Michaël Fœssel, Jürgen Habermas Critique et communication : les

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Michaël Fœssel, Jürgen Habermas Critique et communication : les
Michaël Fœssel, Jürgen Habermas
Critique et communication : les tâches de la philosophie
Entretien avec Jürgen Habermas
Esprit: Il est devenu courant de rattacher votre oeuvre à l'entreprise
initiée par l'École de Francfort dans les années 1930 : l'élaboration d'une
Théorie critique de la société susceptible de redonner corps au projet
d'émancipation dans un monde marqué par le capitalisme technique. Mais
lorsque vous entamez vos études au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, c'est l'image moins héroïque d'une philosophie impuissante,
voire compromise, face au national-socialisme qui prédomine en Allemagne.
Quels étaient vos motifs dans le choix de cette discipline ? Le jugement
pessimiste sur la raison énoncé dans la Dialectique de la raison[1] de
Horkheimer et Adorno a-t-il joué un rôle dans vos premiers choix
philosophiques (l'étude de Schelling) ?
Jürgen Habermas: Non, ce n'est pas le cas. Je ne suis arrivé à Francfort
qu'en 1956, deux ans après la soutenance de ma thèse sur Schelling à
Bonn. Pour expliquer comment j'en suis arrivé à me confronter à la "
Théorie critique ", il me faut revenir un peu en arrière. Dans les
universités allemandes entre 1949 et 1954, il était de manière générale
impossible d'étudier auprès de professeurs qui n'étaient pas d'anciens
nazis, ou qui ne s'étaient pas compromis avec le régime. D'un point de vue
moral et politique, l'université allemande était corrompue. C'est la raison
pour laquelle il existe un étrange décalage entre mes études
philosophiques et mes convictions de gauche, qui prenaient forme au gré
de discussions pouvant durer des nuits entières sur la littérature
contemporaine, sur les grandes représentations de théâtre et sur le
cinéma, dominé principalement par l'Italie et la France à l'époque. Durant
ma scolarité, j'avais toutefois déjà fait l'acquisition des oeuvres de Marx
et d'Engels et je m'étais intéressé au matérialisme historique. Du fait de
cet intérêt, il aurait semblé logique d'étudier la sociologie, mais cette
discipline n'était pas encore enseignée à l'époque dans les universités de
Bonn et Göttingen, dans lesquelles j'ai fait mes études. À la fin de mes
études, on m'a accordé une bourse de recherche afin de travailler sur " le
concept d'idéologie ". Durant cette période, je me suis familiarisé avec la
littérature théorique des années 1920 sur le marxisme, et en particulier
avec la tradition hégéliano-marxiste et j'ai été bouleversé lorsque Adorno
a publié Prismes en 1955. Je connaissais certes déjà la Dialectique de la
raison de Horkheimer et Adorno, mais le fond de cette théorie on ne peut
plus sombre ne correspondait pas à la façon qu'avaient les jeunes
d'aborder l'existence, voulant désormais tout mieux faire.
Prismes eut cependant un tout autre effet sur moi. C'était un recueil des
grands essais d'Adorno des années 1940 et du début des années 1950 sur
Oswald Spengler, Karl Mannheim, Thorstein Veblen, etc. Il est impossible
de se rendre compte aujourd'hui à quel point ces textes brillants
tranchaient sur l'atmosphère confuse et pesante de l'ère Adenauer. Le
début de la guerre froide fut marqué en Allemagne par l'anticommunisme,
ouvrant ainsi la voie au refoulement contraint de la période nazie, au sujet
de laquelle le silence était déjà perceptible. Dans ce double silence
résonnaient les mots acérés d'un esprit lumineux qui, sans se laisser
influencer par l'esprit anticommuniste qui régnait alors, analysait avec des
catégories marxistes dépoussiérées la situation contemporaine. La
radicalité conceptuelle et la complexité d'un style tout à la fois sombre et
éclairant se détachaient dans le brouillard de la jeune République
fédérale. Je fus également conquis par l'idée de " modernité absolue[2] ".
Mais au travers des essais d'Adorno, je me trouvais face à quelqu'un qui
supprimait la distance, considérée jusque-là comme une évidence, entre le
présent de la guerre froide et les théories sociales marxistes des années
1920, parce qu'il exploitait ces catégories de manière résolument
contemporaine, en lien avec le présent. Souvenez-vous : Jean-Paul Sartre,
qui dominait la scène avec ses pièces durant l'après-guerre n'était, en
tant que philosophe, pas encore véritablement politique à l'époque. Pour
nous autres étudiants, le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir
constituait davantage une source d'inspiration sur le plan politique que
l'Être et le Néant.
