Kaïros_pedagogie - Comédie de Genève

Transcription

Kaïros_pedagogie - Comédie de Genève
DOSSIER PÉDAGOGIQUE
Kaïros,
sisyphes et zombies
CONCEPTION ET MISE EN SCENE
O SKAR G OMEZ M ATA
L’A L A K R A N
DU
15 AU 25 JANVIER 09
lund i, m a rd i, vend redi, sam edi 20h
m e rc r ed i, jeu d i 1 9h
d im anche 17h
CONTACT
Arielle Meyer MacLeod
+ 41 / (0)22 320 52 22
[email protected]
www.comedie.ch
Kaïros, sisyphes et zombies
CONCEPTION ET MISE EN SCENE O SKAR G OMEZ M ATA
AVEC LA COLLABORATION DE E SPERANZA L OPEZ - L’A LAKRAN
Textes
Assistante mise en scène
Dispositif scénique, vidéos, photographies
Construction machines
Construction maison d’oiseau
Coordination scénographique
Création son et direction technique
Création lumières
Régie lumières
Costumes
Production et diffusion C i e L’Alakran
Administration C i e L’Alakran
Perú C. Sabán et Oskar Gómez Mata
Delphine Rosay
Chine Curchod, Régis Golay,
Oskar Gómez Mata
Stéphane Golay
Philippe Joner
Claire Peverelli
Serge Amacker
Michel Faure
Florent Naulin
Isa Boucharlat
Barbara Giongo
Sylvette Riom
avec
Oskar Gómez Mata
Michèle Gurtner
Esperanza López
Olga Onrubia
Valerio Scamuffa
ainsi que
Mathieu Berclaz
Maria Danalet
Coproduction : Compagnie L’Alakran, Comédie de Genève – centre dramatique, Espace Malraux,
scène nationale de Chambéry et de la Savoie.
avec le soutien du Festival BAD de Bilbao, du Grand Marché – centre dramatique de l’Océan indien, des Subsistances de
Lyon, de L’Arsenic – centre d’Art scénique contemporain (Lausanne) et du Théâtre du Grütli
2
Table des matières
Créer à même le plateau
par Arielle Meyer MacLeod
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¿ Mais que fait L’Alakran ?
5
A comme Alakran – entretien avec Oskar Gómez Mata et Esperanza López
par Eva Cousido
Que faisons-nous ici ?
Propos recueillis par Eva Cousido
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Kaïros : les escargots et le bouffon
par José Antonio Sánchez, professeur à l’Université Alcalá de Henares (Madrid)
11
Le concept de “kaïros”
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Les arts vivants, laboratoire de vie
par Oskar Gómez Mata
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Oskar Gómez Mata, metteur en scène
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Créer à même le plateau
par Arielle Meyer MacLeod
Lieu de création ouvert sur le monde et attentif au théâtre d'aujourd'hui, la Comédie fera la
part belle en ce début d'année 2009 à des formes actuelles, parfois déroutantes et toujours
passionnantes.
Dans son élan novateur, le XXème siècle a initié des pratiques artistiques qui font vaciller les
fondements les plus anciens du théâtre, cet art de la représentation par excellence.
Inventé par les Grecs et réinventé sans cesse par toute l’histoire de l’art dit dramatique, le
théâtre s’est en effet assigné depuis son origine la mission de reproduire le monde par le biais
d’une fiction montrant des personnages en action.
C’est cette fonction de représentation du monde que certaines démarches actuelles font voler
en éclats. Il ne s’agit plus d’imiter la réalité – et l’on tourne ainsi le dos à la mimesis – mais
de tisser des nouveaux langages qui s'inventent à même le plateau du théâtre, sans
forcément s'adosser à un texte existant. Une manière de créer un univers à partir de toutes
les partitions qui forment le spectacle – la paro le mais aussi l’image, le son, la lumière ou le
mouvement – et d'inviter à s’y déployer des formes foisonnantes. Ces praticiens de la scène,
le philosophe et essayiste Bruno Tackels les appelle des écrivains de plateau. Car c’est bien
une écriture qui en définitive se dégage de le urs propositions. Une écriture radicalement
contemporaine, qui dit notre monde sans le copier, qui affirme ses fêlures, ses impasses et
ses décalages, et l’éprouve dans son essence.
