Éluard entre Breton et Picasso - E

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Éluard entre Breton et Picasso - E
Serge Gaubert
Éluard entre Breton et Picasso
Photographie de René Magritte publiée
dans La Révolution surréaliste, n° 12, décembre 1929
Le surréalisme, à la suite de Rimbaud et de Lautréamont, donne au verbe « voir »
et à l’activité qu’il désigne un sens très égarant. Voir de ne pas voir, voir les yeux
fermés, à regard retourné. On connaît le photo-montage de Magritte sur lequel les
visages des membres du groupe (Breton en haut au milieu) sont rangés en frise aux
quatre côtés du rectangle, les yeux fermés, tandis qu’au centre une femme nue est
représentée, entourée de cette légende : « Je ne vois pas la ... cachée dans la forêt ».
À propos d’automatisme Breton affirme que la forme « verbo-auditive » est plus
inventive, plus riche que la forme « verbo-visuelle » :
Je tiens, et c’est là l’essentiel, les inspirations verbales pour infiniment
plus résistantes à l’œil, que les images visuelles proprement dites. De
là la protestation que je n’ai jamais cessé d’élever contre le prétendu
pouvoir « visionnaire » du poète. Non, Lautréamont, Rimbaud n’ont
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pas vu, n’ont pas joui a priori de ce qu’ils décrivaient, ils se bornaient
dans les coulisses sombres de l’être, à entendre parler indistinctement
et, durant qu’ils écrivaient (...).
Toujours en poésie l’automatisme verbo-auditif m’a paru créateur à la
lecture des images visuelles les plus exaltantes, jamais l’automatisme
verbo-visuel ne m’a paru créateur à la lecture d’images visuelles qui
puissent, de loin, leur être comparées. C’est assez dire qu’aujourd’hui
comme il y a dix ans, je suis entièrement acquis, je continue à croire
aveuglément (aveugle... d’une cécité qui couvre à la fois toutes les
choses visibles) au triomphe, par l’auditif, du visuel invérifiable1.
La voix prévaut sur le voir. L’écriture poétique est définie comme capable de
rendre lisible, visible, ce qui se donne à entendre dans les ténèbres de l’être. De tirer
au jour les phrases de la nuit. En dépit du « commerce » qu’il entretient avec la peinture, Breton préfère au visible le lisible. La peinture elle aussi doit rendre compte de
ce qui échappe au regard extérieur. Ou contester poétiquement ce qui « tombe sous
le sens » et, comme on dit, « saute aux yeux ». Max Ernst dessine et peint des scènes
saisies, selon le titre qu’il donne à ses représentations, « à l’intérieur de la vue ».
Cette réorientation paradoxale de l’activité tenue immédiatement comme la plus
ouverte sur l’extériorité, cette préférence affirmée pour les images de l’ombre ou du
hasard, créées par « union libre », ces exercices de déréalisation (se détourner
d’abord et systématiquement du « peu de réel ») appelle très tôt réticence chez certains des membres du groupe, puis distance et opposition. C’est le cas d’Éluard qui
trouve, dans les années trente, pour prendre distance, ou plutôt pour enfin affirmer
sa divergence ancienne mais tenue secrète avec Breton, un allié considérable, « substantiel », en Picasso.
C’est pour lui alors de l’acte de « voir », du « voir » et de « la voix » qu’il s’agit,
pour une redéfinition de la fonction poétique par rapport à cette autre forme de
représentation qu’est la peinture. Picasso et Breton, peinture et écriture, Éluard entre
ces deux hommes, entre ces deux pôles de l’activité créatrice. Le poète procède alors
à un subtil transfert de parrainage. Tandis que Breton demandait à la peinture de se
soumettre à la poésie, Éluard va lui demander de servir de modèle au poète.
Question de rapport entre intériorité et extériorité, question de « voir » et de voix,
d’orientation du regard, introverti ou extraversé. Ce transfert se fixe et s’exprime,
par poèmes, se théorise par citations et références dans le recueil que le poète compose en 1938-39 et intitule Donner à voir2. Il s’agit d’un ensemble de textes écrits,
les premiers en 1919-1926 (Les Dessous d’une vie), les derniers en 1938, textes
choisis de manière à former une autobiographie poétique dont les protagonistes sont
clairement Éluard, Breton et Picasso. Autobiographie et art poétique.
