Les commerçants chinois à Dakar et à Johannesburg
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Les commerçants chinois à Dakar et à Johannesburg
http://www.reseau-asie.com Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie et le Pacifique Scholars, Professors and Experts on Asia and the Pacific LES COMMERÇANTS CHINOIS À DAKAR ET À JOHANNESBURG - REFLET D’UNE GÉOGRAPHIE DE L’ENCLAVEMENT ? Romain Dittgen Université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne) Thématique B : Nouveaux paradigmes de la mondialisation Theme B: New globalization paradigms Atelier 08 : Perspectives chnoises - terroirs africains agencements culturels et sociaux Workshop 08 : Chinese perspectives - african lands / cultural and social organisation 4ème Congrès du Réseau Asie & Pacifique 4 Congress of the Asia & Pacific Network th 14-16 sept. 2011, Paris, France École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville Centre de conférences du Ministère des Affaires étrangères et européennes © 2011 – Romain Dittgen Protection des documents / Document use rights Les utilisateurs du site http://www.reseau-asie.com s'engagent à respecter les règles de propriété intellectuelle des divers contenus proposés sur le site (loi n°92.597 du 1er juillet 1992, JO du 3 juillet). En ème particulier, tous les textes, sons, cartes ou images du 4 Congrès, sont soumis aux lois du droit d’auteur. 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LES COMMERÇANTS CHINOIS À DAKAR ET À JOHANNESBURG - REFLET D’UNE GÉOGRAPHIE DE L’ENCLAVEMENT ? Romain Dittgen Université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne) L’actuel dynamisme économique entre la Chine et l’Afrique s’est accompagné d’une progression notable au niveau des mouvements migratoires. Si la plupart des Chinois, aujourd’hui présents sur le continent, sont des contractuels temporaires (que ce soit pour des entreprises étatiques ou privées), de plus en plus de migrants s’installent en Afrique par leurs propres moyens et à leur propre compte, à la recherche d’occasions économiques (Park, 2009). Comparée à certains pays occidentaux et d’Asie du Sud-Est, hôtes de communautés fortement enracinées, l’arrivée de migrants chinois sur le continent est globalement récente1. L’emprise spatiale ne connaît pas, de ce fait, le même degré de développement et ce sont avant tout les métropoles qui en sont concernées. Les commerçants chinois en Afrique ont tendance, au moins dans un premier temps, à se regrouper dans les noyaux urbains. La combinaison entre économie ethnique 2 et implantation en cluster s’est souvent traduite par le lancement de marchés chinois voire par l’ouverture de centres de distribution. Le succès des produits « made in China » dans les différents pays africains, a agi comme une sorte d’aimant pour attirer de nouveaux arrivants chinois. La multiplication de structures de commerce a connu un tel essor, que dans certaines villes, telles que Dakar et Johannesburg, elles font dorénavant partie intégrante du paysage urbain. Dans les médias, la présence commerçante chinoise est fréquemment associée à une insertion sous forme d’enclave, isolée du milieu d’accueil. Selon cette vision, les circonstances du pays ne devraient jouer qu’en marge sur le fonctionnement économique ainsi que sur les pratiques adoptées par les commerçants. Face à la diversité des contextes africains, cette analyse paraît néanmoins lacunaire. Par conséquent, elle soulève la question du degré d’influence des réalités locales sur les comportements et activités des commerçants chinois. En d’autres termes, il s’agit de savoir si les logiques d’insertion et les modes opératoires de ce groupe d’acteurs se déclinent de façon analogue à l’échelle du continent ou si au contraire, on retrouve une organisation au cas par cas. Afin d’apporter des éléments de réponse, la présente communication s’appuie sur une analyse comparative, ciblée sur les cas d’études de Dakar et de Johannesburg. Tandis que l’objectif principal d’une enclave consiste à maintenir une enveloppe protectrice et de réguler le contact avec l’extérieur sous forme de sas de communication 1 L’Afrique du Sud est l’un des rares exemples en Afrique (avec Madagascar) à avoir connu une implantation chinoise plus ancienne. 