Insects - Anne Kawala

Transcription

Insects - Anne Kawala
Bon.
Bon.
Attendre.
Un peu.
Regarder.
Attendre.
Quelques semaines.
Quelques secondes.
Bon,d.
Regarder.
Autour de soi.
Regarder autour de soi les regards.
Regarder les mouvements des regards.
Un regard a s,ces mouvements.
Un regard est un insecte.
Un regard est une mouche.
Une phalène.
Une luciole.
Autour.
Ces mouvements autour de la chair.
Morte. Vivante. Flesh.
Une mouche sur.
Un tronc de peuplier blanc. Sur.
Une phalène sur un tronc. Noir.
Un papillon blanc sur un tronc noir.
Noir de charbon. De suie.
Insectes, Anne Kawala || Reims scène d’Europe, le clou dans le fer, 15 déc. 2012
1
Suivre ces mouvements. Dans le noir, la nuit.
Une luciole. Une luciole dans la nuit.
Dans les lumières de la ville, disparaissent les étoiles.
Détails.
Les insectes peuvent être considérés comme des détails.
Ecraser ces insectes revient à détruire un monument.
Une mouche est une tour Eiffel.
Une phalène est un Big Ben.
Une luciolle est un Coliseum.
Un monument.
Un insecte.
Une statue de la liberté.
Une cité interdite.
Un port phénicien.
Un pont entre deux pays.
Un glacier.
Pour leur destruction, une bombe,
Ou,
Ou,
Ou,
n’est pas indispensable.
Juste un doigt.
Juste user d’un doigt.
Pour les écraser.
Sans y faire attention.
Le mouvement nécessaire, le mouvement du doigt est déjà oublié.
Ca ne s’est jamais passé.
Ca n’a jamais eu lieu.
Ces monuments n’ont jamais existé.
Ils étaient détails.
Ils étaient insectes.
C’est possible.
Un doigt peut être une bombe.
Si le doigt est regardé par un fou.
Si le doigt est suivi par une foule.
Une bombe peut être un doigt.
Ou,
Et,
Et,
Ce doigt soulève le pétale bleu d’une fleur rouge.
Ou,
Et,
Et,
Ce doigt peut être regardé par un insecte grimpant le long de la tige de la fleur.
L’insecte comme le détail peuvent s’envoler d’une tige de fleur.
Insectes, Anne Kawala || Reims scène d’Europe, le clou dans le fer, 15 déc. 2012
2
Escalades et envols sont des choix.
Leurs choix.
Bon,d.
Être capable de voler.
Assis sur le dos de détails, c’est possible.
Il faut y être invité.
Être invités à s’asseoir sur leurs dos.
Ils nous invitent.
A prendre un siège.
A s’installer confortablement.
Chicks on chicks.
Bon.
Attendre.
Attendre et regarder.
Les rues de Beyrouth étaient vides le lendemain de mon arrivée, j’arrivais le premier jour du ramadan
sunnite, le lendemain commençait le ramadan chiite, les rues de Beyrouth étaient vides, c’était irréel
parce que silencieux, nous y roulions, tu conduisais, la veille je te parlais d’un homme alors que nous
étions chez Hyam, j’ai parlé de lui à beaucoup alors qu’à quelques kilomètres, corniche El Mazra,
Hamra, ou ailleurs, respirait l’homme que j’avais quitté l’avant-veille, tu ne l’aimais pas et tu me disais,
alors que nous nous étions vues à Paris, après qu’une femme avait lu dans ta paume ton avenir,
j’avais refusé, tu me disais qu’il fallait m’en trouver un autre, trouver un autre homme que celui qui, de
la corniche El Mazra, de Hamra ou d’ailleurs, me faisait souffrir à force de silence, le silence est
violence quand les mots d’accord ne le précèdent pas ; les rues de Beyrouth étaient vides, et nous
repassions par celles que je connaissais, le paysage se redessinnait, mêlant mes souvenirs à ce que
je voyais, au désir que celui dont c’était l’anniversaire les découvre, découvre le lit de la rivière,
encaissé, invisible, entre deux murs de béton presque blancs, nous sommes passées par la
Quarantaine, où se trouve, m’expliquait la veille ton mari sur la terrasse marbrée d’Hazmieh, Hyam
donnait une fête, ton mari m’expliquait que sur un pilier de l’un des ponts de la Quarantaine était
apparue un jour de pluie une concrétion calcaire dont la forme avait été celle du visage et du corps du
Christ, laquelle avait provoquée des embouteillages, était devenu lieu de pèlerinage, George et moi
avions parlé des miracles au Liban, je venais de rencontrer à Paris une anthropologue, Emma, dont
c’est, entre autres, le sujet d’études, elle s’intéresse aussi aux terrains vagues, ces terrains sur
lesquels ne construisent rien, résistants, enclaves, au centre de tours, d’immeubles qui, eux, grimpent
sans cesse à leur abord. Emma me disait son intuition qu’il s’agisse de charniers possibles, de lieux
de torture, et qu’à la possibilité de trouver des cadavres, s’associe la possibilité de réveiller les morts,
les guerres, les haines,
Regarder. Attendre.
