Don Quichotte Kathy Acker - Éditions laurence viallet
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Don Quichotte Kathy Acker - Éditions laurence viallet
Don Quichotte Kathy Acker Critiques et Entretiens La quête de l’amour et l’écriture du désir féminin dans Don Quichotte de Kathy Acker Richard Walsh (Professeur, American Studies, Cambridge) . . . . . . . 2 Don Quichotte : Texte et violence : Kathy Acker frappe à nouveau C. Carr, Village Voice Literay Supplement . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 À propos de Don Quichotte, par Kathy Acker Entretiens avec Larry McCaffery et Ellen G. Friedman. . . . . . . . . . 16 Don Quichotte de Kathy Acker ou la traduction donquichottesque Laurence Viallet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Kathy Acker : Don Quichotte 2 ▌LA QUÊTE DE L’AMOUR ET L’ÉCRITURE DU DÉSIR FÉMININ DANS DON QUICHOTTE DE KATHY ACKER Richard Walsh (Professeur, American Studies, Cambridge). Dans Don Quichotte, Kathy Acker entreprend de mener une critique féministe des relations hétérosexuelles et de l’autorité patriarcale, et de trouver une forme dans laquelle pourrait s’exprimer le désir féminin et s’affirmer l’amour hétérosexuel. Don Quichotte traite de la relation entre la sexualité et le pouvoir, de façon obsessionnelle, l’insistance d’Acker contredisant le nihilisme apparent de ses conclusions. Elle recourt également à des méthodes narratives qui permettent de circonscrire cette confrontation à la forme du texte en soi. Toutefois, cette interaction de la forme et du fond nécessite un examen attentif : comment les décisions formelles d’Acker dans ce roman contribuent-elles à son argument ? Et pour commencer, pourquoi Don Quichotte ? À première vue, le Don Quichotte d’Acker ne doit pas grand-chose à l’original de Cervantès, pourtant la façon dont l’auteur elle-même relate son origine dévoile toute autre chose. L’avortement, point de départ du roman, a une source autobiographique, et la fusion de ce matériau avec Cervantès est le résultat d’une association subjective. « Mme Acker s’est procuré le texte de Cervantès il y a deux ans de cela… Alors qu’elle cherchait quelque chose pour détourner son attention de son avortement imminent. « Je n’arrivais pas à penser à autre chose qu’à l’avortement alors je me suis mis à écrire ce que j’étais en train de lire, mais l’avortement ne cessait de s’y insinuer. » Cette façon de lire/écrire fait écho à la manière dont les autres textes dont elle s’empare dans le roman sont altérés par les préoccupations du contexte dans lequel ils sont importés. Tel est le concept de « plagiat » chez Acker : elle le hisse à la hauteur d’une stratégie formelle, dénuée de connotations péjoratives de par le caractère flagrant de l’opération. La motivation n’est plus de tirer gloire du travail d’autrui, mais d’avoir accès à un héritage culturel trop chargé de signification subjective pour permettre le cadre disloqué formé par des citations attribuées. Son recours à Cervantès, toutefois, est Kathy Acker : Don Quichotte 3 plutôt lointain, exploitant les caractéristiques formelles et thématiques plus souvent que les mots en eux-mêmes. L’usage que Kathy Acker fait du matériau et des motifs puisés dans Cervantès est plus souvent dominé par ses propres intentions que dans ses autres textes, et officie en fait surtout en tant que canevas discret d’allusions, points d’ancrage du texte-hôte. Son Sancho Panza n’est pas un seul personnage mais une suite de chiens grandement indéfinis. Chez Kathy Acker, le chien est l’équivalent de Sancho Panza parce qu’il s’oppose à la folie de don Quichotte, et symbolise la déférence à l’impératif du pragmatisme. Mais ici le pragmatisme est avili, déshumanisé : il est devenu un matérialisme vulgaire, égoïste. Dans Don Quichotte, les chiens se répartissent entre victimes déshumanisées de l’idéologie – ceux qui accompagnent le chevalier tout au long du roman ; et les teneurs glorieux de l’idéologie – notamment Richard Nixon et son entourage. Leur caractère canin se manifeste à la fois par la dégradation de leur discours qui devient aboiement et glapissement, et de leur désignation universelle par le pronom neutre it. S’il ne s’agit pas là d’une négation du fait du sexe, mais de la dialectique psychologique humaine entre les sexes – le fondement de l’amour. Si bien que lorsque Nixon et rentre à la maison pour « copuler » de manière impénitente avec « sa chienne » le pronom neutre dans le cas du chien Villebranche qui raconte « Une vie de chien » apparaît comme une intersection critique dans sa relation avec don Quichotte dans la partie hétérosexualité : « Mon Dieu ! s’exclama don Quichotte. Tu n’es pas du sexe que je croyais ! Et pourtant je t’aime. » Cette ambiguïté est également centrale dans l’histoire de Villebranche et de de Franville, dans laquelle la confusion mutuelle des identités sexuelles devient le seul modèle de sauvetage de l’hétérosexualité. Un autre emprunt direct à Cervantès est celui du motif des enchanteurs malins, identifiés comme des ennemis de la libre expression sexuelle et émotionnelle, de Ronald Reagan au rédacteur en chef du Times Literary Supplement, et à Andrea Dworkin. [...] En fait c’est surtout la pratique subversive du plagiat chez Kathy Acker qui lui permet, en soi, de faire allégeance envers Cervantès sur la base d’un souci commun d’autres textes, chez Cervantès l’usage parodique des ballades populaires et des romances chevaleresques. « J’écris en utilisant d’autres textes écrits, plutôt qu’en exprimant la « réalité », ce que font la plupart Kathy Acker : Don Quichotte 4 des autres romanciers. Aujourd’hui notre réalité, majoritairement filtrée par les médias, est d’autres textes. Je joue le même jeu que Cervantès. » Cette analogie se traduit en termes thématiques, puisque le code chevaleresque de l’amour courtois qui motive le premier don Quichotte trouve un équivalent dans le roman d’Acker sous la forme de la notion obsessionnelle d’amour romantique qui s’est emparée de la chevalier. La transition d’une conception de l’amour courtois à celle de l’amour romantique, de même que celle d’un chevalier et à une chevalier, transforme la quête de son personnage en un vecteur permettant de mener l’enquête d’Acker sur la sexualité féminine et les pressions sociales qui s’exercent sur elle. En écrivant le roman en réponse à sa lecture de Cervantès, elle s’est trouvée fascinée par les efforts du chevalier pour « transformer une réalité sociale plutôt