Peut-on enseigner la musique traditionnelle dans le cadre d`un
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Peut-on enseigner la musique traditionnelle dans le cadre d`un
CEFEDEM Bretagne – Pays de Loire Session 2007-2009 Peut-on enseigner la musique traditionnelle dans le cadre d'un bagad ? Mémoire de fin d'études Simon FROGER - Décembre 2009 2 3 I - Introduction bagad, plur. bagadou [bagad, bagadu] nom masculin ÉTYM. [date inconnue] ◊ mot breton « ensemble » ■ RÉGION. Formation musicale à base d'instruments traditionnels de Bretagne (bombardes, binious). Le Petit Robert 2009 Apparu en Bretagne il y a plus de soixante ans, le bagad est, à plusieurs titres, un exemple unique dans l'histoire des musiques traditionnelles européennes. Son avènement, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, fut une des réponses trouvées aux transformations culturelles profondes que subissait la société bretonne depuis le début du 20ème siècle. Résultat autant d'une aspiration militante à l'affirmation identitaire, que d'une volonté de sauvegarde d'une tradition menacée d'extinction, il constitue paradoxalement une rupture dans l'histoire de la pratique des sonneurs traditionnels bretons. En effet, le statut social du sonneur* qu'il va peu à peu imposer, n'a rien de commun avec ce qui était auparavant celui des ménétriers de la société rurale. D'un moyen de subsistance, soumis au gré des modes, et échappant bien souvent à toute préoccupation identitaire, les promoteurs du bagad ont fait de la pratique de la musique traditionnelle une activité bénévole et militante. Cette transformation n'a pas été sans conséquence sur l'évolution de la musique ellemême. Au-delà des l'aspect purement technique – standardisation des instruments, recours à l'écriture, etc. – le mouvement bagad a longtemps été tenté de soumettre le répertoire qu'il entendait mettre en valeur aux canons d'une certaine idéologie, quitte à jeter aux oubliettes la partie de ce répertoire qui ne s'y conformerait pas. Plus tard, c'est en réaction à cette tentation de repli que certains s'attacheront, avec plus ou moins de bonheur, à ouvrir la musique de bagad à toutes sortes d'influences et d'esthétiques. Parallèlement à ce phénomène du bagad, la musique traditionnelle suscitera un intérêt grandissant chez de nombreux musiciens à partir des années 1960, notamment avec le développement de la forme moderne du fest-noz*. Les expériences musicales qui se sont multiplié dans les décennies suivantes ont contribué à élargir l'instrumentarium dévolu à cette esthétique, représentée de nos jours par les formes d'expressions les plus diverses. Quelle est la place des bagadoù dans ce contexte ? Beaucoup d'entre eux, conformément à leur objectif de promotion de la « musique bretonne », sont des * Les notes en astérisque envoient au glossaire, page 28 4 organisateurs réguliers d'évènements se rapportant aux formes d'expressions précitées. Par ailleurs, fédérés pour la majorité d'entre eux au sein de l'association Bodadeg Ar Sonerion*, ils ont développé au fil des décennies leur propre système d'enseignement. Reposant à l'origine sur le bénévolat, ce dernier s'est peu à peu professionnalisé à partir années 1980. Pour autant, le travail réalisé par les bagadoù ne fait pas plus aujourd'hui qu'hier l'unanimité parmi les acteurs de la musique traditionnelle. En effet, tant par la doctrine qui est à leur origine, que par leur forme orchestrale originale inspirée des pipe-bands* militaires d'Écosse, les bagadoù sont depuis leur création tiraillés entre leur volonté de conservation d'un certain patrimoine breton, le poids d'un héritage écossais plus ou moins assumé, et les infinies possibilités offertes par les récents perfectionnements de leur instrumentarium, qui sont autant de tentations à explorer des univers musicaux de plus en plus éloignés du répertoire traditionnel. Les critiques n'ont jamais manqué de pleuvoir sur le bagad, accusé par les uns de « trahir l'esprit » de la musique traditionnelle, par les autres de « faire de la musique militaire »... Au-delà de l'outrance de certains reproches, force est de constater que la musique produite par ces ensembles pouvant dépasser la soixantaine d'exécutants, est parfois très éloignée des autres formes qu'il est convenu d'appeler « traditionnelles ». Cette dichotomie n'est pas sans incidence sur l'enseignement qui est pratiqué dans ce contexte. Qu'on ne s'y trompe pas, l'effort financier et humain consenti par un bagad pour dispenser des cours, est le plus souvent motivé en premier lieu par le souci d'assurer sa propre continuité en formant ses futurs membres. Tout est fait pour que l'élève débutant demeure dans le cadre du bagad, et se forme le plus rapidement possible à son répertoire. Le professeur de musique traditionnelle intervenant dans ce cadre se voit alors confronté à une gageure : transmettre une musique d'origine populaire et de tradition orale à des élèves destinés, pour la plupart, à jouer une musique écrite. Comment résoudre cette quadrature du cercle ? C'est la question à laquelle tentera de répondre le présent mémoire. 5 II - La musique traditionnelle en Bretagne 1. La musique dans la société rurale d'avant-guerre 1.1. Repères sociologiques L'essence de la musique dite « bretonne traditionnelle » peut difficilement se comprendre sans la replacer dans son contexte d'origine : la société rurale qui a perduré, peu ou prou, jusqu'à la Première Guerre Mondiale. Dans une France de plus en plus centralisée politiquement et économiquement, éloignée d'une capitale d'où tout provient et où tout retourne, à l'écart des principaux axes de communication terrestres, la Bretagne ne connaîtra qu'avec retard l'essor économique et les progrès techniques dont bénéficient la plupart des pays d'Europe à partir de 1850. Ce retard, qui ne se comblera qu'au cours de la seconde moitié du 20ème siècle, se traduit non seulement par une situation de pauvreté matérielle pour une grande partie de la population, mais aussi - et par contrecoup - par un relatif isolement culturel. Pour la plupart des individus, l'univers quotidien est à l'échelle de la paroisse, et ne s'étend guère au-delà d'un rayon d'une dizaine de kilomètres autour du lieu de naissance1. Dans cette société largement autarcique où l'agriculture a une place prédominante, on vit au rythme des saisons qui conditionnent le travail. La religion catholique, très présente, impose également son calendrier, et beaucoup de moments festifs s'y rattachent : grandes fêtes religieuses, mais aussi pardons, mariages, baptêmes et consécrations, sont autant d'occasions de réjouissances au même titre que les battages, semailles, battues d'aires neuves, récoltes de fruits, tueries de cochon, etc. Dans ce contexte, la forme d'expression musicale dominante est de très loin le chant : le rôle qu'il tient, non seulement dans les occasions festives, mais également dans la plupart des actes de la vie quotidienne, est sans commune mesure avec ce que nous observons en ce début de 21ème siècle. Les fonctions qu'il est amené à occuper sont aussi nombreuses que les circonstances dans lesquelles il est pratiqué : il peut être le support d'une action particulière (chant de travail, chant à marcher, chant à danser), le moyen d'animer les repas ou les veillées (complaintes ou gwerz, chants à répondre, chants à boire...), ou encore le vecteur de la ferveur religieuse (cantiques). Dans un monde dépourvu d'autres moyens de communication, et où l'alphabétisation ne sera généralisée qu'à partir de 1880, il constitue un des principaux facteurs de ce qu'on appelle aujourd'hui le « lien social ». 