Lorsque Adorno, qui avait lu à l'époque quelques-uns de mes textes,
m'invita, par l'entremise d'un journaliste, l'éditeur de Musil, Adolf Frisé,
à l'Institut de recherche en sciences sociales (Institut für
Sozialforschung), je ne tins plus en place. Aujourd'hui encore, ma femme
prétend que je me suis précipité à Francfort " le petit doigt sur la
couture du pantalon ". Je considère toujours que c'est par un coup de
chance que je suis devenu en 1956 le premier assistant d'Adorno.
L'esprit du fascisme
Esprit: Vous présentez souvent votre propre itinéraire intellectuel comme
un " produit de la rééducation ". À la suite de la catastrophe allemande,
votre souci a été d'emblée de rééquilibrer les jugements philosophiques
(généralement négatifs) sur la démocratie. Dans quelle mesure cette
exigence a-t-elle joué un rôle dans votre appréciation de la figure de
Heidegger qui, du moins en France, a marqué de son empreinte la
philosophie contemporaine ? Au-delà de l'engagement personnel de
Heidegger, votre différend ne porte-t-il pas sur la vocation de la
philosophie dans un monde menacé par l'irrationalisme ?
JH: Les facteurs déterminants de ma conception de la démocratie
restent jusqu'à aujourd'hui Kant et la Révolution française. Dans
l'immédiate après-guerre, nous vivions dans la zone d'occupation
britannique et en savions davantage sur la démocratie anglosaxonne. En
partant de là, au regard de l'histoire brisée de la démocratie allemande,
nous avons alors tenté de comprendre l'incompréhensible retour dans
l'abîme du fascisme. Ma génération a ainsi été marquée par une profonde
défiance envers elle-même ; nous nous sommes mis en quête de ces
obscurs gènes ennemis de la raison qui devaient avoir leurs racines dans
notre propre tradition. Avant même d'étudier la philosophie, il s'agissait
là pour moi de la leçon fondamentale à tirer de la catastrophe : nos
traditions étaient remises en cause, elles ne pouvaient plus être
transmises sans faire l'objet d'une critique, il était désormais possible de
se les approprier uniquement de manière réflexive : tout devait être
soumis au crible de l'analyse rationnelle et être légitimé par des
arguments.
Lorsque durant l'été 1953, c'est-à-dire à l'époque de mes études à Bonn,
je lus un cours de Heidegger intitulé Introduction à la métaphysique
datant de 1935, qui venait d'être publié, il fut pour moi aussitôt évident,
du fait du jargon, du choix des concepts et du style, qu'au travers de ces
thèmes, de ces pensées et de ces phrases, c'était l'esprit du fascisme qui
s'exprimait. Ce livre m'a profondément bouleversé, car je m'étais
considéré jusque-là comme un héritier spirituel de Heidegger. C'est la
raison pour laquelle l'article de journal dans lequel j'ai épanché ma grande
déception politicophilosophique le week-end qui a suivi porte le titre : "
Penser avec Heidegger contre Heidegger ". On ignorait à l'époque que
Heidegger avait écrit dès 1916 des lettres antisémites à sa femme et
qu'il était devenu un nazi convaincu dès avant 1933. Mais en 1953 au plus
tard, on put se rendre compte qu'il était resté un nazi dénué de remords.
Depuis lors, je suis demeuré soupçonneux à l'égard du manque de recul
critique de sa réception en France, et aux États- Unis également. Je
trouve parfaitement absurde que les Cahiers noirs soient traités comme
un élément nouveau, et que certains collègues tentent de sublimer du
point de vue de l'histoire de l'être l'antisémitisme de Heidegger et tout
le reste de son indicible et sourd ressentiment.
D'un autre côté, je reste convaincu que les arguments de Être et Temps
lus au travers du regard de Kant et Kierkegaard jouent un rôle important
dans l'histoire de la philosophie. Malgré l'ambivalence politique du style,
je considère cet ouvrage comme l'aboutissement d'un long processus de
détranscendantalisation du sujet kantien : grâce à une appropriation
originale des outils de la phénoménologie husserlienne, Heidegger dans
Être et Temps met en évidence un héritage essentiel du pragmatisme
américain, de l'historisme allemand et de la philosophie du langage de
Humboldt. Certains critiques lisent le livre exclusivement selon le point de
vue de l'histoire des idées politiques, mais cela revient à ne pas tenir
compte de la pertinence des arguments et de leur sens spécifique en
termes de processus d'apprentissage philosophique. Mon ami Karl-Otto
Apel a toujours insisté sur le fait que Heidegger n'a posé les jalons qui
aboutiront à l'élaboration de sa funeste philosophie tardive qu'en 1929,
dans Kant et le problème de la métaphysique, dans lequel il s'arroge un
accès privilégié au " destin de la vérité de l'être ". Dès lors, Heidegger
renonce progressivement à l'argumentation philosophique et devient un
penseur privé. La transition entre les séminaires de Marbourg, en commun
avec le théologue Rudolf Bultmann, et le Discours du rectorat marque le
passage d'une appréhension individuelle du " Dasein " à une lecture
collective, le " Dasein du peuple ". C'est cette dernière qui a conduit
Heidegger à se livrer à la propagande et, à partir de 1945, à l'apologie du
régime nazi, jusqu'à en justifier les exactions.
