La gLoire des médiocres
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La gLoire des médiocres
La gloire des médiocres Benyounes Baghdadi La gloire des médiocres Roman Editions Persée Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence. Consultez notre site internet © Editions Persée, 2015 Pour tout contact : Editions Persée — 38 Parc du Golf — 13856 Aix-en-Provence www.editions-persee.fr « À tous (nos enfants pour leur innocence ; À eux tous, que ce soit pour leur talent, leur génie ou pour leurs aptitudes et dons non toujours dénichés. » Je dédie ce travail Benyounes BAGHDADI AVANT-PROPOS Il est un terme qui depuis longtemps suscite l’attention de pas mal de penseurs et d’auteurs d’œuvres littéraires ; il s’agit de la médiocrité. Les appréhensions y afférentes différent selon les convictions théoriques des analystes et leurs jugements de valeur à cet égard. Ainsi, ce terme est parfois utilisé afin de critiquer des compétences personnelles se situant pour reprendre une expression d’Albert Brie dans « la moyenne à son plus bas niveau. » On s’en sert aussi pour pointer du doigt des personnes présumées être inaptes à accomplir les missions dont elles sont chargées ou à apporter des points de vue convenables et raisonnables à quelques propos que ce soit. D’autres penseurs considèrent en revanche la médiocrité, comme une propriété humaine tout à fait normale. Aussi dans cette vision, le médiocre semble-t-il recevoir des jugements qui ne le déshonorent pas. Tant s’en faut. Tel est le cas – avec connotation politique – d’Aristote qui soutenait une idée du poète Phocyclide suivant laquelle « la médiocrité nous comble de tous les biens ; je veux vivre au milieu de nos concitoyens. » De même, quelles que soient les raisons, Blaise Pascal a établi que « l’extrême esprit est accusé de folie comme l’extrême défaut, rien que la médiocrité n’est bon. » 7 Bref, quoi qu’il en soit, la médiocrité est pratiquement placée dans un répertoire antipode à celui qui renferme l’intelligence, l’ingéniosité et l’excellence. De ce fait elle a forcément une portée péjorative qui discrédite la valeur de l’individu. Aussi estimons-nous que si une situation est telle qu’il s’avère indéniable de « juger médiocre », le jugement devrait viser l’acte et non la personne, à fortiori l’enfant. Ce dernier a tout le temps pour progresser, pour arriver un jour à faire valoir ses facultés naguère méconnues. Le taxer donc obstinément de médiocre, nous paraît être une appréciation qui dénote elle-même une attitude imprégnée de médiocrité. En effet, ceci porte le risque de l’amener à enfouir ses capacités et ses talents ou du moins à retarder leurs éclosions. Ceci étant, cet ouvrage ne prétend pas aborder l’analyse de cette notion problématique. Il s’agit après tout d’un roman qui s’appuie sur la narration et qui laisse le soin au lecteur de découvrir, à partir de scènes imaginaires ou vraisemblables, des réalités évolutives qui pourraient être utiles à bien des égards./. 8 « Ce n’est pas un mince bonheur qu’une condition médiocre : le superflu grisonne plus vite, le simple nécessaire vit plus longtemps » William Shakespeare — I — Il faisait très chaud ce jour du mois de juillet au début des années soixante lorsque Maati, enfant de six ans, profita de la situation de ses parents plongés et trahis dans leur sieste par un sommeil profond suite à des travaux de matinée lancés depuis l’aube. Il réussit ainsi à franchir le seuil de sa maison sans le moindre bruit pour rejoindre ses amis qui avaient l’habitude de se rencontrer sous l’ombre du mur délabré d’une maison séculaire, connue pour être la plus ancienne du douar « Ouled-Chrif ». La chaleur suffocante enregistrée alors dans ce coin reculé à vingt kilomètres au sud-ouest d’Oujda, n’altérait