Benjamin SACCOMANNO CERTOP - Université Toulouse
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Benjamin SACCOMANNO CERTOP - Université Toulouse Le Mirail [email protected] GT 48 « ARTS » : LES AMBITIONS COMME OPÉRATEUR ANALYTIQUE DES ARTICULATIONS ENTRE VIES PRIVÉE ET PROFESSIONNELLES ? Selon le moment des trajectoires, les individus articulent différemment les sphères privée et professionnelle. Si la priorisation de certains enjeux répond à des problématiques identitaires, la seule mise en relation entre les engagements de la vie professionnelle et de la vie privée reflète aussi un rapport au marché du travail. La raréfaction et la précarisation des emplois disponibles sont des exemples de facteurs pouvant reconfigurer les engagements : mobilités géographiques subies pour le conjoint, bifurcations imposées afin de limiter un risque de déclassement économique et social pour le foyer… De fait, le cours des trajectoires personnelles est modelé par les interdépendances des sphères d’existence. Lorsque se trouve mis en projet d’en modifier l’un des aspects, les implications et effets attendus éclairent ces articulations. Dans cette communication, nous nous concentrons sur les sphères familiales et professionnelles, dont nous questionnons différentes formes d’articulation à partir d’une enquête auprès d’adultes engagés volontairement dans une formation qualifiante à l’AFPA (Saccomanno, 2012). Sur la base d’un corpus de 44 personnes, âgées de 21 à 55 ans1, nous avons abouti à cinq types d’ambitions, donnant chacune à voir une mise en relation singulière entre les dynamiques professionnelle et familiale des trajectoires. Notre propos consiste en une proposition d’approche, mobilisant une méthode biographique, pour mettre au jour différentes configurations d’engagements privés et professionnels. Ces configurations sont relatives au moment des trajectoires considéré et aux conceptions qu’ont les individus de leur situation personnelle. Nous nous intéressons à la mise en ordre des enjeux et aux interdépendances des engagements. Le cadre d’analyse des ambitions que nous mettons en discussion interroge donc les articulations entre sphères d’existence, du point de vue du sens selon lequel les individus aspirent à les développer. Cette approche dynamique permet ainsi de distinguer différentes normativités (Demazière, 2013) agissantes sur les décisions d’orientation professionnelle et les relations entre les temporalités sociales des existences. Après avoir conceptualisé rapidement les ambitions d’un point de vue sociologique, puis défini la méthode pour les saisir, nous nous concentrons sur trois types d’ambition visant autant de formes d’équilibre entre les sphères privée et professionnelle. 1 Cf. Annexe 1 récapitulant les caractéristiques des stagiaires interrogés. 1 1. Méthode : l’approche sociologique des ambitions Sociologiquement, les ambitions rendent compte d’une mise en perspective entre une identité vécue et une identité souhaitée dans un avenir mis en projet2. Étudier les ambitions revient à observer une dynamique d’action orientée vers la concrétisation d’une identité, laquelle est souhaitée pour des raisons éclairantes de la situation au moment de sa formulation. Cette mise en perspective, nous la saisissons à partir de récits biographiques qui insèrent l’engagement volontaire en formation dans le cours des trajectoires. L’identité vécue est le produit subjectif des trajectoires passées, expériences connues et phases de socialisation traversées (Dubar, 1991). L’identité souhaitée est une anticipation des effets souhaités d’un projet dont la mise en œuvre a pour objet de modifier – selon différents degrés – la situation personnelle et le cours des trajectoires. Parmi ces effets, nous avons particulièrement questionné les articulations entre les sphères familiale et professionnelle, afin de saisir selon quelles modalités le projet professionnel était l’instrument d’une reconfiguration des relations avec les proches et dans le rapport au travail. Parce qu’elle met en jeu le sens selon lequel les individus désirent orienter leur construction identitaire, l’ambition nous semble heuristique d’une pluralité de modèles de mise en relation entre différents engagements sociaux des individus. L’analyse vise ainsi à saisir la signification accordée à une position visée pour ses effets attendus sur les