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Revue de littérature générale et comparée
16 | 2013
Littérature, Paysage et Écologie
Approche du merveilleux paysager : le dialogue
entre l’art du jardin et la littérature
Justine de Reyniès
Éditeur
Presses Sorbonne Nouvelle
Édition électronique
URL : http://trans.revues.org/808
DOI : 10.4000/trans.808
ISSN : 1778-3887
Référence électronique
Justine de Reyniès, « Approche du merveilleux paysager : le dialogue entre l’art du jardin et la
littérature », TRANS- [En ligne], 16 | 2013, mis en ligne le 07 août 2013, consulté le 02 octobre 2016.
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Approche du merveilleux paysager : le dialogue entre l’art du jardin et la li...
Approche du merveilleux paysager : le
dialogue entre l’art du jardin et la
littérature
Justine de Reyniès
1
Les études critiques consacrées au courant préromantique ont montré ce que le tournant
romantique doit à l’éclosion, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, de nouvelles
pratiques artistiques ou esthétiques qui participent de la naissance d’une sensibilité et
d’une culture du paysage1. C’est sur le terrain de la vie concrète, des modes
d’appréhension de certains espaces et des formes d’interaction sociale qui leur sont
associées que se serait préparé le renouveau dans la littérature. Parce que l’âme
romantique s’est exaltée avant tout dans la contemplation des paysages grandioses, qui
sont devenus emblématiques d’une sensibilité, le sublime a été au centre des études
portant sur les rapports entre la création poétique et l’avènement à la conscience
esthétique d’un nouvel univers de formes et des modes d’appréhension qui lui sont
associés. Il reste que le « sentiment de la nature » n’est pas limité à ses aspects sublimes et
embrasse toute la diversité de ses productions. Cette variété foisonnante des scènes
naturelles, les théoriciens du jardin pittoresque ont tenté à la fin du XVIIIe siècle de la
faire entrer dans la grille d’une rhétorique paysagère qui codifie les réactions esthétiques
et émotionnelles du sujet ; ils ont postulé l’existence de relations réglées et invariantes
entre ses impressions et divers styles ou caractères paysagers. Sous les appellations de
l’« enchanté », du « surnaturel » ou du « romanesque », on a ainsi identifié dans certains
lieux un effet de dépaysement lié à une topographie suggérant le merveilleux. Cet acte
herméneutique pouvait s’appuyer sur le triple héritage des mythes antiques, de la
topique et du roman chevaleresque ou allégorique, qui léguaient des exemples-types, un
réseau de thèmes et de symboles posant les fondements d’une sémiotique du lieu
numineux. Par là, certaines formes, certains éléments ou phénomènes physiques,
certaines combinaisons de ces entités inanimées, se voyaient dotés d’un pouvoir de
signifier l’action ou la présence d’êtres fabuleux, comme s’il existaient des propriétés ou
des états de la matière, des configurations spatiales qui convoquaient mentalement le
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scénario anthropomorphique de l’enchantement, comme si le lieu merveilleux était
d’abord lieu du merveilleux. Dans son versant euphorique, il présente les traits du locus
amoenus et se donne traditionnellement sous l’aspect du jardin, que la merveille soit
d’origine divine, comme c’est le cas dans les mythes paradisiaques (l’Eden, les Champs
Élysées) ou magique (le jardin d’Armide, par exemple). Cette identification du séjour
enchanté à l’espace clos, maîtrisé et civilisé de l’hortus conclusus est un trait constant de
l’histoire occidentale, inscrit dans les origines bibliques : alors que le paysage, dans son
étendue incommensurable, contient la menace d’un engloutissement figurée par les eaux
diluviennes, le jardin apparaît comme un « microcosme à la mesure de l’homme », monde
« immédiatement ordonné au désir de bonheur », d’où la hantise d’être chassé hors de
son enceinte protectrice2.
2
Or au XVIIIe siècle, l’imaginaire du lieu enchanté se renouvelle profondément à travers le
dialogue que le discours sur l’art du jardin paysager noue avec la littérature. Au moment
où le jardin s’ouvre sur le paysage environnant, la représentation du lieu magique sort du
cadre fixé par une topique spatiale pour étendre de façon illimitée le champ de ses
possibilités formelles. Cet élargissement s’effectue de deux manières. D’abord, cet
imaginaire s’enrichit de la contemplation curieuse et émerveillée des productions et des
aspects de la nature qui accompagne l’éveil de la sensibilité au paysage. Ensuite, sans
désavouer les figures traditionnelles du lieu mythique, les écrits horticoles représentatifs
de la veine dite anglo-chinoise font appel à des constellations imaginaires de formation
plus récente, celles de l’Orient et de la féerie littéraire, univers qui se rejoignent dans le
genre du conte oriental inauguré par les Mille et une nuits. C’est en effet sous le signe de
l’Orient fabuleux que s’effectue ce rapprochement entre les arts du paysage et le conte de
fées ; et c’est par sa médiation que la création paysagère investit les provinces du rêve,
ouvrant ainsi la voie aux paysages oniriques des récits de la période romantique, tels ceux
de Jean Paul, Senancour, Novalis, Nerval ou Sand. Le pouvoir d’inspiration de l’Orient,
générateur de féeries pittoresques, est particulièrement sensible dans Le Domaine
d’Arnheim (1847) d’Edgar Poe et Laura (1864) de George Sand. À travers la confrontation de
ces textes avec la Dissertation on Oriental Gardening de William Chambers (1770), nous nous
proposons donc de mettre en lumière le rôle joué par les échanges entre la pratique
horticole et la littérature dans l’évolution de la représentation du paysage magique et de
dégager quelques lignes de continuité entre les traités de l’art des jardins et le récit
fantastique.