1 DEFRANCE, Yves, L'Archipel des Musiques Bretonnes, Paris, Cité de la Musque / Actes Sud, 2000, pp 39-40 6 La musique instrumentale est quant à elle l'apanage des sonnous (ou sonerien), appellation donnée aux ménétriers. Dans une société où l'on ignore la notion de « loisir », il n'est guère admis ni même pensable que l'on puisse investir de l'argent dans un instrument sans la perspective d'en tirer quelque profit. Être musicien est donc en principe une activité lucrative, que l'on exerce soit en sus d'une autre profession (meunier, aubergiste, tailleur...), soit à plein temps pour peu qu'on ait acquis une renommée suffisante. Faire appel aux services de sonneurs est conséquent une démarche relativement onéreuse, que l'on réserve pour les grandes occasions. Les collectivités les embaucheront pour les grandes occasions : foires, évènements religieux... Pour un particulier, il est du meilleur goût d'avoir des musiciens à ses noces, signe de relative opulence – et donc de respectabilité. Cependant, bien que fréquemment associée aux principaux rites de la société paysanne, l'activité de sonneur a souvent pour corollaire une situation de relative marginalité. Mal vu par l'autorité religieuse qui l'accuse de corrompre les meurs, car son rôle le plus fréquent est de mener la danse, le sonneur voit son image associée à la fête, à la nuit, et donc à la débauche. Vivant hors du rythme de travail de ses contemporains, passant une grande partie de son temps au milieu des noces, dont l'animation constitue sa principale activité, il traîne souvent une réputation (parfois justifiée) de grand leveur de coude. Par ailleurs, il n'est pas rare que cette activité soit choisie par des individus atteints d'une infirmité (cécité le plus souvent) les empêchant d'exercer un métier « normal ». Plus encore que pour les autres métiers, l'apprentissage de celui de sonneur s'effectue hors de tout cadre institutionnel. Parmi les témoignages recueillis auprès d'anciens sonneurs, si la plupart évoquent une vocation précoce – souvent suivie de très près par le début de leur carrière « professionnelle », il apparaît en revanche que les conditions dans lesquelles ils ont acquis la maîtrise de leur instrument sont extrêmement variables, avec pour principal point commun l'absence de contact avec la musique écrite. 1.2. Des musiques sous influences « Les musiques populaires de tradition orale en Bretagne sont tout sauf un bloc monolithique inchangé depuis la nuit des temps [...]. Bien au contraire, ces traditions musicales connurent, à leur rythme, des transformations et des évolutions avec une accélération manifeste au cours des deux derniers siècles. »2 L'enregistrement d'Alain-Pierre Gueguen, sonneur de bombarde de Pont-l'Abbé, lors de l'exposition universelle de Paris en 1900, est le plus ancien document sonore dont nous disposons sur la musique traditionnelle bretonne. Ce qu'était réellement cette musique 2 Op. cit., p 31 7 avant cette date, nous ne pouvons en faire que des supputations, à partir de déductions sur ce qui a été enregistré depuis, de témoignages recueillis auprès d'anciens, de travaux de collectage effectués au cours du 19ème siècle, de documents iconographiques... Autant dire que l'idée que nous pouvons nous en faire est assez vague, et émaillée de nombreuses incertitudes. Toutefois, ces divers témoignages mettent tous en lumière un phénomène constant : le répertoire des chanteurs et musiciens populaires a connu une évolution incessante depuis au moins le milieu du 19ème siècle, et cette évolution de la musique s'est accélérée parallèlement à l'évolution de la société rurale dont elle est issue. 1.2.1. Des influences extérieures À partir de 1850, l'industrialisation naissante va apporter des changements considérables, tant dans les moyens de transport (chemin de fer) que de communication (télégraphe, imprimerie, presse). Aussi, l'influence de la vie culturelle parisienne va se ressentir de plus en plus en province, avec un retard qui ira en s'amenuisant au fil du temps, à mesure que la circulation des personnes et des média s'intensifiera. L'évolution technologique affecte également l'agriculture, et par conséquent la vie rurale : une partie de la population des campagnes va peu à peu adopter un mode de vie plus urbain, et se soumettre de plus en plus au phénomène des modes venues de l'extérieur, que ce soit sur le plan vestimentaire, linguistique ou des danses et de la musique. L'apparition du mouvement orphéonique à la fin du siècle, va progressivement habituer la population à un répertoire directement issu de la mode parisienne du moment. Au 19ème siècle, si les danses principales en usage en Bretagne sont encore du type « ronde fermée » issu de la Renaissance, la pratique des danses de la famille du « quadrille », d'origine plus récente, est déjà assez répandue. À la fin de ce siècle commence à se répandre la mode des danses en couple : polka, mazurka, scottish. Souvent, tous ces types de danses cohabitent dans la pratique d'une même communauté, au sein de laquelle les différentes générations sont encore mélangées, et les musiciens se doivent de connaître tout ces styles différents s'ils veulent contenter tout le monde. Le répertoire musical voit également son contenu évoluer face à ces apports culturels. Il arrive qu'une musique soit « importée » telle quelle en même temps que la danse qu'elle est destinée à accompagner ; ce fut souvent le cas des danses en couple. Plus fréquents sont les exemples où des sonneurs locaux se sont ré-approprié des thèmes entendus auprès d'orchestres de musique « savante », et les ont adaptés à leur propre usage – et à leurs instruments. De nombreux airs d'opérette à succès à la fin du 19ème siècle ont 8 ainsi été adaptés par les sonneurs de Sud-Cornouaille pour accompagner les gavottes locales. Plus près de nous, dans les années 1920-1930, des travailleurs émigrés originaires du Centre-Bretagne s'initieront à l'accordéon et au style « jazz-musette » en fréquentant des musiciens parisiens. À leur retour au pays, ils réinterprèteront les airs locaux sous l'influence de cette esthétique, créant de ce fait un nouveau style. 1.2.2. Enrichissement de l'instrumentarium L'évolution du répertoire est également la cause (et dans une certaine mesure la conséquence) de l'apparition d'instruments nouveaux dans les mains des sonneurs. Au début du 19ème siècle, le violon, la vielle à roue sont d'usage courant, ainsi que l'association, encore répandue dans toute l'Europe, du hautbois et de la cornemuse. On sait que la variante locale de cette dernière, appelée binoù, a connu une mutation majeure vers de la fin du siècle précédent, et qu'elle joue désormais une octave au-dessus du hautbois qui l'accompagne : la bombarde. Le tambour accompagne fréquemment tous ces instruments mélodiques. La multiplication des orchestres et des orphéons, ainsi que les progrès considérables de la facture d'instruments à vent au cours du 19ème siècle, apporteront progressivement à l'usage des ménétriers des instruments de plus en plus « modernes », tels que le cornet à pistons, le saxophone. L'exemple le plus représentatif est sans doute la clarinette, dont le succès en fera même l'instrument dominant dans certains endroits. Enfin, l'accordéon, produit industriel et donc peu onéreux, sera progressivement adopté en masse par des musiciens populaires à partir de 1880. Instrument complet ne nécessitant qu'un seul exécutant, facile – du moins en apparence – à maîtriser, qui plus est porteur d'un nouveau répertoire à la mode (danses en couple), l'accordéon va progressivement supplanter les instruments anciens, au point que ces derniers se retrouveront, sinon totalement abandonnés, du moins sévèrement « ringardisés » à la veille de la Seconde Guerre Mondiale. 1.3. L'acculturation Une certaine élévation du niveau de vie en milieu urbain à cette époque, va engendrer un animal migrateur d'un genre nouveau : le touriste. Disposant de temps et d'argent, ce dernier recherche le dépaysement, l'exotisme. La Bretagne, ses menhirs, ses druides et ses mœurs « primitives », sera une des toutes premières destinations de ces nouveaux consommateurs en mal d'authenticité. La demande créant l'offre, on leur donnera du « bal breton » à grand renfort de costumes, coiffes, chapeaux ronds et « binious », à tel 9 point que certains sonneurs des années 1910-1920 seront à même de poursuivre leur activité malgré l'apparition de nouvelles modes. Cette période de l'entre-deux guerres, si faste pour les cercles celtiques *, sera celle du déclin des instruments anciens dans leur usage populaire. L'usage de la langue Bretonne, interdit à l'école, commence également à disparaître, entraînant avec lui une partie du patrimoine oral. 2. Le « revivalisme » breton 2.1. Prise de conscience d'une identité Officiellement rattachée au Royaume de France depuis 1532, la Bretagne a longtemps bénéficié d'un statut particulier, notamment dans le domaine fiscal. Cependant, malgré plusieurs épisodes de conflits armés contre le pouvoir central (révolte des « Bonnets Rouges » sous Louis XIV, Chouannerie de 1791 à 1803), l'émergence d'un véritable courant intellectuel identitaire