Un agriculteur peut-il encore s`en sortir en Belgique?

Transcription

Un agriculteur peut-il encore s`en sortir en Belgique?
Débats Ripostes
Si rien ne change,
il sera impossible de vivre
de l’agriculture, estiment
de nombreux pros,
paysans de père en fils.
l
Les métiers agricoles
restent pourtant
enseignés dans plusieurs
écoles, confiantes.
l
Un agriculteur
peut-il encore s’en
sortir en Belgique?
JOHN THYS/AFP
Un conseil des ministres
européens de l’Agriculture
se tenait lundi à Bruxelles.
l
Oui
Non
n Notre fils de 22 ans aimerait bien reprendre la ferme mais je crois que ce sera impossible et je ne lui conseille pas. La réserve financière
que mon père avait commencé à créer a presque disparu. Ce sera le cas d’ici quelques mois. Je me demande si je ne vais pas arrêter. Nous
avons pourtant investi dans le produit laitier équitable. Et les gens nous suivent mais cela ne suffit pas encore pour soutenir l’exploitation.
Que produisez-vous dans votre exploitation?
Depuis une trentaine d’années, du charolais avec sa
viande fondante et persillée mais aussi des fraises, des
pommes, des tomates et un peu de légumes. Nous com­
mercialisons tout ici. Je prône l’autonomie fourragère –
donc pas de soja OGM importé d’Amérique du Sud.
Nous ne sommes pas bio mais conventionnel. A côté,
nous proposons deux gîtes à la ferme et des stages dé­
couvertes pour les enfants. Nous travaillons à trois équi­
valents temps plein sur l’exploitation.
Quelle est votre situation professionnelle?
Je suis à la tête de l’exploitation créée par mon grand­
père. Elle fut reprise par mon père qui me l’a transmise,
à son tour, il y a vingt­cinq ans. Je n’ai pas de cultures
mais uniquement de l’herbe et soixante vaches laitières.
HUGUES FALYS
Agriculteur à Bois de Lessines
http://www.lablancheferme.be/
Professeur de phytotechnie et élevage
en bachelier en agronomie à la Haute Ecole
de la Province de Namur (HEPN).
“Un élevage sur 50 ha permet de
produire, transformer puis
commercialiser sa viande, et
d’en vivre. On ne parle pas ici de
l’exploitation type plateau de
Bastogne qui aligne 500 vêlages
en blanc bleu belge. Là, on tombe
dans le système industriel où
l’agriculteur n’est plus maître de
grand­chose, avec ses marges
faibles et une hypersensibilité à
la fluctuation des prix.”
Comment est-on arrivé à cette situation agricole aussi dramatique?
Nous sommes dans une économie de marché avec sa loi
de l’offre et de la demande mais avec des milliers de
producteurs en face de quelques acheteurs industriels,
cinq dans la pomme de terre, une poignée dans le lait et
dans la viande. Cette loi est complètement déséquili­
brée. Les pouvoirs publics devraient s’en mêler pour
contrebalancer cette situation mais l’Europe ne veut
plus rien réguler. Je répète deux choses à mes étudiants.
Un: de ne plus attendre que ces pouvoirs publics sécuri­
sent votre revenu, ils n’en ont plus rien à foutre. Deux:
il faut bien sûr aller chercher des plus­values et des prix
plus élevés, mais avant ça, il faut dépenser moins d’ar­
gent. Aujourd’hui, les techniques permettent de réduire
les pesticides et d’élever en autonomie fourragère. Or,
depuis des décennies, l’agriculture est conseillée par les
vendeurs de pesticides et d’aliments pour bétail. C’est
du non­sens et fort coûteux. Diminuer ces produits
permet à l’agriculteur de réaliser de grosses économies.
Est-il possible qu’un jeune se risque dans l’agriculture de
quantité?