Rêveries paysagères à la fin du XVIIIe siècle
3
Au XVIIIe siècle, le merveilleux trouve son application paysagère dans le cadre d’une
entreprise de transposition systématique des catégories poétiques et esthétiques aux
tableaux de la nature. L’idée en avait été suggérée dès 1712 par Addison. Dans l’un des
essais sur Les Plaisirs de l’imagination, celui-ci recourait à une analogie paysagère pour
expliciter sa tripartition de l’imagination poétique selon les genres du grandiose
(« great »), du beau (« beautiful ») et de l’étrange (« strange »), représentés
respectivement par les œuvres d’Homère, de Virgile et d’Ovide. Si la découverte de l’Iliade
fait songer à un voyage à travers une contrée aride et sauvage, nous dit-il, et celle de l’
Énéide, à une promenade au milieu d’un jardin « bien ordonné » et rempli d’ornements, la
lecture des Métamorphoses nous transporte dans un « pays de féerie », où nous sommes
« environnés de scènes magiques »3. Une cinquantaine d’années plus tard, les théoriciens
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de l’art du jardin paysager, suivant un chemin inverse, reprennent cette comparaison
dans le dessein de codifier les styles de composition horticole à partir des catégories
poétiques. Ainsi, en 1770, dans une section de ses Observations on Modern Gardening
consacrée aux rochers, Thomas Whately décrit trois sites qu’il présente comme
emblématiques des genres majestueux, terribles et merveilleux (« dignity », « terror »,
« fancy »). Ce dernier caractère est illustré par la vallée de Dovedale. Située dans le
Derbyshire, celle-ci suit les méandres de la rivière Dove qui a sculpté dans la roche des
formes capricieuses et offre un spectacle toujours changeant :
On dirait plutôt que ce séjour a été formé pour des êtres d’une nature plus
spirituelle [que les hommes] [more ideal beings] ; tout y suggère l’idée d’un
enchantement. Ce changement continuel de perspectives complètement
différentes les unes des autres et s’enchaînant sans transition ; cette singularité des
formes, qui ont toute la bizarrerie [grotesque], l’irrégularité [wild] et la variété que
peuvent leur conférer le hasard, la nature ou l’imagination ; cette force étonnante
qui, ici, semble avoir été exercée pour hisser les rochers au point d’élévation où ils
sont désormais solidement fixés ; cet art magique qui, là, semble les tenir encore en
suspens ; ces cavernes plongées dans les ténèbres et ces renfoncements où pénètre
le jour ; ces ombres fugitives et ces rayons de lumière qui éclairent les rives ou font
scintiller la surface de l’eau ; la solitude et le calme qui règnent en ces lieux ; tous
ces effets réunis rendent presque palpables les idées qui se présentent
naturellement à l’esprit dans ce lieu semblable aux pays féeriques des anciens
romans4.
4
Variation continuelle du décor, fantaisie et inventivité des lignes et des volumes, vivacité
des contrastes lumineux, chatoiement des couleurs, jeux de reflets, instabilité et
évanescence des formes : les composantes de cette description font ressortir une
esthétique du merveilleux sous sa forme pure et abstraite, relevant d’un imaginaire de la
matière. En même temps, la rhétorique verbale qui cherche à transposer les effets de
cette poésie du lieu introduit des figures dans le décor et convoque bel et bien, de façon
plus ou moins latente, un récit élémentaire, un scénario minimal qui rapporte le
caractère extraordinaire du site à une genèse prodigieuse. Le sentiment d’étrangeté
éprouvé face à cette topographie insolite, par exemple devant ces formations rocheuses
qui semblent défier les lois de la pesanteur, se formule dans les termes de la présence de
l’intervention d’ « esprits aériens ». Le sentiment esthétique de la nature s’exprime
communément à travers l’intuition d’une intention artistique dont les effets sont
sensibles mais les voies impénétrables, le paysage de genre surprenant se désigne, suivant
la pente naturelle du lieu commun du « séjour enchanté », comme théâtre d’opération de
puissances surnaturelles. Observons enfin la présence d’un motif auquel la pensée
mythique confère une signification sacrée : la « caverne obscure », où, depuis l’Antiquité,
l’Occident situe le séjour des nymphes (Calypso), des monstres (Polyphème, Scylla), des
divinités marines (Thétis, Achéloos), les êtres en communication avec les puissances de
l’au-delà (Sibylles et enchanteurs).
