Visions européennes des monnaies traditionnelles africaines

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Visions européennes des monnaies traditionnelles africaines
JOSETTE RIVALLAIN
Visions européennes des monnaies traditionnelles africaines
Les spécialistes européens des monnaies considèrent
avant tout leur monnaie comme étant «la monnaie»
par sa matière, sa forme et les usages qu’ils lui reconnaissent sont les seuls bons: «pièce de métal frappée
par l’autorité souveraine pour servir aux échanges1».
On a voulu accorder à cette définition une valeur universelle. Toutefois l’étude précise des monnaies et de
leurs fonctions tant chez nous que dans d’autres
sociétés échappent et dépassent ces limites, certes
commodes, mais bien étroites, car l’objet monétaire
est avant tout le produit d’une convention liée à un
contexte précis.
au Darfour, avant l’ouverture du commerce transatlantique. Les échanges initialisés par les Arabes à partir
du XIe siècle à travers le Sahara était de nature commerciale, même si, le long des pistes caravanières, circulaient des hommes de provenance variée, lettrés,
religieux, artisans en majorité, marquant ces nouveaux
mondes de leurs connaissances et de leur savoir-faire.
Les récits de ces voyages et des activités diverses rapportées par les écrivains arabes ont permis à
l’Occident de rêver à ces contrées lointaines et à l’or
africain, même si les chemins suivis par ce précieux
métal se sont modifiés au gré de la demande, des aléas
politiques et climatiques2.
Le contexte des monnaies africaines est particulièrement dédaigné et mal connu, la mode actuelle étant de
retenir seulement certaines d’entre elles et de les élever au rang d’œuvre d’art. Or, en l’absence de travaux
de terrain systématiques, car nous sommes dans un
monde où le savoir se transmet oralement, nos connaissances de l’ensemble du passé des différentes
sociétés africaines restent toujours fragmentaires,
même si elles ont bien progressé depuis trente ans.
Les Arabes circulaient le long des voies terrestres, les
Européens, dès le XIVe siècle, et pour un bon moment,
le long d’axes maritimes, à la recherche de matières
premières et de main d’œuvre. Déjà, les Arabes évaluaient les prix dans leur propre monnaie, quelque soit
le mode de tractation effectif, rendant difficile la compréhension des objets servant matériellement à payer
car, parfois, ils réussissaient à introduire leur propre
numéraire.
De nos jours, l’étude des monnaies africaines et des
usages anciens se fait essentiellement à travers des
écrits rédigés en langues arabe ou européennes, par des
auteurs d’origines et d’intérêts très divers.
Les Européens leur ont emboîté le pas et ont également cherché à y placer leurs numéraires, évaluant
dans la monnaie de leur pays respectif le résultat de
leurs tractations. Au moins une partie des modes de
paiement arabes étaient connue des voyageurs européens venus faire du commerce sur la côte atlantique.
Des auteurs européens ont consacré des récits à la description de l’Afrique intérieure aux XVe et au XVIe siècles: citons celui de Giovanni Lorenzo Anania, originaire de Calabre, publié en 1573: L’Universale Fabrica El
Mondo, Overo Cosmographia, qui, lui-même, utilisait différentes sources, dont les écrits de Jean-Léon
l’Africain et les informations rapportées par des commerçants italiens et allemands qui allaient négocier
jusqu’au Sénégal et au Darfour3.
Historique des premiers contacts
Nous conservons le témoignage de quelques navigateurs européens qui accostèrent sur la côte atlantique
de l’Afrique au niveau de l’actuelle Mauritanie dès le
XVe siècle.
Toutefois les Européens avaient déjà connaissance des
produits achetables en Afrique et de ceux que les
Africains réclamaient grâce à une ancienne implantation à Ceuta et à une traditionnelle participation aux
conflits avec le Maroc. L’histoire garde la mémoire
d’Européens qui allèrent jusqu’à la Boucle du Niger et
1. Le Petit Larousse, 1988.
2. J.M. Cuoq, 1975.
3. D. Lange et S. Berthoud, 1972.
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Comme les dirigeants des mondes arabes, les souverains
portugais impliqués dans la recherche de nouveaux mondes s’attachèrent des chroniqueurs pour les tenir informés.