intolérable en ce qui est vraiment le Saint-Graal, cette quête absolument romantique. Toutes sortes de problématiques féministes sont alors intervenues – ça a pris. » Les attributs que le don Quichotte d’Acker emprunte à l’original sont surtout paradoxaux. Elle épouse cette identité en mettant consciemment l’accent sur ces contradictions, décidant de devenir « femme-homme » ou « chevalier-nuit. » Acker joue également de la tension entre la vieille chevalier – il est indiqué que son âgé est de soixante-six ans – et son idéal d’amour juvénile (adolescent) mais la source principale du paradoxe réside dans le personnage originel : chez les deux protagonistes la quête d’une fin idéaliste, servie par un aveuglement complet vis-à-vis des impératifs pragmatiques, trahit une combinaison ambiguë de folie et de vision. [...] Les contradictions de la chevalier d’Acker opèrent dans un cadre que Cervantès avait également fait sien, celui de la quête. La folie sublime de cette quête est établie dès le premier paragraphe, et définit toute l’action du roman : « Quand elle fut enfin folle parce qu’elle s’apprêtait à se faire avorter, il lui vint l’idée la plus insensée que jamais femme eût conçue. C’est-à-dire aimer. » Toutefois le roman ne répond pas aux attentes d’une narration monolinéaire qui pourrait être induite par ce modèle. Acker ne se soucie pas de produire une narration linéaire car son argument n’implique pas l’évolution d’un scénario génératif, mais l’articulation d’une perspective ou état des choses. Il y a là un glissement d’un modèle de narration représentationnel à un modèle discursif, qui redéfinit la cohérence narrative en tant que la reconnaissance de relations thématiques fortes entre des fragments textuels disparates. Partant, « la narration n’est plus un problème. Même lorsqu’on a Kathy Acker : Don Quichotte 5 recours à une histoire discontinue les gens font des connexions. » La forme de l’œuvre d’Acker en général ne repose pas sur la narration, mais sur des tableaux ; elle n’offre pas d’événements mais des positions. Lorsqu’elle parle des romans plus conventionnels et réalistes, elle se plaint « quand je lis des romans aujourd’hui on dirait qu’ils n’ont rien à voir avec rien. Impossible de dire où sont les tripes de l’écrivain – les romans devraient pourtant être destinés à ajouter quelque chose au discours culturel. » [...] En incorporant la structure narrative de Don Quichotte à son roman elle évite l’écueil d’une narration qui ne mènerait à rien : « Je ne me permettrai pas de me couper des ressources extrêmement riches d’une histoire linéaire. Dans Don Quichotte j’ai construit une narration au-dessus des cut-ups et puisque le roman de Cervantès est lui-même épisodique, le problème des séquences est résolu. » Le choix par Kathy Acker de la quête, en tant que forme fermement dirigée vers une fin mais épisodique, permet de véhiculer ici la plus forte direction narrative possible avec le plus faible asservissement possible à la structure narrative. Dans le roman d’Acker, la narration épisodique et le cadre de la quête qui unifie le tout opèrent en contradiction l’un vis-à-vis de l’autre puisque la problématique sexuelle qu’elle explore dans ses différents scénarios ne progresse pas, mais reste statique, paralysée. Le roman n’offre pas d’évolution dialectique ; son argument est cyclique, arrêté net par une succession d’injections paradoxales. La structure proposée de la quête ne fonctionne par conséquent que potentiellement, de même que la volonté d’échapper à ce cycle. La nature cyclique des épisodes narratifs s’affirme dans le sous-titre de la partie « La dernière aventure », qui ajoute : « Jusqu’à ce que ce livre recommence », de même que par la fonction de la répétition et de la réitération tout au long du livre, et par les successions de fausses fins, ultimes visions et morts de don Quichotte. [...] L’équilibre dynamique du roman est reflété par un développement émotionnel au point mort de ses différents personnages, seulement partiellement différenciés. Don Quichotte, saint Siméon, Villebranche, Lulu, Juliette, et les différentes narratrices anonymes partagent tous une sensibilité où des besoins sexuels et émotionnels obsessionnels sont maintenus dans un état de frustration constant et nécessaire. [...] À travers tous ces personnages, Kathy Acker explore une impasse émotionnelle où le personnage féminin ne peut atteindre la liberté émotionnelle du fait des réalités de sa situation, sans toutefois renoncer à ses désirs impossibles. Kathy Acker : Don Quichotte 6 Cette aliénation à la vie courante est reflétée par le ton principal du roman, à la fois exalté et naïf, caractérisé par l’affirmation idéaliste de l’émotionnel inatteignable et des déclamations contre l’inévitable. Ce ton ne se cantonne pas aux personnages du roman, il est également celui de la narration à la troisième personne, laquelle revendique donc une affinité émotionnelle forte avec les personnages qu’elle met en scène. Cette narration apparaît au moins directement autobiographique. Elle a également une fonction satirique qui apparaît le plus clairement dans les digressions politiques. [...] Cette naïveté inflexible est celle de l’adolescence, le stade émotionnel où la confrontation entre le moi et la société à laquelle il doit s’accommoder atteint des sommets ; stade auquel le désir et la libido sont nouveaux, et aussi absolus que les codes sociaux et politiques répressifs qui les affectent dans leurs interactions sociales et sexuelles. Ainsi, les personnages de Don Quichotte sont tous pris en tenaille entre une volonté de créer des liens et un refus de compromettre leur intégrité émotionnelle. L’impossibilité de l’intégration sociale est garantie par l’antipathie des idéaux dominants de la société vis-à-vis de l’ouverture émotionnelle, sa subordination de l’homme aux valeurs économiques. Le matérialisme est perçu comme un développement rationnel de l’instinct de préservation, sa seule valeur étant la domination des structures naturelles, sociales et politiques. Les gardiens du matérialisme sont les enchanteurs malins, et la quête d’amour de don Quichotte, par conséquent, représente aussi une bataille contre eux : « Dès qu’on cessera tous d’être enchantés, expliqua don Quichotte, l’amour humain il redeviendra possible. » Pour don Quichotte, et pour les autres personnages centraux du roman, l’aliénation aux structures d’autorité, fruit de leur refus du matérialisme, est un état de