5
Diversité et intensité de l’expérience sensorielle, brouillage des repères spatiaux, effets
sensibles d’un art dont la mise en œuvre reste néanmoins énigmatique, échos à une
géographie mythique : on retrouve là sous une forme abrégée les éléments constitutifs
d’une poétique du paysage merveilleux, qui va trouver chez William Chambers un
développement remarquable. Version largement amplifiée d’un bref essai intitulé « Of the
Art of laying out Gardens among the Chinese » (1757)5, la Dissertation on Oriental Gardening,
publiée en 1772, est une œuvre polémique dirigée contre Lancelot Brown, plus connu sous
le nom de Capability Brown6 : alarmé par le succès grandissant de Capability en
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Angleterre, Chambers tente de proposer à ses concitoyens un modèle alternatif au style
brownien, qui contient notamment la possibilité d’un « jardinage surnaturel » (
supernatural gardening)7, en montrant que l’idéal de « simplicité » et de « pureté » prôné
par ses disciples n’est qu’un cache-misère derrière lequel se dissimulent les carences
d’une imagination ne produisant que des œuvres fades et uniformes8. Se présentant
comme un exposé sur l’art des jardins chinois, contenant une description détaillée du
jardin impérial de l’empereur à Pékin, le Yuan Ming Yuan, la Dissertation constitue un
texte relativement insaisissable. Cette hésitation concerne son statut générique, puisqu’il
relève à la fois du manuel, de la relation de voyage et de la fiction, sa valeur référentielle,
puisqu’il croise plusieurs horizons culturels (orientaux et occidentaux, présents et passés,
etc.) et tient enfin à l’ambiguïté des intentions de l’auteur, qui célèbre le génie des artistes
chinois mais pousse si loin l’extravagance dans ses descriptions qu’on peut se demander
si celles-ci ne dissimulent pas une visée parodique. En dépit du malentendu que lui
valurent ces équivoques, sans doute imputables à son inexpérience en matière littéraire,
l’œuvre est à bien des égards fondatrice. Chambers se livre à une fantasmagorie
paysagère qui est sans exemple dans les écrits antérieurs, par le croisement fécond qu’elle
opère entre l’art des jardins et le genre moderne du conte de fées. Dès 1749, le
rapprochement avait déjà été fait par le père jésuite Jean-Denis Attiret. Dans une lettre
décrivant le palais impérial, le missionnaire comparait les pavillons du Yuan Ming Yuan à
« ces palais fabuleux de fées, qu’on suppose au milieu d’un désert, élevés sur un roc dont
l’avenue est raboteuse, et va en serpentant9 ». Allant bien au-delà de la simple allusion, les
emprunts que Dissertation fait à l’écriture féerique, et plus particulièrement aux Mille et
une Nuits, sont d’ordre thématique et formel10. Soucieux de se prémunir des attaques que
ses vues peu orthodoxes ne devaient pas manquer de susciter auprès du public anglais,
l’auteur emprunte au conte oriental le procédé littéraire du travestissement : comme il le
reconnaît lui-même dans un Explanatory Discours by Tan-Chet-qua qui accompagne la
deuxième édition de la Dissertation (1773), il a livré un manifeste sous l’apparence du
reportage, il s’est exprimé par l’entremise des artistes chinois et l’Orient, territoire de
tous les excès, a servi de prête-nom à ses chimères. Mais en dehors de ces considérations
tactiques, l’Orient (qui, rappelons-le, englobe l’Extrême-Orient dans les représentations
géographiques de l’époque) possède une fonction positive. Comme dans les récits de
voyage du siècle précédent (ceux de Jean-Baptiste Tavernier, François Bernier ou Jean
Chardin), dans les relations des pères jésuites implantés en Chine, mais aussi dans l’œuvre
de Galland et de ses imitateurs, il se situe à mi-chemin entre le mythe et la réalité : c’est le
nom donné à ce territoire mental où les fantasmes peuvent se donner carrière, où tous les
rêves sont permis. Alors que les poétiques classiques s’efforcent de contenir la faculté
d’invention dans les limites de la raison, Chambers considère l’autonomie absolue de
l’imagination comme la marque du génie véritable. Aussi fait-il de l’Orient l’emblème de
l’idéal artistique : il est cet astre resplendissant vers lequel l’artiste doit « élever » son
regard, ce but lointain et mirifique où il doit tendre sans espérer pouvoir jamais y
atteindre, mais dont le modèle intérieur donnera à son œuvre une dimension sublime 11.
L’indéniable réussite de Chambers est d’être parvenu à transposer dans une matière
pittoresque, sous la forme d’une poétique de l’espace, le pouvoir de fascination de l’Orient
mythique, la charge onirique des contes arabes traduits par Galland12. Cela apparaît en
particulier à travers l’atmosphère de langoureuse sensualité, liée à la thématique du
sérail, qui imprègne certaines descriptions du jardin impérial. Les « scènes enchantées »
présentent ainsi une autre déclinaison exotique du labyrinthe d’amour, initiation à la fois
sensible et allégorique aux mystères d’Éros, dans lequel le promeneur croise des
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« serpents et […] lézards des espèces les plus brillantes », « une multitude innombrable de
singes, de chats et de perroquets » qui « l’intimident à son passage », traverse des taillis
d’arbustes fleuris « dans lesquels son oreille est enchantée par le ramage des oiseaux,
l’harmonie des flûtes et le concert des instruments les plus doux » , avant d’accéder à
« des réduits délicieux qu’entourent des berceaux de jasmin, de vigne et de roses, où de
belles filles tartares, vêtues de robes transparentes et légères qui voltigent au moindre
souffle, lui présentent des vins exquis dans des coupes d’agate […] et l’invitent à goûter
les douceurs de la retraite sur des tapis de Perse et des lits de duvet de Camusathkin 13 ».
6
Mais le dépaysement ne réside pas seulement dans l’exotisme du décor et de ses figures.
Le sentiment d’étrangeté tient plus fondamentalement à des phénomènes exceptionnels
ou évoquant certains troubles de la perception, à une altération systématique des
coordonnées de l’expérience ordinaire, dont la description de Whately nous a permis de
dégager les principaux traits : instabilité des formes et des frontières entre les règnes et
les substances, prédominance des éléments aérien et aquatique, variété chromatique
(souvent représentée par les fleurs et les pierreries), effacement des repères spatiaux, à
quoi il faut ajouter les manipulations d’échelle si caractéristique de la logique onirique
des contes de fées.