Ces hommes citèrent rarement les sources auxquelles
ils puisaient, rendant difficile l’évaluation de leur vraisemblance et de leur fiabilité. En fait, il durent suivre
la même démarche qu’Anania et certains, tel Gomes
Eanes de Zurara, se rendirent en «Afrique». Zurara
alla à Ceuta4. Un autre auteur portugais, Diogo
Gomès, participa à plusieurs expéditions le long des
côtes africaines de 1445 à 1460 et remonta le cours
de la Gambie. Les renseignements glanés le long de
cette percée vers l’intérieur lui permirent de se faire
une idée des activités commerciales réalisées5.
Les navigateurs, pendant plusieurs siècles, ne firent
que jeter l’ancre et accoster au rivage en quelque
points de la côte atlantique, la plupart des transactions se déroulant à bord des navires. Ce n’est qu’en
de rares endroits que les Européens se virent accorder
une bande de terrain pour installer comptoirs et habitations dont la survie ne fut pas toujours aisée.
Ainsi, commerçants d’origine arabe et commerçants
européens eurent, au fil des siècles, des relations de
nature commerciale avec plusieurs régions de
l’Afrique et certains ont fait part avec détails de leurs
observations et de leur étonnement.
Parmi les plus anciens traitant des monnaies africaines,
citons quelques passages de Jean Léon l’Africain, qui
dut rédiger sa Description de l’Afrique entre 1516 et
15266. Ce Maure voyagea beaucoup en Méditerranée et
en Afrique, jusqu’au Bornou, vraisemblablement avant
d’être capturé par un corsaire sicilien et offert au pape
Léon X. Maîtrisant les instruments monétaires arabes
et italiens, il exprime les prix, décrit la valeur de la monnaie, tantôt en mitkal, tantôt en ducat ou en quattrini,
notamment dans sa description de la Boucle du Niger.
Le mitkal y était l’unité de poids de poudre d’or largement répandue, le ducat, une monnaie d’or européenne
courante et le quattrini, une monnaie de cuivre permettant d’évaluer les petites sommes.
Il observe attentivement les transactions et nous rend
une description précise des équivalences et des modes de
fonctionnement: «comme il n’y a pas de monnaie frappée, l’once d’or représente sept ducats un tiers. L’once
est la même que l’once italienne, mais la livre fait 18
onces; ils la nomment rothl. Cent rothl font un quintal.»
Au sud du Maroc, à Tajent, on payait en «petites pièces
d’étoffes de la valeur d’un ducat, au lieu de quattrini, on
emploie des morceaux de fer du poids d’environ une
once… A Djenné, la monnaie qu’emploie les Noirs est
d’or non frappé. Ils utilisent aussi des morceaux de fer
pour le paiement des choses de peu de valeur telles
que le lait, le pain, le miel. Ces morceaux pèsent une
livre, une demi-livre, un quart de livre». Là également,
des cotonnades tissées localement se cédaient contre
«beaucoup de draps d’Europe, du cuivre, du laiton, des
armes», auprès des marchands de Berbérie. Au marché
de Gao, on proposait des esclaves et de l’or contre des
chevaux, des étoffes, des sabres, des harnachements,
des articles de mercerie et de droguerie. Des listes de
produits échangeables apparaissent dans cette description des différentes régions du Sahel central, avec,
parfois, leur provenance géographique.
Dans le royaume de Tombouctou, «le roi possède un
grand trésor en monnaie et en lingots d’or. Au lieu de
monnaie frappée, on emploie des morceaux d’or pur,
et, pour les achats minimes, des cauris, c’est-à-dire des
coquillages apportés de Perse dont 400 valent un
ducat7». Visiblement, Jean Léon l’Africain a mené ses
observations en priorité sur les marchés.
