Témoignage-Père-Antonio-pour

Transcription

Témoignage-Père-Antonio-pour
Nuit des Témoins 2016 – Paris 29 janvier 2016
Témoignage du Père Antonio Aurélio FERNANDEZ,
prêtre trinitaire - Soudan
En réfléchissant à ce témoignage je me suis demandé comment je pouvais faire pour que
vous tous, qui allez écouter ce que je vais dire, puissiez participer à cette expérience comme
si c’était la vôtre. L'église est le lieu où nous pouvons participer à cette expérience comme la
nôtre.
Je ne peux pas parler au nom des soudanais, car je ne suis pas né dans ce pays africain mais
peut-être le fait d’avoir partagé avec eux la persécution et la souffrance, me rapproche
d’eux. Et c’est à partir de là que je veux commencer, de la persécution du peuple sudsoudanais.
La guerre entre le Nord et le Sud de Soudan est une guerre entre une dictature islamique et
le peuple chrétien-animiste. C’est l’extermination d’un groupe, qui ne peut pas se défendre
et encore moins s’y opposer car il représente une minorité.
Quand nous allons dans ce pays, nous n’y allons pas en tant qu’Européens, ni occidentaux.
Nous allons au Soudan avec le désir de donner de l’espoir, de semer l’avenir parce que le
christianisme est fondamentalement avenir.
Nous sommes entrés dans un avion loué et en secret. L’achat d’esclaves par des occidentaux
est interdit par la loi islamique dictatoriale, car cela démontrerait aux États Internationaux
que l’esclavage existe. Si nous étions arrêtés… quelle serait la sentence dans un jugement
religieux islamique ? Espionnage. Donc la peine de mort.
L’entrée doit donc se faire secrètement, sans que personne ne le sache. Après de longues
tractations, nous sommes arrivés à un accord avec les Soudanais du Sud : une rencontre est
prévue avec un mercenaire dans un lieu et un temps « indéterminés ». Et sans savoir
comment, nous nous trouvons dans ce lieu et temps « indéterminés ».
Le petit avion atterrit dans un endroit inconnu. Un prêtre soudanais nous y attend ; c’est lui
qui a établi le contact avec le mercenaire. Mais nous devons continuer le voyage parce que
les militaires ont localisé le mouvement de l’avion. Il nous faut donc poursuivre encore une
journée à pied.
Finalement, et c’est ce qui est important, nous rencontrons, cette fois-ci, un groupe de cent
soixante-dix enfants que le mercenaire a acheté au militaire du gouvernement qui les
prenaient quand ils entraient dans leurs villages pour tuer et détruire. Raser et assassiner est
leur objectif principal. Mais quel avantage peut-on tirer de tout cela ? Au moins avec les
enfants, ils pouvaient obtenir de l’argent, c’est pourquoi ils les laissaient en vie.
Cent soixante-dix enfants avec la peur comme seul camarade de voyage. Ils ne regardent
jamais dans les yeux car cela est interdit. Ils doivent être soumis. Ils sont nés pour ça, des
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enfants qui ont été séparés, pire encore, arrachés de leur famille qui ont été assassinées,
parfois sous leurs yeux, dans leur village d’origine.
Il est temps de négocier. Pour encaisser.
- Combien pour le groupe ? Non, ça c’est trop. Moins.
Nous, nous achetons l’ensemble du groupe, nous ne procédons pas comme les marchés
auxquels ces enfants étaient destinés pour être vendus séparément, marchés où ils devaient
être envoyés, loin, car ces marchés se trouvaient en Arabie Saoudite, Libye, Tchad … Alors il
faut baisser le prix d’achat.
- Combien? Nous continuons à négocier.
Entre-temps, nous regardons les enfants qui étaient assis sur le sable, en train de supporter
la chaleur, en attendant leur vente. Des enfants avec des signes de cordes aux poignets ;
voilà comment ils dorment, assis, appuyés sur des arbres avec les mains nouées derrière des
troncs, pour ne pas pouvoir s’échapper.
La plupart d’entre eux sont nus, n’ayant rien qui les couvre, comme de vrais animaux.
Nous continuons la négociation…..
-Et la jeune fille ? Le mercenaire fait semblant de ne pas comprendre.
-La fille ?
-Oui, la jeune fille.
Dans le groupe il y avait beaucoup de filles, mais il y en avait une, qui s’appelait Adut qui
avait les jambes ensanglantées et infectées. C’est pourquoi, elle ralentissait le rythme du
groupe. Par conséquent, elle serait probablement abandonnée quelque part dans le désert,
en la laissant mourir.
- «Personne n’achète un animal en mauvais état », a été la réponse du mercenaire.
Adut était une jeune fille normale qui vivait dans son village. Elle nous a raconté que quand
le gouvernement militaire islamique est entré dans le village, tout le monde a dû fuir pour
éviter d’être capturé. Ils connaissaient déjà leur sort s’ils tombaient entre les mains de
l’armée. Quand le soldat, qui allait à cheval, l’a vue fuir, il l’a poursuivie, lancé la corde
autour d’elle et l’a finalement traînée sur plusieurs kilomètres. Ensuite, il a abusé d’elle pour
qu’elle apprenne à obéir. C’est comme ça qu’Adut s’est blessé les jambes. Elle n’a jamais pu
être examinée ni soignée par aucun médecin, et avec le temps ses os se sont infectés.
Pour nous, encore plus important que le récit qu’Adut nous a raconté, c’est la façon dont elle
nous l’a racontée, en ayant les yeux baissés, sans nous regarder, comme tous les enfants.
Pas seulement parce qu’elle avait appris à se comporter comme ça, mais surtout à cause de
la crainte qu’elle éprouvait. Il fallait éviter, devant les acheteurs, d’échanger un regard, afin
qu’ils ne vous remarquent pas, pour passer inaperçu. Comme si c’était possible de se cacher
derrière ses yeux immenses pour que personne ne vous remarque. Comme si le fait de
laisser les autres vous regarder, permettait de passer inaperçu devant eux. Se cacher en soi
même.
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Aujourd’hui, ces enfants, comme d’autres qui ont été libérés, vivent ensemble dans des
écoles construites par les Trinitaires et d’autres organisations chrétiennes.
Si nous ne sommes pas baptisés, cette histoire, émouvante, peut éveiller nos consciences.
Par contre, si nous sommes baptisés, si nous faisons partie d’un seul peuple, le royaume
offert par Jésus-Christ, ceci ne paraît pas juste une histoire, ce sont les angoisses et
mortifications de personnes qui sont comme nous et qui demandent à réveiller mon esprit.
Aujourd’hui, c’est Adut, et pas moi, qui vous parle. C’est elle qui vous donne son témoignage
et nous rappelle que nous sommes maîtres de notre propre destin, mais que nous sommes
aussi maîtres des destins des ces enfants. Adut nous rappelle la valeur de la vie vécue,
considérée du point de vue du seul espoir et de la seule foi. C’est pour cela qu’aujourd’hui
c’est le tour du témoignage d’Adut. Un autre jour, ce sera le tour d’un autre de ces enfants.
…Le silence d’un groupe de cent soixante-dix enfants, comme butin de guerre, avance
lentement à travers le désert, en attente d’être achetés.
C’est le silence que je vous demande comme un temps de prière, le silence pour ne pas
oublier que nous sommes aussi les propriétaires des paroles de ces enfants, comme moi
aujourd’hui qui témoigne en leur nom.
Merci.
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