Écoute, si ça ne tenait qu’à moi, les Juifs seraient chez eux en
Israël, pas dans les colonies, et il y aurait un État palestinien.
Sarah – Et un Palestinien pourrait se sentir chez lui à Tel-Aviv ?
Élisabeth – Pourquoi il se sentirait chez lui à Tel-Aviv ?
Oussam – Parce que notre famille vient de là. Il écoute le début de la réponse
d’Élisabeth puis s’éloigne.
Élisabeth – On ne va pas refaire l’Histoire ! La paix, c’est faire des compromis sur le
territoire qu’on revendique. Pour certains Israéliens, notre État devrait s’étendre jusqu’à
la Jordanie ! On a nos extrémistes comme les Palestiniens ont les leurs.
Sarah – Israël s’est fait dans une région arabe. Au détriment des Palestiniens.
Élisabeth – Au détriment, c’est à voir ! Tu as vu un État arabe démocratique ? Les
autres peuples ont le droit d’avoir leur État, mais tu n’acceptes pas que les Juifs aient le
leur !
Sarah – Cela n’a été possible qu’avec la fuite et l’expulsion des Palestiniens ! Tu es au
courant, au moins ? Tu ne serais pas un peu endoctriné par les médias ?
Élisabeth – Et toi, tu ne dis rien d’autre que ce que j’ai entendu mille fois en France,
Israël est coupable de tout, et pas un mot sur les pays arabes !
Oussam – Amenant une assiette du buffet. Une part de knafeh ?
Noir.
I Scène 6
Rémi, qui sort de l’appartement. Il scrute la rue tout autour. Il tient le combiné du
téléphone de l’appartement de Sandrine.
Rémi – François ? Oui… Non, je suis dehors, Sandrine n’est pas à l’appartement…
Ben, tu te doutes bien, j’ai demandé à Nadia… Non, elle n’a pas appelé… Tu es sûr
qu’elle n’est pas repassée à la soirée ?… Elle connaît la route mieux que moi… Non, il
n’y a pas de raison !… Oui, oui, c’est possible… Je vais quand même faire un bout de
chemin en sens inverse… ok… merci.
Il fait quelques pas. Noir.
- 13 -
I Scène 7
Extérieur. Il a plu. Rémi, trempé, assis sur un banc. À côté de lui, un vieux cahier. On
entend le muezzin, puis le clocher d’une église, cinq coups. Le son lointain de gens chez
eux sur des terrasses, qui crient, s’interpellent en arabe.
Il reprend en main le cahier, un stylo, il termine le texte qu’il avait commencé. Au bout
d’un instant, il découpe soigneusement la feuille et la lit tout haut.
Rémi –
« Sandrine, mon ange, mon cœur,
Sais-tu ce que je tire de toi, de tes mots, de tes gestes ? Sais-tu seulement la force que
m’apporte ta présence, la douceur que me procurent les murmures que tu me glisses
dans l’oreille ? Tu donnes sans la moindre retenue, à moi, à tous, et ainsi vont tous ces
souffles de vie, au hasard des chemins. Chaque matin je me suis demandé quel était ce
bonheur insensé d’avoir été élu par toi, une vérité à peine prononçable tellement elle est
surprenante. C’est une responsabilité à laquelle jamais je n’avais été préparé, qui me
pousse à chercher le meilleur de moi-même. Pourtant rien de ce que je peux accomplir
n’y est comparable. Tout t’est si simple, si entier, toi qui a sur tes épaules toutes les
déchirures qui entaillent notre monde. Ma Sandrine, comment puis-je encore te nommer
avec cette familiarité, cette intimité si choquante ? A-t-on jamais imaginé semblable
prétention ? »
Il plie en quatre la feuille.
I Scène 8
Arrivent à hauteur du banc Sarah, François et Oussam.
Sarah – À François. Tu vois que la Palestine est un pays moderne… Il y a même des
SDF !
Rémi – … Salut ! Salut Oussam !
Sarah – Qu’est-ce que tu fais là ?
Rémi – Pas grand chose. Je rentre à l’appartement. Mais j’étais crevé, j’avais besoin de
m’asseoir.
Oussam – Comme ça, les Français ne tiennent plus l’alcool !
Sarah – Tu ne te sens pas bien ?
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