situations personnelles. Méthodologiquement, l’approche mobilise les outils de l’analyse biographique pour étudier comment, pour les individus, le passage en formation fait sens dans le cours de leur trajectoire. Indissociable de son contexte de production, ce « sens » est le produit d’opérations langagières d’articulation et de mise en cohérence des séquences composant le parcours restitué (Bertaux, 1997 ; Dubar & Paiva, 2012). Il est révélateur des transactions subjectives effectuées par des personnes projetant « des avenirs possibles en continuité ou en rupture avec un passé reconstitué » (Dubar, 1992). Il participe donc à établir la cohérence des récits en structurant une véritable intrigue narrative dont le déroulement constitue l’un des premiers supports argumentatifs des engagements interrogés (Ricœur, 1983 ; Peneff, 1990). Ce sens n’est donc pas que locutoire mais se formule par des opérations de sélection, de justification et de mise en relations entre des éléments biographiques et des projections de soi, lesquels soutiennent une approche compréhensive des moteurs de l’action : le sens des ambitions. Pour aboutir à notre typologie, nous avons analysé les engagements en formation d’un triple point de vue : comment sont-ils insérés dans la continuité d’une trajectoire représentée ? En quoi sont-ils convenables au regard de la situation présente et des contraintes et ressources s’exerçant sur les possibilités d’action ? Quelles sont les caractéristiques de l’avenir souhaité dont ils sont l’instrument ? 2 Pour une revue de littérature sur les usages de l’ambition en sciences humaines : Saccomanno, 2012b. 2 La cohérence discursive entre ces trois niveaux temporels de justification fournit le sens des ambitions. Ajoutons enfin que ce sont précisément les éléments de changement voulus qui vont nous intéresser dans l’exposé des types d’ambition : parmi les effets souhaités pour l’avenir, nous allons voir que chaque type met en avant un équilibre particulier entre vies privée et professionnelle. Chaque ambition exprime en effet un degré particulier de perméabilité entre le travail et la famille (Pleck, 1977, Barrère-Maurisson, 2003), notamment du point de vue du temps impliqué, des appuis nécessaires à l’équilibre souhaité, des modes relationnels déterminants ou encore des formes d’interdépendance des engagements que les individus vont juger acceptable ou dont ils vont chercher à s’éloigner. La distinction par ambition relate ainsi comment les stagiaires interrogés se représentent la coexistence des demandes relevant du familial et du professionnel, dans le présent mais aussi dans l’avenir souhaité auquel travaille leur projet. 2. Résultats : les relations famille/travail comme enjeux structurant des ambitions Les cinq types d’ambition dégagés de notre analyse sont : l’ambition de rattrapage ; de substitution ; d’engagement distancié ; de vocation ajustée ; de transaction professionnelle. L’espace imparti nous amène à nous concentrer sur les trois dernières : leur présentation va illustrer un continuum allant d’une subordination des engagements professionnels aux enjeux de la sphère familiale (ambition d’engagement distancié) à des postures conditionnant les relations personnelles à la dynamique professionnelle des trajectoires (ambition de transaction professionnelle)3. 2.1. Ambition d’engagement distancié L’ambition d’engagement distancié rassemble des individus dont l’âge moyen est de trente ans. Pour ce premier regroupement, la formation est le moyen d’une finalité identitaire prenant son sens hors du travail : ces personnes souhaitent disposer de ressources pour initier un projet de vie dont l’aboutissement sera de faire converger dans un même espace une pluralité d’engagements sociaux. Elles adoptent aujourd’hui des postures stratégiques sur le marché du travail afin d’accroître leurs moyens de financer ces espaces de vie. En effet, à partir de l’offre de formation qu’ils jugent disponible et accessible, la filière est sélectionnée selon le meilleur positionnement que le titre permettra d’occuper sur le marché du travail. La qualité de ce positionnement s’évalue par le niveau 3 Dans le cas des deux autres ambitions (de rattrapage et de substitution), l’articulation des sphères d’existence exprime avant tout l’enjeu de quitter des situations précaires économiquement ou menaçant de le devenir. Afin d’inverser la pente que suit leur trajectoire, ces individus tentent de reproduire des aspirations passées qu’ils n’ont pu concrétiser jusque-là (ambition de rattrapage) ou bien sont conduits à définir une nouvelle orientation après la mise en échec de leur précédente ambition (ambition de substitution). 