La Comédie accueille régulièrement ces écrivains de plateau – on se souvient du somptueux
Coda de François Tanguy sous un chapiteau de la plaine de Plainpalais –, et un cycle leur est
consacré cette saison. Oskar Gómez Mata sera présent avec Kaïros, un spectacle qui joue
avec les codes de la représentation et produit une cascade de situations mêlant le burlesque
et la métaphysique. Dorian Rossel, jeune metteur en scène habitué des créations collectives,
fera le pari de transposer sur une scène de théâtre le langage émouvant et sensible d'un
manga japonais, Quartier lointain de Jirô Taniguchi. Mathilde Monnier et La Ribot,
chorégraphes et danseuses toutes les deux, présenteront Gustavia, un spectacle loufoque et
drôle qui mêle le théâtre et la danse pour mieux explorer par le corps les ressorts du
grotesque. Romeo Castellucci enfin, ce montreur d’images, nous permettra de découvrir Hey
Girl !, poème théâtral intense qui s’écrit avec la brutalité des signes d’aujourd’hui.
Autant d'univers particuliers et forts qui orientent autrement notre regard.
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¿Mais que fait L’Alakran ?
Par sa manière particulière de travailler et de concevoir ses projets, la Compagnie L’Alakran
produit des spectacles immédiatement identifiables. Elle crée son propre répertoire, à la
façon des chorégraphes en danse contemporaine.
Les projets de l’Alakran se construisent à partir d’une idée, d’un thème, autour duquel Oskar
Gómez Mata organise le travail; ces thèmes sont le point de départ d’une chaîne qui
s’alimente d’éléments dramaturgiques, des répétitions également, et aussi des tournées, des
stages et des ateliers. Toutes les étapes de la création sont des pièces indépendantes, des
objets finis, mais qui font partie d’un processus de réflexion plus global qui les lie.
Dans l’histoire de la Compagnie, il y a eu des spectacles basés sur des textes (¡Ubu! d’après
Alfred Jarry, Construis ta Jeep de Marielle Pinsard ou La Maison d’Antan, conte de R. L.
Stevenson), mais celui-ci est toujours considéré avant tout comme une matière, une
proposition ; car ce qui est le plus important pour L’Alakran, c’est le présent de la
représentation. Cela suppose une autre relation entre la matière textuelle et la scène, entre
l’interprète et le plateau, entre l’œuvre théât rale et le public. C’est pendant la représentation
que la pièce est achevée. Ainsi, la Compagnie L’Alakran propose un nouveau mode de
représentation de la réalité qui correspond à une nouvelle façon de concevoir les relations
entre l'observateur et l'objet artistique: l’œuvre d’art n’est pas finie tant qu’elle ne se
construit pas chez le spectateur. C’est tout l’art du présent, tel que se définit classiquement
l’art théâtral, qui prend forme dans cette manière “contemporaine” de faire du théâtre.
Le public de l’Alakran sait qu’il va voir quelque chose de différent, quelque chose de ludique,
de poétique et philosophique et souvent de politique.
La dynamique intellectuelle est toujours soit parallèle, soit provoquée par la dynamique
sensorielle, jamais le contraire.
C’est grâce à ce projet artistique et à cette manière de fonctionner que L’Alakran a pu se
développer et que son travail est reconnu dans le panorama théâtral national et international.
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A comme Alakran
entretien avec Oskar Gómez Mata et Esperanza López
par Eva Cousido
C'est à Genève, en 1997, que Oskar Gómez Mata crée l'Alakran suite à une rencontre
déterminante avec Philippe Macasdar, directeur du Théâtre Saint-Gervais. L'Alakran est une
compagnie comme il en existe peu en Suisse, avec un système de production à part et une
esthétique reconnaissable les yeux fermés: un art salutaire de transgresser les codes de la
représentation. Si elle a décidé de s’installer en Suisse, c’est en Espagne qu’elle prend sa
source. Au milieu des années 1980, Oskar et trois amis fondent Legaleón. Parmi eux,
Esperanza López, qui aujourd’hui encore est une compagne privilégiée du metteur en scène.
Quand ils ne conçoivent pas ensemble des projets, elle est comédienne ou assistante, mais
elle est toujours là. Elle se joint à nous, pour cet entretien croisé qui tente de cerner
l’estampille Alakran.
EC: Esperanza López et Oskar, vous avez fondé votre première compagnie en Espagne,
peu de temps après la mort de Franco. L'histoire de votre pays a-t-elle influencé votre
démarche artistique ?
ESPERANZA LÓPEZ: Pendant la dictature de Franco, il n’y avait rien. A sa chute, on a vécu
une véritable euphorie et l’éclosion de plein de compagnies indépendantes, avec le sentiment
que nos envies n’avaient aucune limite.
OGM: On avait entre 18 et 20 ans et tout à faire. C’était une époque de transition et d’espoir.
Il n’y avait ni précédent ni référence. Par contre, on connaissait le travail de la Fura dels Baus
et de Carlos Marquerie – qui est aujourd'hui l'éclairagiste de Rodrigo García-, d’Eugenio
Barba, de Kantor. Tous développaient un théâtre très physique qui nous parlait.