rébellion perpétuelle. Cette mise à l’écart des valeurs sociales est extrême ; les personnages de Kathy Acker sont absolument irréconciliés, d’une manière qu’il serait difficile de soutenir vis-à-vis des forces de la réalité sociale. Leur oscillation permanente à la lisière de l’autodestruction émotionnelle est, au sein du contexte du roman (sous-titré « Ce qui était un rêve »), la condition cauchemardesque du temps arrêté ou cyclique. Cette sensation onirique est accentuée par la répétition et la variation de sa narration centrale et l’impression d’être pris au piège que produisent les faux développements du roman. Sa fonction pour le lecteur est analogue à l’accès à l’inconscient que peut procurer un Kathy Acker : Don Quichotte 7 rêve, mettant à nu des moi perdus ou refoulés, escamotés par l’intégration à une condition socialisée, intégration que les personnages de Kathy Acker refusent. [...] Le roman de Kathy Acker traite de façon très directe de l’expression du désir et de sa confrontation aux limites imposées à son expression et à sa réalisation. Ces limites ont des origines politiques, morales et religieuses, mais sont aussi le fruit des sexual politics [la politique du mâle, en référence à Kate Millett]. La problématique centrale est toujours une confrontation entre le désir et le contrôle. En termes politiques, la défense du désir par Acker se traduit par une quête de la liberté individuelle, une réaction anarchique à l’autorité. En Amérique, pays de la liberté, cela signifie une exposition aux mythes de la liberté qui renforcent les structures de pouvoir. La vision de la société américaine de Kathy Acker est proche de celle de Hobbes, sa vision canine de l’humanité est une métaphore de la réduction matérialiste de la société, et par conséquent des relations humaines, à l’état de nature de Hobbes. « Une vie de cabot repose sur des relations de pouvoir inégales ou sur la lutte pour le pouvoir. C’est la société dans laquelle on vit. Une vie de chien, même quand le chien est mort comme moi, est solitaire, misérable, ignoble, brutale, brève. La condition de chien est une condition de guerre, de tous contre tous : si bien que chaque chien a tous les droits, même vis-à-vis du corps d’un autre chien. C’est la liberté. » Kathy Acker offre une kyrielle de démythifications des mythes de la liberté de l’Amérique, qui prennent la forme de réponse possible à la question : « Quels sont les mythes fondateurs de l’Amérique ? ». [...] Les forces s’opposant à la libre expression du désir sont également manifestes dans le code répressif de la morale sociale et l’internalisation de ce code via le processus d’intégration sociale. [...] La famille en tant que mode d’intégration sociale est également attaquée par le roman. Dans « Portrait d’une famille américaine », la fille prodigue a quitté les horreurs de New York pour se réfugier dans sa famille. La scène d’accueil est représentée comme la rapide transformation de l’environnement aimant et rassurant pour lequel elle est revenue en un cauchemar de contraintes : « Tu as eu tout à fait raison de revenir ici… La famille c’est le seul refuge qu’on ait, tous autant que nous sommes. Papa et moi, nous en parlons en ce moment… C’est normal que les enfants se détachent de leurs parents. Tu avais envie de t’esbaudir dans le monde extérieur. Tu t’es esbaudie dans Kathy Acker : Don Quichotte 8 la haine et l’ordure extérieures… Tu as regagné la prison de ton plein gré. À partir de maintenant, tu feras ce que je te glapirai de faire et, surtout, tu seras qui je te demande d’être. C’est un disjoncteur. » [...] Cependant, les premiers rapports de pouvoir, qui forment la première forme d’oppression, sont ceux qui règnent entre les sexes : la quête d’amour qui agit don Quichotte et ses avatars est rendue impossible moins par les forces extérieures de la société que par la structure des relations sexuelles elles-mêmes. Ainsi est récusée l’idée d’une réciprocité dans l’amour car il s’agit d’une structure de domination dans laquelle le sexe dominant (masculin) définit l’autre en tant qu’objet dans le mécanisme du désir. [...] Le portrait par Acker de femmes encloses dans les relations sexuelles doit beaucoup à Luce Irigaray. L’analyse par Luce Irigaray du concept de la femme définie par les hommes comme absence ou vide – et la chosification des femmes comme biens sexuels – est présente dans toutes les relations sexuelles du livre, mais de façon plus concise encore dans l’emboîtement que fait Acker du Lulu de Wedekind dans les intrigues de Pygmalion de Bernard Shaw. Dans la première partie de ce texte, « La vente de Lulu » le père de Lulu, Schigold, la vend à Schön : « La fille m’appartient. Vous l’avez prise. Vous ne croyez donc pas à l’économie de marché ? » Et quand Schön, dont « l’expérience sociale » consiste à ce que Lulu devienne quelque chose, étant née de rien, finit par réagir contre la relation paternelle/sexuelle qu’il a nouée avec elle, il recule devant la menace posée par l’absence qu’il a définie : « Je te hais, trou… Je refuse tes démonstrations d’amour. Tu n’es rien, rien. Je refuse que tu entres par effraction dans mon monde, que tu me brises, me détruises. » Pour Acker, l’enjeu principal du féminisme est le besoin d’affirmer la sexualité féminine sans accepter le déterminisme social que cette sexualité implique dans une société dominée par les hommes. Le féminisme d’Acker n’est pas une condamnation définitive des relations sexuelles, mais la recherche constante pour leur procurer une forme viable. Elle rejette la tendance séparatiste du féminisme, lui préférant la quête dangereuse d’une hétérosexualité libérée. Par conséquent, ses personnages féminins sont vulnérables et désespérées : elles n’ont aucune autonomie et sont le plus souvent complètement dirigées par l’autre. Comme l’observe Cindy Patton : « la voix de ses femmes est beaucoup plus ambiguë que celle de la “femme forte” idéalisée dans de nombreuses fictions féministes. » Kathy Acker : Don Quichotte 9 Le livre s’achève par un rêve de don Quichotte dans lequel accepte l’impossibilité des relations avec les hommes, ou son « maître ». Elle se détourne de l’autonégation qui lui était imposée par la sexualité de son maître, son pouvoir absolu devenant l’égal du pouvoir de Dieu, jusqu’à ce que Dieu intervienne : « La ferme. D’où, d’où diable – du diable ? – t’est venue l’idée que je suis un homme ? » L’Absolu met lui-même en doute son sexe, et évacue ainsi les excuses