3 de salaire mais aussi par la flexibilité géographique et sectorielle que permettent certains ensembles de compétences nécessaires dans une pluralité de domaines. Par exemple, les activités de développement et conception en informatique et en système électronique, ou encore la maintenance industrielle avancée, se caractérisent en effet par une certaine autonomie dans les processus de production, ou une tendance à être sous traitées sur un marché des services en expansion. Les stratégies développées expriment ainsi une double volonté d’autonomie, dans les organisations et sur le marché où leur formation favorisera leurs déplacements. Cette approche stratégique se justifie par la volonté de s’installer dans le territoire pensé pour un projet de vie qui concrétisera l’ambition d’engagement distancié. Ces projets varient dans leur forme selon les personnes, mais expriment tous la volonté d’aménager un espace qui, autant que possible, sera l’expression de normes de vie et de relations sociales progressivement reconnues et légitimées par ces adultes. Ceci s’observe à travers le développement du rapport au travail restitué par la mise en récit de leur trajectoire. Celui-ci se construit en effet selon une progressive distanciation envers les modèles socialisateurs rencontrés. L’effet est alors de privilégier une recherche de contrôle des implications des engagements professionnels sur les temporalités privées : Je n’ai jamais vu l'intérêt de réussir au travail. Et puis j’ai eu des exemples de gens, comme mon père qui, à un moment, par leur boulot ont été poussés à devoir toujours faire plus, ce qui n’a rien donné de bon : il était plus souvent absent qu’autre chose, mes parents ont fini par divorcer, il a galéré pour retravailler. Et puis il y a l’industrie de mon grand père : sa faillite ça a éclaté ma famille en gros, par la suite ça a été des déménagements, des instabilités et des choses comme ça. (Arnaud, 28 ans) Les expériences scolaires et du marché du soutiennent une continuité des récits de ce point de vue. Une première mise à distance s’exprime notamment dans les choix d’orientation scolaire et/ou la sortie volontaire des études. Sam se décrit comme venant d’une « famille avec origines bourgeoises, avec un père psychiatre et une mère assistante de direction, alors ça donne “Tu vas pas être mécanicien et te salir les mains, c’est bien trop prolo” quand [il a] voulu faire un CAP mécanique ». Lui qui rendait ses parents « désabusés » par son faible attrait pour les études, quittera le foyer à 17 ans afin de s’installer seul à Paris, suivre des cours du soir pour préparer un diplôme d’éducateur sportif avant d’abandonner et de déménager dans le sud pour ouvrir un commerce de vêtement : Je voulais entreprendre, créer quelque chose avec mes doigts et ma tête. C’était ça qui comptait : que ça vienne de moi, pas de gens qui me disent quoi faire. (Sam, 29 ans) Sur le marché, les parcours se fragmentent ensuite en de multiples expériences, hétérogènes par les secteurs et statuts connus. Tour à tour conducteur de train, agent de saisie et ambulancier, Arnaud décidera à 25 ans de s’occuper de ses enfants plutôt que de travailler : « plus envie de bosser, de gagner de l’argent, ras le bol de l’entreprise ». L’ambition d’engagement distancié déploie des postures critiques au fondement du rapport individuel au travail et à ses finalités. Au fur et à mesure des expériences, les discours se rejoignent vers un rejet des formes jugées typiques de la norme salariale, avec ses modes relationnels instituées tels que le contrôle hiérarchique ou les logiques de 4 performance et de concurrence. Petit à petit, ce sont les engagements dans la sphère privée qui seront les plus centraux en termes de construction identitaire. À l’inverse, les attentes professionnelles se limiteront d’autant plus que les environnements organisationnels seront critiqués. Arrivés aujourd’hui aux alentours de la trentaine, l’ambition de ces adultes est tournée vers le développement de l’espace – symbolique et matériel – qu’ils souhaitent