EC: Le fait d’ancrer vos spectacles dans l’actualité vient de là ?
OGM: Oui, on avait besoin d’être en prise avec le monde. Le sens de ce qu’on faisait était
fondamental. On tournait partout. Pas seulement dans les théâtres mais aussi dans les écoles,
les fêtes de quartier, pour des associations. On utilisait les techniques de clown qui faisaient
partie de nos formations.
EL: Il y avait une urgence. L'art pour l'art n'avait pas de sens pour nous.
OGM: Je vois le théâtre comme un exercice symbolique pour la vie. Notre objectif est de
planter des graines dans la tête des spectateurs, qu’ils prennent position intellectuellement et
physiquement.
EC: Vous élaborez une esthétique du bricolage et du mauvais goût assumé. Quel rôle
joue-t-elle dans cette perspective?
OGM: Elle nous permet de ne jamais devenir moralisateurs. C’est une manière de fragiliser
notre image. A partir de là, on peu tout dire. Ça fait rire ou grincer des dents, mais ça reste
ludique.
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EC: C'est vrai que le rire est très présent chez vous.
EL: Le rire détend le spectateur et le rend disponible à ce qu'on voudrait lui transmettre.
OGM: Rire ou ne pas rire est aussi une façon très manifeste de prendre position. Ce n’est pas
parce que le spectateur est assis qu’il ne bouge pas. Son attitude, son point de vue sur la
réalité peuvent changer au fil d’une représentation ou après coup.
EC: Sur scène, on a souvent l’impression que vous improvisez. C’est troublant.
OGM: Tout est écrit et répété à la seconde près quasiment. En revanche, pendant la période
de création, on improvise beaucoup. Puis, en tant que metteur en scène, je trie et ne garde
que ce qui fait sens. Mais ces improvisations forment les strates invisibles du spectacle.
EL: C’est un entraînement rigoureux qui prépare le comédien à être entièrement disponible au
moment présent de la représentation et à donner l’impression que c’est facile à faire. Selon
les réactions de la salle, on placera notre réplique un peu différemment.
EC: Mais comment construit-on un spectacle qui tient autant compte du spectateur,
véritable inconnue ?
OGM: Les comédiens sont présents en permanence pendant les répétitions. Alors que certains
répètent, les autres regardent. Ils deviennent les spectateurs dont on doit susciter l’intérêt.
Les représentations ne sont pas mécaniques : qu’un spectateur m’insulte ou s’endorme aura
une influence sur le jeu. Je demande aux comédien s de faire du public un partenaire et d'être
synchrone avec lui. Le titre Kaïros a à voir avec le contenu de la pièce, mais c’est aussi une
synthèse de la démarche que nous menons depuis toujours. La notion d’imprévu est
complètement intégrée dans notre travail, tout comme l’effet de surprise, qui maintient
dynamique l’attention du public.
EC: Ce sentiment d’improvisation a pour conséquence de rendre poreuse la frontière
entre réalité et fiction. D’ailleurs dans Kaïros, les comédiens s’appellent par leurs
prénoms.
EL: Il y a longtemps qu’on a abandonné l’idée classique du personnage au profit d’un
personnage qui est à la fois l’acteur et l’acteur en jeu. L’acteur est à nu. Du coup, le rapport
au spectateur est plus direct et celui-ci a moins tendance à se distancer de la parole du
comédien.
OGM: Ce jeu ambigu vise à nouveau à ce que le spectateur se positionne et qu’il décide de
prendre ou de rejeter ce qu’il voit. Pour moi, il est capital que le spectateur se demande :
« C’est lui, c’est Oskar qui pense ça ? Il parle sincèrement ou il joue ? ».
EC: Au fond, vous concevez un théâtre qui refuse de fasciner le spectateur.
OGM: Je dirais plutôt que notre esthétique ne cherche pas à impressionner le public ni à jouer
sur l’effet émotionnel. C’est pour cela que nous montrons les ficelles du théâtre.
EC: Pour finir, une des caractéristiques de l’Alakran est de constituer son propre
répertoire, autrement dit vous ne travaillez pas – ou rarement – à partir de textes. Quelle
place donnez-vous au texte par rapport à l’action théâtrale ?
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EL: Le texte n’a pas un statut privilégié. Quand on travaille à partir de textes d’auteur, on les
retravaille toujours pour ne garder que ce qui fait sens pour nous. Il y a aussi des textes qui
sont issus d’improvisations et réécrits par Oskar, ou complètement imaginés par lui.