Controverses avec la France
Esprit: Plus tard, dans le Discours philosophique de la modernité, vous
mettrez la philosophie française contemporaine à l'épreuve de votre
critique des dénonciations unilatérales de la raison. Dans ce cadre, vous
pointez, en particulier chez Foucault et Derrida, une alliance possible
entre postmodernité et néoconservatisme. Pourriez-vous rappeler les
attendus de ce jugement et les raisons qui vous ont amené à l'amender
plus tard (livre écrit en commun avec Derrida, hommage rendu au Foucault
de l'Aufklärung) ?
JH: Dans ma génération, il y a eu beaucoup d'incompréhension entre les
philosophes de part et d'autre du Rhin et peu de tentatives de se
comprendre. À l'exception de l'admirable Paul Ricoeur. L'une des
explications à cette fâcheuse situation est certainement l'influence
anglo-saxonne sur la philosophie allemande. Viennent s'y ajouter des
malentendus linguistiques qui sont purement fortuits. Votre question me
rappelle la confusion entre les expressions " jeunes conservateurs " et "
néoconservateurs ". Je concède que j'ai injustement grossi le trait à des
fins polémiques en qualifiant Foucault et Derrida de " jeunes
conservateurs ". Je voulais par là attirer leur attention sur le fait que les
auteurs allemands dont ils se réclamaient évoluaient dans un contexte
politique délétère. Heidegger et Carl Schmitt s'abreuvaient à des sources
profondément germaniques, autrement dit des sources qui se
revendiquaient comme antirévolutionnaires, qui étaient en rupture avec les
objectifs d'une Aufklärung se réfléchissant elle-même, et dans l'absolu,
avec les traditions de gauche. En Allemagne, on a désigné ces " jeunes
conservateurs " par l'expression " à gauche de la droite ", parce qu'ils se
voulaient " modernes ". Dans la tradition anti - bourgeoise, ils voulaient
imposer leur conception élitiste d'une société autoritaire et
indissolublement unie. Cet esprit militant se nourrissait du ressentiment à
l'égard du traité de Versailles, perçu comme une infamie. Ce n'est pas un
hasard si Carl Schmitt et Heidegger sont devenus sur le plan intellectuel
des précurseurs du régime national-socialiste, mais bien en raison de
motifs profondément ancrés dans leurs théories. Le contraste avec
Foucault et Derrida a toujours été clair pour moi ; mon émoi s'explique
sans doute par le fait qu'entre tous, il avait fallu que ce soient des
penseurs de la gauche française qui jettent leur dévolu sur de telles
personnes. J'aurais sans doute dû mieux contrôler mes émotions. Vous
m'interrogez cependant sur les raisons du désaccord au sujet de
l'Aufklärung. L'enjeu de cette controverse ne porte pas, selon moi, sur le
rôle idéologique indubitable que l'application sélective des principes de
notre universalisme individualiste et égalitaire a régulièrement joué au
cours de l'histoire de la modernité occidentale – à l'intérieur par
l'absence de recul critique aboutissant à la légitimation de régimes
répressifs, au-dehors par l'impérialisme et la destruction ainsi que le
pillage de cultures étrangères qui en résultent. Philosophiquement, cette
dispute porte davantage sur l'explication du fait que toute critique de
cette forme d'hypocrisie ne repose sur rien d'autre que les principes
mêmes de cet universalisme. Dans la mesure où le discours de
l'Aufklärung repose, sur le plan conceptuel, sur Kant, il se réfléchit luimême : il sait que la critique de ses propres défauts ne peut venir que de
lui-même. Kant a dépassé l'" universalisme " autocentré et limité à sa
propre perspective. Carl Schmitt avait à l'esprit l'universalisme des
royaumes de l'Antiquité, pour lesquels il n'existait au-delà de leurs
frontières que des barbares. Kant a renversé la perspective immuable
selon laquelle tout ce qui est étranger est jugé selon des critères
prétendument rationnels, sans prendre en compte la perspective de
l'autre. Face à ce discours décentré de l'Aufklärung, seuls des principes
qui puisent leur justification dans l'adoption réciproque de la perspective
de toutes les parties concernées peuvent subsister. Voilà en quoi consiste
une interprétation de l'universalisme se réfléchissant lui-même, fondée
sur l'éthique du discours, qui ne se contente pas d'assimiler l'autre à soi,
mais qui part bien plutôt de la prémisse selon laquelle chacun est l'autre
pour autrui... et souhaite le rester !