Les grandes productions fournissent l’industrie. Si un
jeune voudra s’embarquer dans une grosse exploita­
tion, c’est parce qu’il sera né dedans. Impossible de se
lancer seul vu le besoin en capital. Mais une discussion
familiale devra décider du comment libérer les capitaux
et les mettre à sa disposition, souvent via un montage
de sociétés. Le capital peut toutefois venir de l’extérieur,
d’industriels. Plus maîtres chez eux, ces agriculteurs de­
viennent des faux indépendants ou des salariés con­
tractuels. C’est la tendance dans les grands élevages de
porcs et de volailles. En bovins laitiers, cela commence
aussi. Mais attention, l’autre schéma – diversification,
qualité et vente directe – n’est réservée pour l’instant
qu’à une minorité d’agriculteurs parce que seule une
petite proportion des consommateurs est prête à parti­
ciper à ce genre d’agriculture et de commercialisation,
en osant se déplacer ailleurs qu’au supermarché. Le
changement est lent.
Entretien: Thierry Boutte
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La Libre Belgique - mardi 15 mars 2016
© S.A. IPM 2016. Toute représentation ou reproduction, même partielle, de la présente publication, sous quelque forme que ce soit, est interdite sans autorisation préalable et écrite de l'éditeur ou de ses ayants droit.
Est-ce beaucoup?
Il y a vingt­cinq ans, cela l’aurait été. Mais cela ne repré­
sente plus grand­chose par rapport aux nombreuses ex­
ploitations industrielles qui ont 150 ou 200 têtes. Pour
nous, on parle plutôt d’exploitation familiale.
Vous travaillez donc en famille?
Non, je suis tout seul. Ma femme travaille en dehors de
la ferme comme comptable. Notre fils de 22 ans aime­
rait bien reprendre la ferme mais je crois bien que ce
sera impossible et je ne lui conseille pas.
Vous étiez parmi les manifestants à Bruxelles, lundi, pour
réclamer des solutions pour votre secteur. Très concrètement, en quoi consistent vos difficultés?
Depuis la première crise de 2009, nous avons perdu un
paquet d’argent. En 2012­2013, il y a à nouveau eu une
grande chute du prix puis encore une, à nouveau, de­
puis un an. Résultat: toute la réserve financière que
mon père avait commencé à créer a presque disparu. Si
cela continue encore ainsi quelques mois, tout sera
parti. J’ai beaucoup de difficultés à payer toutes les fac­
tures: le vétérinaire, les fournisseurs, les réparations des
machines, etc. Je n’y arrive plus… Je me demande vrai­
ment si je ne vais pas arrêter. C’est clair: je perds de l’ar­
gent chaque fois que je rentre dans l’étable. Je vends
mon lait 27 centimes/le litre alors que mes coûts s’élè­
vent à 33 centimes.
Si vous payez pour travailler, qu’est-ce qui vous retient de
tout arrêter?
Je suis devenu agriculteur parce que j’étais passionné
par ce métier. J’aime travailler avec les bêtes, dans les
champs. C’est toute une vie qui m’a été donnée par mes
parents, mes grands­parents. On a toujours travaillé en­
semble, on a créé tout ce patrimoine. Ce qui me choque
le plus, c’est que c’est moi qui vais détruire tout ce que
ma famille a construit.
BENOIT DOPPAGNE/BELGA
Vos étudiants en Agronomie/Agriculture sont-ils formés en
vain ou pourront-ils un jour vivre du métier d’agriculteur?
L’agriculture dite classique, avec ses productions inten­
sives (mal) achetées par les industriels et la grande dis­
tribution va dans le mur. Un autre schéma est possible.