OGM: Le texte est un matériau, comme le corps de l’acteur, la lumière ou le décor. Plus que
l’action, ce qui compte c’est la manière de l’exécuter. En fait, on interprète l’action comme on
interprète un texte.
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Que faisons-nous ici ?
Propos recueillis par Eva Cousido
Autour de l’idée du « bon timing », Kaïros, sisyphes et zombies élabore une série de
concepts libres et rigoureux, inspirés par la physique quantique et l’état du monde. Objet
affranchi et singulier, le spectacle se compose d’instantanés comiques surprenants, véritable
feu de joie qui chatouille vigoureusement la capacité d’inertie de chacun de nous. Sous ses
airs clownesques et son esthétique dévergondée, cette création propose une pause dans la
course effrénée du temps l’instant d’une question fondamentale : « Que faisons-nous ici ? ».
Une invitation à revisiter notre manière de concevoir la réalité, nos désirs et nos besoins
essentiels.
EVA COUSIDO: Oskar Gómez Mata, comment vous appropriez-vous la notion de kaïros ?
OSKAR GÓMEZ MATA: Kaïros est un temps hors du temps linéaire et chronologique, c'est-àdire hors du temps régi par Chronos qui est celui de la répétition. C’est le temps opportun à
l’action. Je suis arrivé à ce concept par la physique quantique et par Jung, avec ses
recherches sur l’inconscient et les archétypes. Il montre que tout individu est relié à un
substrat collectif. En amont encore, c'est l'artiste français Robert Filliou qui m'a inspiré le
mélange de physique et de philosophie orientale. Je me suis aussi nourri d’études
scientifiques qui traitaient de la synchronicité. Il s’agit de comprendre comment des
événements qui ne sont pas soumis à la loi de « cause à effet » prennent un sens dans notre
vie. Être en kaïros c’est être dans un état d’acuité où l’on perçoit le tout. Dans le spectacle
nous utilisons d'ailleurs le Yi-King, la méthode de divination chinoise.
EC: En somme, vous vous êtes intéressé à tous ces phénomènes qui surviennent dans
notre existence et qu’on ne peut pas expliquer, ces pressentiments ou étranges
coïncidences. Mais pourquoi la physique quantique?
OGM: La physique quantique explique le double état de la matière. Une particule de matière
peut avoir deux états simultanément : être à la fois solide et être aussi une onde, donc visible
et invisible. C’est notre observation qui lui donne une position dans le temps et dans l’espace.
Autrement dit, la réalité est construite par celui qui l’observe. Et les réalités se superposent.
La vie est un point de vue que chacun peut modifier.
EC: Que visez-vous par ce propos?
OGM: A refuser la fatalité, à éviter de tomber dans le fatalisme de la peur, qui peut être un
moteur terrible en politique notamment. L’important est de rappeler que chacun peut choisir.
EC: Pourquoi avoir accolé les termes « sisyphes et zombies » à Kaïros ?
OGM: Sisyphe est celui qui répète les mêmes actions à l’infini. Il est enfermé dans un cercle.
Le zombie est un être entre deux mondes, entre la vie et la mort, tout comme kaïros est un
temps intermédiaire, entre deux moments du temps linéaire.
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EC: Donc même si nous saisissons Kaïros, nous restons des sisyphes ?
OGM: Sauf si nous devenons des zombies conscients et utilisons notre esprit critique. On peut
alors trouer la réalité et sortir de cette boucle, ou du moins reprendre notre vie en mains.
EC: Le motif du trou dans la réalité revient souvent dans Kaïros. Qu’entendez-vous par là ?
OGM Dans mon travail, je cherche toujours à donner un aspect pratique et ludique aux notions
philosophiques. Trouer la réalité est un acte très concret : tout le monde peut prendre une
perceuse et trouer un mur. Le trou nous permet de voir à travers, plus loin. C’est une façon de
transformer la réalité.
EC: La distribution de Kaïros est très métissée. Vous employez aussi des accessoires
ethno. Est-ce une façon de faire écho à la globalisation ?
OGM: C’est plutôt la question de l’Autre qui m’intéresse. En mélangeant des acteurs d’origines
et de langues maternelles différentes, la question de la communication s’est posée. Et il a
fallu inventer une autre manière de communiquer… Kaïros parle aussi de cela.
10
KAÏROS : les escargots et le bouffon
par José Antonio Sánchez
Professeur à l’Université Alcalá de Henares (Madrid)
Kaïros, c’est le temps du vécu. Il n’existe jamais seul, mais toujours en compagnie de
Chronos, le temps linéaire, le temps de l’histoire, de l’économie, le temps qui fuit
continuellement. Kaïros est un temps que l’on peut arrêter à condition d'être attentif, que l’on
peut dilater en s'opposant à la succession inexorable des secondes et des minutes.