Des descriptions du même type se retrouvent dans les
documents des XVIIe et XVIIIe siècles, concernant les
mêmes régions de l’Afrique, notamment dans les
Tarikhs8. Ces mentions sont précieuses, car nous savons
qu’il existait une réelle diversité de monnaies, mais nous
laissent sur notre faim, ne les voyant fonctionner que
très ponctuellement, sans avoir de prise sur leur choix,
leur réalisation, leur fonction dans la ou les sociétés qui
y avaient recours, ni sous quelle autorité elles avaient
été choisies et mises en circulation.
Au XVe et au XVIe siècles, les Européens, à la recherche de nouvelles richesses, cherchèrent à développer
leur connaissance de la côte atlantique, d’autant que
des chroniques y décrivaient une vie commerciale très
active. Ainsi, le portugais Diogo Gomès, au service de
l’infant Henri le Navigateur, participa à plusieurs
expéditions, remontant le cours de la Gambie. Là, les
4.
5.
6.
7.
8.
1490
E. Zurara, 1960, p.7.
Th. Monod, R. Mauny, G. Duval, 1959, pp. 57-60.
Jean-Léon L’Africain, 1956.
J. L. L’Africain, 1956, pp. 89, 464, 465, 471.
Tarikh-el-Fettach: pp. 107-109, 297,471; Tarikh-ès-Soudan, p.
355.
VISIONS EUROPÉENNES DES MONNAIES TRADITIONNELLES AFRICAINES
Tunisiens venaient après avoir traversé le Sahara «avec
des caravanes comprenant jusqu’à 700 chameaux, jusqu’au lieu appelé Cantor à la recherche de l’or arabique qu’on y trouve en très grande quantité». Le long
de la Gambie «on échangea 180 poids d’or contre nos
marchandises à savoir: de l’étoffe, des manilles…». Le
poids de l’or était étalonné sur la livre portugaise de
16 onces, soit environ 45 grammes. A Rio Grande, «
des Maures vinrent de terre dans leurs almadies
(pirogues) et nous apportèrent leurs marchandises à
savoir: étoffes de soie ou de coton, défenses d’éléphant, et le quart d’une mesure de malaguette en
grains et en coques9».
Ca da Mosto, vénitien qui voyagea en 1455, est l’un
des premiers à décrire un des comptoirs de la côte
mauritanienne: à Arguin, sont «des factoreries où ils
achètent et vendent avec les dits Arabes qui viennent
commercer sur la côte avec des marchandises de différentes qualités comme des vêtements de laine, des
cotons, de l’argent… des tapis… du blé.»
Il recueillit des précisions touchant au commerce qui
se faisait dans la grande ville de Tombouctou, à la
provenance des denrées importantes comme le sel
(Teghaza), l’or et la façon dont se pratiquaient les
tractations en différentes régions, notant l’inexistence de monnaie frappée, citant la monnaie de compte:
le mitqal ou mitigallo dont il estime la valeur en
ducat10.
Continuant son périple, notre auteur, à Sénéga, sur la
côte sénégalaise, se rendit au marché, y vit vendre des
vivres, des armes, de l’or, des étoffes grâce à des échanges de produits contre d’autres, comme cela se pratiquait sur les marchés à l’intérieur des terres.
Face à ces observations, les commerçants portugais, et
à leur suite, les autres Européens, durent s’aligner sur
ces pratiques pour commercer. Vasco de Gama, dans la
deuxième moitié du XVe siècle, lors d’une des expéditions commandée par le roi Jean III, décrivit ainsi les
tractations à l’embouchure de la rivière Berg: «le commandant leur donna des grelots et des anneaux d’étain… Etant descendus à terre, nous leur échangeâmes contre des ceirils, dont nous nous étions munis,
certaines coquilles qu’ils portaient aux oreilles et qui
paraissaient argentées. Nous jugeâmes qu’ils estimaient le cuivre car ils avaient de petites chaînes aux
oreilles.» Le ceiril était une monnaie de cuivre valant un
seizième de réal11.