n'apparaît en tant que tel qu'au cours de la première moitié du 19ème siècle, dans le sillage du romantisme. On commence alors à prendre conscience de l'existence, dans le monde paysan, d'un important patrimoine oral qui semble, déjà à cette époque, menacé d'extinction. Dès 1820, des érudits locaux entreprennent des enquêtes de collectage auprès des populations. En 1825, le chanoine Joseph Mahé (1760-1831) publie un Essai sur les Antiquités du Département du Morbihan, dans lequel apparaissent plusieurs transcriptions d'airs populaires recueillis dans le Pays Vannetais. En 1839, Théodore Hersart de La Villemarqué (1815-1895) publie le Barzaz Breiz, un recueil de complaintes en langue bretonne dont le retentissement sera considérable, y compris hors de la Bretagne. A partir de 1880, un grand nombre de « folkloristes », tels François-Marie Luzel (1821-1895) ou Paul Sébillot (1843-1918), entreprendront des travaux de collectage de ce qu'on appelle alors la « littérature orale », menacée de disparition par l'urbanisation progressive des modes de vie. C'est également à cette période que le Gouvernement Français va s'intensifier sa politique d'unification linguistique, qui passe par une tentative d'éradication systématique des langues régionales. L'usage de la langue bretonne, qui s'est déjà peu ou prou perdu dans les zones urbaines, est condamné et réprimé dans toute la sphère publique, notamment à l'école. Par réaction, un courant de pensée va peu à peu se développer en Bretagne, autour d'une volonté d'affirmation identitaire, aboutissant en 1898 à la création du premier parti politique régionaliste breton. Cependant des dissensions idéologiques apparaîtront rapidement, et la période de l'entre-deux guerres verra cette mouvance se morceler en un 10 grand nombre de factions politiques, allant du simple régionalisme à l'indépendantisme le plus radical, et de l'extrême-droite à l'extrême-gauche. 2.2. L'après-guerre Durant la période de 1940 à 1945, l'occupant nazi, par idéologie et par stratégie, favorisera certains courants autonomistes régionaux, notamment flamands et bretons. Une partie du « mouvement breton » tombera dans le piège, et se lancera plus ou moins ouvertement dans la collaboration. Cette épisode jettera un discrédit durable sur toutes les entreprises ultérieures se rapportant, de près ou de loin, à l'étude et la promotion de la culture traditionnelle. À l'issue de la guerre, les instruments traditionnels sont quant à eux remisés. L'heure est à la diffusion d'une culture de masse, au moyen de la radio qui équipe déjà nombre de foyers. Les sonneurs qui étaient encore actifs dans les années 1920-1930 ont soit arrêté leur activité, soit définitivement opté pour des instruments « modernes » (accordéon, saxophone) leur permettant de rester dans l'air du temps. La conservation du patrimoine oral est désormais du ressort de militants, qui auront à charge de réinventer un cadre d'expression viable pour cette musique. C'est dans ce contexte que prendra forme le mouvement des bagadoù (cf. chapitre III). En 1950 est créée la Confédération Kendalc'h (br. « maintenir »), regroupant l'ensemble des cercles celtiques* et bagadoù, dont le nombre va croître constamment au cours des années 1950-1960. Parallèlement à ces mouvements dont le succès va grandissant, un nouveau concept est inventé à partir d'une tradition à l'origine très localisée : le fest-noz. Cette manifestation ne diffère des autres bals populaires, en vogue depuis les années 30, que par le répertoire exclusivement traditionnel qui y est joué. Pour la première fois on fait se succéder sur une scène sonorisée des chanteurs traditionnels, des sonneurs, ainsi que les premiers orchestres dévolus au fest-noz, qui font leur apparition à partir des années 60. Le travail d'enquête de terrain évolue également, notamment grâce à l'apparition du magnétophone. L'activité de collectage sera particulièrement intensive pendant au moins trois décennies à partir de 1960, et principalement axée sur la tradition chantée, qui a perduré plus longtemps que l'activité des sonneurs. 2.3. Une musique traditionnelle contemporaine ? Les années 1970 verront fleurir une pléthore d'expériences autour de la musique traditionnelle, qui feront appel autant à l'adaptation de genres musicaux contemporains (rock, folk, jazz...) qu'à une grande diversification des instruments utilisés. Certains de ces 11 instruments « nouveaux » (banjo, dulcimer, mandoline, harpe...) seront vite rendus à leurs répertoires de prédilection respectifs. D'autres s'intégreront plus durablement dans ce nouvel instrumentarium breton, notamment la flûte traversière et la guitare. Enfin, nombre d'instruments en usage dans la Bretagne d'avant-guerre se verront sortir de l'oubli : accordéon, clarinette, veuze, vielle, violon... sans oublier le chant. La pratique de la musique de couple* (bombarde et binioù), exsangue au sortir de la guerre, connaîtra un fort regain au cours de cette même période. Ce renouveau de la pratique des musiques traditionnelles s'est accompagné d'une évolution de leurs modes de transmission. Aujourd'hui, ce qu'il est convenu d'appeler « la musique bretonne » se manifeste sous des formes d'expressions plus que jamais variées : bagad, fest-noz, accompagnement de groupes de danse, concours...auxquelles ont peut ajouter les nombreuses expériences, discographiques ou concertantes, de fusion avec d'autres genres musicaux,. Si cette dernière catégorie est majoritairement réservée à des acteurs professionnels, les autres constituent autant de terrains d'expression potentiels pour les futurs musiciens amateurs. 3. Mise en place de structures d'enseignement 3.1. Les premières structures associatives « Ce fut une période difficile, car j'assurais tout à la fois les cours de bombarde et de cornemuse [...]. Heureusement que quelques membres de la kevrenn [de Rennes] [...] venaient nous aider, en fonction de leurs disponibilités. 'Former', en ces temps-là, consistait surtout à apprendre des airs. On avait bien quelques partitions, qu'on faisait mine de regarder, mais en réalité on sonnait d'oreille »3 L'art de sonner se transmettait autrefois dans le cadre et en fonction d'un modèle économique qui n'existe plus à l'issue de la Deuxième Guerre Mondiale. C'est donc le monde associatif qui, à partir de 1945, se chargera de cette tâche dont il gardera longtemps le monopole, ignoré par les instances publiques d'enseignement de la musique. La fédération Bodadeg Ar Sonerion* sera la première afficher parmi ses principaux objectifs la formation des jeunes sonneurs, suivie plus tard par d'autres structures associatives. La formation revêt pour l'essentiel la forme d'un « compagnonnage », éventuellement ponctué par des stages que BAS* met en place dès ses débuts. Pendant plusieurs décennies, l'encadrement restera quasi-exclusivement l'affaire de bénévoles, et les méthodes d'enseignement dépendront des compétences individuelles de chacun d'entre eux – avec tout ce que cela comporte d'empirisme. 3 Pézennec, Martial, in Bagad, vers une nouvelle tradition, Spézet, Coop Breizh, 2005, pp. 11-12 12 Peu à peu, d'autres structures associatives verront le jour dans le but d'assurer l'enseignement de la musique traditionnelle, tous instruments confondus : Le Centre Per Roy - Ti Kendalc'h à St-Vincent-sur-Oust (1968-2006), le Centre Breton d'Art Populaire à Brest (1977), le Centre Régional de Culture Bretonne et Celtique Amzer-Nevez à Ploemeur (1981). 3.2. Une reconnaissance progressive par les institutions Il faudra attendre les années 1980 pour voir des écoles de musique publiques commencer à intégrer l'enseignement de certains instruments traditionnels dans leurs cursus. La spécialité « musique traditionnelle » est officiellement reconnue pour l'attribution du Certificat d'Aptitude et du Diplôme d'État en 1986. Le premier département de musique traditionnelle sera créé par l'École Nationale de Musique de Vannes-Pontivy en 1988, sous la responsabilité de Laurent Bigot. Depuis, parmi les écoles de musiques les plus importantes en Bretagne, la plupart ont intégré l'enseignement des musiques traditionnelles. Certaines ont conclu des partenariats avec le milieu associatif local, notamment, s'agissant les bagadoù, en prenant en charge tout ou partie de la formation de leurs futurs membres. 