point la vivacité des mômes. Ils couraient entre les rues et par-delà le petit village entouré de quelques modestes prairies avec des écuries pour la plupart en décombre et certains hameaux dispersés. Le tout était cloisonné dans une superficie d’environ trente kilomètres carrés, au-delà de laquelle il fallait atteindre l’âge de préadolescence pour passer d’ordinaire à d’autres mouvements exploratoires d’enfance. Driss, le compagnon le plus petit de taille, fut le premier au rendez-vous. Il jeta un regard éclair sur Maati alors à peine sortant de chez lui puis tourna la tête à droite comme un moineau en fixant les yeux sur la porte à moitié ouverte de la maison de l’oncle Rabah. Le fils benjamin de celui-ci appelé Farid tarda à sortir. 11 Il était surnommé Djen1 pour ses agitations et nuisances mais il entretenait certaines relations de complicité avec Driss qu’il préférait en l’occurrence à tous. Un instant après, Driss qui guettait l’apparition de Djen, se déconcentra brusquement lorsqu’une autre porte s’ouvrit brutalement alors que Jamal, enfant du même âge s’éjecta dehors et s’élança vite en avant, la tête en bas, tandis que sa mère malade toute pâle, criait sans force derrière lui et conclut en l’avertissant : « d’accord, je raconterai tout à ton père dès qu’il rentrera ! » En ce temps, Driss commença à s’interroger sur le retard inhabituel de Farid, et aussitôt il vit sa sœur surgir sur le toit de la maison portant du linge à faire sécher au soleil. Elle s’adressa à Driss à voix basse en lui lançant un chuchotement à distance : Tu sais, mon père a enchaîné Farid en lui mettant les mains derrière le dos et l’a attaché à l’abricotier ! Il nous a interdit de lui donner à manger et il a impitoyablement posé devant lui un récipient rempli de son, acheté normalement pour le mouton, avec un seau contenant un peu d’eau tout en lui disant : « mange ! comme le petit animal que tu es ! » Cet affreux châtiment a écœuré Driss qui tout à coup s’éclipsa pour réapparaître quelques instants plus tard sur un mur qui séparait le patio de la maison Rabah de celle de son voisin. Il sortit un morceau de pain de sa poche et le jeta par-dessus les branches de l’abricotier, le plaçant ainsi soigneusement sur la frange du pauvre enchaîné avant que le pain ne tomba par terre. Farid comprit tout de suite que cette providence ne pouvait être que l’œuvre de l’un de ses 1. Terme signifiant diable en langue arabe. 12 meilleurs potes. Affamé, il baissa la tête et dévora le pain mélangé à un peu de terre et quelques fourmis. Au coucher du soleil et après avoir longuement supplié le père, la mère réussit enfin à libérer son fils. Las et humilié, le gamin gracié s’enferma un moment dans les toilettes jusqu’à ce que sa maman l’ait interpellé pour souper et aller dormir. Ce soir-là, oncle Lakhdar le père de Jamal rentra si tard au point d’inquiéter son épouse et ses enfants. C’était un homme sérieux et rigoureux. Il travaillait toute la journée dans un moulin traditionnel situé à onze kilomètres du douar. En dehors de ses préoccupations de travail, il avait comme passion unique, le suivi quoique grossier, du championnat national de Football avec un fanatisme exprimé à l’égard du club Oujdi MCO. Il passait pas mal de temps à en parler en impliquant parfois dans les discussions même des campagnards indifférents qui se succédaient au moulin habituellement sur des mules et des ânes juste pour faire moudre leur grain. Ce soir-là il rentra donc chez lui particulièrement fatigué. Il a dû ajouter deux heures supplémentaires pour satisfaire une clientèle additionnelle qui s’était présentée au moulin avec des quantités d’orge importantes et rarement présentées. Après avoir fait ses ablutions et ses prières, on lui présenta son dîner. Hakima sa fille