Les détails ne sont pas des chevaux.
Un cheval n’est pas un insecte.
Attendre.
Les marchés aux puces et leurs cirques existent.
Les puces y sont intelligentes et invisibles.
Insectes, Anne Kawala || Reims scène d’Europe, le clou dans le fer, 15 déc. 2012
3
Elles peuvent être ici et là.
Elles peuvent travailler et s’amuser.
Elles travaillent au marché.
Elles travaillent sur la piste miniature.
Et elles s’amusent sur la plage.
Où elles prennent place.
Elles y prennent le soleil.
Elles y bronzent.
Elles y passent du bon temps.
Elles y passent du bon temps avec d’autres détails.
Sur la plage, au cirque, au marché,
la chair vivante des chevaux devient la chair vivante et morte du festin
des puces,
des détails,
des insectes.
Des étoiles.
Devant les yeux des chevaux, les lucioles étaient des étoiles.
Disparues, les phalènes sont à leur tour devenus de la même couleur que l’odeur sentie par les
chevaux vivant une longue nuit de jours et jours de travail.
Les yeux des chevaux sont la chair vivante où les mouches s’abreuvent.
Pondent et naissent les mouches dans la chair morte des chevaux.
Les chevaux sont impuissants face aux détails comme aux insectes.
Détails comme insectes ont la capacité d’être ici et là, sur la chair vivante et morte, en même
temps, partout et n’importe où, un et multiple.
Les chevaux ont peur du comment.
Comment ici et là vit une puce ?
Comment ici et là se vivent les vies d’un détail, d’un insecte, d’un monument ?
Comment dans un monument vit un trou dans un mur ?
Un trou sur un mur est noir.
Une phalène est devenue noire.
Un insecte sur un mur est un trou dans ce mur.
Un trou dans un mur est un passage.
Un détail dans le mur du langage est un trou noir.
Un trou noir est un glacier est un monument.
Pour leur destruction, une bombe,
Ou,
Ou,
Ou,
n’est pas indispensable.
Juste user d’un doigt.
Pour les écraser.
Sans y faire attention.
Le mouvement nécessaire, le mouvement du doigt est déjà oublié.
Déjà ça n’a jamais existé. Détails, monuments, insectes, trous.
Un doigt peut être une bombe.
Si le doigt est regardé par un fou.
Si le doigt est suivi par une foule.
Une bombe peut être un doigt.
Insectes, Anne Kawala || Reims scène d’Europe, le clou dans le fer, 15 déc. 2012
4
Place de l’Etoile, nous déjeunions ensemble, tu me racontais ton retour au Liban, en 2001, et en
2006, ton départ au nord de Beyrouth, chez tes grands parents, tu évoquais le silence des bruits de
bombe, et ton impossibilité de rester chez eux, dans ce silence, tu me racontais être rentrée alors à
Beyrouth, hier nous étions à côté de la mer, dans un restaurant dont tu louais la mixité, l’encoremixité, je me demandais quelle était cette prémonition, si elle se posait en regard de la guerre civile
syrienne, se déroulant alors que nous regardions tranquillement la mer : tu m’expliquais que ce lieu
avait été construit pendant la guerre, la deuxième partie de cette guerre longue de 20 années et six
mois, ce restaurant a été construit, me disais-tu, dans les années 80 ; au pied de ce restaurant, il y
avait un camion immobile, une jetée en train d’être construite, tu évoquais l’avant, des rochers blancs,
tu regrettais peut-être ces rochers, mais plus encore, dans le contraste de ces travaux immobiles et la
tranquillité de la terrasse de ce restaurant, outre la voix sur-aigue d’une femme, je plus encore
surgissait ton regret qu’il n’y ait pas de plan urbanistique sensé, que le Liban se fasse dévisager,
envisager, détruire et reconstruire, sans concertation, sans cohérence,
Humecté, appuyant le coin supérieur
de la page d’un dictionnaire, le doigt tourne
la faisant bruire, une page.