d’une structure prédéterminée destinée aux relations sexuelles : « Dieu continua de se condamner, lui ou elle : “Donc maintenant que tu sais que j’ai des défauts, nuit, que tu ne peux te tourner vers Moi : tourne-toi vers toi-même :” » Il n’est plus possible pour don Quichotte d’attribuer l’échec de sa sexualité à un code masculin sexuel absolu. La chevalier accepte ces enseignements et sort de son rêve pour s’engager de nouveau dans le monde : « Tandis que je marchais aux flancs de Rossinante, je songeai à Dieu une minute de plus puis j’oubliai. Je fermai les yeux, la tête penchée en avant, comme une personne saoule depuis si longtemps qu’elle ne sait plus qu’elle est saoule, et puis, saoule, m’éveillai au monde qui se trouvait devant mes yeux. » Cette affirmation solide ne suggère pour autant aucune résolution, aucun succès si ce n’est la survie de la volonté. Le cycle des défaites infligé à la quête d’amour de don Quichotte laisse derrière lui un résidu de désir. Ces scories, c’est-à-dire la volonté sempiternelle de nouer des liens, de trouver une forme d’amour viable, est la valeur principale d’Acker et sa réfutation d’un nihilisme émotionnel. La quête de don Quichotte n’est ni résolue ni abandonnée, mais réaffirmée dans le dernier cycle du roman, le cycle du jour et de la nuit, qui identifie la quête à l’existence elle-même. Cette forme cyclique, essentielle à l’argument du roman, a également une fonction stratégique. L’usage que fait Acker d’un modèle narratif réitératif, épisodique, lui permet d’introduire de nombreuses sous-narrations : la continuité du texte étant une fonction des caractéristiques thématiques et du cadre de la quête qu’elle emprunte à Cervantès, sa substance jouit de la liberté d’une extrême discontinuité. La fonction de cette discontinuité est de créer une pluralité d’articulations textuelles et, ainsi, de subvertir toute identité narrative monolithique. [...] Son usage du plagiat est une stratégie centrale à ce processus. Il s’agit à la fois d’une attaque du « je » autobiographique et d’une stratégie d’originalité : non d’un abandon du contrôle de l’auteur, mais de sa textualisation. Acker a recours à cette stratégie tout au long de Don Quichotte, mais surtout Kathy Acker : Don Quichotte 10 dans la deuxième partie, « Autres textes », où elle fait le plus violence au cadre narratif du roman, en se justifiant par l’annonce succincte suivante : « Étant morte, don Quichotte ne pouvait plus parler. Étant née dans un monde d’hommes, faisant partie d’un monde d’hommes, elle n’avait pas de langage propre. Il ne lui restait plus qu’à lire des textes d’hommes qui n’étaient pas les siens. » Cette partie du roman se fonde sur quatre titres : Pétersbourg, de Biély, Le Guépard, de Lampedusa, Godzilla, le film japonais, et l’Esprit de la terre de Wedekind ainsi que La Boîte de Pandore. Comme le dit Tom LeCLair, « Don Quichotte a lu quatre œuvres de quatre écrivains qui créent ou perpétuent involontairement des stéréotypes dommageables aux femmes » « que Mme Acker malmène par la parodie débridée et la révision grotesque. » C’est se méprendre sur le but du plagiat révisionniste d’Acker. [...] Le plagiat chez Acker ne fait pas revenir le lecteur à l’auteur plagié, car il ne s’agit pas d’une tentative de se cacher derrière d’autres textes, mais de se les approprier. Son plagiat n’est pas un principe mécanique mais un processus révisionniste hautement subjectif, dans lequel le texte plagié est écrasé par les préoccupations qu’elle greffe dessus. [...] Ce plagiat revendiqué, telle que la lecture de Don Quichotte dont Kathy Acker stipule qu’elle est à l’origine de son roman, implique une association forte entre son mode d’écriture et son mode de lecture : la lecture non comme réception d’un texte, mais comme interaction entre le lecteur actif et subjectif et un texte toujours regardé comme ouvert ou sous-déterminé. C’est également le mode de lecture que sa propre œuvre encourage. [...] Écriture et lecture sont des formes équivalentes qui forment une interface entre le moi et le texte. Cette coexistence de la textualité et de la subjectivité apparaît dans certaines manies stylistiques du roman, qui tend à mêler un formalisme textuel rigide à de fortes idiosyncrasies. Les narrations imbriquées d’Acker réclament souvent deux ou trois niveaux de dialogue, doublement ou triplement des guillemets et des tirets de dialogue [...] Ce soin de la mécanique du texte se retrouve dans l’usage fréquent que Kathy Acker fait des parenthèses, souvent doublées lorsqu’elles sont emboîtées les unes dans les autres, et rouvertes sans être refermées lorsqu’elles inaugurent un nouveau paragraphe. [...] Elle crée les mêmes genres d’effets à un niveau sémantique par son usage du « ou » pour lier deux équivalents plutôt qu’alternatives. Ce procédé (avec ses variantes « c’est-à-dire », « à savoir ») est omniprésent dans le roman, Kathy Acker : Don Quichotte 11 et induit une impression de discours philosophique dans lequel l’argument procède en établissant une équivalence logique entre certains concepts fondamentaux. En fait le lien entre ces concepts ainsi liés est rarement un lien d’équivalence nécessaire, mais est grandement associatif. Les concepts sont unis non sur la base d’une identité logique générale mais selon leurs liens antérieurs dans un contexte précis, souvent chargé émotionnellement. En dehors de sa fusion significative entre le subjectif et l’objectif, cette élévation de l’association affective au rang de l’équivalence logique participe grandement à l’atmosphère du roman. Les motifs dominants exprimant les thèmes de l’impossibilité des relations sexuelles, la négation des femmes, l’étranglement des conditions sociales et politiques et la persistance perverse du désir deviennent tous si inextricablement entremêlées que la sensation d’emprisonnement au sein d’une matrice d’impératifs contradictoires est tangible dans l’écriture. Un autre choix stylistique qui met à jour la coexistence du personnel et du textuel est l’abréviation insistante par Acker de toutes les formes du verbe to be, pas seulement dans le discours mais aussi dans la narration. L’effet immédiat d’une telle manie est de suggérer le caractère idiomatique du discours, de créer une forte impression de voix narrative individuelle, d’un texte comme discours retranscrit. Mais l’usage qu’en fait Acker s’éloigne tant de l’oralité normale du discours qu’elle renverse en fait cet effet, présentant plutôt un