Tant pour le commerce intérieur que côtier, nos
Européens retinrent la liste des marchandises qui
étaient les plus demandées et celles qui étaient les plus
offertes, afin d’évaluer les bénéfices possibles. Ils établirent des équivalences commodes en fonction de ce
qu’ils souhaitaient faire et des demandes de leurs
interlocuteurs.
Vraisemblablement à partir du XVIIe siècle, et tout
particulièrement au XVIIIe siècle, les capitaines des
navires impliqués dans le commerce triangulaire utilisèrent des termes plus génériques pour désigner les
marchandises échangeables au meilleur profit pour
tous, tels que le paquet, l’once, la pièce, représentant
chacun un ensemble de produits plus ou moins quantifiés12.
Ces façons de faire estimées commodes par les différents partenaires, n’exclurent pas des variantes et des
essais ponctuels. Au Congo, où les Portugais eurent
une implantation privilégiée, au XVIIe siècle, la monnaie retenue par ces étrangers fut le pagne en raphia
ou macuta, étalonné sur le réal. En 1694, le gouverneur
de Loanga, J. de Magalaès, introduisit des pièces de
cuivre appelées macuta que l’on retrouva dans le
Luanda et le Kwango, parfois en usage sur les marchés,
mais sans lendemain13.
Les Européens cherchèrent à introduire des pièces qui
changèrent d’une époque à l’autre, mais, à l’étude, elles
aussi entrèrent dans les paiements des marchandises à
l’égal des étoffes, des pièces de métal, sans connaître
après coup d’usage monétaire comme en Europe, parfois thésaurisées pour leur valeur en or ou en argent14.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on ne chercha guère à
connaître ce qui se passait à l’intérieur des terres côté
européen, les navigateurs étant impliqués dans un
commerce très particulier avec peu d’implantations
terrestres. Ceux qui vivaient dans des comptoirs
étaient essentiellement ravitaillés par les navires et
connaissaient apparament peu leurs voisins immédiats, comme le relatent les récits rassemblés par P.
Roussier pour l’est de l’actuelle Côte d’Ivoire15.
9. Th. Monod et al., 1959, p.14.
10. Ca da Mosto, 1895, p.21.
11. Vasco de Gama, 1864, p.7.
12. D. Rinchon, 1964.
13. Phyllis Martin, 1972, pp. 106-107, 165.
14. J. Rivallain, 1987, T. III.
15. in P. Roussier, 1935.
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valuation se faisait en cauris, le paiement était assuré
en or, en pièces de tissus…18
Monnaies et paiements
A partir de la fin du XVIIIe siècle, la curiosité européenne poussa un nouveau type de voyageurs à la découverte de l’intérieur des terres. Ces derniers adoptèrent
les habitudes connues, continuant d’échapper au
numéraire à l’occidentale. Cela se poursuivit tout au
long du XIXe siècle, et, au cours des expéditions de
conquête, les responsables de colonnes, officiers ou
non, emmenaient des cantines chargées de marchandises pouvant servir à payer les vivres et les porteurs; la
cuillère de perles fut, en plus d’un endroit, l’unité de
mesure du salaire de ces hommes16.
Toutefois, au fil du temps, des observations de pratiques locales en matière de paiement s’amassèrent tant
côté atlantique qu’à l’intérieur du continent, au moins
pour la moitié nord. Ces habitudes, parfois observées
sur les marchés, ou rapportées à propos de telle ou
telle situation, permettent de prendre conscience de la
diversité des habitudes, des matériaux utilisés, des
lieux d’utilisation.
Sel, poudre d’or, fer, cuivre transformé ou non, avec
des formes rarement précisées, étoffes, coquilles:
spondyles, marginelles, n’zimbu, mais surtout cauris
apparaissent dans de nombreux récits,racontant les
modes de transactions sur les marchés, à côté des chevaux, des esclaves, par exemple. Cauris et or sont également associés aux souverains, notamment dans la
Boucle du Niger, ou sur la Côte de l’Or, avec la noix
de cola.
