Méfiance, comportements de défense et idées de

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Méfiance, comportements de défense et idées de
Méfiance, comportements de défense et idées de persécution :
LA LOGIQUE INTERACTIONNELLE DE LA PARANOIA
par Olivier Delroeux
« Peu de mécanismes pourraient produire un effet aussi dévastateur que celui qui consiste à affronter
brusquement un partenaire qui ne se doute de rien en lui assenant la conclusion d’une longue
réflexion fondée sur des postulats imaginaires et dans laquelle il joue un rôle – négatif, certes, mais
fondamental. » - Paul WATZLAWICK dans « Faites-vous même votre malheur » (1983).
Le problème est la personne « déraisonnable »
1. « Je sais qu’ils nous écoutent… » : Le premier exemple est celui d’un homme d’une
quarantaine d’années, traité par le Dr DON D. JACKSON, psychiatre et fondateur du Mental
Research Institute (MRI). Ce patient, cadre supérieur, persistait à dire à ses collègues qu’une
organisation comme le CIA ou le FBI surveillait ses allers et venues en le suivant, en faisant
des rondes autour de son domicile et en le mettant sur écoute au travail. Dans le bureau de
JACKSON, il se présenta et lui avoua : « Je sais qu’ils écoutent cet entretien, mais peu
importe, poursuivons… » (1).
2. « Ouragan sur le Caine » d’Hermann WOUK : Ce roman raconte les mésaventures d’un jeune
lieutenant en 1943 au sein du navire de guerre USS Caine, notamment sous le
commandement du capitaine QUEEG. Celui-ci se montre procédurier, traite ses hommes de
façon blessante et les réprimande pour des fautes mineures. Quant à ses officiers, il dénature
leurs propos et se dérobe à eux. Suite à un ultime incident, il perd le commandement et, de
retour à terre, accuse ses lieutenants de mutinerie. Lors du procès, le capitaine se révèle et
« déverse ses soupçons paranoïaques comme du vomi sur le sol du tribunal, tandis que le
procureur et l’avocat de la défense, saisis par la nausée, détournent les yeux comme si ce
spectacle répugnant pouvait disparaitre » (2).
3. « Je sais que l’on veut ma peau…» : Vu durant une consultation : un homme d’un certain âge
se tient la tête dans ses mains puis raconte avoir été victime d’un crime répugnant. Lors d’une
convocation policière, il s’est fait frapper, de façon sournoise et à grands coups, par des
agents. Il les a vus commettre un meurtre : c’est pourquoi ils lui en veulent. Il a depuis
entamé un combat, déversant plaintes et courriers enragés et multipliant les procédures
judiciaires. Sur le ton de la colère et du dégoût, il vomit ses accusations envers la police, les
politiciens, les avocats, les institutions, la Belgique. Finalement, il laisse sortir qu’il sait ce qu’il
lui reste à faire…
4. « Je sais qu’elle me trompe…» : Entendu lors d’une autre consultation : un homme de 60 ans,
marié, dit avoir été témoin d’une scène où sa femme embrassait un autre homme. Depuis, il a
le regard méchant et se montre virulent avec son épouse jusqu’à l’insulter ou la frapper. Il
insiste pour qu’elle avoue son crime, évoque fréquemment son désir de divorcer. Il ne sort
presque plus et surveille ses allers et retours. Il fait régulièrement des allusions à cette
trahison commise et veut faire justice.
La perspective linéaire va interpréter hors contexte les croyances hors-normes et les comportements
de méfiance comme les manifestations de la « paranoïa » - qui, étymologiquement signifie « penser à
côté » -, un trouble psychiatrique jugé grave. L’irrationalité des croyances (on parle de « délires » ou
idées hors de la logique ordinaire), leur caractère (le « patient » s’entête à défendre des idées
étranges) ainsi que leurs répercussions potentiellement dangereuses (le recours à la violence de façon
drastique pour se défendre ou se venger) deviennent des critères à la pathologisation.
L’interaction est le problème
« Ce n’est pas parce que je suis paranoïaque qu’ils ne sont pas tous après moi »
Pierre DESPROGES dans « Chroniques de la haine ordinaire » (19).