aînée, de quatorze ans, s’approcha délicatement de lui comme si elle avait envie de le consoler et de le divertir suite à une longue journée de peine. C’était une fille intelligente et sage ayant un bon sens de l’observation et une capacité innée d’apprentissage et de perception des choses. Cependant, elle n’avait pas été scolarisée pour faire valoir ses qualités 13 et ses dons. Elle lui raconta entre autres : « tu sais papa ! ce matin quand j’ai été faire les courses, j’ai vu à l’épicerie un homme qui a l’air bien instruit. Il doit être un fonctionnaire de passage pour des raisons de service peut être. Je l’ai entendu expliquer à l’épicier qu’un certain savant “roumi2”, dont je ne me souviens plus du nom3, a prétendu qu’à l’origine, l’homme était un singe. Est-ce vrai papa ? — Non ! je pense plutôt que c’est l’inverse ! — Que veux-tu dire papa ? Tout le monde n’est pas singe tout de même ! — Bien évidemment, mais certains le sont déjà comme ton petit frère, cette créature que j’ai sous mon toit et qui ne veut pas se détacher de Farid Djen qui lui, il n’y a pas un jour où il n’irrite pas quelqu’un du village. Où est ce qu’il est d’ailleurs ce petit saligaud ? — Rassure-toi papa, il est parti dormir. — Oui, je crois que certains se sont déjà métamorphosés en bien jolis singes ; d’autres le seront sûrement un jour du fait de leurs magouilles et leurs manipulations interminables. — Tiens papa ! je me rappelle, le fonctionnaire disait aussi à l’épicier que c’est un mécanisme de sélection naturelle qui a fait que le singe s’est développé comme être vivant pour prendre la forme d’homme. Je n’avais pas bien saisi, mais il insistait justement sur le mot français “siliccioune” naturelle. — Je n’en sais rien et en tout cas la seule “siliccioune” que je connais, est celle de notre équipe nationale. Alors là, il faudra que notre sélectionneur évite de faire jouer aussi bien les singes qui sont devenus des hommes que les hommes qui 2. Appellation utilisée dans la région pour désigner des étrangers d’origine européenne. 3. Il s’agit de Charles Robert DARWIN 14 sont devenus des singes. Il nous faudra tout simplement des hommes c’est-à-dire les meilleurs de nos garçons si on veut bien gagner et se qualifier pour la coupe du monde. » Au moment où Driss s’aventurait pour livrer magiquement un morceau de pain à son ami Farid enchaîné chez lui, Maati et Jamal s’étaient dirigés vers une prairie dans le voisinage. Ils s’y donnaient le plaisir de détruire quelques branches d’arbres et défaire des nids d’oiseaux sans prendre soin dans leur folie, de distinguer après tout, entre ceux qui sont vides et ceux qui contiennent des innocents oiselets ou bien des œufs couvés par leur maman oiseau. Une fois les mains bien sales, ils passèrent à une autre forme de petites attaques contre la nature. Ils cueillirent des figues et autres fruits de façon anarchique et gaspillante. Ils mangèrent jusqu’à leur écœurement, puis ils prirent les fruits et les utilisèrent sauvagement comme pierres à jeter sur des pauvres tourterelles… Déranger, compromettre et détruire c’était dans leur état d’esprit comme synonyme de plaisir et de béatitude. Mais aussi odieux que fussent les actes de ces deux gosses, ils n’atteignaient pas l’atrocité de ceux effectués par Farid qui ne manquait pas d’arracher des têtes d’oiseaux, de tuer des chats ou de les brûler vifs… Malgré les diverses sortes de châtiments corporels et moraux qu’il subissait de son père, Djen persistait dans ses comportements ignobles tant et si bien qu’on se demandait si ces punitions ne l’entraînaient pas dans une sorte d’irascibilité irresponsable exacerbant ses attitudes violentes. Un jour Hakima dit à sa mère : « je n’aurais jamais accepté que mon frère Jamal soit puni de la même manière que 15