Herman ou la passion des mathématiques et de la vie, R
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Herman ou la passion des mathématiques et de la vie, R
HERMAN OU LA PASSION DES MATHÉMATIQUES ET DE LA VIE 75 Herman ou la passion des mathématiques et de la vie Raphaël Douady C’est en 1975 que Michael Herman nous a rendu sa première visite : il pensait tenir la démonstration d’une célèbre conjecture d’Arnold sur la conjugaison des difféomorphismes du cercle à des rotations et cherchait une oreille suffisamment patiente pour écouter le cheminement particulièrement intriqué de son raisonnement. Mon père, le « Bourbakiste » Adrien Douady, dont l’intérêt pour les systèmes dynamiques venait de naître, l’a alors invité pour une quinzaine de jours dans notre maison familiale près de Tulle. Cette séance de travail s’est soldée par l’élaboration d’un immense organigramme, censé représenter les différentes étapes de la démonstration 1 . Cet épisode est caractéristique des « usines » qu’il pouvait construire pour venir à bout de problèmes réputés insolubles, avec une ténacité dont peu sont capables. Herman, c’était aussi la passion de la difficulté, un peu comme un alpiniste que seules les faces nord en hivernale intéressent. Sous son impulsion, la vision que la communauté mathématique française avait des systèmes dynamiques a complètement changé, passant de la curiosité bienveillante à un profond respect, matérialisé entre autres par la médaille Fields attribuée à son élève J.C. Yoccoz. C’est aussi grâce à lui que les Comptes Rendus de l’Académie des sciences se sont enrichis d’une section « systèmes dynamiques ». Délaissant à d’autres l’engouement pour les simulations intensives sur ordinateur, il s’est concentré sur les problèmes liés à la différentiabilité et, en particulier, ceux faisant intervenir les petits diviseurs. Ce domaine était auparavant surtout l’apanage de l’école russe, avec Kolmogorov, Arnold, Sinai, Ilyashenko. . . , ainsi que de l’allemande, avec Siegel, Moser, Rüssmann et Zehnder. Il avait créé le séminaire de systèmes dynamiques de l’École polytechnique, où la règle d’or consistait à laisser au conférencier tout le temps dont il avait besoin pour exposer son théorème ainsi que sa démonstration. Au public de suivre, et il ne venait à personne l’idée de quitter prématurément la salle. Le niveau scientifique de ce séminaire était impressionnant, et sa renommée ne connaissait pas de frontières. Michel était d’une extrême sévérité sur la qualité des résultats présentés, et il a su donner à tous les participants le goût du travail de valeur et le dédain de la facilité. Lui-même, handicapé au genou à la suite d’une agression dont il avait été victime, aggravée par une décalcification progressive, présentait assis ses réflexions sur transparents à l’aide d’un rétro-projecteur — un appareil inconnu des mathématiciens purs à l’époque — que nous ramassions comme de précieuses reliques : il s’agissait la plupart du temps d’un enchaînement ininterrompu d’inégalités extrêmement fines. La finalité de la construction n’apparaissait souvent qu’à la conclusion et je me pose encore aujourd’hui la question de la nature du fil rouge qui le guidait vers les résultats qui ont forcé l’admiration : théorème de la courbe translatée en classe C 3 (régularité optimale), premier résultat de non-densité C 0 du groupe des difféomorphismes 1 Ce résultat lui a valu la médaille d’or du CNRS. SMF – Gazette – 88, Avril 2001 76 MICHAEL R. HERMAN symplectiques, aboutissant à l’existence d’une topologie symplectique, de nombreux résultats sur les systèmes dynamiques holomorphes et sur la mécanique céleste, etc. En tant que directeur de recherche, il aura marqué ses élèves par sa générosité intellectuelle. Il est facile de faire accomplir un travail acceptable par un élève moyen. Il est beaucoup plus difficile de faire s’épanouir les meilleurs étudiants. Cela demande une forte personnalité, une compréhension profonde des problèmes et une culture énorme, des qualités dont aucune de lui faisait défaut. Si l’on devait véritablement apporter la mesure de son investissement auprès de ses élèves, son nom devrait apparaître comme co-signataire dans la plupart de leurs articles, ce à quoi il se refusait évidemment. Je me souviendrai toujours des nombreuses « vacances » que l’on a passées ensemble, en Corrèze, dans le midi ou chez son beau-père, le peintre Bierge (un élève de Chagall), où en descendant au salon pour le petit-déjeuner, je trouvais Michel, debout depuis six heures du matin, ayant fumé suffisamment de cigarettes — des Gauloises brunes dont il ôtait le filtre — pour remplir un saladier entier de mégots, et ayant déjà noirci de calculs variés une pile de papiers non moins élevée. Cette énergie ne semblait en rien entamée par des soirées gastronomiques arrosées des meilleurs crus, dont il était un fin connaisseur. Digne petit-fils de son grand-père Jaboulet-Verchères, il nourrissait un amour démesuré pour les vins de Bourgogne. Le congrès de Dijon de 1979 sur les systèmes hamiltoniens, qu’il avait organisé — et dont je me souviens car il s’agissait du premier où j’étais invité à parler — s’est ainsi terminé par une visite systématique de tous les crus classés de la région et par une leçon mémorable d’œnologie dans une cave faisant face aux Hospices de Beaune. Ce New Yorkais de naissance connaissait mieux la France que nombre de ses ressortissants. Sa culture en littérature, en philosophie et en arts a alimenté bien des soirées, où la discussion sautait du coq à l’ âne et des espaces W k,p à l’interprétation viennoise des concertos de Mozart. C’est encore un semestre au MSRI de Berkeley avec Smale et Marsden, ou New York avec Sullivan. Comment enfin parler de Michel sans parler de Rio de Janeiro. Ses séjours quasi annuels à l’IMPA étaient pour lui un véritable repos de l’âme. Qu’il me soit permis de remercier pour lui la communauté mathématique brésilienne et, en particulier, Jacob Palis, Wellington de Melo, Cesar Camacho, et bien d’autres. C’est un ami très proche qui disparaît, un véritable amoureux de la liberté et de la vie, dont la contribution à la recherche mathématique aurait pu encore être longue. SMF – Gazette – 88, Avril 2001