En 1982, Foucault m'a invité à passer six semaines au Collège de France.
Le premier soir, nous avons parlé de films allemands : Herzog et
Syberberg étaient ses réalisateurs favoris, tandis que je penchais pour
Kluge et Schlöndorff. Plus tard, nous nous sommes raconté nos parcours
d'apprentissage philosophique respectifs, aux tracés très différents. Il
racontait comment Lévi-Strauss et le structuralisme lui avaient permis de
se libérer de Husserl et de la " prison du sujet transcendantal ". En ce qui
concerne sa théorie sur le discours du pouvoir, je lui ai, déjà à l'époque,
posé la question des principes implicites sur lesquels repose sa critique. Il
s'est contenté de répondre : " Attendez le troisième tome de mon
Histoire de la sexualité. " Nous nous étions déjà donné rendez-vous pour
la discussion suivante sur " Kant et l'Aufklärung ". J'ai été très touché
lorsqu'il est entre-temps décédé. Heureusement que j'avais pris à temps
l'initiative de lever les malentendus entre nous lors d'une visite de
Derrida à Chicago. J'ai par la suite rendu visite à ce dernier en plusieurs
occasions à Paris et lui m'a rendu visite à Francfort. Nous nous sommes
également vus à New York et sommes restés en contact par téléphone
jusqu'à la toute fin. Je lui suis reconnaissant de notre relation amicale
durant ces années-là. Mais depuis que Bourdieu lui-même est décédé, je
me sens seul à Paris. Avec qui partager un déjeuner ? L'intérêt manifesté
par les jeunes collègues français m'a fait d'autant plus plaisir, lorsque
Jean- François Kervégan et Isabelle Aubert m'ont invité à Paris lors
d'une conférence fort intéressante.
L'espace public
Esprit: C'est avec l'Espace public (1962)[3] que s'installe votre renommée
philosophique en Allemagne et à l'étranger. Dans quelle mesure ce livre,
qui procède à une réévaluation de l'idéologie bourgeoise des Lumières et
de l'idéal de " publicité ", marque-t-il un éloignement par rapport au
marxisme orthodoxe ? Cet éloignement engage-t-il aussi un renoncement
au projet de " réaliser la philosophie " au profit d'une méthode réflexive
qui refuse toute " position de surplomb " sur la société ?
JH: L'Institut de Francfort était dès l'origine antistalinien, d'autant plus
après la guerre. Mais d'autres raisons font que je n'ai jamais été tenté
par le marxisme orthodoxe. Par exemple, je n'ai jamais été convaincu par
la pièce maîtresse de l'Économie politique, la théorie de la valeur, du fait
de l'intervention de l'État sur le plan social dans l'économie. Dans ma
jeunesse, j'ai sans nul doute été plus proche de l'activisme de gauche que
par la suite. Mais même le projet " réaliser la philosophie ", auquel vous
faites allusion, relevait davantage de l'idéalisme et était inspiré du
premier Marx. La " Transformation structurelle de l'espace public ",
objet de ma thèse d'habilitation auprès de Wolfgang Abendroth, le seul
marxiste détenant une chaire de professeur en Allemagne, débouche sur
une démocratie socialiste. En d'autres termes, j'ai toujours été un
socialiste parlementaire – à cet égard, j'étais sous l'influence des
austromarxistes tels Karl Renner et Otto Bauer. Mon rapport à Théorie
et pratique n'a guère évolué depuis mon introduction à la réédition de ce
livre en 1971. Le travail de chercheur est toujours susceptible de faillir.
Il doit être clairement distingué des deux autres rôles de l'intellectuel de
gauche, son engagement dans le processus de démystification au sein de
l'espace public d'une part, et l'organisation de l'action politique d'autre
part. Une séparation des rôles est nécessaire, quand bien même
l'intellectuel aurait pour dessein de réunir les trois en sa personne.