A chaque fois, il ne s’agit que d’un bref aperçu. Valentin
Fernandès est l’un des rares écrivains à nous rapporter
des pratiques autres que commerciales, pour une période ancienne, car il voyagea en 1506 et 1507. Autour des
rites mortuaires et des mariages, en Sierra-Léone, les
pagnes et l’or jouaient un rôle de prestige et de réserve.
Toujours, il s’agit d’un constat, sans précisions sur les
étapes de ces moments essentiels de la vie17.
Au XIXe siècle, période d’expansion de l’Europe, les
principes d’appréciation de la valeur d’une marchandise changèrent peu. On continua d’avoir recours à des
monnaies de compte standardisées: mitkal, ryal, et également thaler de Marie-Thérèse.
En 1932, Charles Monteil, étudiant les activités commerciales de Djenné, notait que les prix étaient évalués en cauris et que pour les plus élevés, même si l’é-
Le mode d’expression des évaluations, les objets
entrant effectivement dans les paiements choquent
souvent les Européens de notre époque. Pourtant,
ceux qui circulèrent à travers le continent dans le courant du XIXe siècle, puis ceux qui s’y implantèrent,
multiplièrent des observations voisines, généralement
succintes, offrant un tableau élargi de nombreux usages monétaires locaux.
«Dans l’Abyssinie, le Soudan égyptien et les villes,
pour les marchands du Darfour et du Ouaddaï, l’étalon monétaire est le talaro (importé d’Autiche)… le
Soudan central ne connaît que le cauri… Au-delà de
Kaka, sur le Nil Blanc, les monnaies ne circulent plus
et les échanges se font au moyen de fers de lance, de
molod (fers de bêche), d’anneaux de cuivre et surtout
de verroterie de Venise…»19.
«Le sel est accepté comme monnaie sur les frontières
occidentales de l’Abyssinie, il est échangé contre des
esclaves par des marchands abyssins ou arabes… Au
Bornou et chez les Fellata on se sert, comme monnaie,
de wadè (cauris)… Dans le Baguermi on se sert de
bandes minces d’étoffes. On se servait surtout auparavant de petites plaques de fer enfilées par paquets;
ces plaques rappellent involontairement l’as rudis de
Numa Pompilius. Les tobes longs et larges de
Dongolah (pièces de toile) sont employées comme
monnaie au Waday et dans le Darfour; enfin, les
hachach, ou fer de bêche, passent dans le Kordoffan20.
Idéologie, mode de pensée et approche monétaire
Ces listes de monnaie dressées sans véritables nuances, hormi l’expression de l’équivalence dans une marchandise précise doivent s’inspirer des conseils aux
voyageurs rédigés dès les années 1830. Des sociétés
savantes s’intéressèrent de près aux explorateurs, leur
délivrant conseils, aide morale, appuis divers et parfois soutien financier. La société qui fut alors la plus
influente fut la Société de Géographie de Paris.
16. J. Dybowski, s.d .
17. P. de Cernival et Th. Monod, 1938, chap. III.
18. Ch. Monteil, 1932, p.274.
19. G. Lejean, 1863, p.219.
20. Cte Escayrac de Lauture, 1855.
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VISIONS EUROPÉENNES DES MONNAIES TRADITIONNELLES AFRICAINES
Le baron Siebold fut peut-être celui qui initialisa ces conseils et recommanda de rapporter des collections comprenant des échantillons des sciences naturelles, mais
également des produits réalisés par l’homme, pour mieux
connaître les richesses de chaque région. A cette époque,
on sollicitait les voyageurs pour qu’ils ramènent des
échantillons de produits de la nature et du savoir faire des
hommes: classés par importance décroissante. En 1845,
E. Jomard proposait à Siebold une classification en dix
classes des objets façonnés par la main de l’homme; les
monnaies étant placées en classe VII, intitulée «arts,
sciences, industries, et dans le commerce: «monnaies,
cauris, etc…, mesures linéaires et mesures de capacité de
toutes sortes, poids, balance21». Les classifications postérieures furent bâties sur le même modèle.
