Conte irlandais Les enfants de Lîr Au temps où le

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Conte irlandais Les enfants de Lîr Au temps où le
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Conte irlandais
Les enfants de Lîr
" Texte traduit du Gaëlique et adapté en Français par Roger Chauviré "
Au temps où le peuple-fée, qui habite sous terre ses palais des collines se choisit
un roi après la bataille de Tailtinn, quand Lîr apprit qu'on donnait la couronne à
Bôv Derg, son déplaisir fut grand. Il quitta l'assemblée sans prendre congé ni
dire mot à personne, car c'était lui, pensait-il, qu'on aurait dû faire roi. Mais si lui
s'en alla, on n'en donna pas moins la couronne à Bôv Derg, aucun des cinq
concurrents ne la lui enviant, sauf Lîr. Et ce qu'on résolut fut de poursuivre Lîr,
brûler sa maison forte, l'assaillir lui-même avec la pique et 1'épée, pour le punir
de ne pas s'incliner devant le roi qu'on avait choisi.
- Nous n'allons pas faire cela, dit au contraire Bôv : ce guerrier défendrait
n'importe quelle place qu'il occupât ; et d'ailleurs, en suis-je moins roi du peuple
fée parce qu'il refuse de plier devant moi ?
Tout alla de la sorte pendant un assez long temps ; mais enfin un grand malheur
tomba sur Lîr: il perdit sa femme, morte après une maladie qui dura trois jours.
La chose fut très cruelle, et il avait de la morte un lourd regret dans le cœur.
On parla beaucoup de cette mort en ce temps-là et la nouvelle en circula dans
toute 1'Irlande, et elle arriva jusqu'au palais de Bôv quand il avait autour de lui
les principaux du peuple-fée. Et Bôv dit :
- Si Lîr y tenait, mon amitié lui serait d'un grand secours, aujourd'hui que sa
femme n'est plus. Car j'ai ici avec moi les trois jeunes filles les mieux faites, et
du plus beau visage, et du meilleur renom qui soient dans toute l'Irlande, Év, Ifé
et Ailve, filles d'Oilell, roi d'Arann, auxquelles je sers de père adoptif.
Ses hommes dirent qu'ils trouvaient son idée bonne, et qu'il disait vrai. On
envoya messages et messagers, de la part de Bôv Derg, à I'endroit où vivait Lîr,
lui mander que s'il lui plaisait de s'allier avec le fils de Dagda et le reconnaître
souverain, il en recevrait l'un de ses enfants d'adoption. Lîr, appréciant l'offre, se
mit en route le lendemain, avec cinquante chars, du Palais de la Blanche-Colline
; et il prit au plus court, pour atteindre le lieu où vivait Bôv, sur le lac Derg : on
lui fit grand accueil, et les gens se montraient pleins d'allégresse et de bonne
grâce, et sa suite et lui reçurent toutes sortes d’attentions cette nuit-là. Les trois
filles d'Oilell, roi d'Arann, étaient assises sur le même siège que la femme de Bôv
Derg, reine du peuple-fée, laquelle était leur mère adoptive. Bôv dit :
- Tu peux choisir entre les trois jeunes filles, Lîr.
-Je ne saurais dire, répondit Lîr, laquelle je préfère ; mais quelle qu'elle soit,
l'aînée est la plus noble, et celle qu’il me sied mieux de prendre.
- Puisqu'il en est ainsi, reprit Bôv, c'est Év qui est l'aînée et je te la donne, si
c'est ton vœu.
- C'est mon vœu.
II prit donc Év à femme cette nuit-là, demeura une quinzaine, et ensuite
l'emmena dans son palais à lui, où il donnerait une grande fête pour leurs noces.
Avec le temps, Év lui donna deux enfants, une fille et un fils, dont les noms
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furent Finuala Blanche-Épaule, et É. Après un temps encore, elle reprit le lit, et
cette fois donna le jour à deux fils, qu'on appela Fiachra et Conn ; mais elle
mourut à leur naissance. Ce fut à Lîr un lourd poids sur le cœur, et s'il n'avait eu
la pensée arrêtée sur ses quatre enfants, il eut été bien près de mourir de
chagrin.