Esprit: On peut caractériser votre projet philosophique tel qu'il trouve un
aboutissement provisoire dans la Théorie de l'agir communicationnel[4]
par le souci de trouver une issue à la " guerre des dieux " et au
relativisme des valeurs dont parlait Max Weber pour caractériser la
modernité. Comment ce projet s'articule-t-il à une nouvelle entente du
terme de " raison " ? En quoi les dénonciations de la raison instrumentale
vous semblent-elles, encore aujourd'hui où elles retrouvent de larges
échos, insuffisantes pour conjurer les impasses de la modernité ?
JH: On ne peut venir à bout de la " guerre des dieux " de Max Weber par
de simples arguments, s'agissant de la concurrence des " valeurs " et des
" identités ". Une culture donnée véhicule des valeurs dans lesquelles elle
se reconnaît elle-même, dans un ordre de transitivité différent des
autres cultures. La même chose vaut pour la façon dont les personnes
s'appréhendent elles-mêmes, qui est constitutive de l'identité. Dans les
deux cas, les réponses aux " questions existentielles " ayant trait à la vie
bonne, ou du moins non marquée par l'échec, ne peuvent être formulées
qu'à la première personne. Mais la querelle autour de l'universalisme moral
touche aux " questions de justice ", et ces questions ne peuvent en règle
générale être tranchées à l'aide d'arguments que si les deux parties sont
prêtes respectivement à adopter le point de vue de l'autre, afin de
mettre un terme au conflit dans l'intérêt de tous.
Critique de la raison
Votre question sur la critique de la raison instrumentale, je préférerais
dire : la raison fonctionnaliste, est d'un autre ordre. Cette question se
pose aujourd'hui par exemple au regard du capitalisme financier débridé,
échappant à tout contrôle politique. D'un point de vue historique, avec
l'économie capitaliste est apparue au sein de la société une " seconde
nature " qui en est l'émanation, soit un système économique autorégulé,
obéissant exclusivement à la logique de sa propre valorisation en vue du
profit. D'après Marx, l'aboutissement de cette évolution sociale est ce
qui constitue le véritable moteur de la modernisation de la société. Il va
de soi qu'il ne pouvait que s'en réjouir dans la perspective de la libération
des forces productives. Mais dans le même temps, il a étudié et dénoncé
les tendances inhérentes au capitalisme, qui menacent la cohésion sociale
et sont une insulte à la façon dont les sociétés démocratiques fondées sur
le droit se conçoivent elles-mêmes.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, au sein des pays de l'OCDE, de
telles tendances ont pu tant bien que mal être jugulées grâce à la
protection sociale. Le capitalisme financier globalisé et autonome, quant à
lui, se soustrait largement à l'intervention du politique dans notre société
mondialisée et de plus en plus inter - dépendante, mais qui demeure
fragmentée en États nationaux. Derrière le paravent de la démocratie, les
élites politiques mettent en oeuvre de façon technocratique les
impératifs des marchés sans offrir pratiquement aucune résistance.
Enfermées dans leurs perspectives d'États nationaux, elles n'ont pas
d'autre choix. Elles préfèrent ainsi déconnecter les processus politiques
décisionnels de l'espace public moribond dont les infrastructures se
délitent. Rien ne changera à cette colonisation des sociétés, qui se
divisent de l'intérieur et s'opposent entre elles par l'entremise d'un
populisme de droite, tant qu'aucune force politique avec les moyens d'agir
ne trouvera le courage de brandir comme objectif politique l'intérêt
général dépassant les frontières nationales, quand bien même il
demeurerait cantonné à la seule Europe ou à la zone euro.
Le néolibéralisme demeure convaincu de la rationalité du marché livré à
lui-même. Votre question cherche à mettre en lumière comment la "
rationalité " doit être comprise, si l'on ne veut pas se satisfaire, à la
manière des économistes, d'une " rationalité systémique " ou d'une "
rationalité décisionnelle ". La théorie sociale se distingue des disciplines
sociales prises individuellement non pas par sa référence à l'ensemble,
mais par son exigence critique. Avec la Théorie de l'agir
communicationnel, je souhaite par conséquent mettre en lumière les
principes d'une critique, souvent masqués par des présupposés pseudonormatifs ou liés à l'histoire de la philosophie. Ma proposition consiste à
chercher les traces d'une " raison communicative, qui trouve son origine
dans les processus d'entente ", dans les pratiques sociales elles-mêmes.