2 Si le phénomène de l’entreprenariat ethnique, (Ethnic business ou Ethnic enclave economy en anglais) a été largement étudié et conceptualisé (Ma Mung, 1992 ; Waldinger, 1993 ; Light, Sabagh, Bozorgmehr et al., 1994 ; Kaplan, 1998 ; Kaplan, Li, 2006), la plupart des études de cas, jusqu’aux années 1990, ont été conduites dans les pays occidentaux (aux États-Unis avant de s’élargir à l’Europe). Atelier 08 : Perspectives chnoises - terroirs africains agencements culturels et sociaux Les commerçants chinois à Dakar et à Johannesburg - Reflet d’une géographie de l’enclavement ? Romain Dittgen / 2 (Sanjuan et Trolliet, 2010 : 98), les Chinois en Afrique ne sont pas pour autant complètement isolés de leur environnement. C’est par le biais d’hypothèses articulées autour des notions de « noyau » et de « l’écorce » (van Vliet, Magrin, 2007), que j’envisage de saisir les canaux à travers lesquels les acteurs chinois interagissent avec leurs contreparties africaines 3. En dehors d’un certain degré de fermeture, les projets chinois en Afrique génèrent aussi une série de liens et de retombées économiques. Si l’entrée par l’enclave constitue le fil conducteur pour aborder la présence chinoise en Afrique, l’analyse spatiale permet d’articuler les questions de développement et d’espace. Face à l’intensification de la présence commerciale chinoise sur le continent africain et les enjeux liés, j’éprouverai, à l’aide des exemples de Dakar et de Johannesburg, les trois hypothèses suivantes : Si les formes d’insertion des commerçants chinois s’apparentent sur certains volets à des espaces à part, cela n’exclue pas qu’elles soient génératrices de nouvelles formes d’interaction. Compte tenu du type de biens commercialisés, la localisation constitue un facteur essentiel. Les logiques d’implantation et d’adaptation varient en fonction des défis rencontrés dans les pays hôtes. Alors que les activités commerciales montrent quelques signes d’isolement et tendent en principe à se regrouper dans des zones facilement accessibles, l’implantation chinoise à Dakar et à Johannesburg ne se présente pas exactement de la manière (I). En ce qui concerne le volet économique, les grossistes chinois détiennent une fonction importante et se positionnent en amont d’un schéma de commercialisation multiforme (II). En réponse aux réalités locales, on assiste à une diversification et complexification des logiques commerciales ainsi que des dynamiques spatiales (III). I. Entre sélectivité spatiale et recherche d’occasions Sur une série de points, le renforcement commercial chinois dans les villes africaines relève du fonctionnement d’une économie ethnique. La plupart du temps, les migrants indépendants 3 Alors que cette analyse porte initialement sur les dynamiques sociales dans le secteur extractif, en particulier sur des cycles de production à long-terme, elle peut être élargie vers le secteur commercial. Atelier 08 : Perspectives chnoises - terroirs africains agencements culturels et sociaux Les commerçants chinois à Dakar et à Johannesburg - Reflet d’une géographie de l’enclavement ? Romain Dittgen / 3 y travaillent à leur propre compte, gèrent leur commerce et embauchent (surtout au début) au sein de leur communauté (Kaplan, Li, 2006). À l’heure actuelle, l’entreprenariat chinois sur le continent est fortement spécialisé et s’articule en grande partie autour de la vente de textiles et de biens de consommation courante. Par conséquent, au regard de la gamme de produits proposés, ainsi que de la clientèle visée, les établissements de commerce cherchent à se regrouper pour des questions d’économies d’échelle. Dans la mesure du possible, les commerçants optent pour un emplacement central, ou à défaut, se positionnent en proximité d’importantes voies de transport. La concentration des fonctions commerciale et résidentielle crée indirectement une sorte de microcosme sinon un cadre plus familier, et permet de faciliter