L’intensité, le vide, la mémoire ou le désir permettent cette dilatation. Nous nous souvenons
de certains moments de la vie comme des moments dilatés. Et ces moments reviennent: ils
ont alors affronté Chronos et le prolongent en l’affrontant. Pourtant, Kaïros est condamné à
succomber aux pieds de Chronos. Sa résistance est une résistance illusoire, et en même
temps mélancolique.
C’est peut-être pour cela qu'Oskar Gómez Mata dans un des moments les plus hilarants de la
pièce parle d’escargots, ces animaux qui passent la moitié de leur vie cachés, qui se
déplacent avec une lenteur désespérante, et qui semblent totalement anachroniques avec leur
rythme vital languissant et leurs défenses fragiles et obsolètes. Les escargots perçoivent la
réalité aussi lentement qu’ils la vivent, raison pour laquelle il est facile de les tromper. Mais
ne sommes-nous pas tous des escargots ? Nous protégeons tellement notre individualité sous
une coquille que n’importe quel allié de Ch ronos peut nous écraser sans problème, ou
n’importe quel capteur électronique nous transpercer. Nous avançons si prudemment et
clandestinement sur notre chemin que la vie nous échappe et que, pour nous protéger de
Chronos, nous sommes incapables d’attraper Kaïros.
C'est précisément le thème de Kaïros. Oskar Gómez l’introduit dans la vidéo qui précède la
pièce. Là il se définit comme un être intermédiaire : un être dont on ne parle pas en mal
parce qu’il n’est pas un criminel, ni en bien parce qu’il n’est pas mort. Les êtres
intermédiaires sont des zombies, c’est la classe moyenne « narcotisée » par la peur, par les
désirs préfabriqués, par l’impuissance et la conscience de sa propre faiblesse. Et ce qu’Oskar
propose n’est pas de perdre notre condition de zombies, mais au moins de nous reconnaître
comme tels, d'en avoir conscience. Comment ? En trouant la réalité.
Trouer la réalité implique aussi d'affronter Chronos, de trouver le temps du vécu, le temps
sphérique qui, dans la pièce, est représenté par des globes blancs. Il est également
représenté par des vides dans la structure narrative et dans le dispositif spectaculaire: à un
moment donné du spectacle, les spectateurs sont invités à abandonner la salle et à pratiquer
dix minutes de silence et de méditation en répondant à un questionnaire simple et en
composant un haïku.
Trouer la réalité s'accomplit en premier lieu en trouant le spectacle: Oskar présente sa mère,
déguisée avec perruque et chaussons ethniques, qu’il invite sur scène à être spectatrice de la
pièce; comme souvent avec L’Alakran, les discours sont à certains moments adressés
directement aux spectateurs, tandis qu'à d'autres les acteurs semblent quitter leur
personnage – pour autant que l'élaboration de leur propre personnalité soit véritablement un
personnage – pour entrer dans un terrain quasi colloquial.
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Ce qui est nouveau c’est l’introduction de quelques piques politiques: la séquence dans
laquelle on met en scène les budgets et les remerciements: 30 euros pour le figurant, 3’900
pour la compagnie, 21’0000 pour le festival, 430’00000 pour le ministère de la culture.
Chacun remet à l’autre un chèque symbolique – à genoux et avec la tête baissée – et le
représentant de la mairie remerc ie le public. Ou la séquence qui se relie à l’histoire des
escargots dans laquelle on découvre les négoces honteux de la Banque de Bilbao….
Dans Kaïros se révèle de manière nouvelle la bouffonnerie des Lumières. Celle du bouffon qui
se montre ridicule, qui exhibe son corps fragile, qui sort de sa coquille d’escargot et se prête
au piétinement… Ce faisant, il se rend disponible pour la réflexion, la critique, et même pour
la moralisation. Toujours avec humour, parce qu’il sait que son discours n’est efficace que
dans l’humour. Le bouffon des Lumières est un bouffon mélancolique, capable d’apprivoiser
sa mélancolie et de la transformer en rire; et le rire est aussi une dilatation du temps, le rire
c’est aussi Kaïros.
Le bouffon sait qu'il ne peut trouver de solutions aux problèmes débattus dans la dimension
du Chronos, et que seul le rire lui permettra de triompher – et d’être heureux – dans la
dimension du Kaïros. Et le spectateur ?
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Le concept de « kaïros » 1
« Kaïros » est un concept qui, adjoint à l'Aion et au Chronos, permet de définir le temps. Ces
concepts sont apparus chez les Grecs. Dimension du temps n'ayant rien à voir avec la notion
linéaire Chronos, Kaïros pourrait être considéré comme une autre dimension créant de la
profondeur dans l'instant.