7
Chambers s’inspire de la scénographique théâtrale ou festive, qui a fait sa spécialité des
structures éphémères, pour imaginer une architecture fluide et diaphane ; il lui emprunte
ses techniques d’éclairages pour faire naître l’image poétique de la métamorphose de
l’eau en gemmes à partir de la mise en mouvement de l’élément liquide, de ses jeux avec
la lumière. Il invente ainsi des « palais d’eau », « élevés avec art en colonnes, en arcades et
en cabinets découverts, sur des fonds de métaux diversement colorés ou devant des
lampes innombrables qui variant les nuances du fluide donnent à toute fabrique
l’apparence des diamants et des saphirs, des émeraudes, des rubis, des améthystes et des
topazes »14. Peut-être inspirées d’un conte des Mille et une nuits narrant l’histoire de Beder,
prince issue d’une dynastie de monarques régnant sur les provinces sous-marines, les
« Hoie-ta » sont des « salons et […] cabinets bâtis entièrement sous l’eau ». Le sol et les
murs de ces « habitations submergées » sont ornés de pierres précieuses, coquillages,
corail, plantes marines, et leur plafond, « composé de glaces », « admet la lumière au
travers de l’eau qui le couvre », permettant au spectateur « d’observer, à travers le cristal
du lambris, l’agitation de l’eau, le passage des navires, et les jeux des oiseaux aquatiques
ou des poissons qui nagent au-dessus de [lui] »15. Offrant une vue en contre-plongée sur
les mobiles voguant à la surface de l’eau, ce plafond de verre donne forme à un rêve de
transmutation des éléments, puisqu’il suggère un ciel sillonné de vaisseaux volants et de
poissons ailés. Non moins fantaisistes sont des pavillons de jardin appelés « Halls of the
Moon ». Leur plafond, de forme hémisphérique et peint à l’imitation d’une nuit étoilée,
est percé d’oculi laissant filtrer « le clair de lune d’une belle nuit d’été » ; au centre se
dresse un rocher d’où ruisselle une eau alimentant un bassin circulaire ; plusieurs petites
« îles flottantes » y évoluent au gré du courant ; certaines sont dédiées au repos et offrent
le confort d’un sofa ou d’un lit sous un berceau de verdure16. De même que l’écran du
plafond s’annule dans l’évocation du firmament, l’île se fait jardin, tandis que les rameaux
des arbres se croisant en une voûte recréent l’intimité du boudoir. On le voit, la
métamorphose est ici suggérée, non par l’illusionnisme, mais par une syntaxe
architecturale aberrante propre à susciter des associations mentales. Suivant une
« logique » que l’on qualifierait volontiers de proto-surréaliste, Chambers s’amuse à
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imaginer des situations insolites, des alliances incongrues qui font vaciller l’identité des
choses.
8
Les effets propres aux scènes « surprenantes ou surnaturelles » tiennent aussi à un art
d’orchestrer et d’agencer les objets présentés à la vue de manière à « exciter dans l’âme
du spectateur une succession vive de sensations violentes et opposées »17. La force de ces
contrastes repose sur la soudaineté et la rapidité des changements, et celle-ci suppose la
vitesse du regard en mouvement : il faut que la succession des scènes du jardin se donne
sur le mode scénographique d’une série de « changements à vue ». C’est pourquoi la
description des différentes scènes du jardin impérial tend à se narrativiser sous la forme
du récit d’un trajet et que le voyage présente tous les caractères d’un mouvement
irrésistible, comme si le spectateur était happé par une force invisible :
Tantôt il est entraîné rapidement, par une descente étroite et escarpée, dans des
caveaux souterrains […] Tantôt le voyageur, après avoir erré dans l’obscurité de la
forêt, se trouve sur le bord des précipices […] On le conduit [his way now lies] par des
passages ténébreux taillés dans le rocher […] De temps en temps on le surprend par
des secousses répétées de l’impulsion électrique, par des ondées de pluie artificielle,
des tourbillons de vent impétueux et des explosions de feu […] Quelquefois aussi ces
écarts pittoresques le conduisent dans des réduits délicieux […] 18.
9
L’hypothèse d’un déplacement magique découle d’une esthétique du choc et de l’extase
continués, à laquelle Chambers associe le jardin paysager. Le mode d’appréhension idéal,
réunissant les conditions d’une expérience visuelle en adéquation avec le dessein du
paysagiste, semble être celui d’un mouvement irrésistible, suivant une trajectoire
imposée de l’extérieur, qui n’est pas sans évoquer certaines de nos attractions foraines.
C’est que Chambers conçoit l’enchantement des « scènes surnaturelles » comme la mise
en œuvre, à grande échelle, de techniques illusionnistes en tous genres, depuis l’art de
l’escamotage et les illusions d’optique jusqu’aux effets spéciaux mettant en jeu les
découvertes récentes dans le domaine des sciences expérimentales.
L’héritage littéraire de la féerie pittoresque des
Lumières : le cas de Poe et de Sand
10
Cette mise en espace de la « magie naturelle » soulignant la dimension pratique de ce
texte, c’est surtout à l’onirisme de ses tableaux que l’œuvre de Chambers doit sa postérité
littéraire. Ayant trouvé son aliment dans l’éblouissement des Mille et une nuits, la
Dissertation, par un effet en retour, inspira des conteurs tels que William Beckford,
disciple et admirateur de l’architecte anglais19. Dans Vathek, la séduction de l’Orient se
concrétise sous la forme de grandioses architectures et de splendides scènes de plein air,
qui suivent la voie tracée par Chambers en transposant la féerie des Mille et une Nuits dans
un espace expressif. Un demi siècle plus tard, l’influence de cet héritage se manifeste dans
Le Domaine d’Arnheim d’Edgar Poe. Il est probable qu’au moment de la rédaction de ce
texte, la culture de l’auteur en matière d’arts du jardin provienne de sources de seconde
main20. En dépit des affinités évidentes que son récit entretient avec le traité de
Chambers, il est impossible d’établir une filiation directe entre les deux textes ; on tiendra
néanmoins pour significative l’allusion à Fonthill, propriété de Beckford, dont les
préoccupations d’esthète et la fortune colossale ne sont du reste pas sans rappeler le
personnage d’Ellison21. Quoiqu’il en soit, les tableaux contemplés par le visiteur