La nouvelle parvint à la demeure de Bôv Derg, et tous jetèrent trois grandes,
hautes lamentations, pleurant leur fille adoptive ; mais quand ils l'eurent
pleurée, voici ce que dit Bôv :
- Nous sommes désolés de savoir notre fille morte, tant pour l'amour d'elle que
pour l'amour de l'homme de cœur à qui nous I'avions donnée, et que nous
remercions de sa fidélité. Mais l'amitié entre nous ne sera pas rompue, car je lui
donnerai pour femme la sœur de l'autre, Ifé.
À cette nouvelle, Lîr vint chercher la jeune fille, l'épousa, et l'emmena chez lui
dans son palais. Ifé aimait et honorait les enfants de sa sœur, car en vérité
personne au monde ne pouvait voir ces quatre enfants sans leur donner l'amour
de son cœur. Bôv Derg avait coutume d'aller souvent chez Lîr pour l'amour de
ces enfants, comme aussi de les emmener chez lui pour un bon espace de
temps, quitte à les laisser ensuite retourner dans leur maison.
À ce moment-là, le peuple-fée cé1ébrait la fête du Temps, sous chaque colline
hantée, à tour de rôle ; et quand ils arrivèrent à celle où vivait Lîr, les quatre
enfants, par leur beauté, faisaient la joie et le délice de tous. Ils avaient coutume
de dormir en des lits sous les yeux de leur père, et Lîr se levait chaque matin au
petit jour pour aller s’étendre parmi ses enfants. Mais ce qui advint de tout cela,
c'est qu'Ifé s'enflamma d'un feu jaloux, et qu'elle prit les enfants de sa sœur en
dégoût et en haine. Alors elle prétendit être malade d'une maladie qui dura près
d'une année entière ; et au bout de ce temps-là, elle acheva un coup de traîtrise,
jalousie et cruauté contre les enfants de Lîr. Elle fit mettre au joug les chevaux
de son char, monter les quatre enfants, et tous roulèrent vers le palais de Bôv
Derg. Finuala n'avait aucune envie de la suivre, car, à la voir, elle devinait qu'Ifé
méditait leur mort ou leur perte, et elle avait connu en rêve qu'une trahison
contre eux hantait l'esprit d'Ifé. N'importe, elle ne put échapper à ce qui
l'attendait. Quand ils furent en route, Ifé dit à ses gens :
- Tuez maintenant les autres enfants de Lîr, qui m'ont ravi l'amour de leur père,
et je vous donnerai le choix d'une récompense entre toutes les bonnes choses de
ce monde.
- Nous n'en ferons rien, dirent-ils. C'est une mauvaise action qui t'est venue en
tête, et tu la paieras un jour.
Et comme ils ne voulaient pas faire à son gré, elle-même prit une épée pour se
défaire des enfants ; mais, n'étant qu'une femme, et sans grand cœur, ni grande
résolution dans l'esprit, elle ne put aller jusqu'au bout. Ils continuèrent vers
l'ouest et le Lac aux Chênes, où elle arrêta les chevaux. Là, Ifé dit aux enfants de
Lîr d'aller se baigner dans le lac, et ils firent comme on leur disait ; mais ils
n'étaient pas plutôt dans le lac qu'elle les toucha d'une baguette druidique, et
jeta sur eux l'apparence de quatre cygnes, blancs et beaux.
Et elle leur dit :
- Partez, enfants du roi ! Votre bonne chance vous est à jamais ravie. Triste sera
votre histoire à ceux qui vous aiment.
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C'est parmi les vols d'oiseaux qu'on entendra pour toujours vos cris.
- Sorcière, car nous savons maintenant quel est ton nom, dit Finuala, tu nous as
frappés sans recours ; mais, même si tu nous pousses de vague en vague, il y
aura des jours où nous toucherons terre ; nous recevrons de l'aide quand on
nous verra, de l'aide et tout ce qui pourra nous soulager ; même s'il nous faut
dormir sur les eaux du lac, nos esprits s'envoleront bien loin de grand matin.
C'est une cruauté que tu as faite, Ifé, c'est fin cruelle à ton amour que de nous
perdre ainsi sans raison ; la vengeance te poursuivra, tu périras en punition de
ton crime, car ton pouvoir pour nous perdre ne passe point, de ceux qui nous
aiment, le pouvoir pour nous venger. Et maintenant, fixe un temps à la durée de
cet enchantement.