1. Les réactions typiques de l’intervenant : Face aux propos hors de la portée de la logique
ordinaire, l’intervenant va juger qu’il a affaire à quelqu’un d’aliéné et tenter de remettre en
question sa façon de penser. D’habitude, évitant la confrontation directe, l’intervenant essaie
de lui faire reconnaître la nature déraisonnable de ses croyances par des questions (« Quand
avez-vous pour la première fois commencé à croire cela… ? », « Qu’est-ce qui vous fait dire
avec certitude que… ? »), par des remarques condescendantes (« si vous le dites… ») ou
simplement par des argumentations logiques. Or, plus l’intervenant tente de remettre en
question une personne en proie à des idées de persécution, plus elle se raidit dans ses
convictions et va renforcer son point de vue initial.
2. Les séquences relationnelles au sein du Caine : En réaction à l’autoritarisme de leur capitaine,
l’équipage et les officiers apparaissent soumis et d’un autre côté, le disqualifient de façon non
verbale ou en son absence. Ainsi lorsque QUEEG donne un ordre absurde de navigation,
l’homme de barre proteste une fois avant d’être rabrouer. Puis les marins échangent des
regards significatifs entre eux et ne disent rien de plus jusqu’à l’accident inévitable. Ou
encore, quand QUEEG réunit ses officiers en expliquant qu’il a peut-être mal agi, et qu’il
demande de lui dire franchement leurs pensées, il ne reçoit aucune réponse. Ultérieurement
ses officiers parlent derrière son dos, se plaignent de lui et jettent de l’huile sur le feu de sa
paranoïa. Et la séquence se poursuit : « Plus QUEEG est rejeté par ses officiers lorsqu’il essaie
de se « rapprocher » d’eux,…, et plus il se livre à des punitions absurdes, ce qui agrandit le
fossé qui le sépare de ses hommes » (1).
3. La complémentarité rigide ou « folie communiquée » : L’épouse de Monsieur l’accompagne à
toutes ses consultations médicales et ses démarches extérieures. Aux entretiens, elle énumère
les persécutions dont ils sont victimes, et approuve par des hochements les propos de son
mari, réagissant ponctuellement au ton agressif de ce dernier. Elle écrit au nom du couple de
multiples courriers aux diverses instances afin faire reconnaitre leurs préjudices. Ce type
d’interaction rejoint la description d’une « Folie à deux », par les psychiatres LASEGUE et
FALRET (1877) : soit un système d’influences réciproques entre une personne « aliénée »,
imposant une idée de persécution, et une personne « raisonnante », et dont les compromis
mutuels au fil du temps permettent d’effacer les divergences.
4. L’escalade conjugale: Ici, l’épouse – qui dit vivre un enfer – tente de répondre ou de
s’opposer face aux accusations d’adultère de son époux. A ses demandes d’aveux, aucune
réponse ne semble satisfaisante pour Monsieur : « si je dis non…il râle, si je dis oui…il râle ».
La situation devient de plus en plus conflictuelle avec un recours croissant à l’agressivité par
l’époux, verbale puis physique. Elle se déplace qu’accompagnée par Monsieur, espérant le
rassurer. Elle évoque une cause médicale à son comportement (affection virale ? causes
cérébrales ? démence ?) et l’amène à consulter de nombreux spécialistes.
La perspective interactionnelle élargit l’horizon en intégrant, dans un même mouvement, les réactions
du patient (se méfier, se défendre en combattant, évitant ou en ruminant) et celles de l’entourage
(nier, remettre en question, ou encore, accepter passivement) vis-à-vis de la croyance persécutrice
initiale. Du côté interne, on observe le mécanisme d’une prédiction qui constamment s’autoalimente
par la recherche d’indices (« tout indice fait preuve ») et qui se confirme par les réactions aversives de
l’entourage (« Si on réagit lorsque je me défends, c’est que j’ai affaire à un ennemi »). Du côté
externe, on note une escalade symétrique au sein de laquelle chacun des protagonistes se perçoit
comme la victime de l’autre et se cantonne de plus en plus sur leur position à chaque série
d’échanges. A un stade ultime, la violence peut devenir le seul langage commun : le patient accumule
tellement de ressentiment voire de haine qu’il n’envisage pas d’autre alternative que l’élimination de
son « persécuteur » tandis que son interlocuteur n’a pas d’autres solution que de l’éloigner ou
d’utiliser des manœuvres coercitives, amplifiant le rejet et l’agressivité latente.
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