l’insertion de ce groupe d’acteurs au sein d’un environnement peu connu. L’introduction d’une économie ethnique s’accompagne aussi d’importants changements morphologiques dans les milieux d’accueil, en principe canalisés vers les centres urbains (Kaplan, Li, 2006 : 1). À Dakar, les commerçants chinois se sont implantés le long de deux axes majeurs et ont d’autant plus investi une partie des boutiques du « Centre commercial de la grande mosquée » (mieux connue sous la désignation d’« allées chinoises »). Ce phénomène a pris son essor dès le milieu des années 1990, quand les premiers Chinois ont commencé à ouvrir ou à reprendre des magasins autour du carrefour de la gare routière de Peterson. Au bout de quelques années seulement, les alentours immédiats ont été couverts par des boutiques chinoises, au point que l’activité commerciale s’est progressivement étendue vers le boulevard du Général de Gaulle. Peu de temps après, celui-ci a connu la même trajectoire et ce quartier, à l’origine presque exclusivement résidentiel, a connu une multiplication rapide d’« échoppes chinoises ». L’implantation graduelle de commerçants chinois a eu un impact considérable sur l’aspect et la configuration de cet axe majeur. Aujourd’hui la quasi-totalité du boulevard est occupé par ce type de commerce et les Dakarois le désignent de plus en plus comme leur quartier chinois (Gaborit, 2007 ; Bertoncello et Bredeloup, 2006 ; Bredeloup, 2008 ; Kernen et Vulliet, 2008 ; Dittgen, 2010 ; Marfaing et Thiel, 2011). Atelier 08 : Perspectives chnoises - terroirs africains agencements culturels et sociaux Les commerçants chinois à Dakar et à Johannesburg - Reflet d’une géographie de l’enclavement ? Romain Dittgen / 4 Photo 1. Vue sur le boulevard du Général de Gaulle à Dakar (Dittgen, octobre 2009) En raison de la fonction résidentielle initiale du quartier du « Centenaire », structuré autour de cette avenue principale, les mutations récentes ont occasionné des impacts plus profonds. À l’origine, il s’agissait d’une zone très prisée, développée au cours des années 1970 à l’initiative du président Senghor, et destinée aux fonctionnaires d’État. Entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, ces mêmes résidents ont pour diverses raisons (retraite, décès, plans d’ajustement structurel, dévaluation du franc CFA), connu des difficultés financières prononcées, ce qui a indirecement ouvert la porte aux arrivants chinois. Face au manque d’espace disponible autour de la gare de Peterson et attirés par les occasions d’affaires, ces derniers ont activement sollicité les riverains pour louer la devanture de leur maison. La combinaison entre préoccupations monétaires d’un côté et la recherche d’occasions économiques de l’autre explique comment, dans l’intervalle de quelques années, l’activité commerciale chinoise a pu y prendre une telle dimension. Quant à Johannesburg, la présence commerciale chinoise se traduit sous diverses formes et les dynamiques à l’œuvre s’avèrent plus éclatées. Au-delà du nombre, la particularité des Chinois dans la capitale économique sud-africaine tient à l’ancienneté et aux vagues migratoires successives. Entre l’arrivée des premiers Chinois, entre la fin du XIX e siècle et le début du XXe et les nouvelles migrations plus variées, les différences sont marquées. Le dédoublement des chinatowns – le premier proche du centre-ville et en perte de vitesse sur Commissioner Street, le second plus périphérique à Cyrildene – reflète la division entre les différentes communautés chinoises dans la ville (Yap, Man, 1996 ; Harris, 1998, 2009 ; Park, 2006, 2008, 2010 ; Dittgen, 2010). Parallèlement, l’agglomération connaît, depuis quelques années, une multiplication de centres de distribution et de vente en gros gérés par des Chinois. Le développement de vastes structures de commerce, regroupant la majorité des commerçants en provenance de Chine, s’est produit sous l’initiative d’hommes d’affaires hongkongais, taiwanais et de Chine continentale. Le premier, China City, situé en face du stade Ellis Park et proche du centreville, a été lancé en 