consacrer à leur propre foyer. Ils ont en effet comme point commun d’être tous en ménage, et c’est parmi eux que nous trouvons la plus forte propension des moins de 32 ans à être parents4. La mise en distance des enjeux de carrière est ici conjointe à une centralisation des relations familiales. Les régulations qui organisent les rapports sociaux représentent alors les modèles de normativité que ces individus souhaitent étendre dans les autres sphères. Sur ce point, le projet de vie d’Arnaud est l’un des plus explicites de cette identité souhaitée pour la convergence des engagements qui la caractérise. Celui-ci escompte d’abord travailler depuis son domicile autant que possible afin de s’investir dans la mise en place d’un espace qui deviendra de vie, de travail, puis progressivement aussi d’accueil et d’échange avec d’autres personnes partageant des conceptions similaires à celles guidant sa construction identitaire : L’idée de ce projet, c’est de mettre en place quelque chose qui fasse circuler une certaine réalité des relations humaines, à la fois ouvert sur les autres et personnel en même temps. Par exemple, ma conjointe est dans l’associatif et dans l’art. Alors elle a envie de faire un endroit qui accueille des résidences d’artistes et tout ça. J’ai un cousin à fond dans l’agriculture bio et il pourra cultiver de son côté. Et puis moi je suis très intéressé quand même par la technique et construire des installations pour faire tourner tout ça confortablement et libérer du temps pour des choses intéressantes. Voilà, on veut mélanger des intérêts et permettre à des personnes de venir, d’échanger, de participer. (Arnaud, 28 ans) Suivant cette ambition, le rapport au travail n’est donc pas négatif, mais est considéré dans une dialectique entre ses dimensions créatrice et aliénante. Le professionnel n’est pas rejeté, ces individus ne souhaitent pas se marginaliser socialement : ils désirent se positionner autant que possible sur des postes qui leur assureront une certaine maitrise de leur activité. Les statuts d’emploi répondent eux aussi à une volonté de contrôler le niveau de son engagement au travail, l’auto entreprenariat est une des formes les plus valorisée pour certains comme Sam qui nous dit : « Je veux pas avoir de boss, j’aime bien travailler à mon rythme parce que je sais que je travaille bien ». Cette volonté de maitrise se justifie alors par la subordination des finalités professionnelles au développement des relations privées. Entrés dans l’âge adulte et ayant plusieurs années d’expérience sur le marché du travail, ces individus valorisent de prioriser le foyer comme source principale de leur construction identitaire. Les temporalités et l’ancrage territorial répondent à des exigences privées et non l’inverse comme ce sera le cas pour l’ambition de transaction professionnelle. L’avenir qui se dessine en perspective de ces projets ramène le travail à sa fonction de source de financement de la sphère privée. Cela ne veut pas dire que les attentes de réalisation de soi par l’activité professionnelle sont inexistantes ici, mais que cette 4 En France, les hommes ont en moyenne 32,5 ans à la naissance du premier enfant (en 2005, suivant une courbe ascendante). Pour les femmes, le seuil des 30 ans a été franchi en 2010. (Sources : INSEE) 5 réalisation n’est possible que lorsqu’elle répond aux mêmes valeurs et normativités que celles régulant les relations avec les proches. 2.2. Ambition de vocation ajustée Dans notre corpus, ce second type d’ambition représente la figure intermédiaire en termes d’articulation des engagements privés et professionnels. Son intérêt principal est ici de montrer le caractère biographique de ces ajustements. Les individus partageant une ambition de vocation ajustée démontrent une primo stabilisation, relationnelle et économique, dans la sphère privée avant de considérer d’étendre leur investissement dans la sphère professionnelle, en termes de carrière particulièrement. Aussi, ce second regroupement se caractérise par l’âge moyen le plus élevé du corpus (39 ans), le plus fort taux de parentalité, ainsi que les plus longues séquences sur le marché du travail. Pour en résumer l’apport à notre thématique, ces individus expriment tous la volonté de renforcer un sentiment vocationnel dans leurs activités professionnelles, mais ce renforcement n’est autorisé qu’au