Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais

Transcription

Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais
Eloge de la rêverie
Q
uand le soir approchait je descendais des
cimes de l’île et j’allais volontiers
m’asseoir au bord du lac sur la grève dans
quelque asile caché ; là le bruit des vagues et
l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant
de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit
me surprenait souvent sans que je m’en fusse
aperçu".
Personne n’a peut-être jamais mieux décrit que JeanJacques Rousseau, dans son
œuvre posthume Les Rêveries
du promeneur solitaire, le
plaisir de laisser vagabonder
sans but son esprit.
Albert Einstein, qui sortait
de chez lui en pantoufles,
s’imaginait courant le long
d’une vague légère – une rêverie qui l’aurait conduit à la
théorie de la relativité restreinte.
La légende (ou l’histoire)
de la pomme tombant sur le
crâne du savant semble accréditer que la loi de la gravitation universelle fut découverte
dans un moment de rêverie du grand Isaac Newton.
Archimède eut la révélation de sa fameuse
poussée alors qu’il prenait un bain pour se détendre. Il mourût à 75 ans, plongé dans ses
pensées, tué par un soldat romain qu’il avait
apostrophé parce qu’il dérangeait ses "cercles"
dessinés sur le sable.
Les travaux de neuroscientifiques semblent
en tout cas confirmer que les moments de rêverie donnent lieu à une intense activité, dans un
réseau appelé "le réseau par défaut", comparée
par certains à une sorte d’énergie sombre du
cerveau.
Benjamin Baird, psychologue à l’université
de Columbia, émet l’hypothèse que la capacité
de l’homme de rêvasser aurait été sélectionnée
par l’évolution pour nous permettre de résoudre des problèmes complexes.
La rêverie, souvent associée à une certaine
forme d’excentricité, serait donc au cœur de
l’activité créatrice.
Encore faut-il être capable de "saisir" la
pensée vagabonde et ne pas se complaire à ressasser à l’excès en se laissant envahir par des
mondes imaginaires au point de perdre tout
contact avec la réalité.
La rêverie n’est donc pas une forme de pensée «infantile» et d’adonnation à la paresse
comme le prétendait Sigmund Freud.
Selon une étude réalisée par Daniel Gilbert
et Matthew A. Killingsworth, des psychologues
de l’Université d’Harvard nous passons près de
la moitié de notre temps à rêvasser.
Des études, menées en 1993 par la psycholode
gue
américaine
Kathryn
Wentzel,
l’Université du Maryland, ont montré que c’est
celui qui suit les consignes, reste silencieux et
comprend ce qu’on lui enseigne qui est considéré comme l’élève idéal. Cette attitude favorise
l’obéissance
et
le
conformisme, mais laisse de
côté
la
curiosité
et
l’indépendance indispensables
au développement de la créativité. Il reste que la personnalité même de l’enseignant
joue un rôle primordial dans
la transmission.
L’inactivité est combattue
dans
nos
sociétés
où
l’agitation, la performance
sont les critères primordiaux
de l’intégration et de la réussite alors même que le destin
de nos sociétés de hautes
technologies et d’échanges
dépend en grand partie de nos
capacités d’innovations.
Or les grands découvreurs,
les grands créateurs, les grands artistes sont
d’abord des grands rêveurs excentriques possédant plus que d’autres la faculté de désinhibition cognitive, permettant à des idées, des associations incongrues situées à l’arrière-plan de
surgir à l’avant-scène de la conscience.
On commence heureusement à voir de ces
excentriques créatifs trainés sur les campus des
sociétés de hautes technologies qui ont compris
l’importance de favoriser ces talents "cachés".
On se souvient que le très charismatique
Steve Jobs se présentait toujours à ses grands
shows d’annonce mal rasé, en jeans et col roulé.
Il aurait pu rester un vieil hippy attardé s’il
n’avait croisé sur sa route un certain Stephen
Gary Wozniak et fondé avec lui Apple dont le
nom n’est pas étranger à la pomme de Newton.
Son génie, source de son incroyable réussite,
ne venait pas uniquement de son anticonformisme mais n’y était sûrement pas complètement étranger.
C’est du reste cet anticonformisme qui est
peut-être responsable de l’aggravation de sa
maladie parce qu’il voulut d’abord se soigner
avec
des
traitements
naturels
faits
d’alimentation végétarienne, d’acupuncture et
de plantes.
Toute médaille aurait-elle son revers ?
Patrice Leterrier
2 juin 2012