La MuLtItude L`eMPor taIt Sur L`eMPIre
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La MuLtItude L`eMPor taIt Sur L`eMPIre
Dossier Et si… … la multitude l’empor tait sur l’Empire ? Les altermondialistes rêvent de se donner la main… Mais à quoi ressemblerait un monde réellement juste et égalitaire ? Pour le philosophe Toni Negri, il s’agit d’abord d’un modèle politique idéal, vers lequel tendre afin de réinventer la vie en société. Nom : Toni Negri Né en : 1933 Sa vision du présent : attentif aux métamorphoses récentes de la question sociale, ce philosophe italien définit le capitalisme contemporain comme un « Empire » sans extériorité, doté d’un pouvoir de type biopolitique (Empire, Exils). L’avenir selon lui : proche de la mouvance altermondialiste, surtout au moment des émeutes anti-G8 à Gênes, attentif aux réformes engagées en Amérique du Sud par Hugo Chavez et Lula, ce philospohe croit à la puissance politique de la « multitude » (Multitude, La Découverte) et prône l’établissement d’un salaire minimum mondial, base matérielle d’une citoyenneté universelle. 40 I avril 2009 I numéro 28 I philosophie magazine démocratiquement par tous et pour tous). Il ne s’agirait pas d’un communisme imposé par le haut, mais d’un commun géré par le bas. Une démocratisation de la richesse La forme de représentation politique choisie par la multitude est une vraie question. Je crois que la démocratie participative est un modèle très hypocrite, dont les limitations effectives ne sont pas claires : les expériences concrètes (surtout en Amérique latine) qui en ont tenté la mise en œuvre ont été des échecs. Il est presque impossible de faire participer la base aux décisions du sommet, de mettre en place un processus de décision ascendant. Le système du vote me semble donc plus efficace que celui des débats participatifs, bien que les nouveaux moyens de communication laissent envisager un renouvellement des formes de la représentation. Il ne s’agirait pas d’un communisme imposé par le haut, mais d’un commun géré par le bas. ” Les éventuelles forces de désagrégation présentes dans la société « multitudinaire » seraient contrôlées et éventuellement sanctionnées par une instance spécifique, comme dans toute démocratie. Le maintien des grands pouvoirs de la démocratie actuelle – législatif, exécutif et judiciaire – ne serait pas en contradiction avec une organisation multitudinaire de la gestion du commun. La démocratie doit être ordonnée, elle est toujours associée à des formes institutionnelles spécifiques. L’anarchie ne peut pas avoir d’existence concrète. Les singularités s’organisent en communautés, non pour éviter la guerre, mais pour construire de l’ordre, de la solidarité, de l’entraide, de la coopération. La différence entre Hobbes et Spinoza est en ce sens essentielle : conformément aux idées du premier, les hommes ne souhaitent ni l’anarchie ni le désordre ; mais, comme l’affirme avec plus de finesse le second, ils veulent aussi éviter la solitude. La multitude, c’est cela : le désir de construire le commun. Dans l’Empire, la force de production réelle est détenue par le capital financier (les banques). Dans une société multitudinaire, il y aurait une expropriation du privé © dr ; dionisio gonzalez, « acqua Gasosa iii », 2007, photographie couleur, diasec, 125 x 458 cm. courtesy de l’artiste et de la galerie xippas. S i la multitude l’emportait sur l’Empire (1), on ne pourrait pas dire pour autant qu’elle serait au pouvoir, parce que la multitude est par essence dissolution du pouvoir et mise en place de nouvelles institutions. On pourrait en revanche imaginer que la phase d’opposition entre l’Empire et la multitude que nous traversons serait achevée, et que ce serait donc la fin du capitalisme. Dans cette nouvelle société, les singularités articulées au sein de la multitude s’organiseraient pour gérer le commun (2). À rebours des sombres scénarios d’anarchie totale ou de lutte de tous contre tous, je crois plutôt à une organisation de la multitude proche des canons de la démocratie traditionnelle, mais décidée à imposer réellement la liberté et l’égalité de tous, sans exception : plus personne ne devrait être laissé sur le bord de la route. Il s’agirait donc d’élaborer une constitution démocratique qui serait non seulement formelle, mais substantielle, ce qui serait impossible sans une redistribution de la propriété. Il faudrait envisager une répartition de tous les biens, et des valeurs liées à ces biens. On serait obligé de rompre avec les fondements capitalistes de l’individualisme propriétaire (l’accès à la propriété comme condition nécessaire de survie et de sécurité) et de l’individualisme patrimonial (le désir d’accumulation des richesses financières). Sur la base d’un principe d’égalité au sein du commun, on redistribuerait tous les biens qui sont des conditions absolues de la production sociale (comme les logements), mais aussi ceux qui sont liés à la capitalisation financière (fonds de pension ou