sein des possibilités définies dans la sphère privée, que cette ambition a donc pour contrainte de ne pas compromettre l’équilibre. J’étais allée en fac sans savoir quoi faire. C’est là que j’ai rencontré mon copain et je suis partie le rejoindre. Donc il a fallu travailler et sans formation je pouvais pas espérer de bons boulots, mais au départ je m’en foutais, c’était pas important. C'est vrai que tant que je ne m'étais pas stabilisée dans ma vie personnelle je ne m'étais pas trop aperçue de l'importance de ma vie professionnelle. (Laetitia, 25 ans) Jusqu’à l’acquisition de cette stabilité, ces individus ont en commun de s’accommoder d’engagements professionnels qu’ils estiment peu enclins à soutenir une réalisation de soi par le travail. Les transitions entre séquences appuient sur le caractère volontaire de décisions d’orientation, qui rendent plutôt compte d’une gestion circonstanciée des trajectoires et non pas d’un projet à long terme. Ce caractère « bricolé au coup par coup » des cheminements forme une cohérence narrative jusqu’à l’entrée en formation. Les diplômes possédés ne dépassent pas le niveau bac, les cursus sont courts et professionnalisant. L’enjeu scolaire atteint ici rapidement ses limites, au profit de problématiques professionnelles (attrait pour un domaine technique dans lequel ils souhaitent s’insérer à court terme), ou bien familiales (par exemple deux enfants de la DDASS visant l’indépendance économique la plus rapide, qui devancent l’appel afin d’utiliser l’armée pour se qualifier) ou identitaires comme la mise en couple ou la poursuite d’expériences sous un motif initiatique telles que le voyage (Erikson, 1972). Pour certains toutefois, le sentiment vocationnel apparait rapidement comme un déterminant fort de la construction des trajectoires. Ceux-ci s’inscrivent alors dans un « parcours vocationnel » dont la progression renforce une réalisation de soi par identification à un domaine d’activités ou un groupe professionnel (Cochran, 1990). Ce sera par exemple l’industrie pour Louise, 50 ans, dont elle dit « avoir attrapé le virus toute petite », ce qui l’a menée à négocier âprement avec les conseillers 6 d’orientation et d’être dans la première cohorte de femmes à obtenir un CAP mécanicien – ajusteur en France. Néanmoins, l’espace d’expression du sentiment vocationnel sera par moments révisé par le déroulement des trajectoires qui comptent plusieurs changements de poste, d’entreprise, parfois de secteur. Ces changements illustrent la flexibilité de l’espace accordé au sentiment vocationnel dans les attentes de ces individus. Cette flexibilité démontre la capacité à moduler les aspirations objectives – c'est-à-dire les postes visés – au regard du cours des trajectoires. Les ambitions apparaissent ainsi comme un objet négociable biographiquement, les identités souhaitées évoluent conjointement à la reconfiguration des situations personnelles et aux dynamiques des différentes sphères d’existence. Si, parmi les stagiaires interrogés, certains s’accordent pour la première fois une chance de réaliser un sentiment vocationnel, pour d’autres le passage en formation reproduit une pratique déjà expérimentée par le passé. Les bifurcations peuvent être volontaires, dans une optique de renouveler ce qui fait sens dans l’activité et les identifications produites : « J’aime me prouver que je peux changer de situation, changer de vie, que les choses ne restent pas toujours telles quelles » affirme Jef qui, à 52 ans, a officié dans l’informatique, les assurances et l’immobilier. Ces adultes valorisent en effet le changement, ainsi que la capacité à saisir les opportunités de réajuster les positions occupées selon l’identité vécue. Au fur et à mesure des trajectoires se combinent compétences et expériences parfois hétérogènes, élargissant l’horizon des emplois accessibles. À cela s’ajoute le développement d’un tissu relationnel favorisé par la multiplication des univers traversés. Plus nous nous situons à des moments avancés des trajectoires et plus fortes seront les possibilités de bifurquer dans un environnement sécurisé. L’ambition de vocation ajustée sera plus fréquente chez des individus dont le parcours a permis de développer des ressources – relationnelles, matérielles – favorisant des projets de réajustement des engagements professionnels au regard de l’identité vécue. L’exemple