L’ensemble comprend 12 séquences, la première très ancienne (récits de rêves
écrits de 1919 à 1926), la dernière intitulée Peintres. Entre les deux des assemblages,
collages, de citations et de références très diverses qui portent sur la poésie, l’écri1 André
Breton, « Le message automatique », in Point du jour, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », O. C., t. 2, p. 163.
2 Donner à voir. La première édition de ce livre date de 1939, Paris, Gallimard. Sans autre
indication que, entre parenthèses, un numéro de page, nous renvoyons à l’édition de la
Pléiade : Paul Éluard, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1968. Donner à voir occupe les pages 917 à 1004 du premier des deux volumes.
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ture, l’image, la peinture, et forment un puzzle qui, par allusions, dénégations,
retours, rapprochements, recours à des autorités (Baudelaire, Poe, Nietzsche...)
dessine une position personnelle. Si l’on croise les deux lignes (autobiographie et art
poétique) on observe que le premier récit de Les Dessous d’une vie : « La dame de
carreau », écrit en 1920, a été ici repris par Éluard parce que, comme l’a montré
Georges Mounin, ce récit de rêve est « un chef d’œuvre terrible contre le surréalisme
des autres » : il s’agit en effet d’un « vrai rêve », d’un appel à un amour très réel, et
d’un récit à peu près pur d’image. Quant à la deuxième séquence Juste milieu,
ouverte, en exergue, par une citation de Nietzsche : « On commence à deviner ce
que vaut quelqu’un quand son talent faiblit », elle est composée de textes classés par
ordre alphabétique des titres, qui, tous, ont pour sujet une séparation, une rupture.
Le poète s’interroge alors sur la validité de ses choix passés, et sur ses engagements à venir. Les textes critiques ou programmatiques qu’il réunit, il les a écrits ou
sélectionnés dans ses lectures, depuis cinq ou six ans, depuis 1933. Il avait alors
trente-huit ans, il en a quarante-quatre, le milieu de la vie – au sens que la psychanalyse donne à cette expression – un moment d’équilibre, le sentiment d’être parvenu à ce palier où l’existence hésite entre ses deux versants. Halte ou crise ?
Réflexion, remise en cause. Depuis 1933 jusqu’en cette année 39, sa relation avec
André Breton s’est progressivement détériorée ; il a organisé avec lui la grande
exposition internationale du Surréalisme qui s’ouvre à Paris au début de 1938 et participé très largement à la rédaction du Petit Dictionnaire illustré du Surréalisme,
mais, en même temps, il a publié dans Commune des poèmes alors que le secrétariat
de cette revue, organe de l’Association internationale des Écrivains pour la défense
de la Culture, prenait parti contre Breton et dénonçait celui-ci, en voyage au
Mexique, comme opposé au Front populaire et « envoyé des services de propagande
du Ministère ». Quand Breton, après avoir rencontré Trotsky, rentre à Paris et fonde
la FIARI (la Fédération internationale de l’Art indépendant), c’est la rupture. En
1938, Éluard adresse à un de ses correspondants (H...) une lettre où il affirme :
J’ai définitivement rompu avec Breton (...). J’étais depuis longtemps
décidé à ne plus supporter les puérilités, ni l’inconséquence, ni la
mauvaise foi (...) Ma vie changera sûrement. Je ne sais dans quel sens.
Entre nous, j’ai un peu l’impression d’aller à l’aventure. Ce n’est pas
désagréable. Au bout de 18 ans, tout cela devenait une habitude, un
ordre...
Donner à voir peut se lire comme l’attestation réfléchie d’un passage, entre habitude et aventure, d’un déplacement-dépassement, sans reniement absolu, du surréalisme à autre chose : dans le texte, visiblement, de Breton à Picasso. Éluard avait été
invité, fin 1937, à écrire un poème pour accompagner la grande composition commandée à Picasso pour le pavillon espagnol de l’Exposition universelle de Paris. Ce
tableau, ce sera Guernica, le poème, prémonitoire de ce que sera l’écriture et
l’idéologie des poèmes de Résistance, « La Victoire de Guernica ». Les années 33-39
ont bien été placées sous deux influences qui font dialogue, avant de faire divorce,
en Éluard. La forme du collage ou du puzzle à laquelle on pense, à propos de ce
recueil, est fortement motivée, déterminée, par cette situation.