Kaïros est le dieu de l'occasion opportune, du right time, par opposition à Chronos qui est le
dieu du time. Il est souvent représenté comme un jeune homme ayant une épaisse touffe de
cheveux à l'avant d'une tête chauve à l'arrière. Quand il passe à notre proximité, il y a 3
possibilités: 1) nous ne le voyons pas; 2) nous le voyons et ne faisons rien; 3) au moment ou
il passe, toujours très vite, nous tendons notre main, saisissons sa touffe de cheveux et
l'arrêtons d'un mouvement rapide. Le Larousse encyclopédique le définit «comme une
allégorie de l'occasion favorable souvent représenté sous forme d'un éphèbe aux talons et aux
épaules ailés.» Plusieurs auteurs utilisent le mot kaïros comme substantif pour désigner
l'aptitude à saisir l'occasion opportune. Ce terme est utilisé en philosophie, en théologie, en
psychologie et en pédagogie. On l'emploie aussi dans les sciences de l'administration.
«C'est une notion spécifiquement grecque. Elle s'est développée dans une réflexion sur la
pratique, pratique rhétorique, militaire, médicale. Le kaïros, qu'on traduit en latin par
opportunitas, en français par occasion, relève de la nature des choses: l'état par exemple des
sentiments d'une foule, de la santé d'un patient; mais il relève aussi d'un savoir: la
connaissance que le rhéteur a du moment où l'on peut faire basculer un auditoire, que le
médecin a du moment où l'on doit donner le médicament pour renverser la situation. C'est
aussi du temps, mais qui est hors de la durée; c'est l'instant fugitif mais essentiel, soumis au
hasard mais lié à l'absolu. Ainsi, considérer la sensation comme le kaïros est une vue très
profondément grecque, parce que le kaïros renvoie au cours du monde, au hasard, au
déroulement imprévisible des choses, mais aussi à un savoir antérieur. Le kaïros n'est rien
sans le savoir qui permet de le reconnaître ; il n'est qu'événement parmi d'autres pour celui
qui ne sait pas. Mais, pour celui qui sait, il est ce qui lui révèle son propre savoir, par le choc
de la réalité qui se révèle comme signifiante.» 2
Quelle est donc cette faculté, ce sens en nous qui nous rend plus ou moins apte à saisir
l'occasion opportune? Pouvons-nous la développer? Si l'occasion opportune est un don des
dieux, quelles sont les vertus qui nous disposent à accueillir ce don? Question cruciale,
particulièrement à une époque où le choix est un absolu.
«S'il n'y a qu'une façon de faire le bien, il est bien des manières de le manquer. L'une d'elles
consiste à faire trop tôt ou trop tard ce qu'il eût fallu faire plus tard ou plus tôt. Les Grecs ont
un nom pour désigner cette coïncidence de l'action humaine et du temps, qui fait que le temps
est propice et l'action bonne: c'est le Kaïros, l'occasion favorable, le temps opportun.» 3
Il en est ainsi dans l'ordre moral, mais aussi dans l'art : «Le temps de l'opération technique
n'est pas une réalité stable, unifiée, homogène, sur quoi la connaissance aurait prise; c'est un
temps agi, le temps de l'opportunité à saisir, du kaïros, ce point où l'action humaine vient
rencontrer un processus naturel qui se développe au rythme de sa durée propre.
1
source: Wikipédia et Encyclopédie de l'Agora
Jackie Pigeaud, Louis Guillermit, lecteur de Platon
3
Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963, pp.96-97. Cité par Richard Conte dans Qu’est-ce qu’une pratique ?
2
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L'artisan, pour intervenir avec son outil, doit apprécier et attendre le moment où la situation
est mûre, savoir se soumettre entièrement à l'occasion. Jamais il ne doit quitter sa tâche, dit
Platon, sous peine de laisser passer le kaïros, et de voir l'œuvre gâchée." 4
Dans un commentaire sur Pindare, Gilbert Romeyer Dherbey, souligne le caractère divin du
« kaïros ». «Le kaïros, écrit-il, est un don, et le don est un kaïros; l'intervention du dieu dans
le sort des mortels en modifie la temporalité, et l'on comprend dès lors que l'un des sens de
kaïros ait désigné le moment fugace où tout se décide, où la durée prend un cours favorable à
nos vœux. (...) L'irruption soudaine du kaïros, c'est-à-dire d'un temps visité par le dieu, se
marque en général chez Pindare, par l'apparition de la lumière. (...) Lorsque l'orage a bien
enténébré la terre, soudain le vent faiblit, la pluie s'arrête, la nue s'entrouvre - et c'est
l'embellie, une clairière de lumière soudain, dans un lieu de désolation. L'homme a senti le
passage du dieu, et tel est le kaïros. (...) Le kaïros est une seconde d'éternité.» 5
4
5
Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, 1965, t. II p. 59
Gilbert Romeyer Dherbey, La parole archaïque, PUF, Paris 1999, p. 11-12
14
Les arts vivants, laboratoire de vie
Par Oskar Gómez Mata
L’art est nécessaire parce qu’il est l’observatoire du monde et de nos comportements. Les arts
vivants ajoutent à cette idée la dimension humaine dans un présent absolu et public. Un temps
où se mélangent le passé, le présent et l’avenir. Les arts vivants, comme forme de
représentation et description de la réalité, rejoignent ainsi la recherche fondamentale en
physique: ils deviennent l’espace où le temps classique disparaît.