d’Alain, 41 ans, illustre bien cela. Placé à la DDASS avant sa majorité, il abandonne le lycée et devance l’appel de son service militaire. Vingt ans durant ensuite, il capitalisera à partir d’une ressource acquise à ce moment-là : l’apprentissage de tous les permis de conduire : « Dès que je suis sorti de l’armée j’ai trouvé une place de chauffeur. J’ai jamais été au chômage plus de deux semaines grâce à ça ». Mais au cours de ces vingt années, il cherchera à sortir de ce domaine qu’il juge « parfois épuisant mais surtout très contraignant par rapport à la famille : tu pars des semaines entières et tu loupes trop de choses ». Comme pour les autres adultes ici rapprochés, les projets actuels prendront consistance dès lors qu’ils ne vont pas à l’encontre de la responsabilité économique envers le foyer. L’engagement est ici une décision collective (« on »), pas seulement de la personne : On a eu cette possibilité parce qu'on a eu une grosse rentrée d'argent il y a deux ans, un coup de chance. Alors ça a rendu possible de préparer un break pour que moi je puisse me former, vraiment tout s'imbriquait de façon à ce que je puisse le faire. (Alain, 41 ans) 7 La mise en œuvre des ambitions ne se limite pas à la seule dimension du travail mais questionne l’interdépendance des sphères d’existence : pour Alain, « c'est une démarche qui ne t'engage pas tout seul : tu engages d'autres personnes derrière toi ». L’ambition de vocation ajustée illustre alors parfaitement comment la construction de compromis entre les sphères d’existence est le produit des multiples dynamiques familiales, professionnelles, amicales qui composent les trajectoires. Les individus animés par cette ambition ont pu auparavant en passer par des séquences caractérisées par de faibles prises sur l’avenir et des responsabilités familiales soutenant des aspirations selon des soucis d’emplois disponibles bien avant des enjeux de réalisation de soi au travail. La réflexivité sur les parcours à laquelle conduit la méthode biographique permet alors d’apprécier comment le développement d’une stabilité dans la sphère privée a reconfiguré le sens des engagements actuels. Avec le dernier type d’ambition, nous passons de l’autre côté d’un continuum d’équilibre des engagements. Cette fois-ci, nous voyons que les exigences des carrières vont être déterminant des relations entre les engagements. 2.3. Ambition de transaction professionnelle À la différence des deux ambitions précédentes qui ne sont pas nécessairement attachées à une progression statutaire, le dernier type présenté se caractérise par des identités souhaitées pour la concrétisation d’un projet professionnel impliquant en premier lieu l’accès à un statut visé depuis plusieurs années. L’ambition de transaction professionnelle révèle une construction de soi s’en référant à un modèle de carrière au sein d’univers professionnels auxquels ces individus s’identifient, généralement, depuis la formation initiale. En termes de relation entre les sphères d’existence, c’est la mise en œuvre du projet professionnel qui va donc structurer la dynamique des relations au sein de la sphère privée. Ce regroupement est celui à la plus faible dispersion d’âge (de 24 à 32 ans) et de niveau de diplômes possédés (entre Bac+2 et Bac+5). On y trouve une forte unité dans les domaines de formation : des filières à niveaux III et II, préparant à des activités à fortes composantes techniques et technologiques. On vise ici à devenir ingénieur, chef de projet ou technicien supérieur dans des univers que nous pouvons synthétiser sous l’appellation des sciences appliquées à la production. L’appellation choisie souligne la centralité du versant professionnel dans les processus de transaction : la construction identitaire souhaitée suit la progression du projet de carrière et se confirme par les actes d’attribution des représentants des univers visés. Cette ambition maintient donc sa dynamique lorsque les transactions avec soi et autrui renforcent conjointement une correspondance à des figures professionnelles de référence. La cohérence des récits se constitue autour de la recherche d’un apprentissage constant que ces individus cherchent à capitaliser pour leur projet professionnel. Dès le lycée, Laurent, 24 ans, s’en réfère à « [son] domaine » afin d’effectuer des choix qui « [lui] correspondent ». Ce « domaine », il le 