Structurellement, le recueil place ses points forts sur les textes consacrés au
peintre. Dans la séquence centrale intitulée Physique de la poésie on lit ceci : « À
partir de Picasso les murs s’écroulent » et dans Peintres qui s’ouvre sur un chapitre
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intitulé : « Je parle de ce qui est bien » le passage suivant où le poète fixe les
références qui vont lui devenir habituelles, à l’universalité – dans son rapport à l’individualité – et au changement :
Picasso veut la vérité. non pas cette vérité fictive qui laissera toujours
Galatée inerte et sans vie, mais une vérité totale qui joint l’imagination
à la nature, qui considère tout comme réel et qui, allant sans cesse du
particulier à l’universel et de l’universel au particulier, s’accommode
de toutes les variétés d’existence, de changement pourvu qu’elles
soient nouvelles, qu’elles soient fécondes.
Ailleurs, en particulier dans la partie Premières vues anciennes, la référence au
Surréalisme est toujours affectée d’une réticence : une manière de « oui, mais » ou
de « oui, à condition que... ». Éluard admet qu’on publie un récit de rêve, « à condition qu’on ne l’élève pas à la dignité du poème » (p. 80). L’écriture automatique, oui
certes, mais à condition qu’on en subordonne la pratique à l’enrichissement du « trésor de la conscience ». Breton avait sans doute déjà formulé des objections semblables, Éluard en les isolant leur donne plus de poids et à propos de l’image, sous
le signe de Picasso, il marque une divergence plus nette. Voici ce qu’il écrit dans le
paragraphe qui clôt Physique de la poésie (et se situe immédiatement avant la
séquence Peintres) :
À partir de Picasso, les murs s’écroulent. Le peintre ne renonce pas
plus à sa réalité qu’à la réalité du monde. Il est devant un poème
comme le poète devant un tableau. (...) On ne se trompe plus d’objet
puisque tout s’accorde, se lie, se fait valoir, se remplace. Deux objets
ne se séparent que pour mieux se retrouver dans leur éloignement, en
passant par l’échelle de toutes les choses, de tous les êtres (p. 939).
À la différence surréaliste – plus l’éloignement est grand entre les éléments
court-circuités dans l’image, plus l’image est forte – Éluard substitue une « échelle
de toutes les choses, de tous les êtres ». La discontinuité, le différentiel d’intensité,
fait place à une capacité d’embrassement, d’englobement. La poésie comme la
peinture doit porter à l’adhésion à l’ordre du monde dans sa diversité.
Il y a, en perspective et en référence, Picasso et toutes ces autorités en relais, et,
à leur propos, directement ou pas, la question du « voir ». S’agit-il d’une ouverture
sur le monde extérieur ou d’un accueil à l’imaginaire ? Yeux ouverts ou yeux clos ?
Espace du dedans ou expérience du dehors ? À l’intérieur de la vue, ou le regard
braqué comme un « objectif » vers l’objet ? Éluard a vécu le transfert de parrainage
de Breton à Picasso comme une façon de donner au verbe « voir » une signification
plus précise, et d’en modifier les compléments. Sous l’autorité du peintre au regard
pénétrant (Picasso semble toujours, sur ses photos, attentif à justifier cette réputation : Picasso ou le peintre aux yeux ouverts), Éluard tire de l’étude qu’il lui consacre
la définition que voici : « Voir, c’est comprendre, juger, transformer, imaginer,
oublier ou s’oublier, être ou disparaître ». Il affirme en 1939 qu’il n’écrirait plus
l’introduction de 1926 au fascicule Les Dessous d’une vie. Dans le paragraphe
liminaire on pouvait lire alors :
Curieux d’un ciel décoloré d’où les oiseaux et les nuages sont bannis.
Je devins esclave de la faculté pure de voir, esclave de mes yeux irréels
et vierges, ignorants du monde et d’eux-mêmes (p. 201)
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Désormais ses yeux sont ouverts, ni irréels ni vierges, surtout pas « ignorants du
monde ». La relation de regard a pris un sens objectif, c’est une action, entre sujet et
objet, où l’on peut, analytiquement, distinguer trois temps. D’abord ouverture au
monde extérieur qui appelle et entraîne un processus d’identification à ce qui est vu.