- Je le ferai, dit-elle, et pis vous en prendra de l'avoir demandé. La limite que je
pose est que l'enchantement dure aussi longtemps que la Femme du Sud ne
rencontrera pas l'Homme du Nord. Et puisque vous voulez le savoir de ma
bouche, ni amis ni puissance que vous ayez ne pourra jamais vous délivrer de la
forme où vous êtes, jusqu'à ce que vous ayez vécu trois cents ans sur le Lac aux
Chênes, trois cents ans sur la Passe de la Moyle entre Irlande et Écosse, trois
cents ans à Port Domnann ; et telles seront vos étapes à partir de ce jour.
Mais une manière de repentir alors vint à Ifé, et elle dit :
- Puisque maintenant je n'ai plus d'autres secours à vous donner, au moins vous
allez pouvoir garder votre langage ; vous chanterez aussi la douce musique des
palais souterrains, si douce qu'elle berce jusqu'au sommeil les hommes de la
terre, et il n'y aura point au monde musique qui égale la vôtre ; vous garderez
encore la raison qui fut vôtre et la noblesse, en sorte qu'il vous pèse moins de
demeurer sous la forme d'oiseaux. À présent, disparaissez de devant mes yeux,
Enfants de Lîr, avec vos têtes blanches et votre hésitant langage irlandais. Dure
malédiction sur de tendres enfants, que de se voir jetés dehors, au gré du vent
farouche ! Neuf cents années sur l'eau, le temps a quiconque serait long pour
souffrir. C'est moi qui par ma trahison vous imposerai 1'épreuve, le mieux pour
vous maintenant est de faire comme je vous dis. Et lui, Lîr, à qui son javelot
donna tant de victoires, maintenant en lui son cœur est un noyau de mort. Le
gémissement du héros me rend malade, et pourtant c'est bien moi qui ai mérité
son courroux.
Alors on saisit les chevaux d'Ifé, on les enjugua à son char, elle poursuivit sa
route jusqu'au palais de Bôv Derg, et reçut grand accueil des principaux du
peuple. Le fils de Dagda lui demanda pourquoi elle n'amenait pas les enfants de
Lîr.
-Je te le dirai, répondit-elle. C'est que Lîr ne t'aime guère, et qu'il ne te confiera
pas ses enfants, de crainte que tu ne les gardes tout à fait, et loin de lui.
- La chose m'étonne, repartit Bôv Derg, car j'aime ces enfants-là plus chèrement
que les miens-mêmes.
Il pensait, à part lui, que c'était une fourberie de la femme, et ce qu'il fit, ce fut
d'envoyer des messagers dans le nord, à la Blanche-Colline. Lîr s'enquit d'eux
pourquoi ils venaient.
- À raison de tes enfants, dirent-ils.
- Ne sont-ils pas allés vous voir en compagnie d'Ifé ?
- Non. Et Ifé prétend que c'était toi qui ne voulais pas qu'ils vinssent.
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Lîr, à cette nouvelle, eut le cœur brisé de tristesse, car il devinait bien qu'Ifé
avait conçu la perte ou la mort de ses enfants. Donc, au petit jour le lendemain,
on saisit ses chevaux, et il prit la route du sud-ouest. Quand il fut parvenu
jusqu'aux bords du Lac aux Chênes, les quatre enfants virent les chevaux
approcher, et Finuala dit :
- Bienvenue soit la troupe de chevaux que j'aperçois venir vers la rive du Lac !
Les hommes qu'ils portent sont puissants, on lit sur eux la tristesse : c'est nous
qu'ils poursuivent, c'est nous qu'ils cherchent. Approchons-nous du bord, É,
Fiachra, gracieux Conn ! Les arrivants ne sauraient être que Lîr et sa maison.
Lîr, étant venu à la pointe du Lac, s'aperçut que les cygnes avaient la voix de
personnes naturelles, et leur demanda comment il se faisait.
- Je te le dirai, Lîr, répondit Finuala. Nous sommes tes quatre enfants à toi, que
ta propre femme, sœur de notre mère, vient de perdre sous la poussée de sa
jalousie.
- Est-il aucun moyen de vous faire reprendre votre forme ?
- Il n'en est point. Tous les hommes du monde entier n'y pourraient rien,
jusqu'au jour où nous aurons fait notre temps, et cela ne peut être avant
qu'aient passé neuf cents ans.
En oyant cela, Lîr et ses gens poussèrent trois grandes, lourdes clameurs de
chagrin, douleur et gémissement.
- Aimeriez-vous, dit Lîr, venir à terre avec nous, puisque vous avez encore votre
même raison et votre mémoire ?