Comment? En misant sur la diversification – avec des
produits de niche et des cultures peu courantes – et sur
le circuit court en commercialisant au maximum nos
produits nous­mêmes, soit via un magasin à la ferme –
mais cela demande une présence quasi permanente –
soit à travers une coopérative style Coprosain ou des
circuits qui vont directement vers le consommateur,
comme la vente en ligne de “La ruche qui dit oui”. Cela
nécessite pas mal d’imagination et de sueur, à trouver
voire à créer les marchés. La transformation permet
aussi de sortir des sentiers battus. Et plutôt que de ven­
dre un animal vivant à un marchand de bétail, vous le
conduirez dans un abattoir ou trouverez un boucher
qui vous le découpera pour vendre vous­même les colis
de viande; plus loin vous pouvez cuisiner des plats pré­
parés. Il sera toutefois impossible de travailler de gran­
des quantités de la sorte. Seules les petites exploitations
à taille humaine sont concernées. Pour des légumes,
avec 5 ha, un exploitant peut vivre. Un élevage sur
50 ha peut permettre à un éleveur de produire, trans­
former puis commercialiser sa viande, et d’en vivre. On
ne parle pas ici de l’exploitation type plateau de Basto­
gne qui aligne 500 vêlages en blanc bleu belge. Là, on
tombe dans le système industriel où l’agriculteur n’est
plus maître de grand­chose, avec ses marges très faibles
et une hypersensibilité à la fluctuation des prix.
D.R.
n L’agriculture dite classique, qui produit pour l’industrie, va dans le mur. Un autre schéma est possible. La ferme familiale,
de petite taille, doit chercher des plus-values et des prix plus élevés via la diversification, la transformation et la vente aux particuliers.
Elle doit aussi réaliser des économies en se détournant des pesticides et des aliments pour bétail grâce à l’autonomie fourragère.
ERWIN SCHÖPGES
Agriculteur à Amblève, vice-président du MIG
(groupe de défense des producteurs de lait)
et cofondateur de l’EMB (European Milkboard
Belgium).
“C’est toute une vie
qui m’a été donnée par mes
parents, mes grands­parents.
On a toujours travaillé
ensemble, on a créé
tout ce patrimoine.
Ce qui me choque le plus,
c’est que c’est moi
qui vais détruire
tout ce que ma famille
a construit.”
Qu’est-ce qui aurait dû être fait, ou fait autrement, pour que
vous ne soyez pas dans cette situation-là?
Principalement, la mise en place des primes et autres
subventions a été un mauvais choix dès le départ, qui a
entériné le fait que nous travaillions en dessous de nos
coûts de production avec une compensation financière.
Cela ne peut pas être un bon système. C’est la raison
pour laquelle nous nous battons depuis toujours pour
obtenir un prix correct pour notre travail et notre pro­
duction. Depuis près de dix ans, les décideurs politiques
ont décidé de libéraliser le marché, c’est­à­dire de met­
tre en place la concurrence entre les agriculteurs et en­
tre les différents pays, qui a démoli tout ce que nous avi­
ons réussi à mettre en place pendant des générations.
Pourquoi est-il important de conserver des fermes comme la
vôtre en Belgique?
Regardez un peu autour de vous: la nature, les champs,
les paysages… L’heure est aux exploitations industrielles
qui défigurent tout cela. Ce n’est pas la vue de l’agricul­
ture que veulent les citoyens. Par ailleurs, il faut savoir
que la qualité de la production d’une exploitation qui
n’est pas familiale est beaucoup moins bonne. L’exploi­
tation industrielle, ce sont 500 vaches dans une étable,
ou des milliers de porcs, nourris avec des antibiotiques
ou je ne sais quoi… Je pense que si les consommateurs
veulent garder la qualité de leur nourriture et de leur
environnement, ils ont un rôle à jouer dans leurs choix.
Et si votre manière de procéder était une fois pour toutes
dépassée: serait-ce une possibilité?
Non. L’avenir est aux circuits courts. Nous avons nous
aussi créé notre propre “lait équitable” (le lait Fairebel)
et nous voyons que les consommateurs nous suivent.
Seulement, cela ne suffit pas encore pour sauvegarder
les exploitations aujourd’hui. Il faudra encore des an­
nées avant que cela devienne intéressant. Il faut aug­
menter la masse vendue. Et nous n’avons pas ce
temps­là…
Entretien : Monique Baus
mardi 15 mars 2016 - La Libre Belgique
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