1Cerveau et Nintendo
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1Cerveau et Nintendo
Focus Peut-on doper son cerveau ? Développer son intelligence ou se protéger d’Alzheimer avec une console de jeux : telle est la promesse du programme du Dr Kawashima. Selon une étude française récente, il semble que ce logiciel stimule surtout le chiffre d’affaires de Nintendo . Mais y a-t-il d’autres pistes ? 1 JEAN-FRANÇOIS MARMION Cerveau et Nintendo N icole Kidman a l’âge de ses artères, mais pas de ses hémisphères. En effet, l’actrice affiche 41 ans, et son cerveau… 24. Parce qu’elle l’a eu pour ses 17 ans ? Mais non, voyons ! Parce qu’il a rajeuni : Mme Kidman suit le programme d’entraînement cérébral du Dr Kawashima, qui redonne à notre cerveau son teint de jeune fille. Du moins, à en croire la publicité… L’histoire de cet ovni commercial commence au tout début de la décennie 2000, alors que les recherches sur la plasticité cérébrale sont en pleine explosion. La malléabilité du cerveau, sa faculté de se remodeler, de s’adapter en permanence (dans une certaine limite) à ce que nous percevons, à ce que nous éprouvons, à ce que nous pensons, révolutionne nos connaissances. Dans le même temps, l’accroissement de notre espérance de vie accroît la peur des pathologies dégénératives comme la maladie d’Alzheimer, 18 SCIENCES HUMAINES Avril 2009 N° 203 où les connexions neuronales se désagrègent sans retour : l’encéphale s’atrophie, se nécrose, et notre identité se démantèle. On découvre le cerveau capable de prouesses insoupçonnées, mais, revers de la médaille, vulnérable. Il devient un capital à préserver, voire à faire fructifier préventivement contre les atteintes de l’âge. Quel âge a votre cerveau ? Or le neurophysiologiste Ryuta Kawashima, immergé dans ses études d’imagerie à l’université de Tohoru, constate que certaines activités mentales sollicitent davantage notre cerveau que d’autres : elles le font travailler et le protègent, suppose-t-il, de toute léthargie. Dès lors, pourquoi ne pas encourager tout un chacun à entraîner ses neurones au quotidien pour mieux penser, et plus longtemps ? R. Kawashima passe à l’action en 2003, dans un livre destiné à faciliter le développement cognitif : 60 Jours pour entraîner son cerveau. L’ouvrage regorge d’épreuves bien connues des psychologues, et parfois analogues à des apprentissages scolaires conventionnels. En majorité écrasante figurent ainsi des exercices de calcul mental très simples (6 – 1 = …, 8 x 3 = …). Leur plus grande rapidité d’exécution, au fil des semaines d’entraînement, détermine une courbe de progression, témoin de la bonification du lecteur en calcul et par là même, en théorie, d’une virtuosité nouvelle de son cher cerveau. Le succès sera fulgurant : plus de trois millions d’exemplaires vendus ! Fin de l’acte I. L’acte II s’ouvre avec un dirigeant de Nintendo, à l’affût d’un concept pour relancer le marché japonais des consoles vidéo. C’est que les jeux ont mauvaise presse. Depuis 2002 en effet, le neurologue Akio Mori, de l’université Nihon, accuse les consoles Focus « Muscler » le cerveau : une utopie juteuse L e programme Kawashima est l’arbre qui cache la forêt. Un vaste marché s’est ouvert, visant un public réceptif aux modes nipponnes, mais aussi à la gymnastique intracrânienne. Les revenus de la stimulation cérébrale pour grand public se seraient élevés à 80 millions de dollars en 2007. Parmi les émules de Ryuta Kawashima figure son cousin Kageyama, modeste professeur de lycée, qui tente de s’engouffrer dans la brèche avec une « Méthode mathématique ». Il pousse d’ailleurs la sympathie familiale jusqu’à promouvoir des exercices également fondés sur la rapidité… et tout aussi mal adaptés à l’usage d’une console (encadré p. 21). Dans un autre style, « Cérébrale Académie » se présente comme un jeu familial sans prétention, où le score n’est pas l’âge, mais le poids du cerveau. Plus il est lourd, G]dWZgVoo^$^HidX`e]did plus on est intelligent, nous explique-t-on de fabriquer des demeurés. Ses résultats restent controversés, mais pour une partie du grand public, le mal est