1995. Après des débuts timides, ce centre a progressivement connu une hausse de la fréquentation et de ses profits. Avec le succès de cet établissement, d’autres projets ont suivi. Les nouveaux sites de vente en gros se concentrent surtout en périphérie Sud de l’agglomération, à Crown Mines. En l’occurrence, il s’agit d’une vaste zone, autrefois utilisée pour le remblaiement lié à l’extraction aurifère, aujourd’hui dédiée au commerce de gros et bien reliée au réseau autoroutier. Johannesburg compte actuellement une quinzaine de ces centres de distribution – avec China Mart, China Mall et Dragon City parmi les plus dynamiques. Dans les deux villes étudiées, la concentration géographique des magasins tenus par Atelier 08 : Perspectives chnoises - terroirs africains agencements culturels et sociaux Les commerçants chinois à Dakar et à Johannesburg - Reflet d’une géographie de l’enclavement ? Romain Dittgen / 5 des Chinois, souvent au décor sommaire, crée l’impression d’une communauté repliée sur elle-même et à l’écart de la société d’accueil. Cependant, l’afflux de ces opérateurs s’avère, au contraire, à l’origine de nouvelles formes d’interaction. II. Le commerce de gros, au centre de la dynamique commerciale chinoise La présence de commerçants chinois s’est accompagnée d’effets d’entraînement qui s’observent notamment d’un point de vue économique. En cumulant les rôles de grossiste et de détaillant, les entrepreneurs chinois ont rendu accessibles des biens de consommation courante à une clientèle locale peu fortunée, tout en approvisionnant des commerçants locaux. L’alignement de boutiques le long du boulevard du Général de Gaulle à Dakar, donnant initialement l’impression d’une allée commerçante chinoise, a rapidement attiré nombre d’opérateurs locaux. L’activité commerciale, cette fois-ci sous l’initiative des Sénégalais, s’est petit à petit étendue et a pris l’allure d’un véritable marché. La disponibilité d’espace, induite par la largeur de l’avenue et ses rues secondaires le long du tracé principal, a facilité l’implantation de Sénégalais en quête de travail, qui se sont alors greffés sur l’activité commerciale initiale. Ces derniers se sont mis à étaler leurs produits, achetés auprès des Chinois, sur des tables et les vendent au détail alors que leurs fournisseurs s’orientent davantage sur la vente en gros. Afin de faciliter la négociation et l’écoulement des marchandises, de plus en plus de locaux sont également embauchés par des Chinois. Dans un second temps, les produits chinois, acquis à Dakar, sont alors distribués par des petits revendeurs sénégalais dans différentes régions du pays. En Afrique du Sud, l’arrivée des commerçants chinois a été facilitée par le contexte post-apartheid, se traduisant par une réalité économique très dualiste. Le pays a été marquée (et le reste toujours) par un faible pouvoir d’achat de la majorité de sa population. La vente de produits chinois à grande échelle et à des prix plus abordables a, dans une certaine mesure, participé à réduire l’écart entre une offre et une demande peu adaptées. Des chaussures aux sacs pour femmes, en passant par les sous-vêtements et les t-shirts, le textile prédomine largement sans pour autant exclure d’autres marchandises. Avec le temps, la gamme des produits proposés s’est ainsi élargie et les commerçants chinois s’orientent progressivement vers les équipements électroniques, meubles et autres. Atelier 08 : Perspectives chnoises - terroirs africains agencements culturels et sociaux Les commerçants chinois à Dakar et à Johannesburg - Reflet d’une géographie de l’enclavement ? Romain Dittgen / 6 Photo 2. Ambiance chinoise dans un centre de distribution à Johannesburg (China Mall, Dittgen, novembre 2010) Parmi les des centres de distribution chinois à Johannesburg, certains regroupent jusqu’à deux cents magasins au sein de la même surface de vente. Les économies d’échelle, facilitées par une telle concentration, s’observent dès lors à plusieurs niveaux. La gamme de produits séduit ainsi non seulement une partie de la population sud-africaine (noire, afrikaner ou