- Nous n'avons, dit Finuala, congé de vivre avec aucun être humain à présent : il
nous reste notre langage, l'irlandais, et nous pouvons chanter de suave musique,
belle à réjouir toute la race des hommes qui pourrait 1'écouter. Passez la nuit ici,
nous vous donnerons notre musique.
Lîr et sa maison, donc, firent halte en ce lieu, tendant l'oreille à la musique des
cygnes, et cette nuit-là jouirent d'un doux sommeil. Lîr, le lendemain matin, se
leva de bonne heure et fit cette chanson :
"Il est temps de quitter ce lieu,
Je ne puis y dormir bien que je sois couché.
Séparé de mes chers enfants,
Voilà qui tourmente mon cœur.
C'est un cruel filet que je jetai sur vous,
Le jour où j'amenai dans ma demeure Ifé.
Je n'aurais jamais formé ce dessein
Si j'avais su ! si j'avais su !
Finuala, gracieux Conn, É, Fiachra, mon fils aux beaux draps,
C'est malgré moi que je vous quitte,
Vous et le havre où vous vivez."
Alors, il poursuivit jusqu'au palais de Bôv Derg, où l'accueillit une bienvenue ;
mais Bôv lui fit reproche de ne pas amener ses enfants avec lui.
- Hélas ! dit Lîr, ce n'est pas moi qui refuserais d'amener mes enfants. C'est
cette Ifé là-bas, ta fille d'adoption et la sœur de leur mère, qui leur a imposé la
forme de quatre cygnes sur le Lac aux Chênes, comme le peut voir tout le peuple
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d'Irlande ; mais ils conservent encore leur raison, leur esprit, leur voix et leur
langage irlandais.
À ces mots, Bôv eut un violent sursaut, car il connut que Lir disait vrai et après
un reproche acerbe à Ifé, il lui dit :
- Traîtrise qui pour toi-même, Ifé, finira plus mal que pour les Enfants de Lîr !
Quelle forme toi-même penserais-tu la pire qu'on pût t'infliger?
- La pire serait, je pense, d'être muée en un démon de l'air.
- Et c'est celle ou je vais te changer.
Sur quoi il la toucha de sa baguette druidique, et elle se trouva soudain tournée
en un malin esprit de l'air, et en cette figure elle s'enfuit sur l'aile du vent, et elle
y est encore, et elle y sera jusqu’à la consommation de la vie et du temps.
Quant à Bôv et au peuple-fée, ils s'en vinrent à la rive du Lac aux Chênes, et y
plantèrent leur camp pour écouter la musique des cygnes. Et les Fils des Gaëls
avaient coutume d'y venir, non moins que le peuple divin, des quatre coins de
1'Irlande pour les ouïr, car jamais en Irlande il n'y eut musique délicieuse qui se
pût comparer à la musique des cygnes.
Eux s'adonnaient, aussi, à conter des histoires, et converser chaque jour avec les
hommes d'Irlande, avec leurs anciens maîtres et compagnons d'école, avec leurs
amis. Et chaque nuit ils se reprenaient à chanter de très suave musique du paysfée ; et quiconque oyait cette musique dormait un profond et calme sommeil, de
quelque tourment ou longue maladie qu'il fût affligé, car, à ouïr la musique des
oiseaux, il goûtait la plénitude du bonheur. Or donc, ces assemblées du peuple
divin et des Fils des Gaëls continuèrent là, autour du Lac aux Chênes, pendant
trois cents longues années. Et c'est alors que Finuala dit à ses frères :
- Savez-vous que nous avons achevé toute la part de notre âge que nous avons
à passer ici, moins la nuit qui vient ?
Les fils de Lîr, à ces mots, furent saisis d'une grande tristesse, car à leur sens,
pouvoir converser avec leurs amis et compagnons sur le Lac aux Chênes valait
presque autant que de redevenir personnes naturelles, surtout en comparaison
de leur sort à venir, sur la mer froide et tourmentée de la polaire Moyle. Ils
vinrent le surlendemain parler à leurs deux pères, le vrai et l'adoptif, ils leur
dirent adieu, et Finuala fit cette chanson:
"Adieu, Bôv Derg, gage de toute connaissance !
Adieu, père, adieu Lîr de la Blanche-Colline !
Voici venir, je crains, l'heure qui nous sépare.
Plaisante compagnie ! ô douleur, nous partons,
Mais non point pour vous aller voir.
Désormais, amis de nos cœurs.
C'est la Moyle tempétueuse,
Où nous vivrons, sans une voix auprès de nous.