L’interprète contemporain est celui qui assume la responsabilité symbolique que l’acte théâtral
porte en soi. Le théâtre n’est plus un lieu de refuge intellectuel dans une société de confort,
mais paradoxalement, il devient le lieu où un nouveau type d’être manifeste son attitude. C’est
là qu’en tant qu’êtres humains nous acceptons notre échec et c’est là que nous pouvons
projeter un espoir d’avenir. Ce n’est plus l’endroit des justifications, mais l’espace symbolique
où l’on transforme les circonstances ordinaires en expériences extraordinaires, c’est là où
modestement on accepte notre fragilité ; celle-ci est la fonction collective et sociale des arts
de la scène.
Ceci implique un changement d’attitude, «il faut changer la tête», il faut penser autrement, car
il nous faut une nouvelle représentation de l’être humain, quelque chose de plus équilibré qui
nous permette de penser que nous pouvons encore éviter la catastrophe.
Pour faire autrement, il faut voir et percevoir autrement, il faut repenser l’espace, nos actes et
actions, ainsi que la manière de les lier. Aujourd’hui la science nous dit que la vie n’est pas
quelque chose de figé, et que le mouvement est l’essence de notre univers. Cette idée est
aussi le caractère primordial des arts de la scène.
La réalité est un champ de possibilités et les interprètes se connectent entièrement au présent
et choisissent la meilleure option à prendre dans une situation avec des paramètres
prédéfinis.
Ces deux idées associées : l’idée du mouvement et du choix sont les fondements qui lient la
recherche fondamentale et les arts de la scène.
Les arts de la scène se tournent et prennent appui dans la recherche fondamentale et
deviennent ainsi le laboratoire pour une nouvelle représentation des êtres dans une nouvelle
réalité.
15
Oskar Gómez Mata – metteur en scène
Oskar Gómez Mata vit et travaille en Suisse, à Genève. Metteur en scène et comédien, mais
aussi auteur et scénographe, il a débuté ses activités théâtrales en Espagne avant de
s’installer à Genève en 1995.
Aujourd’hui il développe son travail artistique et pédagogique en Suisse, en France et en
Espagne, mais aussi en Amérique latine et au Portugal.
Il a été en résidence artistique aux Subsistances de Lyon.
Il est responsable de projet dans le module Recherche et Développement à la Manufacture Haute École de théâtre de Suisse romande (HETSR).
Depuis 2006, la Compagnie L’Alakran, dont il est le directeur artistique, est au bénéfice d’une
aide contractuelle pour 3 ans du Département des Affaires culturelles de la Ville de Genève
et depuis janvier 2008 d’un contrat de prestations pour 3 ans avec l‘État de Genève (D.I.P.).
Créations
En 1987, à Irún (Espagne) il est co-fondateur de la Compagnie Legaleón-T, avec laquelle il crée
un bon nombre de spectacles jusqu’en 1996.
Cette même année, il met en scène ¡Ubu ! d’après Alfred Jarry, avec la Cie Legaleón-T,
spectacle ensuite invité au Festival International d’Automne à Madrid.
C’est à l’automne de la même année, dans le cadre du festival « Café Europa », qu’il présente
son premier travail à Genève : El Silencio de las Xigulas de Antón Reixa avec la Compagnie
Legaleón-T.
En 1997, il fonde à Genève la Compagnie L’Alakran dont il signe toutes les mises en scène dans
lesquelles il joue également.
Cette même année, il crée le Boucher Espagnol d’après Rodrigo García au Théâtre Saint-Gervais
Genève. Entre 1997 et 2003, le spectacle totalise presque 150 représentations en Suisse et à
l’étranger. En 2001, au Zuercher Theater Spektakel, il remporte le Prix d’Encouragement de la
Banque Cantonale de Zurich.
