Une belle lutte slave

Transcription

Une belle lutte slave
portrait
par Marianne Bernède
Une belle lutte slave
Blonde, un visage fin et expressif, des yeux bleus très clairs. Tatiana devait être vraiment
jolie à 20 ans. Cinquantenaire, elle est toujours belle, mais les épreuves et le rude combat
qu’elle mène depuis dix ans ont marqué ses traits et une certaine tristesse voile
son regard. Tatiana Bakulina préside Imena+, une association de lutte contre le sida
basée à Saint-Pétersbourg (Russie). Un vrai challenge dans un pays où la discrimination
vis-à-vis des personnes infectées par le VIH est inimaginable.
« La peur du sida reste ancrée dans la mentalité des gens
depuis l’époque soviétique, où il y avait une sorte de propagande, de rejet des personnes séropositives, explique
Tatiana. Rares sont celles qui osent en parler de manière
ouverte. Si vous voulez continuer à vivre normalement et
avoir des relations sociales, il vaut mieux ne pas le dire. »
Pour étayer ses propos, Tatiana donne l’exemple d’un
homme soutenu par l’association en 2000. Il était séropositif, sa femme le savait. En allant faire un test au centre
de dépistage national, l’épouse a évoqué sa situation. Les
autorités du centre ont dénoncé le mari à la milice : il a
été emprisonné pendant deux semaines. Car il existe, en
Russie, une loi qui criminalise la transmission du VIH.
L’homme a été libéré grâce à l’intervention d’Imena+.
1 Fin
2006, le chiffre « officiel », c’est-à-dire le nombre
de personnes recensées par le service de notification du VIH
en Fédération de Russie, était de 368 000 séropositifs,
dont 43 000 à Saint-Pétersbourg. Fin 2005, l’Onusida faisait
état de 940 000 personnes séropositives en Russie.
Transversal n° 38 septembre-octobre portrait
Une rencontre. En regardant Tatiana exprimer sa colère et sa
révolte avec des mots durs mais d’une voix très douce, on se
demande quelle était sa vie, avant cette bataille dans laquelle
elle s’est jetée à corps perdu. La question la surprend un peu.
Elle n’aime pas parler d’elle. « J’ai l’impression d’avoir perdu
mon identité personnelle, après toutes ces années d’investissement. » Elle était peintre, a suivi les cours de l’Académie
des arts appliqués. On n’en saura pas davantage, comme si ce
rapide retour sur son passé lui paraissait presque incongru.
Son engagement remonte à sa rencontre avec une directrice d’hôpital. En 1997, grâce à cette femme, Tatiana et
quelques amis visitent la structure hospitalière et découvrent les conditions dans lesquelles vivent les enfants
contaminés par le VIH, abandonnés par leur famille.
Tatiana se souvient de cette vision d’horreur : « Personne
ne s’occupait de ces mômes, les bébés gardaient la
même couche pendant plusieurs jours, cela puait, de
l’eau coulait partout, il n’y avait aucune activité. Après
avoir vu cela, j’ai pleuré pendant des semaines. Ma toute
première motivation a été d’aider ces enfants. »
Tatiana et ses amis forment alors un groupe informel, composé de personnes séronégatives et séropositives, qui rassemblent leurs moyens personnels. L’association Imena+ ne
verra officiellement le jour que deux ans plus tard, en 1999.
Aide aux prisonniers. Aujourd’hui, cette structure se
consacre essentiellement à un programme dans les prisons, où le sida fait des ravages. Dans les établissements
pénitentiaires de Saint-Pétersbourg, la séroprévalence
varie de 10 % à 30 %. « Après la chute du régime soviétique, de très nombreux jeunes, désœuvrés, sont devenus
dépendants de la drogue et commettaient de petits délits
pour payer leurs doses. Les prisons se sont remplies à
une vitesse impressionnante. Quand les jeunes étaient
emprisonnés, on les dépistait pour trois maladies. Ceux
qui avaient la syphilis ou la tuberculose étaient soignés.
Ceux qui étaient positifs au VIH étaient isolés des autres.
C’était cela leur traitement. Entassés à vingt, dans des
cellules de six lits. »
Imena+ organise des ateliers d’information avec les prisonniers séropositifs et forme le personnel médical, dont
le niveau de connaissance sur le VIH est extrêmement
faible. Seuls quelques prisonniers gravement malades
reçoivent un traitement antirétroviral, financé par le Fonds
mondial (Globus).
« La situation en Russie est beaucoup plus dramatique
que dans certains pays d’Afrique », souligne Tatiana.
L’augmentation constante du nombre de personnes
atteintes 1, l’intolérance de la population, l’ignorance des
médecins, l’absence d’engagement du gouvernement
russe, tout cela la désespère. Mais elle ne peut pas renoncer maintenant : « Malgré tout, un intérêt public est né,
cela m’encourage à continuer. Et je suis très reconnaissante à l’aide internationale. Pour ces prisonniers, l’idée
que des gens, au-delà de la Russie, pensent à eux et à
leur avenir, leur réchauffe le cœur. »
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