procédé textuel qui renforce son extrême artificialité : « That’s how males’re ». […] La chevalier dans sa folie offre deux visions conflictuelles de la possibilité d’acquérir un langage qui fasse sens en dehors du discours dominant. La première est optimiste : « J’écris des mots pour vous que je ne connais pas ni ne peux connaître, pour vous qui serez toujours différents de moi et me serez étrangers. Ces mots demeurent aux confins du sens et ne sont pas grammaticalement corrects. Car lorsqu’il n’y a pas de pays, pas de communauté, le locuteur ne sait quel langage utiliser, comment parler, s’il est possible de parler. Le langage est communauté. Chiens, j’invente à présent une communauté pour vous et moi. » Ici, la communauté est création de langage. Plus tard, la possibilité inverse apparaît : « Je voulais trouver un sens ou mythe ou langage qui fût mien, plutôt que ceux qui essaient de me contrôler ; mais le langage est commun or il n’y a pas de communauté ici. » Le roman n’offre pas de résolution, et Kathy Acker ne Kathy Acker : Don Quichotte 12 croit pas non plus qu’il y en ait une, mais elle s’attelle toutefois à user d’un langage qui la définisse de manière qu’elle ne puisse en communiquer la rébellion que dans son caractère ineffable : « J’écris. Je veux écrire je veux que mon écriture n’ait pas de sens je veux que mon écriture soit stupide. Mais le langage que j’utilise n’est pas ce que je désire et fabrique, c’est ce qui m’est donné. Le langage est toujours une communauté. Le langage est ce que je sais et c’est mon cri. » © Novel Arguments, Cambridge University Press, 1995. Kathy Acker : Don Quichotte 13 ▌DON QUICHOTTE : TEXTE ET VIOLENCE : KATHY ACKER FRAPPE À NOUVEAU Village Voice Literay Supplement, C. Carr Don Quichotte est aujourd’hui une « theoretical girl », un personnage féminin progressant sur les jambes grêles du poststructuralisme ; à savoir, elle peut vous expliquer ce que signifie être un con. Katy Acker remet donc au goût du jour un nouveau classique. […] De par son didactisme intelligemment caché, son don Quichotte a quelque chose en commun avec l’original. Cervantès espérait que les lecteurs apprendraient à « abhorrer les histoires mensongères et aberrantes des livres de chevalerie » qui avaient rendu fou son don Quichotte. Le don Quichotte d’alors croyait en la fiction et voyait dans ce misérable monde un paysage de monstres, d’enchantements, et de princesses se languissant d’amour. La don Quichotte d’Acker ne croit en rien. Elle sait qu’elle erre dans un monde de mensonges et de faux-semblants, que l’identité en soi est une fiction internalisée. N’empêche qu’elle aussi est devenue folle, parce qu’elle est sur le point de subir un avortement. Comme le dit une autre jeune narratrice dans un des précédents livres d’Acker, Sang et stupre au lycée : « Les avortements sont le symbole, l’image extérieure des relations sexuelles dans ce monde. Décrire mes avortements est pour moi la seule façon réelle de vous parler de la douleur et de la peur… » Son avortement procure à don Quichotte « l’idée la plus insensée que jamais femme eût conçue. C’est-à-dire aimer. » Si bien que ce rien-errant se battra contre l’amour tout comme le vieux don contre ses moulins à vent, car dans le monde des romans d’Acker, l’amour n’existe pas. En tout cas, assurément pas l’amour romantique. Dans tous ces livres, Acker est obsédée par son rapport aux hommes et au langage (des hommes). L’échec est sans doute inévitable, mais elle se trouve dans l’obligation de continuer à essayer. L’échec, en fait, est parfaitement Kathy Acker : Don Quichotte 14 rationnel du point de vue intellectuel. Kathy Acker fait partie de cette tradition séculaire d’écrivains – des dadaïstes aux déconstructionnistes – qui ont agoni d’injures les limites du monde. Et elle a assurément incorporé les théories poststructuralistes sur la mort de l’Auteur (de l’originalité), la fin de l’humanisme, l’impossibilité de la vérité. Comme l’une des jeunes narratrices de Don Quichotte explique à une amie, ces philosophies lui ont donné « un langage pour parler de mon travail ». C’est donc ce que fait don Quichotte, car Kathy Acker déconstruit le genre dans ce roman comme elle l’a encore jamais fait. En tant qu’écrivain qui se sent davantage à l’aise dans le milieu de l’art contemporain que dans le milieu littéraire, Acker s’attelle aux problématiques posées par la sexualité et sa représentation que nous voyons dans l’œuvre d’artistes telles que Barbara Kruger, Sherrie Levine, et Cindy Sherman. Peu de romancières se collettent avec des questions aussi difficiles de manière aussi frontale. […] Don Quichotte meurt à la fin de la première partie, elle n’apparaît pas dans la section médiane du livre, intitulée « Autres textes ». (Dans les textes de Kathy Acker, la « mort » signifie souvent qu’il n’y a aucun espoir d’obtenir ce que l’on désire – comme c’est le cas ici. « Autres textes » se révèle être des variations par Acker sur le Lulu de Wedekind, débordant d’incidents présentant une vision victimaire de la femme : une femme se tailladant les poignets tandis qu’un homme lui dit « jamais un homme ne t’aimera » ; une femme se demandant « comment mon corps éprouvet-il du plaisir ? » et répondant par ce qui procure du plaisir à son petit ami. Mais toute cette partie a été préfacée par une note stipulant que don Quichotte, étant morte, ne peut parler. « Il ne lui restait plus qu’à lire des textes d’hommes qui n’étaient pas les siens ». Sachant cela, elle évite d’être une victime, mais ne parvient pas non plus à devenir victorieuse. Elle est dans les limbes, se promène dans les ombres de New York et de Londres et apparemment, aussi dans le temps, espérant combattre les enchanteurs malins qui empêchent la connaissance de soi et rendent l’amour impossible : la pauvreté, l’aliénation, la peur, l’incapacité à agir sur le désir, l’incapacité à ressentir. Elle comprend qu’elle mène une quête picaresque dans une terre masculine, donc étrangère. Pour continuer il va lui falloir devenir en partie homme. Don Quichotte se déclare donc « femme-homme » ou « chevalier-nuit » après avoir pris pour nom « cathéter » et « rosse-rossée ». Et pour la première fois sans Kathy Acker : Don Quichotte 15 doute dans un roman de Kathy Acker, la narratrice rencontre une série de compagnons – ses Sancho Panza –, plutôt que d’amants. Le premier, saint Siméon, disparaît rapidement pour revenir quelques pages plus tard sous la forme d’un chien doué