Au quotidien, les sujets agissants supposent mutuellement qu'ils sont
responsables de leurs actes et parlent des mêmes objets, qu'ils pensent
ce qu'ils disent, qu'ils vont tenir ce qu'ils promettent, que ce qu'ils
affirment est vrai, que les normes, dont ils se réclament tacitement, sont
légitimes, etc. Cet agir communicationnel du quotidien repose sur un
faisceau d'éléments qui restent implicites, tant que la prétention
réciproque à la validité demeure satisfaite de façon crédible. Mais dès
lors qu'elle est susceptible de faire l'objet d'une critique, elle peut être
niée et chaque négation vient interrompre la routine, chaque contradiction
manifestant ces éléments implicites. Je nomme raison communicationnelle
la capacité à opérer parmi ces éléments implicites au moyen d'une sonde
critique, au lieu de tâtonner à l'aveugle. Cette capacité se manifeste par
la négation, par de véhémentes protestations ou par le rejet discret d'un
consensus implicite, par le refus de suivre les conventions au nom des
conventions, par la révolte contre des situations inacceptables ou par le
repli silencieux, fût-il cynique ou apathique, des marginaux et des exclus.
Car toute organisation ou institution sociale repose sur ces éléments.
Dans le cadre de conflits particulièrement tenaces, nous n'envisagerions
pas d'aller au tribunal, si nous n'attendions pas un procès plus ou moins
équitable. Nous n'envisagerions même pas de participer à des élections
démocratiques, si nous ne présupposions pas que " chaque voix compte ".
Ce sont des présupposés idéalistes, souvent contredits par les faits,
néanmoins indispensables de la participation. On voit aujourd'hui ce qui se
passe lorsque ces présupposés sont contredits par les situations
postdémocratiques : l'augmentation des taux d'abstention. Lorsque le
sociologue reconstitue de tels présupposés en adoptant la perspective des
participants, il peut fonder sa critique, par exemple des situations
postdémocratiques, sur une raison à l'oeuvre dans les pratiques sociales
elles-mêmes.
Esprit: Tout au long de votre oeuvre, vous manifestez le souci de "
détranscendantaliser " la philosophie, c'est-à-dire de renoncer au
paradigme de la conscience subjective sûre d'elle-même et de ses
pouvoirs. Cet abandon du point de vue transcendantal ouvre, en
particulier, aux thèmes de la discussion, de l'intersubjectivité, et à la
nécessité d'articuler la philosophie aux sciences sociales. Est-ce à dire
que le concept de " subjectivité " a, selon vous, perdu toute validité
normative ?
JH: Vous abordez avec le changement de paradigme philosophique du
sujet au langage une question importante. Hegel connaît déjà la
manifestation symbolique et historique de la raison dans les " formes de
l'esprit objectif ", autrement dit, dans le droit, l'État et la société. Mais
il dissout à nouveau cet esprit objectif dans la pensée dématérialisée de
l'esprit absolu. À l'opposé, pour Johann Georg Hamann, Guillaume de
Humboldt ou les jeunes hégéliens, c'est-à-dire Feuerbach, Marx et
Kierkegaard, le transcendantal n'opère plus que dans les actes
performatifs de sujets doués de parole, susceptibles d'agir, et dans les
structures du monde vécu. Pour eux, il n'existe en dehors de l'esprit
subjectif que l'esprit objectif, qui se manifeste dans la communication,
l'interaction et le travail, dans les outils et les artefacts, au travers des
biographies individuelles et dans le réseau des formes de vie
socioculturelles. Mais la raison ne perd pas pour autant sa capacité
transcendantale à créer spontanément un monde. Cette imagination "
constitutive " s'exprime dans chaque hypothèse, chaque prise de position,
appréhension de situation ou interprétation, dans chaque histoire par
laquelle nous nous assurons de notre identité. Toute action comprend
nécessairement un moment de conception.
Pragmatisme et historisme ont contribué au même titre que la
phénoménologie, l'anthropologie philosophique et l'analyse existentialiste
à l'élaboration du concept détranscendantalisé de la raison. J'accorde
moi-même une certaine préséance au langage, à l'agir communicationnel et
à l'horizon du monde vécu, en tant que contexte d'arrière-plan de tout
processus d'entente. Car les domaines dans lesquels se manifeste la
raison, autrement dit l'histoire, la culture et la société sont structurés
symboliquement. La signification des symboles doit néanmoins être "
partagée de manière intersubjective ", il n'existe pas de langage privé, ni
de signification privée qui ne pourrait être comprise que par une seule
personne. Cette préséance accordée à l'intersubjectivité ne signifie pas
pour autant, pour en revenir à votre question, que la subjectivité ait été
d'une certaine manière absorbée par la société. L'esprit subjectif est un
espace auquel chacun dispose d'un accès privilégié à travers le " je ". Cet
accès exclusif à l'évidence de ses propres expériences ne doit pas
tromper sur le rapport entre subjectivité et intersubjectivité. Toute
progression dans le processus de socialisation permet en même temps à
l'individu et au sujet d'advenir. C'est seulement en renonçant à soi au
travers des relations sociales que nous nous constituons en tant que
personne à part entière. L'intériorité d'un " Je ", autrement dit d'un
sujet qui établit des relations avec soi, ne s'accroît que parallèlement à
son implication communicative dans des réseaux sociaux.