Les monnaies locales ne méritaient alors guère mieux
qu’un rapide inventaire. Cela s’explique à la fois par les
objectifs des voyageurs pour qui la survie au quotidien
paraît constamment préoccupante et parce qu’ils se souciaient peu du mode de vie des habitants. Une fois sur le
terrain, les voyageurs imprégnés de cette formation, attisés par leur propre curiosité, devaient faire face à de nombreux besoins immédiats dans le cadre d’un monde qu’ils
découvraient sans avoir les moyens ni le souci, sauf en de
très rares occasions, de comprendre les modes de vie des
habitants. A la limite, ces derniers pouvaient être, euxmêmes, considérés comme des échantillons de l’humanité
plus que comme des êtres à part entière avec leur sensibilité, leurs modes de pensée, de croyances et de vie.
Sociétés savantes, organismes d’état, dont le Muséum
d’Histoire Naturelle, ou religieux inculquaient une
certaine vision des habitants d’autres contrées également à travers écrits et conférences. Tout voyageur
ayant bénéficié du concours de la Société de géographie de Paris devait rédiger un article, présenter une
conférence. Nombre d’entre eux écrivirent des ouvrages relatant leurs périples, pris également en charge à
un titre ou un autre par la Société de géographie et
souvent édités par la maison Hachette. La consultation de ces livres est étonnante: ils sont presque tous
bâtis selon le même plan, avec une forte connotation
géographique. Si, par ailleurs, la Société de géographie
délivrait des conseils de collecte, ces dernières ne sont
jamais mentionnées à travers les pages imprimées.
Paradoxe de la période, on recherchait des échantillons, mais on se ne préoccupait pas de savoir comment autrui vivait. L’important était de glorifier l’acte
du représentant de notre société, émissaire entouré de
prestige, qui devait rendre compte de son expédition
dans le sens et le respect de l’attente de ses compatriotes avec quelque soupçons d’exotisme, pourquoi
pas de rêves et de patriotisme.
Ceci paraît nous mener loin de la numismatique, mais
c’est le regard d’une époque sur l’autre, ailleurs dans
le monde, ou ailleurs dans le temps qui transparaît
dans les travaux cités. On justifie les collectes du XIXe
et du début du XXe siècles en arguant que le monde
d’alors changeait beaucoup, que bien des habitudes,
des savoirs-faire étaient en cours de disparition, sans
possibilité de retours en arrière. Certains eurent le
souci de documenter leurs collectes, d’autres, non.
Ce sens du temps qui s’écoule irrémédiablement, de
transformations radicales et irréversibles en cours, de
la venue de nouveaux mondes, de nouvelles formes de
vie se rencontrent constamment dans les discours et
les écrits contemporains de la période de la conquête
coloniale, ainsi que le souci de conserver des traces de
ce qui va disparaître22.
A la même période, à l’autre bout de l’histoire de l’humanité, les archéologues, dès la fin du XIXe siècle, espéraient trouver, dans l’étude des sociétés contemporaines
éloignées géographiquement, des réponses concrètes aux
questions suscitées par leurs découvertes. Et, dans ces
dernières, nous décomptons nombre de monnaies… Le
tout dans un esprit évolutionniste, l’humanité étant censée progresser techniquement constamment; ceux les
moins techniquement en avance à l’époque étaient considérés comme devant avoir une vie proche de celle des
hommes du passé, comme si l’humanité tendait vers une
progression constante et inexorable.