Depuis maintenant plus de 10 ans, Oskar Gómez Mata et l’Alakran alternent créations et
tournées à un rythme soutenu; en résidence au Théâtre Saint-Gervais de 1999 à 2005, les
derniers spectacles ont été coproduits par des structures françaises.
La seconde création de la Compagnie s’intitule Tombola Lear d’après Rey Lear de Rodrigo
García et est créé le 10 mars 1998 au Théâtre Saint-Gervais Genève. Le spectacle partira en
tournée en Suisse, France et Espagne jusqu’en 1999.
¡Ubu! d’après Alfred Jarry est créé le 7 septembre 2000 au Théâtre Saint-Gervais Genève dans
le cadre de La Bâtie – Festival de Genève ; suivra une tournée en Suisse, France et Espagne
jusqu’en 2002.
En juin 2001, le Théâtre Saint-Gervais Genève offre à la compagnie une carte blanche ; pendant
trois jours, L’Alakran invite différents artistes représentatifs des nouvelles tendances de la
création contemporaine, en théâtre, danse, performances, vidéo et musique.
La même année, Oskar Gómez Mata retrouve l’écriture de Rodrigo García et porte à la scène,
pour une équipe de jeunes comédiens issus de l’école Serge Martin, Notes de cuisine.
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Psychophonies de l’âme est créé en septembre 2002 dans le cadre de La Bâtie – Festival de
Genève ; le spectacle continue de tourner encore aujourd’hui, dans ses versions françaises et
espagnoles.
Le 3 décembre 2002 est créé au Théâtre Saint-Gervais Genève Cerveau Cabossé 2 : King Kong
Fire d’après des textes d’Antón Reixa et Oskar Gómez Mata ; après de nombreuses dates en
tournée (dont presque 7 semaines de représentations au Théâtre du Rond-Point à Paris), le
spectacle continuera de parcourir les routes de Suisse, de France et d’Espagne jusqu’en avril
2005, totalisant près d’une centaine de dates en tournée, et se terminera lors de représentations
au festival Ouest-Est à la Dampfzentrale de Berne. Le spectacle a été coproduit par Le Cargo,
Maison de la Culture de Grenoble.
Pour l’édition 2004 de La Bâtie – Festival de Genève, Oskar Gómez Mata conçoit l’installation
scénique de La Maison d’Antan d’après un conte de R.L. Stevenson.
Optimistic vs Pessimistic voit le jour le 4 juin 2005 au Théâtre Saint-Gervais Genève ; coproduit
par l’Espace Malraux, Scène nationale de Chambéry et de la Savoie, il continue de tourner en
Europe et aussi en Amérique latine (Mexique, été 2007).
Depuis 2004, l’Alakran est invité au ¡Mira !, festival biennal des scènes contemporaines ibériques
et francophones qui a lieu à Toulouse et à Bordeaux ; chaque accueil a donné lieu à un stage
donné par Oskar Gómez Mata.
2006 est une année productive pour l’Alakran qui crée, en mai au Théâtre Saint-Gervais Genève,
Construis ta Jeep de Marielle Pinsard, spectacle coproduit par le far° - Festival des Arts Vivants
de Nyon.
Le 12 décembre, c’est au tour de Epiphaneïa d’être créé, cette fois au Théâtre du Grütli ;
coproduit par les Subsistances de Lyon, le spectacle est parti en tournée à Lausanne, La Chauxde-Fonds et à Lyon en septembre 2007.
Formation
Après une formation d’instituteur, il commence des études de théâtre en 1983 avec le metteur en
scène Miguel Ponce puis avec Lluisa Cortada. Dès lors, il suivra d’autres cours, théâtre de
geste, cours de mime, stage d’écriture, en France et en Espagne.
Entre 1985 et 1986, il suit les cours de l’Ecole Serge Martin à Paris, école qu’il terminera en
1989 à Genève.
Pédagogie
Il donne des cours à La Manufacture – Haute Ecole de Théâtre de Suisse Romande, mais aussi à
l’Ecole de théâtre Serge Martin et au Conservatoire de Lausanne.
Il participe également à des séminaires et à des conférences à l’Université de Salamanca,
Santander, Alicante et Valence en Espagne, et anime de nombreux stages dans des festivals en
France, en Espagne, et au Portugal.
Intervenant dans le cadre des Chantiers nomades (structure de formation continue pour
professionnels du spectacle), Oskar Gómez Mata fera partie prochainement du Conseil pour la
formation continue des professionnels du spectacle auprès du Ministère de la Culture français.
Divers
A côté de ses activités de metteur en scène, Oskar a écrit des sketches pour la Télévision Suisse
Romande.
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