allocations de retraite). La répartition des biens possédés et/ou construits ensemble se ferait de façon ouverte, transparente, égalitaire : s’il est par exemple possible de partager entre tous des contenus mis en ligne sur Internet et enrichis en permanence par la collaboration de tous avec tous, on ne voit pas pourquoi tout le monde ne pourrait pas participer plus généralement à la distribution démocratique du commun. La figure institutionnelle qui assumerait la gestion du commun ne serait pas nécessairement étatique, l’enjeu central n’étant plus de nationaliser les richesses, mais, à l’opposé, de les diviser en parts égales. Il y a une différence fondamentale entre le public (étatique, nationalisé) et le commun (géré et de l’individuel (l’individu, ce n’est pas la singularité : un individu ne s’agence jamais avec les autres pour construire du commun ; tout au plus accepte-t-il de se lier aux autres pour éviter le pire, ou pour son propre intérêt), en faveur d’une forme de production globale et commune. Dans ce climat de crise généralisée, les gouvernements sont déjà forcés de prendre des décisions révolutionnaires engageant les richesses de leurs citoyens. Mais la solution ne réside ni dans les subventions aux banques ni dans leur nationalisation. Imaginons plutôt une démocratisation de la richesse. C’est pourquoi je suis pour l’instauration d’un revenu universel (sur la base d’un principe d’égalité), ou pour la construction d’une communauté des richesses. Pas de propriétaires ni de discriminations Dans le commun, il n’existerait pas de propriétaires ni de discriminations liées à des critères de race, de sexe, de genre, de nationalité, de religion… Toutes les identités auraient le droit d’exister en tant que telles, en se mêlant, en s’articulant, en s’entrelaçant librement, dans un rapport qui ne deviendrait pas négatif parce qu’il n’impliquerait jamais l’effacement des singularités ainsi mises en rapport. La multitude, ce n’est pas l’effacement des différences, c’est leur permanence, y compris dans les expériences de métissage et d’enrichissement mutuel. Dans un régime de démocratie multitudinaire, l’institution de la famille (qui est à un niveau moléculaire, je crois, la forme où le pouvoir se construit) ne serait légitime que dans les cas où elle serait librement choisie. En aucun cas elle ne serait déterminée par des législations spécifiques en faveur d’un modèle plutôt que d’un autre. La communauté prendrait en charge l’éducation des enfants ; il n’y aurait ni restrictions ni tabous concernant les préférences de genre, les modèles culturels propres à tel ou tel monde, les représentations dominantes – il suffirait que les principes d’égalité, de liberté et de respect soient vérifiés. Dans un monde multitudinaire, l’important serait en effet de saisir l’élément culturel susceptible de porter au plus haut point la liberté des singularités dans la richesse de leurs relations réciproques. Quand je dis « élément culturel », je crois que le libre et universel accès aux savoirs et à la formation est le seul moyen de construire de la démocratie véritable, et que c’est aussi le seul rempart contre les effets de domination culturelle de telle ou telle classe, de telle ou telle civilisation, de telle ou telle histoire… Or, que cette liberté et cette égalité soient soutenues par une pensée de l’immanence ou au contraire par des présupposés transcendants/religieux n’a pour moi qu’une importance très relative. Historiquement, les transcendances et les métaphysiques de tout poil n’ont hélas ! que très rarement soutenu les luttes pour la liberté, l’autonomie et l’égalité. Mais il n’y a pour moi que des leçons d’histoire, et non des vérités absolues ou des idéaux : rien n’existe en dehors de la forme sous laquelle nous décidons quelque chose et des déterminations au sein desquelles notre liberté intransitive et puissante choisit de décider, donc de construire. Ce n’est qu’a posteriori que l’on peut définir l’idéal que l’on recherche : en mesurant le chemin parcouru et en relançant plus loin l’indignation devant l’injustice, c’est-à-dire aussi la passion du commun Propos recueillis et traduits de l’italien par Chiara Pastorini (1) Les termes « Empire » et « multitude » sont les concepts clés de la pensée de Toni Negri. L’Empire, c’est la forme de souveraineté qui s’exerce aujourd’hui sur le marché mondial, laquelle n’est pas centralisée, ni étatique ni nationale, mais diffuse, et s’exerce notamment à travers le marché. La multitude, c’est le nouveau nom qui désigne pour Negri le peuple ou le prolétariat, dans une société où le concept marxiste de classe sociale est « caduc ». La multitude, c’est nous, tout un chacun. (2) Plutôt que de « sujet » (concept cartésien), Toni Negri parle de « singularité » (concept spinoziste). Le concept de singularité ne suppose pas d’âme au sens chrétien et ne renvoie pas à des personnes physiques. Dans le vocabulaire de Negri, les singularités construisent ensemble le « commun ». I 41