d’Arnheim présentent de nombreux points communs avec les scènes des jardins chinois
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décrits par Chambers. Cette convergence s’explique sur un plan théorique à partir du
motif de l’« arabesque » sous le signe de laquelle Poe a placé l’ensemble du recueil (Tales of
the Grotesque and Arabesque), dans la mesure où celui-ci désigne des valeurs esthétiques
dont le jardin anglo-chinois fut l’illustration : l’idée d’un ordre déconcertant ou
composite, et celle, corrélée, d’une synthèse entre l’Occident et l’Orient22. Elle apparaît
d’abord dans l’évocation des splendeurs de l’Orient, qui se profile, tel ce soleil couchant
fermant l’horizon dégagé par l’intervalle entre deux collines, derrière la plénitude
sensorielle du « paradis d’Arnheim », les essences exotiques du parc et l’architecture
« moitié gothique, moitié sarrasine » de la demeure23. L’exotisme est associé à plusieurs
autres thèmes qui étaient présents dans la Dissertation : variété exubérante des couleurs et
« miraculeuse extravagance de culture » ; progression magique du canot d’ivoire sur
lequel s’achève la pérégrination fluviale ; tracé labyrinthique des voies d’accès, qui
désoriente le passager et ménage des coups de théâtre faisant « éclate[r] à la vue » du
spectateur la beauté du domaine d’Arnheim24 ; traitement poétique des éléments,
transportant dans un monde où les choses échangent leurs noms et leurs propriétés
– comme ce talus recouvert d’un tapis compact de fleurs figurant une « cataracte
panoramique de rubis, de saphirs, d’opales et de chrysolithes, se précipitant
silencieusement du ciel »25. Mentionnons enfin les jeux de reflets qui inversent le haut et
le bas, la surface paisible des eaux formant un parfait miroir dans lequel se réfléchissent
le ciel et la coque de la barque, de sorte que le voyageur, perdant la sensation de l’appui
liquide, croit avancer dans les airs et imagine « une barque fantastique », qui « s’étant
retournée de haut en bas » suivrait le mouvement de cette dernière « comme pour la
soutenir »26.
11
Mais tous ces effets sont finalement accessoires au regard du sentiment de mystère que
procure au visiteur, tout au long de son périple, la « merveilleuse propreté27 », l’harmonie
et la régularité d’un paysage qui se présente pourtant comme une solitude. Tel est le
miracle d’Arnheim : la beauté, la netteté de ces arrangements exempts de défauts,
d’imperfections ou de scories, suggèrent l’idée d’une œuvre (de sa conception, sa
réalisation et son entretien), mais c’est en vain qu’on y cherchera les indices du labeur
humain. Si l’impression immédiate produite par la création d’Ellison est bien identique à
celle que causent les « scènes enchantées » de la Dissertation, elle revêt cependant un sens
plus profond que chez Chambers. Dans les discussions rapportées par le narrateur, Ellison
explore des voies déjà frayées par les artistes des Lumières mais il concilie des idées qui
appartenaient alors à des systèmes antagonistes recoupant plus ou moins ce qu’il nomme
les styles « artificiel » et « naturel » de composition. Il articule en effet la notion d’un
jardinage surnaturel, avancée par l’un des tenants du « style artificiel », à une réflexion,
conduite par l’un des représentants du « style naturel », sur les fondements
cosmologiques et théologiques de l’art des jardins. Développant un argument auquel le
poète William Shenstone avait recouru dès 1764 pour légitimer l’acte qui consiste à
amender et embellir la nature28, Ellison observe que la nature physique, parfaite dans ses
détails, présente des défauts de composition qui justifient l’intervention du paysagiste.
C’est du moins ce qui apparaît « du point de vue moral et humain », car on peut supposer
qu’il existe « des anges terrestres » habitant la région atmosphérique, êtres « doués d’un
sentiment du beau raffiné par la mort, et pour les regards desquels, plus spécialement que
pour les nôtres, Dieu a peut-être voulu déployer les immenses jardins-paysages des
hémisphères » : à ces esprits éthérés, « notre désordre apparaîtrait comme un ordre,
notre non pittoresque comme pittoresque »29. Cet argument cosmologique sert de critère
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d’appréciation des différents styles horticoles. Le style naturel, qui a pour but de
« rappeler la beauté originelle de la campagne », repose sur la postulation erronée de la
perfection de la nature dans son état primitif ; visant « l’absence de tout défaut et toute
incongruité », il procède d’une conception erronée des principes du Beau, qu’il confond
avec la conformité aux règles30. Quant au style artificiel, qui « comprend autant de
variétés qu’il y a de goûts différents à satisfaire » et implique « un rapport général avec
les différents styles d’architecture », il est le seul à prendre en compte le regard humain
et témoigne d’une intelligence plus profonde de la nature de l’art, mais, limité par sa
perspective exclusivement mondaine, il n’en donnerait pas une idée véritablement digne
de sa valeur transcendante31. Tel est le défaut que vient combler Arnheim : l’ambition
d’Ellison a été d’introduire dans le jardin paysager « un charme dépassant de beaucoup
celui que peut lui donner le sentiment de l’intérêt purement humain32 ». Puisque l’ordre
auquel répond la Création est invisible aux êtres terrestres, la tâche du « poète » sera de
le leur rendre sensible, ce à quoi il parviendra s’il garde « tous les bénéfices de l’intérêt
humain ou du plan, en même temps qu’il débarrasse son œuvre de la roideur et de la
technicité de l’art vulgaire » ; si dans ses embellissements, la réunion du vaste et du
défini, l’alliance « de la beauté, de la magnificence et de l’étrangeté » manifeste
l’intervention d’« êtres supérieurs, mais cependant alliés à l’humanité »33. L’image idéale
de l’harmonie cosmique donnée par ce séjour angélique résulte de la transfiguration
totale de la nature, au terme de laquelle il ne reste plus rien de ses accidents originels (en
ces lieux, pas une seule « branche morte », « pas un caillou égaré »). Ainsi la vocation
théologique du jardin, comme microcosme reflétant la perfection du macrocosme,
s’efface au profit d’une religion de l’art, chargé de rédimer l’imperfection de la nature.