De même que l’archéologue s’est longtemps contenté de
prélever des échantillons, de belles pièces des sondages
menés sur nombre de sites, de même le voyageur, le
correspondant européen, prélevait des échantillons de
monnaies qu’il savait identifier, parfois documenter et
qui, par la suite, prenait place dans des collections
publiques ou privées. L’essentiel des monnaies africaines
est parvenu avant la Première guerre mondiale. L’étude
de la date des collectes et des entrées dans les établissements publics est riche en informations.
21. T.E. Hamy, 1988, p.262.
22. J. Rivallain, 1986, p.7; Archives de l’Hôtel de la Monnaie, A. de
Foville.
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JOSETTE RIVALLAIN
Cette approche très particulière tout au long du XIXe
siècle, dont le XXe siècle en a été l’héritier, constitue une
étape dans la compréhension de l’autre, mais seulement
une étape sur laquelle il ne faut pas rester arc-bouté,
mais qui marque profondément la pensée occidentale.
L’attitude de rejet et de méconnaissance de la monnaie
des autres s’explique en grande part car la monnaie est
un marqueur important de toute société. Bien sur, de
l’une à l’autre, son aspect et ses usages diffèrent, aussi
est-il commode de rejeter ce qui n’est pas semblable
apparemment. Quand on s’appuie sur une certaine
gamme d’informateurs, ici, les voyageurs en Afrique, il
faut être conscient que le marché, lieu neutre où tous
sont autorisés à se rencontrer, n’est que l’un des lieux
de vie. C’est celui-là qui est accessible avant tout à l’étranger, grâce à sa neutralité, mais, en contre-partie, ce
dernier ne doit pas croire et laisser croire que toutes
les formes de vie se réduisent à cet espace bien précis,
l’échange, les moyens de paiement, la monnaie entrant
dans toute une gamme de réalités.
Par voie de conséquence, le fonctionnement des monnaies africaines locales a été mis de côté. Parfois les
nouveaux venus: voyageurs, commerçants puis colonisateurs ont du faire avec ou quelquefois cherchèrent à
les imiter, afin de mieux les contrôler, car, sur place, ils
n’avaient pas d’autres choix à la fin du XIXe siècle, faute
de numéraire métropolitain et de leur acceptation par
les gens sur place. Ceci est surtout vrai pour les hommes impliqués dans le processus de la colonisation.
Les collections de nos musées conservent des monnaies à l’image de celles faites en Afrique : fer de houe
estampillés de la marque d’une manufacture européenne, manilles, jetons réalisés par les propriétaires
européens d’une plantation, par exemple. Cette étape
a permis aux habitants de se familiariser avec une
autre forme de monnaie et ont été ainsi préparés à l’utilisation du numéraire imposée par le nouvel occupant. Planteurs, puis colons, ainsi, cassaient les circuits économiques et sociaux existants.
Ces «monnaies intermédiaires» restent également très
méconnues, héritières, au moins en partie de l’expérience
des commerçants impliqués dans le commerce atlantique.
Une autre façon de méconnaître la réalité des monnaies
africaines est d’étudier certains aspects de leur réappropriation par le monde européen. Des poids à peser la poudre d’or furent mis au point dans l’aire forestière ghané-
enne riche en or. Au XIXe siècle, les forgerons fondirent de
nombreux poids en laiton, tous plus richement ornés les
uns que les autres à la demande des souverains et des
familles. Ces objets, généralement petits, adoptaient des
formes géométriques ou figuratives. Certains Européens
remarquèrent leur facture agréable et privilégièrent ceux
à forme géométrique, ornés d’ensembles de lignes23.