Éluard fait référence à ce propos à William Blake qui écrivait : « Il devint ce qu’il
voyait », à Shakespeare au sujet duquel il cite le jugement d’Edgar Poe qui parlait
du « merveilleux pouvoir d’identification » dont faisait preuve l’auteur d’Hamlet.
Cette identification à l’autre suppose évidemment une aptitude à se départir de
soi-même, à s’oublier, qui est la condition – troisième temps – d’une efficacité et
d’une vérité. Poe, dans la citation d’Éluard, dit du « pouvoir d’identification » de
Shakespeare qu’il est « la source suprême de son influence sur les hommes » (p. 64).
Ouverture de soi au monde dans le regard, oubli de soi dans l’identification à l’autre,
à qui, par effet de miroir, on apporte une vérité : « voir, c’est recevoir, refléter, c’est
donner à voir » (ibid.). Dans la série de termes balancés qui composent la définition
déjà citée : « Voir, c’est comprendre, juger, transformer, imaginer, oublier ou s’oublier,
être ou disparaître » le « ou » n’est pas d’exclusion mais d’équation : « être », c’est,
en un certain sens, « disparaître » dans la collectivité réconciliée.
Cette série s’équilibre autour du verbe « imaginer ». L’imagination entre en effet
en jeu, mais entendue comme faculté d’identification à l’autre, absolument pas, ou
plus, comme faculté, pour le sujet, d’abolir le monde extérieur dans une échappée
rêveuse ou une pure fiction. Le sujet se dépossède pour s’identifier à l’autre, c’est le
sens qu’Éluard donne à la formule de Rimbaud « je est un autre » qu’il prend soin
de faire précéder par celle de Baudelaire affirmant que « le poète jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise, être lui-même et autrui ». La « folle du
logis » est mise au service d’une éthique humaniste, d’où l’enchaînement de citations, de Novalis : « la poésie est le réel absolu », de Lautréamont : « La poésie doit
avoir pour but la vérité pratique », de Shelley : « Un poème est l’image même de la
vie exprimée dans son éternelle vérité » (p. 66). D’où ce jugement :
Imaginer est souvent un terme commode pour différencier l’homme du
monde qui l’entoure, pour lui créer un univers abstrait, égoïste, pour
l’isoler. À partir du moment où il doute de la réalité concrète de ce
qu’il imagine, inutile qu’il essaie d’en donner idée, de faire voir, de
savoir (p. 979).
On s’éloigne ainsi beaucoup de la position qui était celle de Breton, par exemple
dans la page liminaire de Nadja où il s’interroge sur sa relation avec les autres dans
la seule perspective de répondre à un « Qui suis-je ? » obsédant, dans le seul souci
de parvenir à une maîtrise de sa « différenciation » :
N’est-ce pas dans la mesure où je prendrai conscience de cette différenciation que je me révèlerai ce qu’entre tous les autres je suis venu
faire en ce monde et de quel message unique je suis porteur pour ne
pouvoir répondre de son sort que sur ma tête ?
L’imagination telle que la définit Éluard porte l’un vers l’autre, permet à celui-là
de s’identifier à celui-ci, et de s’ouvrir ainsi au plus large des partages. La préférence
donnée à la vue, au regard sur la voix et l’écoute, conduit curieusement le poète à
souhaiter que le dessin devienne un fait social au même titre que l’écriture et le langage :
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Tous les hommes communiqueront par la vision des choses et cette
vision des choses leur servira à exprimer le point qui leur est commun,
à eux, aux choses, à eux comme choses, aux choses comme eux. Ce
jour-là, la véritable voyance aura intégré l’univers à l’homme –
c’est-à-dire l’homme à l’univers. (p. 945).
La démarche individuelle : savoir voir, se subordonne à une démarche plus
large : il faut apprendre aux autres à voir, donner à voir. C’est affaire de partage et,
pour ainsi dire, de pédagogie. Peintres et poètes doivent tendre à leur propre effacement, leur œuvre, leur action s’accomplit dans sa propre négation. Éluard reprend à
son compte et, dans la dernière version du recueil, répète en conclusion de l’ensemble
des citations, la célèbre phrase de Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous.