Trois cents ans là, puis trois cents ans
Dans la baie des Gens de Domnann.
Ô pitié ! les Enfants de Lîr
N'auront la nuit pour les vêtir,
Ô pitié ! que la vague et le sel et la mer.
Frères, frais visages pâlis,
Qu'elle quitte à présent le lac,
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L'ample troupe qui nous aimait !
Triste est la séparation."
Quand elle eut fini de chanter, ils prirent l'essor, d'une aile vive et 1égere,
jusqu'à la Passe de la Moyle, entre Irlande et Écosse. Ce fut une douleur pour les
hommes d'Irlande, et ils interdirent de tuer désormais aucun cygne, quelque
chance qu'on eût de l'abattre, d'un bout de l'Irlande à l'autre.
C'etait aux enfants de Lîr un cruel lieu pour y vivre que la Passe de la Moyle.
Quand ils virent autour d'eux la vaste côte, ils se sentirent noyés de froid, de
crainte ; et toutes les misères qu'ils avaient traversées déjà ne leur semblaient
rien, au prix de celles qui les attendaient sur la mer. Une nuit, donc, une grande
tempête les assaillit, et Finuala dit :
- Frères chéris, ce serait pitié de ne point nous préparer à la nuit qui vient, car la
tempête, sans manque, va nous séparer les uns des autres. Fixons quelque lieu
où nous puissions nous retrouver, si nous sommes chassés à l'écart cette nuit.
- Décidons, dirent les autres, de nous retrouver à l'Écueil aux Phoques, puisque
nous savons tous où il est.
Quand minuit vint, le vent survint avec ; la rumeur des lames s’éleva, dans les
éclairs et le tonnerre, l'ouragan déchaîne balaya 1'étendue, et tant, que les
Enfants de Lîr se trouvèrent épars sur la vaste mer, et que l'immensité les en
égarait, et que pas un d'entre eux ne savait plus ou les autres étaient passés.
Mais après l'ouragan tomba un grand calme. Finuala était seule sur la Moyle ; et
quand elle vit que ses frères manquaient, elle les regrettait avec des plaintes
lamentables, et elle fit cette chanson :
"Quelle pitié de vivre en l'état où je suis,
Mes ailes gelées sur mes flancs !
Peu s'en fut que le vent ne m'ait, dedans le corps,
Brisé le cœur, si É n'est plus.
Trois cents ans sur le Lac aux Chênes
Sans recouvrer ma propre forme,
Ce n'était rien au prix du temps
Qu'il me faut rester sur la Moyle.
Mes trois aimés, mes trois aimés
Dormant à l'abri de mes ailes,
Jusqu'au jour où les morts reviendront aux vivants
Je ne les verrai plus jamais.
C'est grand dommage de survivre
À Fiachra, Conn, sans rien savoir d'eux,
Et c'est grand'pitié d'être là,
Face aux cruautés de la nuit."
Elle attendit toute la nuit, sur l'Écueil aux Phoques, le lever du soleil, et tant,
qu'épiant autour d'elle toute 1'étendu de la mer, elle vit enfin Conn approcher,
les plumes trempées jusqu'aux os, la tête pendante, et son cœur lui fit grand
accueil. Puis Fiachra s'en vint trempé, morfondu, épuisé et ils ne purent
comprendre un mot de ce qu'il disait, accablé qu'il était par la froidure et la
misère endurées. Finuala le mit sous son aile et dit :
- Nous serions bien aises maintenant si seulement É pouvait nous revenir.
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Ce ne fut guère longtemps après qu'ils virent arriver É, la tête sèche et le
plumage beau : Finuala lui fit grand accueil et le mit sous les plumes de son
poitrail, Fiachra sous son aile droite et Conn sous son aile gauche, de sorte
qu'elle les couvait tous trois de son duvet.
- Hélas ! Frères, dit-elle, ce fut une cruelle nuit pour nous que la dernière, et plus
d'une pareille nous en souffrirons avant d'être quittes.