3.3. Un réseau actuel dense, mais disparate Les années 1980-1990 ont vu se multiplier les associations consacrées à la promotion et à l'enseignement de la musique traditionnelle en Bretagne. Si nombre d'entre elles sont à l'échelle de leur commune d'implantation, et ont gardé un fonctionnement très artisanal, d'autres se sont dotées de structures administratives, emploient plusieurs intervenants salariés et rayonnent sur plusieurs cantons. (exemples pour l'Ille-et-Vilaine : La Bouèze, Le groupement Culturel Breton des Pays de Vilaine, L'École des Menhirs). Le réseau des bagadoù s'est également structuré en sections départementales. Chacune d'elles emploie et gère une équipe d'animateurs salariés, dont l'activité est répartie entre les différents bagadoù implantés sur le département. Les cursus diplômants restent quant à eux l'apanage des écoles publiques. La plupart des écoles à rayonnement départemental (Rennes, Lorient, Vannes-Pontivy, Brest, Quimper) y ont désormais intégré la musique traditionnelle. 13 III - Le contexte du bagad 1. Repères historiques 1.1. Les racines du mouvement « La boucle est bouclée : sans jamais avoir abordé le problème de l'esthétique musicale, en vingt ans, le binioù se retrouve l'auxiliaire, moins complet, de la cornemuse écossaise, celle-ci étant devenue une référence dont la bretonnité ne fait aucun doute : la greffe a pris ! »4 La formule instrumentale originale du bagad est à l'évidence directement inspirée du pipe-band écossais. Ce dernier est apparu au milieu du 19ème siècle, dans un cadre qui est à l'origine purement militaire : il se compose d'un ensemble de great Highland bagpipes (grande cornemuse des Highlands) associées à un pupitre de percussions. Entre 1895 et 1930, quelques unes de ces cornemuses viendront à passer entre les mains de musiciens bretons. L'instrument va rapidement séduire une grande partie des intellectuels partisans d'un renouveau de la culture bretonne : sa taille, sa tessiture grave, l'allure martiale qu'il confère à celui qui en joue, contrastent avec le timbre strident du binioù dont le phrasé endiablé désarçonne souvent ce public urbain. Par ailleurs, l'adoption de cette cornemuse écossaise renforce dans leur idée les tenants d'un cousinage entre « peuples celtes », qui serait non seulement linguistique, mais aussi culturel, « racial »... et musical. En 1932 est fondée à Paris la Kenvreuriez Ar Viniaouerien (KAV), ou « Confrérie des Cornemuseux », par Hervé Le Menn (1893-1973) et Dorig Le Voyer (1914-1987). Son but étant la promotion de la cornemuse et de la bombarde, on lui doit la création du premier ensemble contenant les ingrédients de ce qu'on appellera plus tard le bagad. Dorig Le Voyer, qui se consacre à la facture d'instruments, sera à l'origine de décisions qui conditionneront durablement l'évolution ultérieure de la musique bretonne : choix d'une tonalité unique de Si bémol pour tous les instruments, adoption d'une échelle « classique », etc. L'idée émerge rapidement d'une confrérie similaire qui concernerait tout la Bretagne. Celle-ci prendra forme en 1943 sous le nom de Bodadeg Ar Sonerion. Outre Dorig Le Voyer, un de ses principaux artisans sera Polig Montjarret (1920-2003), qui consacrera sa vie à la promotion de la culture bretonne, notamment sous son aspect musical. 4 Colleu, Michel, Defrance, Yves, in Musique Bretonne, histoire des sonneurs de tradition, Douarnenez, Le ChasseMarée / Ar Men, 1996, p 405. 14 1.2. Naissance des bagadoù Nul ne sait véritablement quel a été le premier bagad ; le terme lui-même ne sera employé qu'à partir de 19485, avec la création de la Kevrenn SNCF à Carhaix. La composition du bagad est alors codifiée comme suit : • un pupitre bombardes (5 minimum) • un pupitre cornemuses (5 minimum) • un pupitre batterie : caisses claires écossaises (2 minimum), toms et basse (grosse caisse) Chaque pupitre est dirigé par un responsable, appelé penn (penn-talabarder, penn-biniawer, penn-tambouliner) ; l'ensemble est dirigé par un penn-soner. Ces premiers ensembles feront très rapidement des émules, et le nombre de bagadoù se multiplie rapidement, pour atteindre environ 70 ensembles en 19556 ; un succès fulgurant, donc, malgré le caractère sulfureux que de tout ce qui se rapporte à la promotion de la culture bretonne à cette époque. Le mouvement bagad, s'il se veut apolitique, entend clairement être le moteur d'une reprise de conscience identitaire de la jeunesse bretonne. Il naît sous la forme d'un mouvement d'éducation populaire marqué par les valeurs du scoutisme, dont Polig Montjarret est imprégné. De plus, à cette époque ou la Bretagne connaît encore un certain retard économique, intégrer un bagad constitue pour beaucoup de jeunes une occasion unique de voyager, de se confronter à d'autres, de se libérer de sa condition sociale – voire du complexe de ses origines. La création de ce mouvement populaire s'est accompagnée d'un effort désespéré de ses instigateurs pour faire le lien avec les sonneurs traditionnels encore vivants. L'immense travail de collectage effectué par Polig Montjarret auprès de ces derniers entre 1943 et 1953, en est sans doute l'illustration la plus représentative. Par ailleurs, la place qu'ont rapidement prise les bagadoù dans les grandes fêtes populaires a certainement contribué à ce qu'un certain répertoire continue d'être entendu et apprécié par les spectateurs locaux, et à ce que de nouvelles vocations de musiciens voient le jour – y compris en-dehors du bagad. Pour autant, l'art détenu par une poignée d'anciens ménétriers s'est-il transmis, avec toute sa complexité et ses subtilités, aux milliers de sonneurs amateurs que revendique la BAS à la fin des années 50 ? L'écoute des premiers enregistrements de bagadoù effectués à cette époque permet d'en douter – y compris en faisant abstraction de l'aspect purement technique. Face à l'urgence que constituait la disparition prochaine des derniers porteurs de la tradition sonnée, la stratégie adoptée consista en effet à initier le plus grand nombre 5 6 Op. cit., p. 403 Op. cit., p. 415 15 possible de sonneurs en un temps limité. Ce fut naturellement au prix de nombreux raccourcis, omissions et partis pris dans l'interprétation du répertoire qui avait pu être collecté : dans l'intention louable de les rendre accessible au plus grand nombre, des thèmes traditionnels se sont vus pour la première fois transcrits en partitions et rassemblés dans des recueils, non plus dans un souci d'enregistrement à l'instar des précédent travaux de collectage, mais dans l'intention d'offrir un support écrit pour une interprétation par une formule instrumentale donnée. Illustration 1 : extrait de « War-Raog, Kit !... » n°1, B.A.S., 1969 La rupture avec l'ancien mode de transmission est fondamentale : le répertoire ne sera désormais plus assimilé « d'oreille » par l'apprenti sonneur, mais par le biais de partitions, qui livrent chaque thème dans une version figée, sans information sur son contexte – tout juste un titre, et une vague origine géographique dans le meilleurs des cas. Cette rupture n'est certes pas aussi nette pour tous les apprenants : la société rurale traditionnelle n'a pas disparu du jour au lendemain, et certaines traditions – notamment le chant – perdureront beaucoup plus longtemps que la pratique instrumentale. Aussi certains seront en mesure de faire le lien entre ce qu'ils apprennent au bagad, et des choses vues ou entendues dans leur vie quotidienne : chant pratiqué en famille, travaux agricoles, fête locale, etc. Par ailleurs, parmi les sonneurs relevant de l'ancienne tradition, certains se sont associés à l'aventure du bagad, donnant l'occasion aux membres des groupes qu'ils ont rejoint de partager une partie de leurs connaissances. Malgré cela, pour une partie de ces nouveaux sonneurs, et plus encore pour les générations qui suivront, la déconnexion entre ce qu'ils vivent au sein de leur bagad, et les réalités du « terrain » ne fera que s'accentuer. 2. Contexte actuel de l'enseignement en bagad. 