Qu`est-ce que l`histoire contemporaine
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Qu`est-ce que l`histoire contemporaine
Benedetto CROCE Qu'est-ce que l'histoire contemporaine? « Histoire contemporaine » : ce terme désigne généralement l'histoire d'un espace de temps appartenant à un passé très proche: les cinquante dernières années, la dernière décennie, la dernière année, mois ou jour, ou même la dernière heure ou minute. Mais si l'on voulait penser ou s'exprimer avec une extrême rigueur, on ne devrait qualifier de contemporaine que l'histoire qui prend immédiatement naissance de l'acte qui s'accomplit : la conscience même de l'acte. Par exemple, l'histoire que je fais de moi-même alors que je me mets à composer ces pages, soit l'idée que je compose; cette idée est nécessairement liée au travail de composition. Contemporaine serait bien, en effet, le terme exact, puisque cette conscience, comme tout acte spirituel, ne se situe pas par rapport à une chronologie, mais qu'elle se forme « dans le temps » de l'acte auquel elle est liée, et qu'elle s'en distingue idéalement et non chronologiquement. L’ « histoire non contemporaine », ou « l'histoire du passé », serait au contraire celle qui a affaire à une histoire déjà accomplie, dont elle constitue nécessairement la critique, - que celle-ci soit vieille de mille ans ou d'une heure à peine. Toutefois, à y regarder de plus près, il se pourrait que cette histoire déjà accomplie, « non contemporaine » ou « du passé », quel que soit le nom qu'on lui donne, soit elle-même contemporaine et ne diffère point de l'autre, - pour autant qu'elle soit véritablement histoire, c'est-à-dire qu'elle ait un sens et ne résonne pas comme un discours à vide. Pour l'une comme pour l'autre, ne faut-il pas que le fait dont on retrace l'histoire vibre dans l'âme de l'historien ? Ou pour reprendre les termes du métier, que les documents soient là, intelligibles ? Il faut qu'un récit ou une série de récits accompagnent ce fait, que celui-ci s'en trouve enrichi, mais qu'il n'ait pas perdu l'efficacité de sa présence. Or ce qui fut à l'origine récit ou jugement est lui aussi devenu un fait, un document, qu'il faut à son tour interpréter et juger : car l'histoire ne se construit jamais avec des narrations, mais toujours avec des documents, ou avec des narrations réduites à l'état de documents et traitées comme telles. Et si l'histoire contemporaine surgit directement de la vie, il en va de même de celle que l'on appelle non contemporaine ; elle aussi surgit directement de la vie, car, selon toute évidence, seule une préoccupation de la vie présente peut nous pousser à faire des recherches sur un fait du passé. Dès lors, ce fait, uni à un intérêt de la vie présente, ne répond plus à une curiosité passée, mais bien à une préoccupation présente. Les formules empiriques des historiens l'ont dit et redit en cent manières, et cette observation explique le succès, sinon le contenu profond, de ce lieu commun tant ressassé: l'histoire est magistra vitae. Si j'ai évoqué ces formules de la technique historique, c'était pour enlever toute allure de paradoxe à cette proposition : « toute histoire digne de ce nom est histoire contemporaine ». Pourtant il est aisé d'en démontrer et d'en confirmer la justesse par le fait que l'action historiographique existe; à la condition toutefois de ne pas tomber dans l'erreur de prendre tous les livres des historiens ensemble, ou d'en prendre plusieurs groupes pêle-mêle, pour se demander ensuite quel intérêt présent nous pousse à écrire ou à lire ces histoires, en se référant à l'Homme en général, ou à nous-mêmes en nous considérant comme un être abstrait. Ainsi quel intérêt présent me ferait lire le récit de la guerre du Péloponnèse ou de Mithridate, l'évolution de l'art mexicain ou de la philosophie arabe? En ce momentci, aucun. Par conséquent, pour moi hic et nunc, ces histoires ne sont pas des histoires, mais tout au plus des titres de livres; elles l'ont été ou le seront pour ceux qui les ont pensées ou les penseront; elles l'ont été ou le seront pour moi quand je les ai pensées ou les penserai, en les réélaborant suivant mes besoins spirituels. Mais si nous considérons l'histoire réelle, celle que l'on pense réellement, au moment même où on la pense, il sera facile de découvrir qu'elle est parfaitement identique à la plus personnelle et à la plus contemporaine des histoires. Benedetto Croce, Théorie et histoire de l'historiographie, (1ère édition, 1915), Dalloz, 1968. Cité par G. Noiriel, Qu’est-ce que l’histoire contemporaine ?, Hachette, 1998.