Tiraillements de la philosophie
Esprit: Au cours des années 1980, vous engagez un débat au long cours
avec la philosophie anglo-saxonne, tant sur le front de la philosophie
politique (Rawls, Dworkin) que sur celui de la théorie du langage (Searle,
Putnam, Rorty, Brandom, etc.). Comment caractériseriez-vous l'apport des
pensées anglo-saxonnes dans la conscience que la philosophie a d'ellemême et de ses propres limites ?
JH: En philosophie politique, au titre de laquelle vous évoquez Rawls,
l'abîme qui sépare la philosophie continentale, principalement en France et
en Allemagne, de la philosophie anglo-saxonne n'a jamais été aussi
prononcé qu'il l'a été en philosophie du langage ou en théorie des sciences,
les deux domaines de prédilection de la philosophie analytique. Dans tous
ces domaines, j'ai beaucoup appris de la collaboration et des relations
amicales entretenues avec des collègues américains, qui appartiennent au
sens très large au courant de pensée pragmatiste, en particulier sur le
lien entre le mode de pensée faillibiliste et une conception non défaitiste
de la raison discursive. Il est certain qu'en cela la référence à un
arrièreplan commun a beaucoup aidé. Au travers du transcendantalisme du
début du XIXe siècle, le pragmatisme américain puise ses racines dans les
traditions allemandes : chez Schiller, dans l'idéalisme allemand, dans la
théorie de la nature de Goethe, etc. Mais si votre question porte sur
l'apport des Anglo-Saxons à la façon dont la philosophie s'appréhende
elle-même et sur les limites imposées à la pensée postmétaphysique, il
faut être plus précis encore. La philosophie analytique est aujourd'hui
profondément tiraillée.
Le noyau dur scientifique des philosophes analytiques m'a toujours été
étranger. Il est aujourd'hui constitué de collègues qui reprennent le
programme réductionniste des sciences unifiées de la première moitié du
XXe siècle en adoptant de nouvelles prémisses et considèrent la
philosophie comme un contributeur aux sciences cognitives. Pour les
scientistes, seuls les énoncés de la physique sont susceptibles de rendre
la vérité accessible et ils soutiennent l'affirmation paradoxale selon
laquelle seule la description scientifique nous permet de nous connaître.
Mais connaître et reconnaître sont deux choses différentes, et se
comprendre soi-même exige une reconnaissance grâce à une démarche
descriptive différente et améliorée. Le scientisme nie que toute
reconnaissance de soi présuppose que l'on sert soi-même de point de
référence, revendiqué de manière performative, j'entends par là la
référence à soi en tant que sujet socialisé, doué de parole et responsable
de ses actes, qui participe toujours, déjà, du monde vécu. Le scientisme
monnaye le statut scientifique de la philosophie au prix du renoncement à
la tâche de se comprendre soi-même, que la philosophie des religions a
reprise à son compte, dans une perspective de démystification cette fois.
Au contraire, la démarche qui consiste à se comprendre soi-même
exclusivement " à partir du monde " conduit à une description réifiante,
excluant la compréhension de " soi ".
Philosophie et démocratie
Esprit: Face à la défiance de plus en plus partagée à l'égard de la
promesse démocratique et de ce que vous appelez la " colonisation du
monde vécu " par les logiques du marché, que peut encore la philosophie ?
Dans quelle mesure continue-t-elle à appartenir de plein droit au projet
d'émancipation des Lumières ?
JH: La philosophie, qui jusque dans ses origines platoniciennes, à l'instar
du confucianisme, a constitué une conception presque religieuse du monde,
a de fait repris de la vision religieuse la fonction essentielle, voire
primordiale, de contribuer, de manière rationnelle et à des fins de
démystification, à la compréhension que l'homme a de soi et du monde.
Cette phrase mérite d'être expliquée à deux égards.
En partant des prémisses de la pensée postmétaphysique, la philosophie
n'est plus actuellement en mesure d'élaborer une image cohérente du
monde. Elle se meut entre les religions et les sciences naturelles, les
sciences sociales et les sciences humaines, l'art et la culture, afin
d'apprendre et, grâce à la compréhension de soi, de rompre les illusions.