2.1. Des contraintes structurelles 2.1.1. Le système des concours À l'instar de nombre d'ensembles orphéoniques, la vie d'un bagad est ponctuée par les deux concours annuels, qui détermineront sa place dans le classement établi par BAS 16 entre tous les bagadoù, répartis en cinq « catégories ». Le jour de l'épreuve, chaque ensemble doit faire la démonstration, au cours d'une prestation d'une dizaine de minutes, de tout ce dont il est capable. Aussi l'essentiel du travail de répétition est-il souvent consacré aux suites de concours, qui de ce fait occupent la majeure partie du répertoire total d'un bagad. • Au concours de printemps, chaque groupe doit interpréter « une suite libre de musique bretonne d'un terroir déterminé »7. Par « terroir », il faut entendre une zone géographique supposée présenter une certaine unité de caractéristiques quant au répertoire musical qui en est issu. • Au concours d'été, « chaque bagad présente un programme libre d’interprétation de musique traditionnelle bretonne et/ou de compositions de tempérament breton »8. Le règlement ne précise pas ce signifie le terme « tempérament breton ». Outre une amélioration, par le biais de l'émulation entre les groupes, de la qualité « technique » de la musique de bagad, BAS poursuit à travers ces concours l'objectif clairement affiché de maintenir un lien avec le fond traditionnel breton. Reste à savoir ce qu'on entend par ce terme. 2.1.2. Les enjeux associatifs Quiconque a eu l'occasion de suivre l'évolution d'un bagad sur plusieurs années, ne manquera pas de remarquer le fort taux de renouvellement de ses membres. Il n'est pas rare de constater, sur une période de dix ans, le changement des deux-tiers de l'effectif d'un groupe. Ce phénomène, qui touche manifestement l'ensemble du secteur associatif, semble s'être accentué au cours de la dernière décennie. C'est pourquoi la plupart des bagadoù ont pour préoccupation constante la formation de nouveaux exécutants, appelés à intégrer le groupe le plus rapidement possible ; les exemples ne manquent pas, de bagadoù ayant périclité jusqu'à cesser toute activité, pour avoir négligé cette obligation. De ce fait, pour un formateur intervenant dans un bagad, l'objectif est clairement identifié : sa mission prioritaire est de rendre les élèves qu'on lui confie capables d'intégrer l'ensemble des « confirmés » le plus vite possible. En conséquence, le travail avec les futures recrues sera en premier lieu axé sur les aspects suivants : • maîtrise de leur instrument : justesse, homogénéité du timbre, ambitus (pour la bombarde), dextérité ; • 7 8 notions rythmiques : pulsation, maîtrise des formules rythmiques ; Règlement du Championnat National des Bagadoù, Février 2008, Article 8, §1 Op. cit. 17 • jeu en ensemble : précision du rythme, du phrasé, homogénéité du son ; • lecture de partitions. Cette liste n'est évidemment pas exclusive : rien n'empêche un enseignant d'aborder, en plus de ce qui précède, toutes les notions spécifiques à notre esthétique, et il est heureusement permis d'espérer qu'une majorité d'entre nous le fait. Toutefois, on peut facilement envisager le cas extrême où un élève passerait tout le temps de son apprentissage à n'aborder que les aspects techniques de son instrument et, une fois acquis le niveau nécessaire, intégrerait le bagad sans avoir reçu aucune notion de musique traditionnelle. L'enseignant n'en aurait pas moins rempli sa mission, tout au moins au regard des priorités de l'association qui l'emploie : il aurait livré au bagad un exécutant capable de déchiffrer et jouer ses partitions convenablement. Même en admettant que ce genre de situation soit totalement fictif, se pose la question de ce moment où l'élève, en intégrant l'ensemble « confirmé », cesse de suivre les cours de l'enseignant. La poursuite de son apprentissage dépendra alors des autres membres du groupe : certains bagadoù comptent dans leurs rangs des sonneurs chevronnés, à même de transmettre leurs connaissances aux plus jeunes. Si ce n'est pas le cas, le jeune musicien, pour poursuivre son apprentissage, devra se tourner vers d'autres ressources : stages d'étude (organisés par BAS ou d'autres organismes), sonneurs extérieurs à son bagad, cours particuliers... autant de solutions qui dépendent pour beaucoup de sa curiosité, et de son propre esprit d'initiative. Il faut alors espérer que l'enseignement qu'il a reçu l'ait aidé à développer ces dernières qualités. 2.2. Des contraintes culturelles 2.2.1. Des arrière-plans culturels multiples Le bagad, né d'une volonté d'affirmation identitaire, s'associe à la plupart des mouvements consacrés à la promotion de l'identité bretonne, qu'ils aient trait à la musique, la danse, la langue ou même les arts plastiques. La tradition musicale populaire de Bretagne constitue de fait le principal arrière-plan culturel revendiqué par le mouvement bagad. Parmi les instruments utilisés en bagad, la bombarde échappe à toute ambigüité à ce propos, cette forme particulière de hautbois populaire étant spécifique à notre région. On en a fait à ce titre un instrument emblématique de la Bretagne, le terme « Orchestre National Breton » ayant été employé dès le 19ème siècle pour désigner son association avec le binioù. Cette dernière assertion est à nuancer : l'aire de répartition des sonneurs de 18 bombarde en activité répertoriés avant 1930 couvre, en gros, une grosse moitié Sud-Est de la Bretagne, laissant la Loire-Atlantique, l'Ille-et-Vilaine, ainsi que toute la côte Nord à d'autres traditions instrumentales9. La cornemuse écossaise pose quant à elle plus question quant à son identité culturelle. Si on veut bien laisser de côté le fantasme de la « musique celtique », le great Highland bagpipes se rattache à une culture et une pratique sociale de référence sans grand rapport avec celles de ses « cousins » bretons : outre qu'une partie son répertoire est constitué de musique « savante » (piobaireachd), l'instrument bénéficie, jusqu'au plus haut niveau des institutions Britanniques, d'une reconnaissance que le binioù ne semble pas près de connaître. La pratique extrêmement codifiée du pipe-band, formation d'origine militaire, s'est par ailleurs exportée dans tout le Commonwealth, si ce n'est dans le monde entier, à telle enseigne que le bagpipes est devenu, pour le grand public, l'archétype représentant toute la famille des cornemuses. Soixante ans après son « importation », sa place parmi les instruments dédiés à la musique traditionnelle bretonne n'est aujourd'hui plus guère contestée. Cette adaptation de l'instrument à la tradition bretonne a été de longue haleine : après une première tentative, vite abandonnée, de recréer de toutes pièces un « binioù-braz » breton au doigté simplifié, les bretons se sont résolus à se former auprès des maîtres écossais de cet instrument, afin d'en acquérir les techniques spécifiques. Herri Léon et Donatien Laurent furent les premiers, en 1956, à partir en Écosse suivre les cours du College of Piping de Glascow.10 D'autres suivront cet exemple, et des pipers Écossais seront maintes fois invités à traverser la Manche pour animer des stages de cornemuse, contribuant à la diffusion de la musique écossaise parmi les bagadoù. Illustration 2 : air écossais (extrait) Le système d'écriture conventionnel écossais considère que la cornemuse est en LA mixolydien C'est pourquoi l'influence de la culture écossaise sur la musique pratiquée en bagad est encore aujourd'hui très présente. Outre les concours de solistes de cornemuse qui comprennent obligatoirement une épreuve de musique écossaise, nombreux sont les 9 Musique Bretonne, histoire des sonneurs de tradition, Douarnenez, Le Chasse-Marée / Ar Men, 1996, p. 153 10 MORGANT, Armel, Bagad, vers une nouvelle tradition, Spézet, Coop Breizh, 2005, p. 114 19 bagadoù qui intègrent dans leur spectacle une partie « pipe-band* ». Cela se ressent fortement sur la façon dont cet instrument est enseigné : le passage par le support écrit y est par exemple quasi-systématique, le système d'ornementations propre à cette cornemuse étant extrêmement codifié. « En musique écossaise, on réagit en fait en musicien classique »11 Illustration 3 : air à la marche du Pays Pourled (extrait) Les thèmes de musique bretonne sont en général écrits en fonction des hauteurs réelles des instruments Le cas de la caisse-claire est encore plus significatif : l'utilisation de la percussion dans la tradition musicale bretonne étant devenue pour le moins anecdotique au 20ème siècle, il n'existe pratiquement aucun collectage de référence en la matière. Aussi la technique d'apprentissage des batteurs de bagad est-elle directement inspirée de celle en usage au sein des pipe-bands : là encore, tout passe par l'écrit. 