Non par un ». Et le poète commente :
Il ne tient qu’à la conscience humaine de se révolter contre ce qui veut
lui faire croire qu’elle n’est pas un tout pour en finir avec la dégoûtante
inégalité qui l’oblige à se servir des philosophes et des poètes pour se
prendre au sérieux. Toute véritable morale est poétique, la poésie tendant au règne de l’homme, de tous les hommes, au règne de notre justice.
Poésie et peinture, la première telle qu’elle est pratiquée dans le champ surréaliste,
peut-être aussi plus largement par pente naturelle, paraît à Éluard menacée de
forclusion, d’introversion, tandis que la peinture telle que Picasso la pratique serait
par nature ouverte sur le monde et sur l’autre. À propos des œuvres de ce peintre, il
n’est question, dans Donner à voir, que de la découverte, du dévoilement, des
« choses naturelles » (l’expression est répétée dans le poème « À Pablo Picasso ») :
Picasso fait exister l’objet ( p. 1002). Les « choses », les « objets », l’accord avec les
autres se construit sur le partage du monde « naturel », « objectif », concret. L’œil
est lié à la main (le peintre produit un objet, le construit). « Nous toucherons tout ce
que nous voyons ». Le peintre établit, rétablit, matériellement – par sa main, son œil
et sa main – matérialistement – par son acharnement à voir, à ne voir et à ne faire
voir que ce qui est là, concret – les choses naturelles – le contact entre l’objet et celui
qui le voit. L’homme est du monde, chose parmi les choses, en quoi il trouve sa
raison ; le monde est de l’homme en qui il trouve son ressort, son moteur. Il s’agit donc
de nouer une relation, qu’Éluard appellera « voyance », telle que deux réalités y
communiquent dans un dévoilement réciproque, l’homme par le monde objectif, la
réalité par l’homme, la vérité obtenue étant ainsi commune aux hommes, communicable. Il faut s’attacher, s’attaquer aux choses, rompre avec les pratiques d’une
poésie métaphorique qui ne voit la réalité qu’à travers des « idées de valeur » et qui
« mène souvent les animaux, les sauvages, les fous, les poètes aux erreurs ou aux
évidences les plus simples. Ils prennent un verre pour un gouffre ou un piège, le feu
pour un joyau, la lune pour une femme, une bouteille pour une arme, un tableau pour
une fenêtre ». Éluard veut que les poètes sortent de cet « état stagnant » et,
« propageant leur individualité », transforment le cœur des hommes en leur montrant, toute nue, « une raison poétique » ( p. 941).
Donner à voir a, formellement, un statut intéressant : celui d’un collage de textes
d’origines très différentes. Sa signification, comme celle d’un tableau, est moins
dans tel de ses éléments que dans les relations qui les lient. Dans leur « juste
milieu », dans l’entre-deux ou l’entre-tous. Collage ou puzzle, l’ensemble joue sur
synchronie et diachronie : au début, selon l’ordre alphabétique des initiales de titre :
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« Aimés », « Baltimore » et la suite, jusqu’à « yeux » ; dans la dernière partie, en
succession chronologique, de 1921 (Arp) à 1938 (Delvaux). Croisements, compositions, ponctuations, célébrations, avec une figure privilégiée, un héros, un guide :
Picasso dont il est dit en 1924 : « Et nos regards au loin dissipent les erreurs » (un
alexandrin déjà), à qui, en 1936 est dédié, dans le recueil Les yeux fertiles, un
poème, ici repris, qui joue sur deux lignes articulées, l’une sur l’affirmation : « Bonne
journée, j’ai vu... », l’autre sur l’invitation : « Montrez-moi ». Regards, voir, donner
à voir. Et c’est en 1938, un autre texte, en écho à Guernica :
L’oreille du taureau à la fenêtre
De la maison sauvage où le soleil blessé
Un soleil d’intérieur se terre
Tentures du réveil les parois de la chambre
Ont vaincu le sommeil.
et qui se termine ainsi :
Drame de voir où il n’y a rien à voir
Que soi et ce qui est semblable à soi
Tu ne peux pas t’anéantir
Tout renaît sous tes yeux justes
Et sur les fondations des souvenirs présents
Sans ordre ni désordre avec simplicité
S’élève le prestige de donner à voir.