Très tôt, au XXe siècle, naquit l’idée que ces poids
avaient une fonction monétaire, s’appuyant sur l’hypothèse suivante: au vu des différences de taille, de poids,
du nombre des décors, il existait des multiples et des
sous-multiples. Ceci permettait de les assimiler à nos
pièces de monnaie et de bâtir une théorie d’estimations
commodes pour un esprit européen; mais cela ne résiste pas à de bonnes enquêtes de terrain ni à des observations minutieuses des poids. En effet, ces derniers n’ont
pas été des monnaies et leur poids n’a joué qu’un rôle
relatif; leurs fonctions étaient multiples et leur décor
relevait avant tout d’un choix identitaire familial. De
plus, au moment de couler ces petits objets, le forgeron
pouvait bien difficilement obtenir le poids précis commandé; pour l’ajuster, il avait recours à des moyens simples: creusement de la base du poids, ou ajout de perles, de fragments de plomb entre les éléments du décor,
par exemple. Une partie, au moins, des éléments ajoutés a disparu au fil du temps.
Nombre d’ethnologues, d’ Européens ayant épousé
des femmes en Afrique ont décrit les mariages et les
prestations obligatoires qui les accompagnent, dont
des cadeaux et de l’argent. Cette prestation matrimoniale garantie l’avenir de la nouvelle épousée et
dédommage sa famille de la perte d’un de ses membres
actifs. Ces transactions entre la famille du fiancé et
celle de la jeune fille restent trop suivant réduites, de
loin, à un simple achat, occultant les règles sociales et
rituelles qui règlementent et accompagnent cet acte
important dans la vie des familles.
Banquiers et économistes ne leur accordent pas d’attention car elles n’entrent pas dans les circuits de leurs
affaires. Les sociétés africaines se transforment très
vite et s’alignent sur des modes de vie et d’échange de
plus en plus standardisés à l’échelle mondiale.
L’examen de leur passé, par contre, progresse moins
vite et de nombreux aspects matériels de ce passé restent jusqu’ici négligés.
23. H. Abel, 1952, pp. 96-114, 1954, pp. 7-23.
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VISIONS EUROPÉENNES DES MONNAIES TRADITIONNELLES AFRICAINES
Les monnaies mises au point par les sociétés avant la
colonisation ne sont pas des objets figés: elles ont été
créées, transformées, ont pu disparaître dans des circonstances précises à étudier. Ce que l’on en connaît
transparaît à travers quelques usages toujours d’actualité mais surtout à travers les écrits des étrangers et des
récits de sages africains. La vie locale des monnaies occidentales ou apportées par le commerce transsaharien est
édifiante: métal devenu bijoux, coquillages devenus signes de beauté et intermédiaires avec les dieux.
Le continent africain n’est pas un monde clos, isolé,
mais est impliqué dans de nombreux échanges depuis
très longtemps; ainsi des habitudes monétaires commerciales extérieures ont-elles pénétré depuis des siècles, ont
été réappropriées, adaptées par les gens sur place. Un
bon exemple en est l’or recherché par les Arabes, puis par
les Européens, et devenu, après coup, monnaie dans
quelques régions productrices du continent.
Près d’un siècle plus tard, à la fin du XXe siècle, après
plusieurs dizaines d’années de travaux de terrain et la
mise au point de nouvelles méthodes d’études de
mondes non européens, la pensée occidentale, faisant
en grande part fi de ces nouvelles ouvertures, se réapproprie les réalisations des autres cultures du monde
en décrétant que les objets détiennent une charge
esthétique de valeur. Ainsi ‘nos monnaies’ deviennent
des chefs d’œuvre et leurs fonctions de départ sont
occultées, revues et corrigées, confinées derrière des
vitrines savamment éclairées.
Ces attitudes de détournement, même bien près la
collecte de terrain, car notre monde a changé, correspond aux attitudes dominatrices de notre monde occidental. La monnaie, quand elle n’a plus cours dans le
monde de l’économie, reste un marqueur culturel important, l’émanation de formes de pouvoirs, et le reste.
La monnaie est un passionnant domaine d’étude, révélateur de nombreux comportements et son étude dépasse largement l’observation du seul objet monétaire. Ce
que nous savons des monnaies africaines et de celles
d’autres continents reste très fragmentaire, bien sûr
parce que le temps a fait son oeuvre, mais également
parce que l’orientation des études n’est jamais neutre.
1495
JOSETTE RIVALLAIN
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1496