fait, et les ventes chutent. Nintendo flaire alors l’opportunité de se refaire une santé, en réhabilitant les jeux vidéo grâce à une déclinaison du livre de R. Kawashima. Mieux, même : un tel jeu « sérieux » pourrait aguicher de nouveaux publics, comme les femmes et les seniors. Le Dr Kawashima, l’homme qui tombe à pic, se laisse tenter, d’autant qu’il pense lui aussi que les jeux vidéo peuvent être néfastes. Il sélectionne là encore une large palette d’épreuves psychologiques classiques, tout en en imaginant quelques-unes. Face aux rabat-joie, il devient le garant scientifique du produit, l’assurance que ce jeu ne sera pas un passe-temps infantilisant. Dix minutes d’entraînement quotidien, proclame-t-il, et l’hygiène de votre matière grise est assurée ! Vos performances mnésiques pourront s’ac- croître jusqu’à 20, voire 30 % ! Ainsi dégauchi, le cerveau retrouve sa gaillardise et sa jeunesse ! Le programme d’entraînement cérébral du Dr Kawashima, « Quel âge a votre cerveau ? », est lancé au Japon en 2005. C’est un raz-de-marée. En 2006, les consommateurs japonais élisent produit de l’année les livres et logiciels de stimulation cérébrale. Fin 2007, le « Brain Training » (« Brain Age », aux États-Unis) du Dr Kawashima est déjà vendu à des millions d’exemplaires à travers le monde. Ce qui justifie une suite, le programme avancé, parallèlement d’ailleurs à un nouveau livre dans la continuité du précédent. La console Nintendo se mue en élixir de jouvence accessible à tous, efficace à moindre effort, et dont les ingrédients sont concoctés par un grand scientifique. Aujourd’hui, il en existe même une version téléchargeable pour votre mobile… N pour rire, mais en semant le doute (alors qu’il n’y a aucun rapport entre intelligence et poids du cerveau). Tout cela fait plus high-tech que le bon vieux sudoku… Pourtant, si ce n’est le support matériel utilisé, rien de franchement nouveau sous le soleil : il y a quelques années, l’« éducabilité cognitive » désignait diverses méthodes censées développer les performances intellectuelles, au moyen d’une batterie de tests à passer régulièrement. La preuve de leur efficacité n’a toujours pas été apportée de manière indiscutable, et l’absence de transfert d’apprentissage reste un écueil (c’est-à-dire qu’un progrès éventuellement réalisé dans une tâche ultraspécialisée ne suffit pas pour progresser ailleurs). Enfin, il existe des programmes spécifiques voués à faire gagner des points de QI. Ils ont montré une efficacité relative… sur les sujets qui en ont déjà un très élevé ! Les autres n’en profitent guère. NJ.-F.M. Avril 2009 N° 203 SCIENCES HUMAINES 19 Focus 2 Que vaut la méthode Kawashima ? C et aérobic neuronal n’est-il qu’un effet de mode, ou s’agit-il d’une authentique baguette magique ? Eh bien… « c’est du bla-bla ! », dixit Alain Lieury, professeur émérite de psychologie cognitive à l’université Rennes-II. Après avoir tâté de la console, il s’avoue consterné. Ses conclusions fracassantes ont été reprises dans le Times, le Washington Post, mais aussi dans des revues japonaises, allemandes, canadiennes, hollandaises, indiennes, norvégiennes… Indépendamment d’un fumeux « âge cérébral » (encadré p. 21), A. Lieury et ses collaborateurs se sont en effet demandé si la pratique de tels exercices pouvait du moins amélio- Alzheimer : 1 Kawashima : 0 L a publicité des produits conçus par Ryuta Kawashima incite par exemple à s’exercer si l’on oublie des noms propres, si l’on perd des objets, si l’on cherche ses mots… Autant d’incidents qui peuvent, dans certaines conditions, évoquer le prélude de la maladie d’Alzheimer. Il se trouve que celle-ci, le plus souvent, affecte d’abord notre mémoire épisodique, celle qui recèle nos souvenirs personnels, et qui dépend principalement du cortex temporal. Or les logiciels de stimulation « à la Kawashima » font travailler la mémoire de travail, qui nous ancre dans l’instant présent et qui dépend du lobe frontal. Autant dire que suivre aveuglément ce type d’entraînement ne saurait prémunir à lui seul contre les premières atteintes de la maladie d’Alzheimer, puisqu’il se trompe de cible. NJ.