12
Alors qu’elle n’est qu’une fiction divertissante chez Chambers, la magie que cherche ainsi
à suggérer Ellison, déployant à cette fin des moyens véritablement extraordinaires, prend
une dimension allégorique. Comme l’a montré Richard Wilbur, les différentes scènes
traversées par le spectateur au cours de son voyage fluvial figurent les étapes d’une
progression vers un état hypnagogique, par laquelle le sujet abandonne progressivement
sa condition corporelle pour atteindre un mode d’existence onirique34. Certains ont
proposé de voir, dans ce transport spirituel vers le monde du rêve, l’équivalent d’une
initiation esthétique, une célébration des pouvoirs spirituels de la poésie, capable d’élever
l’âme vers l’idéal : le parcours du visiteur emblématiserait finalement « la quête
romantique de l’absolu35 ». Or cet absolu, la perfection inerte et l’immobilité silencieuse
de la magie d’Arnheim, lourdes de connotations funèbres, suggèrent qu’il n’est pas de ce
monde36.
13
Autre incarnation de la quête de l’idéal, le « voyage dans le cristal » qu’effectue le héros
de Laura (1864) témoigne également de la fécondité littéraire du croisement qui s’est
opéré à la fin du XVIIIe siècle entre la féerie et de la poétique horticole. Une mention
explicite à la fin du récit semble confirmer ce lien : Alexis, devenu M. Hartz, n’apprend-il
pas au narrateur que le manuscrit dont il lui a fait la lecture est tiré de feuillets qu’il a
rédigés alors qu’il était en proie au délire, après avoir tenté vainement d’apaiser le
trouble qui s’était emparé de ses esprits en lisant alternativement la relation du voyage
de Kane au pôle Nord et Les Mille et une nuits ? Comme Le Domaine d’Arnheim, les voyages
qu’Alexis effectue en songe recouvrent un apprentissage qui l’amènera, sous la conduite
de son initiatrice Laura, à renoncer à la tentation de la fuite dans l’irréel pour
s’humaniser, s’ouvrir à l’amour et à la beauté de l’ici-bas. Guéri de ses hallucinations et
acceptant de voir enfin Laura telle qu’elle est, ni « ange de lumière » (comme elle lui
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Approche du merveilleux paysager : le dialogue entre l’art du jardin et la li...
apparaît dans le cristal) ni honnête bourgeoise (comme elle lui apparaît dans la réalité) 37,
Alexis peut enfin épouser celle qui lui échappait et connaître le bonheur. L’aventure qui le
mène à cette heureuse conclusion s’ouvre sur une première vision, par laquelle Alexis
rejoint Laura dans le « monde enchanté du système cristallin-géodique38 »,
agrandissement à l’échelle du paysage des cristaux qui tapissent l’intérieur d’une géode
de quartz. Suit un périple imaginaire au Groenland, en compagnie de l’inquiétant Nasias,
oncle mythique de Laura : persuadé de l’existence du monde de cristal, celui-ci pense y
accéder par quelque anfractuosité que ses conjectures situent au pôle Nord. Sur la
banquise, dans l’obscurité de la nuit polaire, Alexis chemine couché dans « une sorte de lit
de fourrure », emporté par des chiens qui, « sans être dirigés, suivaient exactement la
trace de deux autres traîneaux lancés à toute vitesse » et s’abandonne à une
« nonchalante rêverie »39. Il s’étonne du silence ambiant et de ses dispositions intérieures,
constatant que l’état de « bien être enfantin » et de sérénité dans lequel il se trouve
s’accordent mal au climat rigoureux, à l’aspect inquiétant et hostile des contrées qu’il
traverse, et finit par douter de la réalité de ce qui l’environne : n’en serait-il pas dans ce
pays comme dans le pays de cristal aperçu en rêve, où, selon les mots de Laura, « la
pensée marche et les pieds suivent40 » ? Une clarté mystérieuse et comme artificielle lui
permet de discerner les « merveilleux tableaux » d’une architecture de glace aux formes
cyclopéennes et monstrueuses. Dans la suite du voyage, le paysage se décline dans un
registre successivement végétal et minéral, marquant une progression vers la clôture et
la pétrification. Situé sur une île dominée en son centre par un pic pointant au milieu
d’un anneau lumineux, les splendeurs du monde cristallin, dissimulées sous une voûte de
verre, se découvrent enfin à eux une fois cette chape brisée. C’est alors que le rêve de
pureté, de lumière et de transparence se transforme en cauchemar. Sous son apparence
paradisiaque, il renferme un « royaume de la mort », où s’engloutit son compagnon
Nasias. Laura surgit alors pour accompagner Alexis dans son retour à la réalité, l’invitant
à retraverser pour la dernière fois le « jardin fantastique » que forme ce gigantesque
écrin :
Ici l’action volcanique avait produit des arborescences vitreuses qui semblaient
couvertes de fleurs et de fruits de pierreries, et dont les formes rappelaient
vaguement celles de nos végétaux terrestres. Ailleurs, les gemmes, cristallisés par
masses énormes, simulaient l’aspect de véritables rochers dont les plateaux et les
sommets étaient ornés de palais, de temples, de kiosques, d’autels, de monuments
de toute sorte et de toute dimension. Parfois un diamant de plusieurs mètres carrés,
poli par le frottement d’autres substances disparues ou transformées, brillait
enchâssé dans le sol comme une flaque d’eau empourprée de soleil 41.