encore indienne4) mais aussi des grossistes aux capacités et ressources plus restreintes. En fonction des centres et des temporalités hebdomadaires, la clientèle s’avère par ailleurs très variée. China City est avant tout fréquenté par une clientèle noire (aussi bien sud-africaine que des pays avoisinants) aux moyens plutôt limités. Ceci tient en partie à sa localisation centrale et à son rattachement facile aux différents modes de transport en commun. Quant aux développements plus récents, situés davantage en périphérie, le recours à la voiture est souvent nécessaire (d’autant plus que le passage de taxis collectifs y est peu fréquent) et joue dès lors sur le type de clientèle. Alors que pendant la semaine, ce sont les revendeurs locaux qui l’emportent, le week-end, c’est le commerce « ludique » qui prédomine – notamment à China Mart ou China Mall – avec une clientèle avant tout blanche afrikaner ou indienne selon les cas. En approvisionnant aussi bien des vendeurs ambulants, d’autres grossistes locaux (notamment éthiopiens), des Chinois des petites et moyennes villes sud-africaines, des commerçants venus de l’étranger, ainsi qu’une clientèle variée, le grossiste chinois se place en amont d’un schéma complexe et multiforme. Finalement, à part des différences de dimensions, 4 Sous l’apartheid, l’identification et les classifications démographiques étaient fondées sur des critères raciaux, définies par Population Registration Act. L’utilisation des termes, blanc, noir, indien, coloured, perdure aujourd’hui en Afrique du Sud sans pour autant répondre à une terminologie raciste. Atelier 08 : Perspectives chnoises - terroirs africains agencements culturels et sociaux Les commerçants chinois à Dakar et à Johannesburg - Reflet d’une géographie de l’enclavement ? Romain Dittgen / 7 ce statut de vaste pourvoyeur de produits, se reproduit à la fois pour Dakar et Johannesburg. Dans les deux cas, l’arrivée des Chinois a généré ou renforcé la circulation d’argent qui profite à un nombre croissant d’Africains. Même avec un capital de départ limité, les vendeurs ambulants peuvent dorénavant acquérir une petite quantité de biens. Si l’argent gagné de la vente de ces marchandises permet à certains d’avoir suffisamment d’argent pour couvrir leurs dépenses, quelques fortunés sont parvenus à accumuler du capital et à ouvrir leur propre boutique. Si le développement de l’activité commerciale chinoise connaît un rythme soutenu dans les deux villes étudiées, celui-ci n’est pas forcément à l’abri d’un certain nombre de difficultés. III. Vers une complexification des dynamiques en réponse aux réalités locales Les mutations, induites par l’augmentation rapide de la présence commerciale chinoise, ont suscité diverses réactions au sein des sociétés d’accueil. Ces dernières s’articulent, la plupart du temps, autour de critères économiques. L’introduction chinoise dans ce domaine d’activité a épisodiquement provoqué des tensions, réclamant ainsi des ajustements continuels afin d’équilibrer les rapports de force entre acteurs locaux et chinois. Si la commercialisation des produits en provenance de Chine par des Chinois 5 a permis d’élargir l’offre et d’atteindre une clientèle moins fortunée, d’autres vendeurs ont vu leur part du marché diminuer. Par conséquent, des voix se sont élevées dans une grande partie de pays africains pour dénoncer une concurrence déloyale, qui serait à l’origine de la perte d’emplois et de perspectives pour les locaux. En ce qui concerne ce genre d’accusations, ni les Chinois à Dakar ni ceux de Johannesburg n’ont été épargnés. Dans la capitale dakaroise, l’installation progressive des commerçants chinois a provoqué la colère des commerçants sénégalais, voyant leurs marges de profit chuter tout en se sentant impuissants face à cette concurrence. Par conséquent, l’Union nationale des commerçants et industriels sénégalais (Unacois) a organisé, en 2004, une journée de ville morte à l’encontre de l’entrée de produits chinois, qualifiés de pacotille, et indirectement de la présence chinoise. À cela se rajoutent des critiques d’une partie des