2.2.2. Une forte identité propre En soixante ans d'existence, cette formule instrumentale nouvelle a connu un grand nombre de changements et d'évolutions. En premier lieu, le niveau technique des musiciens de bagad a, en moyenne, considérablement progressé. Par ailleurs les recherches effectuées sur la facture des instruments ont permis d'aller au-delà des possibilités orchestrales qu'offraient les tous premiers bagadoù : bombardes alto et ténor, cornemuses en Do mineur... L'exploration des modes, l'harmonisation, le contrepoint, sont des outils couramment utilisés dans la musique de bagad d'aujourd'hui. Enfin la palette des instruments « autorisés » s'est enrichie, notamment en ce qui concerne le pupitre des percussions ; d'autres éléments de l'instrumentarium traditionnel comme la clarinette, la veuze, le binioù, sont intégrés. Le répertoire du bagad a par conséquent lui aussi changé. Si le lien avec la « musique traditionnelle bretonne » reste une revendication affirmée, beaucoup d'expériences ont déjà été tentées – et certaines réussies – en direction d'autres esthétiques : traditions d'autres pays, jazz , fusion, classique, etc. Ces influences « modernes » ou « étrangères », qu'elles soient revendiquées ou non, imprègnent désormais le répertoire de la plupart des groupes. L'exemple des morceaux de défilé est à cet égard assez parlant : la 11 Molard, Patrick, in Cornemuses, souffles infinis, souffles continus, Collection MODAL, Geste Éditions, 1991, p. 108 20 plupart des airs à la marche traditionnels, qu'ils soient chantés ou sonnés, ont un tempo ou une métrique qui convient mal au pas cadencé des bagadoù. Aussi ces derniers ont été vite amenés à forger un nouveau répertoire, spécifique à ce mode de déplacement, et souvent détaché de toute attache au fond traditionnel. Illustration 4 : exemple de marche de bagad (extrait de « Marche du XVIIème » - composition : Kévin Colas) La composition n'est en rien une nouveauté dans le monde du bagad : un bonne partie des « saucissons » des années 50 et 60 – dont certains sont encore joués aujourd'hui – sont des compositions. À cette époque, les compositeurs rattachaient presque toujours leurs créations à une préoccupation identitaire : le titre de la pièce faisait souvent référence à un événement historique ou légendaire, à un lieu, ou à une personnalité Bretonne (exemple : « Ton Bale Kadoudal »). Cette particularité se retrouve de moins en moins dans les compositions contemporaines, qui ont tendance à afficher davantage un souci de recherche musicale et d'ouverture à d'autres esthétiques (exemple : « La Boum », composition du Bagad Briec, un des plus grands « tubes » des années 2000...). Assiste-t-on à l'émergence d'un genre musical nouveau, en marge, voire totalement distinct, de ce qu'on appelle la « musique traditionnelle bretonne » ? Au vu des observations personnelles de l'auteur de ces lignes, il semble que pour bon nombre de musiciens de bagad, une des sources principales d'inspiration soit... la musique de bagad. Cette affirmation un peu caricaturale serait évidemment à nuancer, mais le risque de tomber dans un état d'auto-suffisance culturelle n'est pas à négliger. 2.2.3. La place de la musique traditionnelle dans la musique de bagad Dans l'état actuel des choses, la part prise par la « musique traditionnelle bretonne » est imposée par le règlement des concours mis en place par BAS. Il est donc quasiment impossible à un bagad de mettre en place un répertoire ne comportant pas de « musique bretonne » – sauf à sortir du système des concours, expérience à laquelle peu de groupes ont jusqu'à présent survécu. La question ne se pose donc pas de la proportion de musique revendiquée comme « traditionnelle bretonne » dans le répertoire des bagadoù. 21 Le fait que cela soit imposé, qui plus est dans le cadre d'une évaluation, pose en revanche problème : qui peut donner une définition claire et précise de ce qu'est la « musique traditionnelle bretonne » ? C'est en vérité le sujet de débats sans fin, qui n'ont d'ailleurs pas, du moins faut-il l'espérer, vocation à être tranchés. Or, le jour du concours, la conformité de la prestation de chaque concurrent à la tradition est évaluée, et cette évaluation prend une part non négligeable dans le résultat final. À sanctionner ainsi une prestation, en l'évaluant sur la base de critères qui ne sont pas définissables, ne prend-on pas le risque de provoquer, chez certains musiciens de bagad, une réaction de rejet de ce qu'on leur présente comme « la musique traditionnelle » ? 22 IV - Les réponses pédagogiques 1. La démarche du musicien traditionnel En quoi un musicien qui, à notre époque, se revendique comme « traditionnel », se différentie-t-il des autres ? La réponse à cette question est sans doute moins évidente qu'il n'y paraît. Elle ne saurait en tout cas se réduire à la maîtrise technique d'un instrument supposé porteur d'une identité régionale, ou à un choix, exclusif ou non, de l'oralité comme mode de transmission du savoir. Aucune réponse définitive ne sera donnée ici ; mais les réflexions que cette question induit pourront contribuer à nous éclairer sur notre problématique. 1.1. Identifier nos sources Il nous semble important, dans un premier lieu, de connaître notre matériau de base, celui à partir duquel nous allons élaborer notre discours musical. On imagine mal, par exemple, un élève guitariste de jazz faire l'impasse sur une initiation au blues, incluant l'écoute de certains enregistrements de référence ; de la même façon, l'élève musicien traditionnel sera idéalement mis en contact avec la plus grande variété possible de formes d'expression élémentaires de son esthétique : chanteurs, sonneurs d'instruments divers, mais aussi bagadoù et formations contemporaines. Le choix de ce matériau peut poser question : face à l'impossibilité de connaître l'infinie variété des formes prises par la musique populaire selon les lieux et les époques, de quel courant musical allons-nous tirer notre inspiration ? Devons-nous nous borner à l'imitation des sonneurs traditionnels enregistrés avant-guerre, ou bien à n'écouter que des disques récents de groupes de fest-noz ? Notre terrain d'investigation sera-t-il un terroir donné, la Bretagne, l'Ouest de la France, l'Europe entière ? Là encore, aucune réponse exclusive n'est vraiment pertinente. Le musicien fera ses choix parmi toutes ces sources d'influences possibles, en fonction de la sensibilité qu'il se sera forgée au cours de son apprentissage. L'important est que ces choix soient faits en tout connaissance de cause. Pour se forger une personnalité, l'apprenti sonneur a donc intérêt à avoir une palette de choix la plus étendue possible. 23 1.2. Ne pas limiter notre champ de découverte 1.2.1. Le piège de l'idéologie Parmi les facteurs qui pourraient limiter ce choix, le plus dommageable consisterait en des considérations d'ordre idéologique. Il y a là un piège dans lequel une partie du monde de la « musique bretonne » s'est longtemps laissé enfermer. « Dès sa fondation en 1942, Bodadeg Ar Sonerion entreprit la formation de nouvelles générations de sonneurs. Elle leur imposa l'étude de toutes les régions musicales, et en même temps débarrassa les répertoires de ces airs non-bretons. La situation actuelle de la musique bretonne n'est donc pas comparable à ce qu'elle était au début du siècle, les répertoires instrumentaux sont aujourd'hui pratiquement purs. »12 Au cours de cette période, évoquée ici par un des principaux fondateurs de BAS, une grande part du répertoire collecté fut ainsi durablement jeté aux oubliettes, parce que non-conforme à des critères de « bretonnitude ». Beaucoup de ces thèmes censurés présentaient pourtant de l'intérêt, tant sur le plan musical que pour les indications qu'ils donnaient, par exemple sur la façon dont les influences extérieures étaient assimilées et intégrées aux traditions locales. Cette erreur a été depuis partiellement réparée, et la majorité des sonneurs actuels ne se laissent heureusement plus aveugler par une vision ethnocentrique de leur musique. Mais cet exemple illustre à quel point la tentation de faire rentrer de force un phénomène musical dans le moule d'une idée préconçue, peut faire passer à côté de trésors insoupçonnés. 