14
Par cette variante minérale du jardin paysager se clôt tout une série de descriptions
fantastiques, dans lesquelles la logique de la métamorphose ou de la gullivérisation
dénoue le lien nécessaire entre la forme et la matière : le héros contemple ainsi « des
océans d’opale » et des « îles de lapis », de « verts bosquets de la chrysoprase », de
« sublimes rivages de l’euclase et de la spinelle », de « fantastiques stalagmites des grottes
d’albâtre »42, une « mer dont les vagues se seraient changées […] en menhirs
innombrables », une « cascade de verre », etc.43. Or le dénouement dévoile l’envers de
cette féerie de gemmes et de cristaux. Derrière la magie des couleurs, des figures
géométriques et des matières translucides, se découvre un monde inerte, offrant le
spectacle d’une vie fossilisée, image de la stérilité de l’idéal dès lors qu’il n’est plus
alimenté par la sève vivifiante de l’expérience. Alexis l’a compris, qui renonce sans
hésitation à ses dangereux songes, reconnaissant que ces merveilles ne valent pas « un
rayon du matin et le chant d’une fauvette, ou seulement d’une sauterelle, dans [leur]
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jardin de Fischhausen44 ». C’est sur ce jardin botanique qu’il ouvre les yeux, au moment
où le rêve, se dissipant peu à peu, se referme sur l’image infernale de ténèbres illuminées
par l’éclat rougeâtre des gemmes parmi lesquelles gît le corpus mutilé de Nasias.
15
Le jardin paysager a été l’enjeu d’une réflexion qui a renouvelé profondément la
représentation littéraire de la magie des lieux. S’il s’inscrit dans la continuité d’une
tradition séculaire qui fait de l’hortus un lieu de manifestation privilégié du surnaturel, il
invente une nouvelle écriture qui a modifié les manières de signifier l’invisible. Alors que
le modèle horticole humaniste et baroque y parvenait par l’inscription des figures du
divin (les statues des dieux) dans le décor, il suggère le mystère en se fondant sur les
expressions de la nature. Aspirant à faire du jardin l’incarnation d’une poésie concrète, les
théoriciens du style pittoresque se sont engagés dans la voie d’une esthétique du
merveilleux non anthropomorphique, ils ont exploré la possibilité d’un onirisme
élémentaire, qui se manifeste sous la forme d’une ambiance diffuse. La magie devient
alors la métaphore du songe, qui architecture les lieux selon ses lois propres et dicte des
modes d’appréhension caractéristiques de la vision. L’imaginaire de l’Orient fabuleux,
auquel Les Mille et une nuits ont conféré un pouvoir d’attraction inégalé à l’orée du XVIIIe
siècle, a constitué pour ainsi dire le pivot de cette articulation entre le paysage et le rêve.
Ce recoupement de l’enchanté et de l’onirique trouve un prolongement dans les
exploitations narratives de la féerie pittoresque au siècle suivant. Chez Poe ou Sand, la
traversée d’espaces fantastiques emblématise un parcours intérieur d’ordre
psychologique, esthétique et spirituel, l’élan vers une transcendance que leur insolite
beauté fait paraître sous un jour ambivalent, à la fois céleste et funèbre.
BIBLIOGRAPHIE
Sources :
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Pour l’auteur, 1757.
—, A Dissertation on Oriental Gardening, Londres, 1772 ; traduction française par Delarochette,
Dissertation sur le jardinage de l’Orient, Londres, 1772.
—, A Dissertation on Oriental Gardening, deuxième édition, à laquelle est annexé An Explanatory
Discourse by Tan-Chet-qua, Londres, 1773.
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William Shenstone, Londres, 1764, vol. 2 ; rééd. fac-similé dans Hunt, The English Landscape Garden,
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Latapie, L’art de former des jardins modernes ou l’art des jardins anglais, avec annotations et une
« description des jardins de Stowe », Paris, Charles-Antoine Jombert père, 1771 ; rééd., SaintPierre-de-Salerne, Gérard Montfort, 2005.
Œuvres critiques :
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Peyrache-Leborgne, Dominique, « Paradis mélancoliques de Jean Paul à Edgar Poe », Romantisme,
2002-2003, vol. 32, no117, p. 13-29.
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, no10, Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2006.
NOTES
1. Jean-Michel Collot, Paysage et poésie du romantisme à nos jours, Paris, 2005, p. 23.
2. L’acte esthétique, Paris, 2008, p. 111 et p. 96.
3. The Spectator (Londres, 1712), no417, Donald F. Bond (éd.), Oxford, 1965, t. III, p. 564.
4. Observations on Modern Gardening, p. 114-115.
5. Ce texte est inclus dans l’ouvrage intitulé Designs of Chinese Buildings, Furniture, Dresses, Machines
and Ustensils.
6. Le surnom vient du discours que celui-ci avait coutume de tenir à ses clients, les assurant des
grands avantages (capability) que présentait leur domaine du point de vue des modifications
qu’un paysagiste pouvaient y apporter.
7. An Explanatory Discourse by Tan-Chet-qua, p. 156.
8. Ibid., p. 145 et p. 147.
9. Lettres édifiantes et curieuses, p. 415.
10. Jamais mentionnées dans la Dissertation, les Nuits sont explicitement nommées dans une lettre
de Chambers conservée à l’université de Cornell (« Letter of Sir William Chambers to a Gentleman
who had objected to certain parts of his Treatise on Oriental Gardening », document cité in extenso
par John Harris et alii, dans Sir William Chambers, Knight of Polar Star, Londres, 1970, pp. 192-193).
11. A Dissertation on Oriental Gardening, 1772, p. 93.
12. Dans sa traduction, Galland a estompé le caractère oriental des jardins et des architectures
décrites par ses sources arabes ; il insiste en revanche sur l’idée de splendeur, notamment à
travers l’énumération des riches matériaux qui les composent (voir Sylvette Larzul, « Les Mille et
une nuits de Galland ou l’acclimatation d’une belle étrangère », Revue de Littérature Comparée,
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vol. 69, no3, juillet-sept. 1995. Voir aussi, du même auteur, Les Traductions françaises des Mille et Une
Nuits. Étude des versions Galland, Trébutien et Mardrus, Paris, L’Harmattan, 1996). Le halo de magie
qui enveloppe les histoires narrées tient pour une grande part à ce choix, qui illustre une
tendance générale du traducteur à embellir les réalités physiques et matérielles et à atténuer ce
qui, en elles, est spécifique au monde arabe.