-F.M 20 SCIENCES HUMAINES Avril 2009 N° 203 rer les performances cognitives. Ils ont donc mené une recherche expérimentale auprès d’enfants de 10 ans, entraînés à la méthode Kawashima pendant sept semaines (1). Résultat : aucune efficacité. Certes, les élèves ont progressé par exemple en mémorisation de chiffres et en attention visuelle (+ 20 % dans les deux cas), mais pas plus que les enfants entraînés à des jeux papier-crayon (labyrinthes, jeu des sept erreurs, rébus, etc.)… ou pas entraînés du tout ! Et les retombées sur le travail scolaire ? On remarque bien de meilleures capacités de calcul (+ 19 %), mais là encore pas meilleures que les autres enfants, y compris ceux qui se contentés de suivre normalement les cours. Quant à l’apprentissage de cartes géographiques, les performances ont baissé de 17 %, alors qu’un entraînement papier-crayon les a fait augmenter de 30 %. Un divertissement non scientifique, dixit Nintendo Et si d’aventure on progresse aux tests les mieux conçus, en profitera-t-on dans d’autres domaines ? Cela sera-t-il utile en dehors du jeu ? En d’autres termes, y a-t-il un « transfert d’apprentissage » pour des tâches très différentes ? Non, selon A. Lieury : « Si vous vous entraînez pendant des semaines à apprendre des syllabes sans signification, vous n’apprendrez pas plus facilement des poésies ou une langue étrangère. » En fait R. Kawashima a volontairement mis en avant des exercices censés dégourdir le cortex préfrontal, la partie du cerveau qui, comme son nom l’indique, prend place au-dessus de nos yeux, derrière le front. C’est cette zone que Akio Mori décrivait comme particulièrement sinistrée chez les aficionados des jeux vidéo. Exceptionnellement développée chez l’être humain, elle sous-tend les fonctions dites « exécutives* », grâce auxquelles nous faisons face à une situation inhabituelle. Elle est intimement liée à notre mémoire de travail, qui nous permet de nous concentrer sur nos actions et nos pensées en cours. Mais nous avons d’autres mémoires, qui dépendent de multiples aires cérébrales, et qui ne sont absolument pas sollicitées par le programme d’entraînement. En vertu de la complexité du cerveau et de l’éloignement de ses multiples régions spécialisées, « aménager une autoroute entre Limoges et Cahors n’améliore pas la circulation entre Manhattan et Brooklyn », résume A. Lieury, dont le jugement est sans appel : « Le Dr Kawashima rejoint la longue liste des marchands de rêve, son programme est un jeu et rien de plus. » En clair, s’exercer à ces exercices précis vous fera, dans le meilleur des cas, progresser dans… ces exercices précis. Ou d’autres, mais extrêmement voisins. Pas ailleurs, hélas ! Et pas mieux qu’avec les jeux d’un magazine. Tout au plus, si vous sollicitez trop votre mémoire de travail, risquez-vous de la saturer. Vous en serez quitte pour de la distraction et un bon mal de tête… Nintendo marche d’ailleurs sur des œufs, rappelant qu’il s’agit là en effet d’un divertissement non scientifique, et refuse de financer des recherches sur la question. Pourtant, le Dr Kawashima se dit heureux des témoignages de gratitude reçus quotidiennement : « Votre méthode a amélioré ma mémoire et a renforcé mon énergie… » Merveilles de l’autosuggestion, ou de la simple familiarisation avec la console ? N (1) Alain Lieury, Sonia Lorant-Royer, Veronika Spiess et Julien Goncalves, « Programmes d’entraînement cérébral et performances cognitives : efficacité, motivation… ou « marketing » ? De la gymcerveau au programme du Dr Kawashima », Bulletin de psychologie, t. LXI, n° 6, 2008. Focus TROIS QUESTIONS À… ALAIN LIEURY L’« âge cérébral » est-il scientifique ? Gare aux marchands de rêve ! O n dit que le cœur n’a pas d’âge… Et le cerveau ? Non plus ! Certes, celui d’un Un jeu, mais pas un instrument scientifique : telle est la conclusion d’Alain Lieury, qui a étudié expérimentalement le produitphare de la stimulation cérébrale sur console. Puisque son programme exploite l’idée de rajeunissement cérébral, pourquoi ne pas l’avoir testé sur des personnes âgées ? Des méthodes similaires « papier-crayon » (par exemple Gym-Cerveau) ont déjà été évaluées par Sonia Lorant et moi-même ou à l’étranger ; elles n’ont rien montré de probant. Mais du fait des questions des journalistes et internautes, nous envisageons tout de même de tester la méthode Kawashima sur des seniors. Pour ceux qui n’ont jamais tenu une console, tremblent un peu, ont des temps de réaction ralentis ou sont déjà en début d’Alzheimer, je suis curieux de voir le taux d’abandon… Car mes recherches ont Pour autant la notion d’« âge cérébral » imaginée par le Dr Kawashima, et mise en avant par la publicité de son produit, est fantaisiste. Il ne s’agit en aucun cas d’un concept scientifique. C’est un simple indicateur calculé par le logiciel à la sauvette, c’est-à-dire non pas d’après l’ensemble des performances de l’utilisateur, mais selon trois résultats pris au hasard. Un hasard bien particulier puisqu’il inclut 9G Vous êtes très critique à l’égard de Ryuta Kawashima. Quel reproche majeur lui adressez-vous ? De se présenter pour ce qu’il n’est pas. L’importance de stimuler son cerveau ne fait aucun doute, mais ce n’est pas lui qui l’a découvert, comme sa publicité en donne l’impression : c’est la pédagogue Maria Montessori, à la fin du XIXe siècle, qui a inspiré des chercheurs américains dans les années 1960-1970 sur les bienfaits d’un milieu enrichi. De plus, les épreuves de R. Kawashima sont souvent des plagiats de tests classiques en psychologie. Or, il ne cite jamais ses sources. Le plus grave c’est qu’il joue sur des ambiguïtés et n’annonce pas clairement qu’il a conçu un jeu, mais absolument pas un programme scientifique. enfant ne ressemble pas à celui d’un centenaire. systématiquement Couleurs (une épreuve calquant le test du Stroop, célèbre chez les montré que la motivation est cruciale. Au début, on peut se sentir mieux avec de tels logiciels parce qu’ils sont nouveaux et enthousiasment. Mais ils lassent très vite, et on ne s’en sert plus, comme le vélo d’appartement qui sert à accrocher les cintres. Avec la monotonie, la compétence perçue baisse et l’on s’ennuie ! psychologues, et conçu en 1935), et fréquemment Mnémonique, un test de mémoire des mots. Or ce dernier exercice pâtit de nombreuses erreurs de reconnaissance graphique qui grèvent les résultats et ont tendance à vieillir celui qui s’y frotte. Un tel test, comme d’autres, n’est donc ni valide (il ne Vous considérez que l’école constitue la meilleure stimulation cérébrale possible. Dans ce cas, les programmes destinés aux enfants sont-ils inutiles, voire nocifs ? Même si le programme Kawashima relève du charlatanisme, je ne suis pas hostile par principe à l’apport éventuel des nouvelles technologies, bien au contraire. Je ne fais pas l’éloge de la pâte à modeler ! Avec ma consœur S. Lorant, nous projetons par exemple de tester le jeu « Mario Bros » pour voir s’il améliore les capacités visuospatiales, souvent délaissées dans les apprentissages scolaires. Je considère donc qu’en complément des méthodes traditionnelles, les nouvelles technologies, que ce soient des logiciels sérieux ou des jeux, pourraient bel et bien aider à développer des aptitudes non prises en charge à l’école. Mais nous ne sommes qu’au début des recherches. N PROPOS RECUEILLIS PAR J.-F.M. mesure pas ce qu’il est censé mesurer), ni fidèle (les résultats sont instables). Suivant la nature des trois épreuves utilisées « au hasard » par le logiciel, l’âge cérébral peut ainsi varier de 40 ans en deux séances d’entraînement successives. Ajoutons que lorsqu’il découvre le programme, le joueur encore maladroit, quel que soit son âge réel, est généralement crédité d’un âge cérébral de 60 à 80 ans. La compréhension de la consigne fait décoller le score (et donc fait apparemment rajeunir), certes, mais dans des proportions qui ne se retrouveront jamais. Le joueur ne fait donc pas de progrès parce qu’il devient plus intelligent, ni parce que son cerveau se développe ou se revigore, mais tout bonnement parce qu’il se familiarise avec le logiciel et la console, et se plie à leurs exigences. NJ.-F.M Avril 2009 N° 203 SCIENCES HUMAINES 21