Soulève une recherche, la recherche d’un détail, d’un insecte,
Ecrasés entre deux pages. Morts. Trop délicats. Pétales rouges d’une fleur bleue.
Entre deux feuilles, un trou permet aux insectes, aux monuments et aux détails de vivre.
Les pages doivent se souvenir de leurs formes primitives.
Alors les détails, phalène, ver luisant, mouche, puce, y sont bien.
Ils deviennent parfums, mouvements.
Ils se déplacent et restent immobiles.
Insectes comme détails.
Détails comme insectes.
Ils jouent avec qui les regardent.
Dedans, dehors.
Dans un rêve de réalité, hors d’un réel rêvé.
C’est une somme d’expériences simples.
Leurs environnements sont inclus dans chaque mouvement.
Le mouvement du regard est un détail, un insecte, un monument.
Il se fixe sur le trou dans le mur.
Il fixe le mouvement de l’œil du regardeur.
Les détails de l’œil du regardeur.
L’intérieur des détails de la lumière de l’intérieur de l’œil.
Un insecte l’a invité sur son dos.
Chicks on chicks, ils s’envolent.
Tu me racontes l’histoire de cet homme, marronite, qui a passé 45 ans avec sa femme, une femme
insupportable précises-tu, il ne peut en divorcer, parce qu’un divorce marronite doit être soumis et
approuvé par le pape, alors, voilà, cet homme décide de se convertir, il devient chiite, et se marie
alors avec une autre femme, sans que la sienne ne puisse y apporter objection, tu me dis : c’est
typiquement libanais cette histoire, cette manière de faire est typiquement libanaise, c’est typiquement
libanais de contourner les règles les plus dures, les plus strictes, de les biaiser, de trouver ce moyen
de biaiser avec ce qui est le plus rigoureux,
Insectes, Anne Kawala || Reims scène d’Europe, le clou dans le fer, 15 déc. 2012
5
Quand nous sommes allées au Rawda, tu me disais que les libanais ne veulent pas voir la mer, qu’ils
construisent toujours quelque chose entre elle et eux, un mur, ici, à Zaitouhna Bay, c’est
particulièrement vrai, un mur se dresse, pour créer cette baie, mais elle me semble plus symbolique
qu’efficiente, c’est une sorte d’enclave qui se conclue, à gauche, par le St Georges, sur lequel figure,
encore, toujours, cette immense bannière : STOP SOLIDERE, c’est un îlot, au pied de la ville, entre
Clémenceau, Hamra, la corniche, là où Rafic Hariri s’est fait assassiné, à son pied, dans sa voiture,
c’est un îlot qui concentre les symboles, et je me demande si cet hôtel, cet ancien hôtel, dont les
rideaux la nuit flottent encore au vent appartient aux ruines contemporaines ou aux ruines
aprojectives, s’il a glissé d’un statut à l’autre, sans que personne ne s’en aperçoive, s’il est devenu
monument et non plus point noir, sur une carte, à détruire pour reconstruire, détruire et reconstruire,
B., Beyrouth, Berlin, c’est l’Allemagne la prochaine ligne de perspective, cette ruine aprojective, un
bâtiment dont la ruine est monument, le St Georges est peut-être encore une ruine, une ruine
contemporaine, le regardant, regardant le soleil à travers ses fenêtres, je me souviens de rideaux
flottant au vent passant par les fenêtres sans vitres, éclairés par des projecteurs à son pied, qui
éclairent aussi la sculpture érigée pour le souvenir de l’assassinant ici d’Hariri, les deux se regardent,
s’envisagent, influent l’un sur l’autre, sans doute, pourtant, je doute, tant d’emblèmes recueillis si
proches, c’est presque trop construit, pourtant les coïncidences comprennent le comment, il y a
partout des points d’énergie concréteurs, il y a celui de cette vierge, placée à la croisée de routes où
toujours les invasions se sont essoufflées, sans qu’une limite naturelle, une frontière géographique
n’explique ce phénomène répété, les ruines contemporaines s’établissent peut-être sur quelque chose
qui est nié, retrouvé, réenvisagé, sans sérieux, le rapport à la terre, sa force magnétique,
Insectes, Anne Kawala || Reims scène d’Europe, le clou dans le fer, 15 déc. 2012
6

Documents pareils