Après ce jour, ils demeurèrent là un très long temps, endurant sur la Moyle le
froid et la misère, jusqu'au temps où enfin une nuit tomba sur eux dont ils
n'avaient jamais souffert la pareille, pour le gel, la neige et le vent. Ils pleuraient
et gémissaient sur la cruauté de leur sort, le froid de la nuit, 1'épaisseur de la
neige, l'aigreur du vent. Et après qu'ils eurent pâti du froid jusqu'à la
consommation d'une année, alors une nuit pire encore tomba sur eux au cœur de
l'hiver ; ils étaient sur l'Écueil au Phoques, l'eau gelait autour d'eux, et comme ils
se reposaient sur le roc, leurs pieds, leurs ailes, leurs plumes gelèrent jusqu'à
prendre à la pierre, si bien qu'ils ne pouvaient plus bouger. Et ils se débattirent si
fort pour se délivrer qu'ils y laissèrent la peau de leurs pieds, leurs plumes, le
bout de leurs ailes après eux.
- Hélas ! Enfants de Lîr, dit Finuala, peineux est le cas où nous sommes, car nous
ne pouvons endurer que l'eau salée nous touche, et nous sommes tenus de ne
pas la quitter : si le sel de l'eau entre dans nos plaies, c'est pour nous la mort.
Et elle fit cette chanson :
"Cette nuit se passe à gémir, sans plumes pour vêtir nos corps.
Qu'il est froid, le roc inégal, le roc coupant à nos pieds nus !
Cruelle fut notre marâtre, hélas ! de nous jeter le sort,
Qui de nous quatre fit des cygnes sur la mer. L'étuve où nous laver,
C'est le brisant du golfe où vole en écumant la crinière des lames ;
Nous buvons au lieu de la bière du festin, L'amère eau de la marée bleue."
N'importe ! il leur fallut revenir au courant marin de la Moyle, et l'eau chargée de
sel était poignante et vive et cruelle pour eux, mais si âpre fût-elle, ils ne
pouvaient ni la fuir ni s'en préserver. Ils restèrent le long de la rive à pâtir de
toute cette misère jusqu'au jour où leurs plumes de nouveau crûrent, où leurs
ailes, leurs plaies se trouvèrent entièrement guéries. Ils abordaient chaque jour
à la rive d'Irlande ou d'Écosse, mais il leur allait revenir à la Passe de la Moyle
chaque nuit.
Advint qu'un jour ils dérivèrent, dans le Nord de 1'Irlande, à la bouche de la
Bann, et ils aperçurent une troupe de cavaliers, beaux à voir, vêtus d'une seule
couleur, montant des bêtes excellemment dressées, de robe toute blanche, et
courant la route qui vient droit du sud-ouest.
- Savez-vous qui sont ces cavaliers, Enfants de Lîr ? demanda Finuala.
- Non, dirent-ils. Mais ils pourraient bien être une bande soit des Fils des Gaëls,
soit du peuple-fée.
Ils approchèrent encore de la côte, pour reconnaître qui c'etait ; et les cavaliers,
les apercevant, vinrent au devant, assez près pour tenir conversation. Il y avait
là les deux fils de Bôv Derg, É a 1'Esprit-Agile, Fergus Sage-aux-Échecs, qui
étaient les chefs ; avec eux, un tiers des cavaliers du Pays Divin ; et c'étaient les
cygnes qu'ils allaient cherchant depuis un long temps. Lorsqu'ils se furent joints,
les uns et les autres mutuellement s'offrirent gracieuse et amicale bienvenue et
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les enfants de Lîr demandèrent des nouvelles de tout le peuple-fée et, plus que
de tous autres, de Lîr, de Bôv Derg, et des leurs.
- Ils sont sains et saufs, leur fut-il répondu, tous au même lieu, dans le palais de
ton père sous la Colline-Blanche, célébrant la fête du Temps de façon plaisante et
heureuse et sans souci, n'était votre absence, et aussi qu'ils ne savent ce que
vous êtes devenus depuis le jour où vous quittâtes le Lac aux Chênes.
- Il n'en fut pas ainsi de nous, dit Finuala : nous avons passé par de grandes
épreuves, misères et tourments sur le flux et reflux de la mer, jusqu'au jour où
nous voilà.
Et elle fit cette chanson :
"On mène grande joie dans le palais de Lîr ;
On y boit force bière et vin ;
Pourtant froide est la place où cette nuit reposent
Les quatre enfants du roi.
Couverture sans une tâche,
La seule plume vêt nos corps ;
Et pourtant souvent nos habits furent de pourpre,
Nous buvions le doux hydromel.
Notre manger et notre boire,
C'est le sable et c'est l'onde amère de la mer ;
Pourtant nous avons bu souvent aux coupes rondes
La boisson de feuilles de coudre.
Nos lits sont les rocs nus que n'atteint pas la vague ;
Pourtant on nous tendit souventes fois des lits
De duvet ravi aux oiseaux.