Ni plus, ni moins. La philosophie est désormais une entreprise parasitaire
se nourrissant de processus d'apprentissage qui lui sont étrangers. Mais
c'est justement dans ce rôle secondaire d'une référence réflexive à
d'autres formes données de l'esprit objectif que la philosophie peut
appréhender de façon critique la totalité consciente et semi-consciente. "
Critique " signifie " à des fins de démystification ". Cette capacité
particulière à démystifier est un acquis de la philosophie chrétienne du
Moyen Âge résultant de débats pluriséculaires sur " la foi et la
connaissance ". La philosophie est susceptible de nous permettre de "
démystifier " une compréhension erronée de nous-même, en nous faisant
prendre conscience de ce qui constitue un approfondissement de notre
connaissance du monde. C'est pourquoi la réflexion postmétaphysique
dépend des progrès scientifiques et de perspectives nouvelles sur le
monde issues d'approches culturelles, en tant qu'activité issue d'une
pratique scientifique sans devenir pour autant elle-même une discipline
scientifique parmi les autres. Elle s'est imposée en tant que discipline
académique, mais elle relève de la culture scientifique spécialisée, sans
être limitée à une approche réifiante et méthodique cantonnée à un seul
objet à l'instar des disciplines scientifiques. Au contraire de la religion,
qui est ancrée dans l'expérience d'une pratique cultuelle communautaire,
elle peut accomplir sa tâche, qui consiste à analyser notre compréhension
du monde et de nous-même, en s'appuyant exclusivement sur des
arguments rationnels qui en tant que tels peuvent prétendre, quand bien
même ils seraient faillibles, à l'universalité.
C'est pourquoi l'entente me paraît constituer une fonction essentielle, car
elle est indissociable de celle d'intégration sociale. C'est ce qui s'est
passé, aussi longtemps que les représentations religieuses du monde et les
théories métaphysiques ont permis de stabiliser les identités collectives
de communauté religieuses. Mais malgré la fin de " l'ère des
représentations du monde[5] ", la compréhension plurielle et individuelle
de soi des citoyens continue de jouer un rôle d'intégration. Avec la
sécularisation du pouvoir politique, la religion se trouve libérée de sa
fonction de légitimation. La responsabilité de l'intégration des citoyens
passe désormais du domaine social au domaine politique, ce qui signifie
concrètement : de la religion aux normes fondamentales de l'État
constitutionnel, qui s'inscrivent dans une culture politique commune. Ces
normes constitutionnelles garantissent l'ensemble de l'arrière-plan
collectif d'un consensus, et tirent leur force de conviction de
l'argumentation sans cesse renouvelée du droit de la raison et de la
théorie politique.
La référence toujours plus véhémente des hommes politiques aux "
valeurs communes " sonne de plus en plus creux, et la confusion entre des
" principes " qui exigent une justification et des " valeurs ", qui sont plus
ou moins attrayantes, m'exaspère au plus haut point. Il est pratiquement
possible de suivre au ralenti la façon dont nos institutions politiques se
trouvent vidées de leur substance démocratique au fil de leur adaptation
technocratique aux impératifs d'un marché global. Nos démocraties
capitalistes sont réduites à des démocraties de façade. Ces
développements exigent une démystification scientifiquement fondée.
Mais aucune des disciplines académiques dont c'est l'objet, ni l'économie,
ni les sciences politiques ou la sociologie ne peuvent, chacune prise
individuellement, se livrer à cette entreprise de démystification. Les
contributions variées de ces disciplines doivent bien plutôt être soumises
à une appréhension critique d'elles-mêmes. Depuis Hegel et Marx, c'est
justement là l'objet d'une théorie sociale critique, que je persiste à
considérer comme le noyau du discours philosophique de la modernité.
[1] Max Horkheimer et Theodor Adorno, Dialectique de la raison [1944] (le titre
allemand se traduit littéralement par Dialectique des Lumières), Paris, Gallimard, coll. "
Tel ", 1974. [Toutes les notes sont du traducteur.]
[2] À l'instar de Rimbaud, Adorno se réclame dans sa Théorie esthétique d'une "
modernité absolue ", qui se définit négativement chez ce dernier par le rejet de toute
forme de compromission avec le passé ou le présent, sur le plan technique en particulier,
la modernité dans l'art s'opposant selon lui toujours à l'esprit dominant d'une époque.
Elle trouve son prolongement dans la critique de la raison instrumentale.
[3] Jürgen Habermas, l'Espace public [1969], Paris, Payot, 1998.
[4] J. Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, t. 1 et 2, Paris, Fayard, 1987.
[5] L'expression est de Martin Heidegger.
Eurozine
First Published Esprit 8-9/2015
Original in German Translation by Lucien Boulaire