de parole. Don Quichotte philosophie beaucoup. Sur son avortement : « Ma blessure est intérieure. C’est la blessure du manque d’amour. Puisque vous ne pouvez la voir, vous dites qu’elle n’est pas là. » Sur la façon dont les choses ont changé entre les hommes et les femmes : « Aujourd’hui l’amour est une condition du narcissisme, parce qu’on nous a appris la possession ou le matérialisme plutôt que l’amour non possessif. Ces gens des temps jadis n’avaient pas de langage propre, c’est-à-dire une Haute Culture correcte. Ils étaient simplement confus, et cette confusion les portait à l’amour. ». Sur sa quête personnelle : « Fallait-il vraiment qu’elle fût un homme pour aimer ? Une femme, qu’était-ce ? Une femme, était-ce différent d’un homme ? Qu’était cet « amour » que pour trouver, elle chamboulait toute sa vie, après n’avoir fait qu’en rêver ? » […] Dans Don Quichotte, la chevalier, très consciente d’être un « objet », un « miroir », et un « trou sans fond » s’aperçoit que son problème réside en partie dans les définitions et ceux qui ont le pouvoir de définir. « Je voulais trouver un sens ou mythe ou langage qui fût mien, plutôt que ceux qui essaient de me contrôler » se dit Don Quichotte vers la fin du livre, sachant qu’elle a échoué. Comme chez les féministes françaises telles que Luce Irigaray et Hélène Cixous, les personnages féminins d’Acker trouvent leur seule vérité dans le corps, dans la sexualité. Comme l’une des chiennes compagnes de Don Quichotte lui dit : « Mes sensations physiques m’effraient parce qu’elles me confrontent à un moi alors que je n’ai pas de moi ». Cette chienne pourrait facilement être don Quichotte soi-même. Les narratrices dans l’œuvre de Kathy Acker semblent toujours interchangeables, différents noms portant une voix enragée – obscène, cynique, perplexe, exigeant d’être baisée. » […] © War of the Words: 20 Years of Writing on Contemporary Literature, Joy Press, 2001. Kathy Acker : Don Quichotte 16 ▌À PROPOS DE DON QUICHOTTE PAR KATHY ACKER Entretiens avec Larry McCaffery et Ellen G. Friedman. La raison principale pour laquelle j’ai écrit Grandes espérances et Don Quichotte était de voir comment des textes déjà établis au sein de notre matrice sociétale fonctionnaient – ou bien je voulais les détruire, ou en faire quelque chose d’autre. Alors je prenais un texte qui me plongeait dans la confusion ou la perplexité, voire que je trouvais formidable, et j’ai fait interagir ces choses avec d’autres textes. Mais ce texte était toujours donné, et ce que je faisais, c’était produire une réaction envers lui. Je ne construisais rien d’autre que ma propre réaction envers lui, c’était donc clairement un processus de déconstruction. Je démontais les choses, comme le font parfois les enfants, et j’utilisais toutes les stratégies auxquelles je pouvais penser pour les démantibuler. Et puis, à la fin de Don Quichotte, je n’ai plus envie de faire ce genre de choses. Don Quichotte a été choisi au hasard, même si une fois que j’avais commencé avec ce livre je l’ai gardé pour des raisons précises. Il s’est trouvé que Don Quichotte était le livre que j’avais emporté avec moi à l’hôpital alors que j’étais sur le point de subir un avortement. En fait, la première scène de Don Quichotte est exactement ce que j’ai écrit juste avant l’avortement. Je n’arrivais pas à réfléchir pendant que j’attendais, donc je me suis simplement mise à copier Don Quichotte. C’était ma version d’un tableau de Sherrie Levine, quand tu copies quelque chose sans aucune justification théorique derrière ce que tu fais. On me demandait sans cesse si j’avais choisi Don Quichotte pour une certaine perspective féministe, mais ce n’était pas vraiment le cas. Il a quelques passages dans le livre où je me suis retrouvée à traiter de problèmes féministes – par exemple un endroit j’ai essayé de me colleter avec la perspective d’Andrea Dworkin, selon qui les hommes sont absolument mauvais et responsables de toute la merde qu’il y a dans un monde. Et bien après être arrivée au milieu du livre, j’ai commencé à entrevoir que l’objet du livre était, d’un certain côté, de s’approprier des textes d’hommes et de tenter de trouver sa voix en tant que femme (j’en Kathy Acker : Don Quichotte 17 parle beaucoup dans la deuxième partie du livre). Mais au début j’étais surtout fascinée par cette notion de Levine qui consiste à voir ce qui se produit lorsque l’on copie quelque chose sans raison apparente. J’ai gardé le livre parce que quand je me suis mise à lire Don Quichotte (je n’avais jamais lu avant) je me suis trouvé fascinée par la façon dont il fonctionnait. Si bien que déconstruire Don Quichotte était pour moi un acte de lecture. En fait, tous mes textes sont très profondément des actes de lecture. Au départ, comme pour faire une blague, j’ai simplement procédé aux changements du masculin ou féminin pour voir que ça donnerait. Je ne crois pas qu’il y avait grand-chose derrière, outre ce mouvement direct et simple. Quand j’utilise « je », je suis et je ne suis pas ce « je ». C’est un petit peu comme au théâtre : je suis une actrice et c’est le rôle que j’interprète. Je suis arrivée au plagiat depuis une autre perspective, après avoir exploré la schizophrénie et l’identité, et j’avais envie de voir à quoi ressemblerait un pur plagiat, en partie parce que je ne comprenais pas ma fascination. J’ai choisi Don Quichotte comme sujet par hasard, vraiment. Je pense que le fait qu’il s’agissait d’un texte d’homme était un petit peu accidentel, peut-être consciemment accidentel. Quand j’étais petite, j’allais dans une école pour filles. La première fois que j’ai entendu parler de féminisme, j’étais à l’université. Je n’avais jamais rien lu sur le féminisme jusqu’à ce que je grandisse et m’aperçoive que la société était profondément sexiste. Je n’écris pas consciemment en tant que féministe [...]