1.2.2. Le piège du cocon L'autre danger est de l'ordre de la simple paresse intellectuelle. Le cadre d'apprentissage que constitue le bagad est assez bien structuré, codifié, avec une identité propre très affirmée. Le sonneur débutant y est accompagné, encadré, aussi bien que ce que permettent les moyen d'une structure associative. Le risque d'une telle situation, où le répertoire, les codes de conduite, l'espace d'expression, parfois même l'instrument, sont fournis par un unique cadre, est qu'elle procure à l'apprenant un certain confort qui ne l'incite pas d'emblée à aller explorer d'autres terrains musicaux. Le bagad n'a d'ailleurs pas l'exclusivité de ce type de risque. Cela confère une responsabilité supplémentaire à l'enseignant, à qui il appartient d'avoir soin de ne pas limiter ses exemples musicaux au seul domaine de référence de l'élève, et d'encourager ce dernier à expérimenter d'autres formes d'expressions. 12 Montjarret, Polig, Tonioù Breiz-Izel, Rennes, Éditions B.A.S., 1984, Avant-propos, p. XXIV (Le texte accentué l'est d'origine) 24 1.3. S'approprier le répertoire À aucun moment dans son histoire, la pratique de la musique populaire de tradition orale n'a consisté à reproduire machinalement la manière de jouer d'anciens « maitres » supposés détenir une musique « authentique ». Cette musique est telle que nous la connaissons aujourd'hui parce qu'elle a au contraire toujours évolué, et que sous peine de disparaître, elle ne cessera pas d'évoluer – que cela nous plaise ou non. Le sonneur travaille à partir d'une matière brute : un air qu'il a lui-même entendu chanter ou jouer ; un enregistrement, récent ou non, de sonneurs, d'une formation de concert, d'un bagad ; ou encore, pourquoi pas, une partition extraite d'un recueil... notre monde moderne présente cet avantage que les types de sources musicales sont sensiblement plus variés qu'au début du 20ème siècle. Cette matière brute, il peut prendre le parti d'essayer de la reproduire telle quelle, le plus fidèlement possible. Il peut également choisir de l'enrichir en lui ajoutant de la matière musicale supplémentaire, en fonction des possibilités offertes par son instrument : ornements, nuances d'attaque, variations, éventuellement harmonisation... Il peut enfin décider de la transformer radicalement au niveau du mode, de la métrique, du tempo, de l'enchaînement des phrases... que ce soit pour optimiser son adaptation à l'instrument, pour lui attribuer une fonctionnalité particulière (danse, air à la marche), ou tout simplement pour satisfaire sa sensibilité personnelle. Dans ce domaine aussi, les instruments contemporains – bombarde et binioù compris – offrent des possibilités que n'avaient pas nos prédécesseurs. La capacité du musicien à se ré-approprier facilement cette matière sera évidemment fonction de son niveau d'instrumentiste et de son expérience. Le résultat final sera, quoi qu'il arrive, une « trahison » de la source initiale. Le choix n'appartient alors qu'à l'interprète de « trahir » d'une manière qui soit ou non conforme à l'idée qu'il se fait luimême de l'esthétique qu'il entend défendre. Bien entendu, là encore, un choix n'est intéressant que s'il se porte sur un grand éventail de possibilités, et en toute connaissance de cause quant à ses conséquences sur les plans esthétique, fonctionnel, social. 2. Les sonneurs prendront-ils le pouvoir ? 2.1. Formons des penn ! On a vu précédemment qu'un sonneur de bagad devrait, idéalement, avoir acquis des compétences spécifiques à ce type d'ensemble instrumental : lecture de partitions, jeu en ensemble, maîtrise de certaines formules rythmiques, etc. Au passage, ces compétences 25 ne sont en rien une gêne pour qui veut se consacrer à d'autres formes d'expression de la musique traditionnelle. Toujours est-il que l'enseignant ne peut pas ne pas tenir compte de ce paramètre lorsqu'il officie au sein d'un bagad. Toutefois, si l'on considère le bagad comme une des formes actuelles d'expression de la musique traditionnelle, rien n'empêche d'appliquer dans ce cadre la démarche décrite au chapitre précédent. De fait, le travail d'un penn-soner*, lorsqu'il élabore le répertoire de son ensemble, est assez similaire, toutes proportions gardées, à celui d'un couple de sonneurs. Outre que le bagad fait en plus appel à des compétences d'orchestrateur et de chef d'orchestre, la principale différence réside dans la nécessité de coucher sur le papier le résultat de son travail de « ré-appropriation ». Considéré sous l'angle de l'enseignement, ce constat appelle la suggestion suivante : plutôt que de se résigner à former des « sonneurs de base » destinés par défaut à être de simples exécutants, pourquoi ne pas considérer que chaque élève a vocation à être penn, et que l'enseignement qui lui est dispensé doit être pensé en conséquence ? Les compétences qu'il aurait à développer lui serviraient alors aussi bien pour intégrer un ensemble de type bagad, que pour adopter une démarche plus personnelle de musicien traditionnel. 2.2. Proposition de démarche pédagogique 2.2.1. Principe : Cette proposition vise à ce que les élèves ne restent pas dans une position de « consommateurs d'airs », mais deviennent, autant que faire se peut, les auteurs de leur propre répertoire. Par ailleurs, on s'attachera à ne pas perdre de vue l'objectif qui leur est assigné dans le cadre qui est le leur : intégrer le bagad. L'idée est donc de leur faire participer à toutes les étapes de l'élaboration d'un répertoire destiné à être joué en bagad : de la recherche de sources jusqu'à l'écriture de la partition finale. En étant acteurs de ces étapes, ils sont amenés non seulement à acquérir des compétences, mais aussi à développer un esprit critique qui les rendront à même de choisir leur propre parcours de musicien (en bagad ou ailleurs). 2.2.2. Exemple d'application concrète : Consigne : à partir de documents sonores mis à disposition par l'enseignant, les élèves doivent mettre en place une suite d'airs à danser, en vue d'une prestation. Après un temps d'explication sur les spécificités du terroir concerné, avec une séquence d'initiation à la danse, les étapes de travail se succèdent de la manière suivante : 26 1. Écoute de l'ensemble des exemples sonores proposés (qui peuvent être distribués à chaque élève sous forme de CD), et sélection de deux ou trois d'entre eux. Les étapes suivantes se succèdent pour chacun des thèmes sélectionnés : 2. recherche de la meilleure manière dont le thème est interprétable sur l'instrument ; résolution des éventuels problèmes techniques qui pourraient être posés par son ambitus ou son mode ; évaluation de la pertinence (esthétique, fonctionnelle...) d'une transformation de ce thème (changement de mode, de carrure...) ; choix de la position du thème dans l'ordre de la suite ; 3. écriture sur partition de l'interprétation une fois celle-ci arrêtée ; 4. choix d'un phrasé (notes liées, détachées, piquées...) en fonction de considérations de style ; choix d'ornements éventuels ; ajout de ces éléments sur la partition. 5. ébauche d'arrangements éventuels : seconde voie, accompagnements rythmiques... 6. mise au propre de la partition du morceau, éventuellement avec l'aide d'un outil informatique. Il appartient à l'enseignant de se montrer plus ou moins directif au cours de chacune de ces étapes, en fonction du niveau des élèves, de l'intérêt pédagogique de certains choix, ou de l'échéancier du projet. Il est par ailleurs loisible de travailler d'autres formes d'appropriation : transformation d'une mélodie en marche ou en danse, par exemple. 