Notre tâche est qu'il faut qu'on nage
Dans le gel, la rumeur des eaux ;
Pourtant plus d'une fois une escorte de princes
Chevauchait après nous jusqu'au palais de Bôv.
Voilà qui a flétri ma force
D'aller et de venir dans les courants de Moyle
Sans jamais pouvoir, au soleil,
Jouir de l'herbe tendre et molle.
Lit de Fiachra ou lit de Conn,
C'est l'abri d'une aile, à la mer ;
Lit d'É, c'est le duvet si doux d'une poitrine,
Tous quatre arrangés flanc à flanc."
Alors les cavaliers s'en furent au palais de Lîr et rapportèrent aux princes du
peuple-fée tout ce que les oiseaux avaient souffert et en quel triste point ils
étaient.
- Nous ne pouvons rien pour eux, dirent les princes ; mais nous sommes joyeux
qu'ils soient encore en vie, car ils seront secourus à la fin de leur temps.
Quant aux Enfants de Lîr, ils retournèrent à leur repaire ancien sur la Moyle et y
vécurent jusqu'à ce que le temps qu'ils devaient y passer fût passé. Alors Finuala
dit :
- Voici pour nous venu le temps de quitter cet endroit : c'est au Port de
Domnann qu'il nous faut aller maintenant, après nos trois cents ans ici. En
vérité, là-bas, il n'y aura pour nous nul repos, nulle place pour atterrir, nul abri
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contre la tempête. N'importe ! puisque le temps est venu d'aller, partons sur
l'aile du vent glacé, que nous n'allions pas nous perdre.
Ils partirent donc de la sorte, laissèrent derrière eux la Passe de la Moyle,
descendirent à la pointe du Havre de Domnann et s'y établirent. C'est une vie de
misère et de froid qu'ils y vécurent : une fois, la mer gela autour d'eux, tant
qu'ils ne pouvaient plus bouger, et les frères se lamentaient ; mais Finuala les
consolait, sachant qu'à la fin de leur temps le secours viendrait.
Ils demeurèrent au Port de Domnann jusqu'à ce que le temps qu'ils devaient y
passer fût passé. Alors Finuala dit :
- Voici pour nous venu le temps de regagner le palais de Blanche-Colline, où
notre père habite avec toute sa maison, avec tout notre peuple.
- Nous en sommes grandement réjouis, dirent-ils.
Ils prirent donc leur vol légèrement dans l'air pour gagner la Blanche-Colline.
Mais voici comment devant eux ils trouvèrent la place : déserte. Rien que des
tertres verts et des buissons d'orties, sans un toit, sans un feu, sans un âtre. Les
quatre, serrés l'un contre l'autre, poussèrent trois cris de douleur et Finuala fit
cette chanson :
"Hélas ! je demeure interdite :
Pas un toit et pas un foyer ! À voir ce qu'il est devenu,
Ce lieu est amer à mon cœur. Pas un chien et pas une meute ;
Pas une femme et pas un roi.
Nous ne l'avons pas connu tel quand Lîr notre père y régnait.
Ni coupe ou corne, ou beuverie dans une salle illuminée ;
Ni jeunes gens ni cavaliers: désert préfigurant tristesse.
Que les gens du lieu soient comme ils sont à présent,
La pensée est lourde à mon Cœur.
Ce soir, il est clair à mon âme que le seigneur du lieu n'est plus.
Ô maison, nous avions coutume d'y voir la musique et les jeux :
C'est change profond de la voir déserte comme elle est ce soir."
Cependant les Enfants de Lîr demeurèrent cette nuit-là dans le lieu qui avait été
celui de leur père et de leur aïeul, où eux-mêmes avaient grandi ; et ils
chantaient la très suave musique des palais divins.
Le lendemain matin au petit jour, ils s'élevèrent, gagnèrent 1'île de Clare, et tous
les oiseaux du pays s'assemblaient autour d'eux sur le Lac aux Oiseaux.
C'est environ ce temps-là qu'il leur advint de rencontrer un jeune homme de
bonne race, lequel s'appelait Aibric : il avait remarqué ces oiseaux, leur chant lui
était doux, il les aimait grandement, et eux l'aimaient. C'est lui qui a rapporté
toute l'histoire de leurs aventures et qui l'a mise en bel ordre. Et l'histoire qu'il
conta de leur aventure dernière est telle que s'ensuit :
Ce fut après le temps où la foi du Christ et le bienheureux Patrick avaient paru
en Irlande, que saint Mohévog arriva dans l'île de Clare ; et à sa première nuit
dans 1'île, les enfants de Lîr entendirent la voix de sa cloche, qui tintait non loin
d'eux. Les frères, à l'entendre, eurent un sursaut de crainte :
- Nous ne connaissons pas, dirent-ils, cette voix grêle et déplaisante qu'on
entend.