. Je n’ai jamais posé comme règle : « Je suis une femme, féministe, et je vais m’approprier des textes d’hommes ». Il se trouve que je donne un cadre à mon œuvre bien après l’avoir écrite. L’épigraphe que vous avez citée au début de l’entretien (« Étant morte, don Quichotte etc. ») provient d’une question que je me suis posée : « Pourquoi ai-je écrit tous ces textes ? » En fait, j’avais d’abord écrit la deuxième partie de Don Quichotte en réécrivant des textes, prise d’une impulsion semblable à celle de Sherrie Levine. Puis j’ai écrit la première et la troisième partie, plus tard. Le passage sur Lulu m’avait été demandé par Peter Brooks pour une pièce. Et il me semble bien que j’avais aussi écrit au préalable le passage sur Le Guépard. Puis j’ai vraiment subi un avortement. Puis je me suis retrouvée avec tous ces morceaux et j’ai pensé qu’ils pourraient s’assembler harmonieusement. Je me suis aperçue que Don Quichotte, plus que n’importe quel autre de mes livres, pose la question de l’appropriation des textes d’hommes et que la partie médiane Kathy Acker : Don Quichotte 18 de Don Quichotte traite vraiment de la tentative de trouver sa voix en tant que femme. Si bien que le féminisme qu’on peut y trouver est presque une pensée après coup, ce qui n’est pas une façon d’invalider le féminisme. Mais je ne dis pas, je suis féministe, par conséquent je vais faire telle et telle chose. Il est arrivé que les gens se plaignent, au sujet de mon œuvre, du fait que je ne travaille pas à partir d’une tradition morale ou idéologique. Je prends des matériaux et c’est seulement à la fin que je comprends ce qui est à l’œuvre dans mon écriture. Par exemple, pendant que je l’écrivais, je ne me suis jamais dit que Sang et stupre au lycée était particulièrement misandre, or c’est la raison pour laquelle les gens ont été très contrariés. [...] © Some Other Frequency, Pennsylvania University Press, 1996. © The Review of Contemporary Fiction, Dalkey Archive Press, 1989. Kathy Acker : Don Quichotte 19 ▌DON QUICHOTTE DE KATHY ACKER OU LA TRADUCTION DONQUICHOTTESQUE Laurence Viallet Kathy Acker, pirate des lettres, plagiaire magnifique, passe son œuvre à questionner le concept d’originalité, qui lui paraît caduc au XXe siècle, et dans ce Don Quichotte plus que dans aucun de ses autres textes. En réinventant en 1986 le roman picaresque de Cervantès, dans lequel son don Quichotte est une femme, elle s’impose d’emblée, par cet infratexte, un cadre, un référent conceptuel. Un des aspects modernistes du texte de Miguel de Cervantès fut sa mise en question de la position auctoriale, notamment en stipulant que le texte dont il nourrissait ses écrits avait été produit par l’Arabe Cid Hamet Benengeli, véritable auteur du texte. Cette première mise en abyme permettait d’ouvrir la boîte de pandore du palimpseste et de l’intertextualité dont Kathy Acker s’est ensuite régalée. Cervantès tisse aussi un entrelacs de textes d’une richesse exubérante. Don Quichotte, fou d’avoir trop lu de romans de chevalerie, s’en va mener une quête qui devient également narrative et dans laquelle seront mêlées références aux romans d’amour courtois, ballades, poèmes, chansons, etc. en une polyphonie moderniste. Il n’est pas donc pas étonnant que Kathy Acker se soit emparée avec joie de ce texte, auquel elle désire faire écho. Sa version de Don Quichotte m’a paru fournir un écho conceptuel étonnamment juste au Cervantès originel. Chez Kathy Acker, don Quichotte est une femme de soixante-six ans rendue folle non par la lecture de trop nombreux romans de chevalerie, mais par un avortement, et qui entreprend de se livrer à la quête la plus folle que femme puisse entreprendre, à savoir celle de l’amour. Cette quête, qui pose la question de l’identité féminine, est aussi celle d’un langage. Née dans un monde d’hommes, appartenant à un monde d’hommes, don Quichotte n’a pas de langage propre. Ce roman est sa tentative d’en trouver un, notamment en réécrivant des textes d’hommes. C’est de ce point dont je voudrais parler ici pour évoquer les enjeux posés par la traduction de ce texte. Tout comme Kathy Acker reprend le canevas conceptuel de Cervantès, j’ai choisi pour traduire ce texte en français de reprendre le canevas conceptuel d’Acker. La traduction que je présente s’est donc attachée à être fidèle au concept, et non pas à la lettre. Il a non pas fallu traduire ce que disait Kathy Acker, mais s’interroger sur la production, l’origine de son énonciation, sans toujours la traduire littéralement, afin de démêler la question de l’intertextualité dans son Don Quichotte. Il m’est apparu que faire autrement, en considérant le texte d’Acker comme texte qui lui aurait été propre, qui aurait été sien et non pas habité par ceux des autres, aurait été corrompre ses intentions, son dispositif, sa vision de la littérature et de l’écriture comme lecture. Je me suis ainsi retrouvée en position d’enquêtrice-lectrice. Kathy Acker déclara au sujet de ses expériences littéraires : « Je me suis alors intéressée au “texte pur”. Aux textes des autres… C’était comme quand on est petit ; tout à coup ouvre un magasin de jouets et le magasin de jouets s’appelait «la culture». » Afin de voir quels étaient les jouets qu’elle avait déballés dans son texte, j’ai dû procéder à un travail de sourcier, d’enquête, pour tenter de démêler les fils de l’intertexualité (en l’absence de l’auteur mort) et de repérer les textes d’autres incorporés à la narration, et voir dans quelle mesure Kathy Acker pratiquait la citation verbatim, la paraphrase, la réécriture, ou bien l’évocation référentielle avec saupoudrage lexical calqué sur l’original destiné à induire une impression d’authenticité, malmenant ou déformant ces textes. La question se posait notamment, bien entendu, pour le texte source, le Don Quichotte de Cervantès, pour lequel il a fallu voir avec quelle traduction en anglais Kathy Acker avait travaillé. Analysant ensuite les passages concernés, j’ai pu noter les altérations qu’elle avait apportées au texte. Lorsque la traduction de Cervantès était citée verbatim par Kathy Acker, j’ai suivi le même procédé avec la traduction de Cervantès en français (choisissant celle de Jean Raymond Fanlo). Dès lors, il s’agissait de passer à la question tous les mots du texte, de chercher leurs fantômes, en repérant les textes de langue anglaise (Milton et Le Paradis perdu, Jane Eyre, Les Hauts de Hurlevent, Ben Jonson, Pygmalion de Bernard Shaw, Wilkie Collins, Conrad, Pearl Buck, Lawrence Durrell et Justine, Shakespeare Roméo et Juliette et Le Marchand de Venise, Woolf et Orlando, Conrad, et ceux des pères fondateurs de l’Amérique – John Kathy Acker : Don Quichotte 21 Cotton, William Dewsbury –, de Thomas Jefferson, de Francis Bacon…). Il a également fallu aller aux sources des emprunts à la littérature traduite (Sade, Augustine de Villeblanche ou Le Stratagème de l’amour, l’Histoire de Juliette, La Bible, Biély et Pétersbourg, Wedekind et Lulu, Sophocle et Œdipe roi, Le Guépard de Lampedusa, Dante, Céline, Samuel Beckett et En attendant Godot, Catulle, et bien sûr Cervantès