riverains du boulevard du Général de Gaulle, qui craignent que l’encombrement de l’espace public et la présence commerciale ne ternissent l’image du quartier. En 2006, le Cosatu, puissante centrale syndicale sud-africaine, a directement accusé l’importation massive de textile chinois comme étant responsable du déclin de l’industrie locale. Malgré les interventions en faveur de la présence chinoise par des bénéficiaires 6 , les commerçants chinois ont toutefois pris 5 Cette précision n’est pas anodine, étant donné que la vente de biens chinois n’a, dans certains cas, pas démarré avec l’afflux de ces nouveaux acteurs. Bien avant déjà, des commerçants africains (notamment au Sénégal) sont partis en Chine pour s’approvisionner en produits. Néanmoins, avec l’arrivée des Chinois, ces biens sont devenus plus accessibles, à la fois en termes de volume et de prix. 6 À Dakar, les consommateurs, représentés par l’Association des consommateurs du Sénégal (Ascosen) Atelier 08 : Perspectives chnoises - terroirs africains agencements culturels et sociaux Les commerçants chinois à Dakar et à Johannesburg - Reflet d’une géographie de l’enclavement ? Romain Dittgen / 8 conscience de la nécessité de s’organiser davantage pour maintenir leur présence sur le continent. Face au manque d’action de la part de leurs autorités décentralisées, les migrants chinois ont créé plusieurs associations de résidents pour gérer leurs difficultés sur place. À Johannesburg, la concentration au sein de centres de distribution chinois est certes en grande partie lié aux possibilités d’économies d’échelle, mais elle est renforcée par l’insécurité réelle ou perçue caractéristique de la société sud-africaine. Ayant démarré leurs activités commerciales dans des entrepôts, situés en proximité de l’aéroport international, les grossistes chinois ont à maintes reprises été victimes de vols à main armée. Cette réalité, d’un environnement considéré comme dangereux, les a graduellement poussés à se regrouper dans des périmètres surveillés et encadrés7. Aujourd’hui, la plupart de ces centres commerciaux emploient des firmes de sécurité privées et certains offrent même des possibilités de résidence sur le site. Parallèlement, depuis le début des années 2000, la concurrence s’est accentuée en Afrique du Sud. Avec l’augmentation d’une clientèle plus solvable mais aussi plus sélective, les franchises commerciales locales prennent souvent le pas sur les commerces gérés par les Chinois, fréquemment associés au secteur informel. En guise de réponse, les promoteurs et investisseurs chinois tentent de moderniser les structures et de diversifier les activités proposées par ces établissements. Au fil des années, les dynamiques commerciales mais aussi les modes de vie des migrants chinois indépendants ont tendance à se complexifier. Les logiques d’insertion s’avèrent, dans une certaine mesure, influencées par la maturité de l’économie ethnique. Au départ, l’introduction au sein d’une enclave commerciale chinoise – le boulevard du Général de Gaulle, l’avenue Peterson ou encore les « allées chinoises » à Dakar, et les différents centres de distribution chinois à Johannesburg – permet aux arrivants chinois de trouver leurs repères et d’opérer dans un cadre plus familier. Avec l’adaptation progressive au milieu d’accueil, certains vont alors essayer de se lancer dans d’autres activités (plus lucratives) et leurs démarches répondent alors à des logiques plus individualisées. Ce phénomène paraît actuellement plus visible à Johannesburg qu’à Dakar, notamment en raison d’un champ d’occasions plus vaste. Références bibliographiques - Bredeloup (2008), « Les entrepreneurs migrants chinois au Sénégal : la métaphore du jeu de go ? », in (Diop M. C. ed.), Le Sénégal des migrations, Karthala, Paris, pp. 343364. - Bertoncello B. et S. Bredeloup (2009), « Chine-Afrique ou la valse des entrepreneursmigrants », in Revue Européenne des Migrations Internationales (REMI), Vol. 25 n° 1, Poitiers, pp. 45-70. - Dittgen R. (2010), « From isolation to integration? 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