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- C'est la voix de la cloche de Mohévog, dit Finuala, et par elle vous serez
délivrés de la douleur et de la misère.
Ils écoutèrent la musique de la cloche jusqu'à ce que matines fussent dites, et
ensuite ils se prirent à chanter en sourdine la suave musique des palais divins.
Or, Mohévog les écoutait, et il pria Dieu de lui révéler qui chantait cette musique,
et il lui fut révé1é que les chanteurs, c'étaient les Enfants de Lîr.
Le lendemain matin, il s'avança jusqu'au Lac aux Oiseaux, vit devant lui les
cygnes sur le lac et descendit vers eux jusqu'au bord de la rive.
- Êtes-vous les Enfants de Lîr ? dit-il.
- Nous le sommes, dirent-ils.
- J'en remercie Dieu, dit-il, car c'est pour l'amour de vous que je suis venu
jusque dans cette île par-delà toutes les autres îles. Et maintenant, venez à
terre, et confiez-vous à moi, que vous puissiez faire de bonnes œuvres et
renoncer à vos péchés.
Sur quoi, ils prirent terre et se confièrent à Mohévog. Il les amena à sa demeure
et ils avaient coutume d'entendre la messe avec lui. Il trouva un bon fèvre et lui
fit faire pour eux des chaînes d'argent brillant : une chaîne il mit entre É et
Finuala, une chaîne entre Fiachra et Conn. Et tous quatre élevaient son cœur et
réjouissaient son esprit ; et quant aux cygnes, danger ou détresse ne les
trouvaient plus désormais.
Or, en ce temps, le roi de Connacht était Leirgnenn, fils de Colmann; et Déoch,
fille de Finghinn, etait sa reine : c'étaient 1'Homme du Nord et la Femme du Sud
dont Ifé avait prédit la rencontre. La femme entendit parler des oiseaux, et un
grand désir lui vint de les posséder : elle pria Leirgnenn de les lui amener, et il
dit qu'il demanderait à Mohevog. Elle jura qu'elle ne resterait pas avec lui une
nuit de plus s'il ne les lui amenait pas, et sur-le-champ quitta la maison ; et
Leirgnenn envoya après elle des messagers pour la ramener, mais avant qu'ils
pussent la rattraper, elle était déja à Kildoûn. Elle revint avec eux ; et Leirgnenn
envoya des messagers à Mohévog pour lui demander les oiseaux, mais en vain.
Une grande colère le saisit : il alla en personne trouver Mohévog et lui demanda
si c'etait vérité qu'il lui eût refusé les oiseaux.
- C'est vérité sûre et certaine, dit le saint homme.
Là-dessus Leirgnenn se leva, s'empara des cygnes et les arracha à l'autel, deux
oiseaux dans chaque poing, pour les ramener à Déoch. Mais il n'eut pas plutôt
sur eux porté la main que tomba leur plumage ; et ce qu'il y avait à la place des
cygnes, c'étaient trois maigres vieillards flétris, une menue vieille flétrie, que
n'avaient plus ni chair ni sang.
À cette vue, Leirgnenn eut un grand sursaut, et s'enfuit. C'est alors que Finuala
dit à Mohévog :
- Allons, baptise-nous, car notre mort est proche. Et, je m'assure, te séparer de
nous ne te coûte pas plus qu'à nous de nous séparer de toi. Ensuite creuse notre
tombe, et couche Conn à mon flanc droit, Fiachra à mon flanc gauche, E face à
mon visage entre mes deux bras. Et prie le grand Dieu du Ciel qu'il te donne le
temps de nous baptiser.
Alors les Enfants de Lîr reçurent le baptême, et ils moururent, et ils furent
ensevelis comme Finuala l'avait prescrit, Conn et Fiachra à chacun de ses flancs,
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É face à son visage ; et on planta sur eux une pierre debout, on y grava leur
nom en Ogham fourchu, on dit sur eux les lamentations dernières et leur âme
monta au ciel.
Ici finit l'histoire des enfants de Lîr.
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