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M. Liotard - Lycée Camille Vernet - MP, PC - TD sur le résumé
« Le gouvernement despotique saute, pour ainsi
dire, aux yeux1. »
Pour avoir une juste idée de la fonction du regard
dans l'économie du pouvoir despotique, il suffit
d'entendre cette formule de Montesquieu dans tous
les sens, et d'abord au sens propre : le despote crève
les yeux. « Ce qu'il y a de très singulier dans le droit
persan, c'est que la loi de l'État porte qu'il ne faut
point élever sur le trône d’'homme aveugle. Cette
loi, que plusieurs soutiennent néanmoins qu'il faut
entendre dans un sens moral, a servi de fondement
à la coutume qui règne en Perse d’aveugler les enfants mâles de sang royal2. »
Être le maître, donc, c’est voir. Le despote peut
être stupide, fou, ignorant, ivre, malade, qu’importe : il voit. Ne pas voir, c'est être condamné à
obéir. Dans le régime despotique, où on obéit toujours « aveuglément », l'aveugle est la figure emblématique du sujet.
Cyrus, déjà, « considérait le bon chef comme
une loi qui voit, puisqu'il est capable de commander
et de voir celui qui désobéit et de le punir », rapporte Xénophon3 , qui raconte comment le roi de
Perse institua sa police en multipliant les espions à
travers le royaume4. Les choses semblent n'avoir pas
changé depuis. Tavernier note que le surintendant
de tous les biens du roi s'appelle le nazar ce qui signifie le « voyant ». Dans la Perse que traversent
Paul Lucas ou Chardin, partout on se sent surveillé
par « les yeux du roi » : c'est ainsi que la langue
persane désigne les espions. Mais il ne s'agit pas
seulement d'espions : où que l'on se trouve dans
l'espace despotique, on ne sait jamais si ce n'est pas
l'œil du maître lui-même qui vous observe. En Turquie, selon Gedoyn, le Grand Seigneur peut assister
aux réunions ordinaires du Divan « par une fenêtre
treillissée qui répond dans la salle, laquelle façon
tient ses officiers en crainte et en devoir, se défiant
toujours que le maître ne soit présent à leurs délibérations5. » Mais il est capable de surveiller n'importe qui n'importe où, en prenant par exemple
l'apparence d'un passant anonyme dans une rue de
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Constantinople. « Tantôt il allait chez le boulanger,
raconte Thévenot, où il achetait du pain ; et tantôt
chez un boucher où il achetait un morceau de
viande ; et un jour un boucher ayant voulu lui
vendre la viande au-delà du taux qu'il avait mis, il
fit signe à son bourreau qui coupa aussitôt la tête du
boucher6. » Le despotisme oriental, c'est l'empire
d'un regard qui est à la fois partout et nulle part,
unique et innombrable.
Regard-maître, et d'abord parce qu'il est le
maître des regards. Amurat observait de son sérail
ce qui se passait à l'extérieur, « avec d'excellentes
lunettes d'approche dont les Vénitiens lui avaient
fait présent ; et un jour qu'il examinait à son ordinaire, il aperçut dans Pera un homme qui regardait
aussi avec des lunettes les sultanes qui, pour lors,
étaient dans le jardin à la promenade7 . » Aussitôt il
envoie ses muets qui le tuent et le présentent, pendu
à sa lointaine fenêtre, à l'œil satisfait du sultan. De
cette maîtrise des regards, l'aveuglement des enfants
royaux dans le sérail d'Ispahan est l’illustration
exemplaire : travail précis, mais simple, qui exige
moins l'adresse de l'orfèvre ou du chirurgien que la
délicatesse du serviteur zélé préparant une friandise
pour son maître. Et ce n'est pas l’œil – l'organe et
l’enveloppe de la vue – qu’il lui porte, mais la prunelle : le regard lui-même. Maîtrise achevée,
comble sans doute de la jouissance du maître, puisqu'il peut regarder le regard lui-même qu'il tient
entre ses mains.
Servir, ce sera donc manifester au maître qu’il
détient le monopole du regard. Michel Baudier, au
début du XVIIème siècle, soulignait déjà qu’au sérail
de Constantinople « aujourd'hui siège principal de
l'arrogance des princes, celui qui ose lever les yeux
pour regarder la face du Grand Seigneur est coupable d'un grand forfait, de sorte que tous les bassas
de la cour, excepté le vizir, le mufti et le médecin,
allant vers lui pour le révérer, ou plutôt adorer, ont
les mains jointes et les yeux baissés ; et en cette posture, s'inclinant profondément à terre, le saluent
sans le voir quoiqu'il soit devant eux8. » Du Vignau
à la fin du siècle répétera la même chose : « Les
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Montesquieu, Mes Pensées, n°1794 éd. Pléiade.
Chardin, Voyage en Perse : « Le droit de succession appartient au fils aîné, à moins qu’il ne soit aveugle. Mais le Roi d’ordinaire fait
passer le sceptre dans les mains de qui il veut en faisant aveugler ses frères aînés. »
3 Xénophon, Cyropédie, VIII, 1.
4 ibid. III, 2.