et Don Quichotte mais aussi Le Dialogue des chiens, issu des Nouvelles exemplaires), pour ensuite les adapter aux traductions françaises des mêmes textes. Par exemple, voyant qu’elle citait Beckett avec cette phrase en anglais : « What are you waiting for ? », que j’aurais spontanément pu traduire par « Qu’attends-tu ? » Ou même « Qu’attendez-vous » (l’anglais ne disposant pas de la différenciation vouvoiement/tutoiement) je ne pouvais en rendre une traduction satisfaisante qu’en vérifiant qu’il s’agissait-là d’une copie de la traduction anglaise d’En attendant Godot, qui correspondait en français, dans le texte original, à « Qu’est-ce que tu attends ». Il s’agissait alors de suivre cette partition, aussi contraignante, voire oulipienne soit-elle, aussi imperceptible les nuances soient-elles pour le lecteur non averti, pour rendre toute la couleur, les connotations, l’intelligence, et les intentions du texte ackérien. Faisant référence à Roméo et Juliette de William Shakespeare, Kathy Acker fait intervenir dans son texte une nurse, terme anglais polysémique signifiant à la fois infirmière (ce qui convient très bien au contexte hospitalier dans lequel se trouve Don Quichotte du fait de son avortement) et nourrice, puisqu’il s’agit-là de la nourrice qui gronde Juliette. J’ai choisi de me rallier à la traduction de Shakespeare, pour honorer le travail d’intertextualité, faisant le choix de la littérature, du canon, plutôt que du contexte, regrettant toutefois que l’ambiguïté ménagée par l’anglais soit ainsi pulvérisée par le passage au français. Quand Acker, faisant intervenir la théâtralité dans son texte, joue avec le Lulu de Wedekind, la technique d’intertextualité se complique encore. En effet, petit à petit, l’évocation du texte de Wedekind se fait dévorer par celui de Bernard Shaw, Pygmalion, phagocytage littéraire que seule une lecture soupçonneuse pouvait mettre à jour. Nous sommes là dans un système de mises en abyme multiples, une sorte de vertigineux cannibalisme en poupées russes. En fin de volume, Kathy Acker s’amuse de l’Histoire de Juliette, de Sade. Kathy Acker : Don Quichotte 22 Dans ce cas, il a fallu ausculter la manière dont le texte sadien avait été traduit en anglais, originellement, pour ensuite repérer les permutations ackeriennes. Dès lors, j’ai suivi le même mode opératoire dans la traduction en français, en copiant le texte de Sade quand Kathy Acker avait copié sa traduction anglaise, et y mêlant la narration d’Acker. Cela a été pour moi l’occasion de découvrir que Sade était massacré en anglais, sa traduction étant tronquée, défectueuse, fausse, et détournée par le traducteur. La traduction que je propose du passage concerné en citant Sade présente donc un hiatus par rapport au texte offert par Kathy Acker, hiatus qui tient à cette piètre traduction de Sade en anglais. Dans ce cas, l’infidélité par rapport au texte présenté par Kathy Acker n’est pas le fait de contresens mais le fruit de cette volonté de me mettre, en tant que traductrice, dans la position où se trouvait Kathy Acker. Don Quichotte est le texte d’Acker qui pose le plus la question du genre, de l’identité sexuelle, dans une volonté performative de s’éloigner d’un essentialisme mortifère. Il se trouve que le fait que les adjectifs ne soient pas accordés en anglais, lors des narrations à la première personne, ne permet pas de spécifier clairement le sexe du locuteur. Le français n’autorise pas cette indétermination. Dès lors, il a aussi été nécessaire de se fonder sur les textes sources pour pouvoir prendre ces partis, et respecter le sexe du locuteur. À cette confusion des sexes, des genres, se mêle une confusion des espèces. Kathy Acker, en référence au Dialogue des chiens de Cervantès, in Nouvelles exemplaires, fait apparaître dans la troisième partie de don Quichotte une meute de chiens bavards, d’hommes déshumanisés et rabaissés au rang de bêtes (Nixon, Kissinger, etc.) Le marqueur en anglais est le plus souvent un discret it, ce qui constitue dans le fil de la narration un très fort ressort comique. Le français ne dispose pas de ce pronom neutre, mais il m’a semblé qu’il ne fallait pas forcer le trait en surtraduisant et en spécifiant « le chien ». Donc, un peu à la manière d’Acker, j’ai décidé d’introduire des accidents cocasses dans le texte, tel personnage se « lavant les pattes » de telle situation, tel autre tombant « truffe à truffe » sur un ami, etc. On le voit, ce texte de Kathy Acker est marqué par une profusion verbale, une poésie débridée, une fantaisie azimutée et spectaculaire, qu’elle traduise Catulle, raconte des fables, décrive des peintures de Goya, rédige des essais philosophiques et politiques, relate le film Godzilla, fasse de la poésie, des commentaires de texte, des références à la santería… Kathy Acker : Don Quichotte 23 Notons en conclusion que Kathy Acker, l’Arabe, nous donne la clé de ses manipulations, dans un passage drolatique p 27 : Les dirigeants arabes sont des menteurs ; le mensonge est constitutif de la culture arabe tout autant que la véracité et le franc-parler, c’est américain. Contrairement à la culture américaine et occidentale (en règle générale), les Arabes (dans leur culture) n’ont aucune (notion de l’) originalité. C’est-à-dire, de la culture. Ils écrivent de nouvelles histoires peignent de nouveaux tableaux et cætera en se contentant d’embellir de vieilles histoires de vieux tableaux… Ils écrivent en découpant des morceaux de textes déjà écrits et trouvent d’autres moyens de défigurer les traditions : en changeant des noms importants en noms idiots, en faisant des blagues salaces à propos de choses qui devraient nous paraître de la plus haute importance, comme la guerre nucléaire. Peut-être demanderez-vous ce que les Arabes peuvent bien savoir de l’armement nucléaire. Notre réponse sera que les hommes, étant cupides, poltrons, et esclaves d’un pouvoir cruel, ont toujours su. Les Arabes ne font pas exception. Pour cette raison, un texte typiquement arabe, ou un tableau, ne contient ni personnages ni narration, car l’Arabe, estimant que de telles fictions, c’est mal, idolâtre le néant. © Laurence Viallet, 2010. Kathy Acker : Don Quichotte 24 Éditions Laurence Viallet 73-75 rue de la Plaine 75020 Paris Contacts : e-mail : [email protected] site internet : www.editions-laurence-viallet.com SARL Éditions Laurence Viallet 73-75 rue de la Plaine 75020 Paris APE 221A - 500 210 166 R.C.S. Paris Illustrations : tous droits réservés.