27 V - Conclusion Depuis déjà plusieurs années, les écoles de musique « classiques » portent un intérêt croissant à la question de la transmission orale. Les bagadoù, qui se revendiquent comme les artisans d'un enseignement musical original, tiennent là une occasion unique de se positionner en précurseurs. La saisiront-ils ? Il semble que l'oralité ne soit pas, pour le moment, le premier argument avancé dans le discours officiel de BAS qui axe plus volontiers son propos sur le caractère identitaire de la musique. Par ailleurs, sur le terrain, les enseignants ont en général toute latitude quant au choix de leurs pratiques pédagogiques – tant qu'elles sont conciliables avec les objectifs du bagad : les expériences innovantes sont donc permises. On l'aura compris, le présent travail n'a en aucun cas pour objet de proposer une définition de ce que serait « la » musique traditionnelle, ni de décrire un contenu musical qu'il serait souhaitable d'enseigner au sein d'un bagad. Il n'est que le résultat d'un questionnement face à une situation de tiraillement vécue par son auteur, entre des pratiques qu'il observe dans ce milieu du bagad qui n'est pas le sien à l'origine, et son propre vécu de la musique dite « traditionnelle ». En quoi une musique est-elle ou non traditionnelle, ou bretonne, ou les deux ? À ce stade de notre réflexion, nous sommes amenés à répondre que cette question est absurde. Tenter de donner une définition réglementaire et exclusive de ce terme, engage des arrièrepensées qui ne concernent plus le domaine musical. Cela n'empêche pas l'existence d'un réel courant musical qui, pour un ensemble de raisons sociales, historiques, économiques, se rassemble autour d'une source d'inspiration commune que l'on peut appeler « musique populaire de tradition orale en Bretagne ». Ce qui caractérise ce courant est précisément son ouverture constante aux influences extérieures qu'il a toujours été à même d'assimiler, parce que son identité est forte, mais aussi parce qu'il est capable de ré-interroger régulièrement ses sources les plus anciennes, au regard des réalités du moment. La connaissance de ces sources reste donc essentielle pour qui souhaite comprendre profondément cette musique. La démarche ne va cependant pas de soi : pour un élève qui débute, accéder à cette matière pour se la ré-approprier est loin d'être une chose évidente, si ce n'est avec l'aide de son professeur. Par ailleurs, il serait illusoire pour ce dernier d'espérer qu'un élève qui n'appartient généralement pas à sa génération, reproduise à l'identique, avec la même sensibilité, la musique qu'il lui enseigne. La réponse que l'on peut proposer serait donc de concevoir l'enseignement de cette musique, moins comme la transmission d'un contenu défini, normalisé, que comme l'apprentissage d'une démarche de 28 ré-appropriation de ce contenu. Peut-être est-ce essentiellement cela qui fait la spécificité d'un musicien « traditionnel » d'aujourd'hui ? ♦♦♦ Glossaire bagad (-où) (br.) : groupe musical instrumental composé de bombardes, cornemuses écossaises et batteries. Bodadeg Ar Sonerion (B.A.S.) : (br. « L'Assemblée des Sonneurs ») : fédération regroupant la plupart des bagadoù existants (association Loi de 1901) bombarde : instrument populaire de la famille des hautbois, en usage en Bretagne binioù : cornemuse simple répandue en Bretagne dont l'usage est attesté depuis le début du 19è siècle ; se joue généralement accompagné d'une bombarde, qui sonne à l'octave inférieure. également appelé binioù-kozh (br. « vieux binioù ») pour le distinguer du binioù-braz binioù-braz (br. « grand binioù ») : cornemuse bretonne initialement copiée sur la grande cornemuse des Highlands d'Écosse (great Highlands bagpipes), et utilisée par les premiers bagadoù. Aujourd'hui, ces derniers utilisent des cornemuses écossaises, mais ont conservé ce terme. cercle celtique : troupe de danse proposant un spectacle de chorégraphies basé sur le répertoire traditionnel breton. couple de sonneurs (fr.) - sonerien daou ha daou (br.) : formule instrumentale traditionnelle composée d'un joueur de bombarde et d'un joueur de cornemuse (binioù-kozh ou binioù-braz) fest-noz (pl. festoù-noz) (br. « fête de nuit »): bal populaire nocturne où la majorité des danses emprunte au répertoire traditionnel breton. Son équivalent diurne est appelé fest-deiz. kevrenn (br.) : autre appellation pour désigner un bagad, souvent utilisée lorsque celui-ci est associé à un cercle celtique penn-soner (br.) : personne chargée de la direction musicale d'un bagad pipe-band (en.) : formation musicale d'origine écossaise, composée de cornemuses écossaises et de batteries soner (-ien) (br.), sonneur (fr.) :ménétrier, joueur d'instrument. Bibliographie BECKER, Roland, LE GURUN, Laure, La musique bretonne, Spézet, Coop Breizh,1994, 120 p. Cornemuses, souffles infinis, souffles continus, Collection MODAL, Geste Editions, 1991 DEFRANCE, Yves, L'archipel des musiques bretonnes, Paris, Cité de la Musique / Actes Sud, 2000, 192 p. Musique Bretonne, histoire des sonneurs de tradition, Douarnenez, Le Chasse-Marée / Ar Men, 1996, 512 p. LE MEUR, Yann, Sonneur, Spézet, Coop Breizh, 2002, 144 p. MONTJARRET, Polig, Tonioù Breiz-Izel, Rennes, Éditions B.A.S., 1984, 638 p. MONTJARRET, Polig, C'houez er beuz!, Rennes, Éditions B.A.S., 1952 MORGANT, Armel, ROIGNANT, Jean-Michel, Bagad, vers une nouvelle tradition, Spézet, Coop Breizh, 2005, 160 p. 29 Index des illustrations Illustration 1.........................................................................................................................15 Illustration 2.........................................................................................................................18 Illustration 3.........................................................................................................................19 Illustration 4.........................................................................................................................20 Table des matières I - Introduction........................................................................................................................3 II - La musique traditionnelle en Bretagne.............................................................................5 1. La musique dans la société rurale d'avant-guerre..........................................................5 1.1. Repères sociologiques............................................................................................5 1.2. Des musiques sous influences................................................................................6 1.3. L'acculturation.......................................................................................................8 2. Le « revivalisme » breton..............................................................................................9 2.1. Prise de conscience d'une identité..........................................................................9 2.2. L'après-guerre......................................................................................................10 2.3. Une musique traditionnelle contemporaine ?......................................................10 3. Mise en place de structures d'enseignement................................................................11 3.1. Les premières structures associatives..................................................................11 3.2. Une reconnaissance progressive par les institutions............................................12 3.3. Un réseau actuel dense, mais disparate................................................................12 III - Le contexte du bagad....................................................................................................13 1. Repères historiques......................................................................................................13 1.1. Les racines du mouvement...................................................................................13 1.2. Naissance des bagadoù........................................................................................14 2. Contexte actuel de l'enseignement en bagad...............................................................15 2.1. Des contraintes structurelles................................................................................15 2.2. Des contraintes culturelles...................................................................................17 IV - Les réponses pédagogiques...........................................................................................22 1. La démarche du musicien traditionnel.........................................................................22 1.1. Identifier nos sources...........................................................................................22 1.2. Ne pas limiter notre champ de découverte...........................................................23 1.3. S'approprier le répertoire.....................................................................................24 2. Les sonneurs prendront-ils le pouvoir ?.......................................................................24 2.1. Formons des penn !..............................................................................................24 2.2. Proposition de démarche pédagogique................................................................25 V - Conclusion......................................................................................................................27