5 Journal et correspondance de Gedoyn « le Turc » (1623-1625), Paris (1909), p. 127.
6 G. Thévenot, Voyages […] en Asie et en Afrique, Paris, (1689).
7 Jean Dumont de Carlscroon, Nouveau Voyage du Levant, La Haye, (1694), lettre XIII, p. 194.
8 Baudier, Histoire générale du sérail… (1623), p. 27.
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Turcs prennent garde de ne jamais fixer les yeux sur
ceux de sa Hautesse ni même presque sur son visage. Ils ne doivent pas être assez hardis de l'envisager : mais il suffit qu'ils en soient regardés9 . » Au
Siam, de même, « si le roi paraît, toutes les portes et
fenêtres des maisons doivent être fermées, et tout le
peuple se prosterne en terre sans oser jeter les yeux
sur lui10. »
Disposant ainsi des regards, le maître peut et sait
en jouer. Omnivoyant mais invisible, il arrive cependant qu'il se montre. Mais l'apparition du despote relève toujours de la mise en scène théâtrale11 .
Cyrus savait que la grandeur est affaire d'artifice et
d'illusion d'optique lorsqu'il adopta des habits
mèdes, « capables de cacher les défauts du corps
que l'on peut avoir et de faire paraître ceux qui les
portent très beaux et très grand : car la chaussure
médique est faite de manière qu'il est très facile d'y
mettre une hausse invisible qui fait paraître plus
grand qu’on ne l’est en réalité. Il approuvait aussi
qu’on se teigne les yeux pour les rendre plus
brillants et qu'on se fardât pour relever la couleur
naturelle de son teint12. » Le grand Mogol, quant à
lui, donne audience certains jours, « assis dans une
sorte de petite galerie, ou de balcon, élevé au-dessus
du rez-de-chaussée de la cour. » Les dignitaires sont
disposés sous lui, en ordre pyramidal, en face du
peuple assemblé, plus bas encore, de sorte que « ce
lieu a beaucoup de ressemblance avec la perspective
générale d'un théâtre13. »
Cette mise en représentation du despote a
d'ailleurs une solennité et une régularité qui l’apparente à quelques phénomènes astronomiques14. En
Éthiopie, le despote ne se montre que quatre fois
par an, et sous un voile. Le roi d’Arraka, selon Gauthier Schouten, tous les cinq ans seulement, à la
pleine lune du dernier mois de l’année. Et Thomas
Roe décrit l'apparition du grand Mogol, deux fois
par jour, à une fenêtre de son palais donnant sur
une grand-place où le peuple s'assemble pour le
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voir : « Ses sujets étaient ses esclaves : mais il s'était
imposé si solennellement toutes ces lois, que s'il
avait manqué un seul jour de se faire voir sans
rendre raison de ce changement, le peuple se serait
soulevé15. » Le despote se plie à des lois aussi rigoureuses que celle de la nature. Mais la nature ellemême, en retour, semble lui obéir, comme au Japon
où, devant le daïri immobile, « on remarquait ses
gestes et ses moindres mouvements, on pronostiquait de là si le jour serait heureux ou malheureux ;
selon la saison et selon les circonstances des temps,
ses mouvements étaient aussi regardés comme les
annonces de l'abondance et de la stérilité, de la paix
ou de la guerre16 » ; ou encore au Siam où le roi,
d'un regard, fait baisser le fleuve17 .
« Les rois de Perse et dans le reste de l’Orient,
écrit Chardin, sont des rois pour la montre. » Mais
ils le sont d'abord, si l'on peut dire, par la montre.
Qu'il apparaisse à intervalles réguliers, dans le
cadre d'une fenêtre, ou qu'il se cache ; qu'on doive
lorsqu'il sort, se montrer à lui, ou au contraire se
terrer chez soi, le despote tend toujours à se constituer comme un pur être de regard, à la fois périphérique et central, enveloppant et enveloppé, puisqu'il
est ce regard unique qui, du centre du palais, surplombe la Ville, l'Empire et le Monde.
Le pouvoir despotique se caractérise donc de ce
qu’il saute aux yeux dans tous les sens, si l'on veut
bien se prêter au jeu sémantique dont la formule de
Montesquieu donne l'occasion.
Alain GROSRICHARD, Structure du sérail : la fiction
du despotisme asiatique dans l’Occident classique (1979)
9
Du Vignau, État présent de la puissance ottomane, (1687), p. 21.
Tavernier, Voyages en Turquie, en Perse et aux Indes (1679), t. II, p. 486.
11 Cf. par exemple les pages que consacre Antoine Galland dans son Journal de Constantinople à la sortie du Grand Seigneur, dont
l’éclat dépasse l’imagination : « Si Mademoiselle de Scudéry avait pu se forger dans l’imagination quelque chose de semblable
[etc.] » (Journal, éd. Schefer, 1881, t. I p. 122 sq.)
12 Xénophon, op. cit. VIII, 1.
13 Thomas Roe, Voyage dans l’Indoustan, 1615, in Prévost, Histoire générale des voyages, t. X, p. 4.
14 N.-A. Boulanger, op. cit., il ajoute en note : « Il n’est guère de souverain en Europe qui, sans le savoir, n’affecte encore ces apparitions orientales et épisodiques. » (sect. XVII)
15 Thomas Roe, op. cit., Bernier, dans la Lettre à M. Chapelain qui fait suite à son Voyage dans l’Indoustan, décrit la frayeur qui saisit le
peuple à Delhi, lors de l’éclipse du soleil, en 1666.
16 Cérémonies religieuses, t. VI (cité par Boulanger, op. cit., sect. XIII)
17 Tavernier, op. cit., t. II, liv. II (« Voyage des Indes »), chap. XVIII, p. 488.
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