13. Dissertation sur le jardinage de l’Orient, p. 33-34.
14. Le développement sur les « palais d’eau », comme l’évocation des « Hoie-ta » ou « habitations
submergées » (voir infra) a été ajouté à la traduction française (Dissertation sur le jardinage de
l’Orient, Londres, 1773, p. 33-34) avant d’être intégré à la deuxième édition anglaise de la
Dissertation.
15. Ibid., p. 56-57.
16. A Dissertation, p. 30-31.
17. Dissertation sur le jardinage, p. 31.
18. Ibid., p. 31-33. Nous soulignons.
19. Lors d’une excursion au monastère d’Alcobaça, Chambers eut la possibilité de s’entretenir
avec un ecclésiastique qui avait séjourné à Pékin et connaissait l’œuvre de Chambers. Il lui
demanda si « le récit vraiment extraordinaire que le célèbre architecte anglais a fait des
splendides féeries du Yuan Ming Yuan […] n’[était] pas exagéré » (The Travel-Diaries of William
Beckford of Fonthill, éd. Guy Chapman, 1928, vol. 2, p. 265-66).
20. Selon Joel R. Kehler, rien ne prouve que Poe ait lu le fameux Treatise on Landscape Gardening
d’Andrew Jackson Drowning publié en 1841 (“New Light on the Genesis and Progress of Poe’s
Landscape Fiction”, p. 179).
21. Mentionnons également que le Cottage Landor, qui donne son titre à un récit faisant pendant
au Domaine d’Arnheim, est comparé à la « terrasse infernale aperçue par Vathek », « d’une
architecture inconnue dans les annales de la terre ».
22. Eric Lysøe, « D’orient ? D’occident ? L’arabesque selon Poe », p. 286-288 et p. 291-294.
23. Histoires grotesques et sérieuses, trad. Charles Baudelaire, p. 956.
24. Ibid., p. 956.
25. Ibid., p. 953-954.
26. Ibid., p. 952.
27. Ibid., p. 954.
28. Unconnected Thoughts on Gardening, p. 142-143.
29. Histoires sérieuses et grotesques, p. 947.
30. Ibid., p. 948.
31. Ibid., p. 948.
32. Ibid., p. 949.
33. Ibid., p. 949.
34. « The House of Poe ».
35. Dominique Peyrache-Leborgne, « Paradis mélancoliques de Jean Paul à Edgar Poe », p. 24.
Voir aussi Sharon Furrow, « Psyche and Setting : Poe’s Picturesque Landscapes », Criticism,
vol. 15, no1, hiver 1973, p. 26.
36. Dominique Peyrache-Leborgne, p. 26.
37. Laura - Voyage dans le cristal, p. 153.
38. Ibid., p. 95.
39. Ibid., p. 113-114.
40. Ibid., p. 67.
41. Ibid., p. 151-152.
42. Ibid., p. 72.
43. Ibid. p. 69, p. 141 et 143.
44. Ibid., p. 152.
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RÉSUMÉS
Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, les écrits qui ont accompagné l’essor du jardin paysager ont
été le lieu d’un renouvellement de l’imaginaire du lieu magique. Rattachés au genre
« surprenant » dans le cadre d’une application des catégories rhétoriques au paysage, les traits
constitutifs de la topique du lieu enchanté sont repris et intégrés au sein d’une sémiotique de
l’espace qui attribue à certains éléments le pouvoir de signifier un au-delà du visible.
Parallèlement, avec la Dissertation on Oriental Gardening (1772) de William Chambers, une jonction
s’opère entre l’écriture du paysage et le genre moderne du conte de fées, notamment dans sa
variante orientale illustrée par Les Mille et une nuits. Le lieu créé ou « hanté » par des êtres
surnaturels s’identifie désormais au territoire du rêve, lui-même assimilé à l’espace mental où se
déploie le génie artistique. Parmi les paysages oniriques des récits de l’âge romantique, les décors
de Laura de George Sand et Le Domaine d’Arnheim illustrent l’héritage laissé à la création littéraire
par la féerie pittoresque des Lumières.
In the last three decades of the eighteenth century, the literature that accompanied the
expansion of the landscaped garden brought about a renewal in the imaginings of this magical
setting. Linked to the genre of “surprise” in the context of assigning rhetorical categories to
landscape, the components of the literary topos of the enchanted place are taken back and
integrated into the heart of spacial semiotics, whereby specific elements are given the power to
signal the existence of a world beyond the visible. Moreover, in William Chambers’ Dissertation on
Oriental Gardening (1772), a link is established between landscape writing and the modern literary
genre of fairy tale, especially in oriental literature, as illustrated by The Arabian Nights. These
places, created or « haunted » by supernatural beings, identify themselves as dreamlands and
become the mental space from which artistic genius stems. Among the dreamlike landscapes
found within the narratives of the romantic era, those of Laura by George Sand and The Domain of
Arnheim by Edgar Poe are particularly illustrative of the legacy left by the literary wonderland of
the Enlightenment period.
AUTEUR
JUSTINE DE REYNIÈS
Normalienne, agrégée de lettres modernes, Justine de Reyniès est ATER à l’université de
l’université de Nice Sophia-Antipolis, où elle enseigne la littérature comparée. Titulaire d’un
doctorat en littérature et civilisation françaises, elle a travaillé dans le cadre de sa thèse sur
l’esthétique du jardin paysager en France et en Angleterre au 18 e siècle.
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