8 circonscrit par des contours scientifiques, puis en précise les contenus à partir de ses intérêts pour l’informatique et l’électronique : des activités d’abord développées sur son temps libre, dont il trouve ensuite matière à apprentissage à l’école, et qui constitueront enfin les bases du projet professionnel qui orientera ses études supérieures dans les sciences et techniques appliquées. Cette identification à des activités technologiques rejoint les observations de Lallement et Sarfati (2009) pour qui « le rapport singulier au travail qu’entretiennent les jeunes experts en informatique implique un investissement presque total ». Ainsi, Laurent avoue ne pas distinguer temps de travail et temps de loisir lorsqu’il passe près de trente heure en un week-end à faire de la programmation : « je veux apprendre, il n’y a rien qui m’empêche de travailler, alors j’ai envie de pousser mes limites ». Cette valorisation de l’apprentissage semble avoir été appuyée par les environnements familiaux. Tous sont plus diplômés et visent des postes au statut plus élevé que leurs parents – employés ou de profession intermédiaire – décrits comme encourageant dès l’adolescence à réfléchir en termes de projet professionnel. De ce point de vue, la socialisation familiale semble cohérente avec celle de l’école qui valorise l’autonomie d’apprentissage et la capacité à élaborer des projets anticipant des problématiques d’emploi (Durut-Bellat & Van Zanten, 2012). Outre la mobilité intergénérationnelle, chez ces individus, cette cohérence aurait pour effet de renforcer les identifications professionnelles et les implications pour les concrétiser. Ainsi, cette catégorie est, dans le corpus, celle dont les orientations scolaires sont les plus raisonnées par les contenus des programmes et leur appui à la réalisation d’un projet professionnel. Les cursus aboutissent tous sur un diplôme souhaité qui, à lui seul, pouvait justifier de quitter la région d’origine. Malgré cela, l’entrée sur le marché du travail renverra à ces jeunes adultes leurs lacunes d’expériences en emploi, les empêchant de dépasser un contexte de forte concurrence et de faibles embauches dans leurs domaines. Malgré cet accès bloqué au marché, ces individus vont considérer ces séquences comme des temps intermédiaires, qu’ils vont chercher à rentabiliser en progressant dans la conduite de leur projet professionnel. Contre la révision ou la mise en suspens des aspirations, ces trajectoires sont présentées sous l’angle d’une acquisition continue de nouveaux savoirs. Ils s’accommodent de chaque expérience, même éloignée, tant qu’ils parviennent à en retirer un apprentissage, général ou spécifique aux univers visés. Ceci va des codes langagiers, culturels et relationnels propres à leurs identifications aux considérations générales de comportement en équipe, de savoir-être et de présentation de soi au travail. Les refus d’embauche suivent la même logique : les candidatures représentent le moment d’évaluation de leur profil par un représentant du marché du travail. Les arguments avancés fournissent les pistes à suivre pour accroitre l’attractivité des profils. De ce point de vue, les transactions identitaires démontrent une emprise des actes d’attribution par les représentants du marché sur les identifications de ces personnes. Jusqu’à présent, l’épreuve du marché a donc eu pour objet d’affiner les projets, de repérer des niches sur lesquelles les parcours seront valorisés. Les récits 9 s’organisent selon une progression d’employabilité, négociée à chaque étape pour coller au mieux au projet de carrière en gestation depuis l’école. L’entrée dans la carrière souhaitée est l’horizon objectif vers lequel ces ambitions sont tournées. L’intégration à des projets sur la base de ses compétences techniques et de ses apports singuliers signe la reconnaissance par les professionnels auxquels s’identifient ces adultes. De la réalisation de cet enjeu dépendent les autres engagements, particulièrement la constitution du foyer. Aucun des sept jeunes adultes n’est ici parent. S’ils suivent la tendance générale de la population française voyant croître l’âge moyen à la naissance du premier enfant, les plus âgés de la catégorie avaient atteint au moment de l’enquête cet âge moyen ou en étaient très proches : la parentalité n’est ici envisagée qu’une fois stabilisée l’entrée dans la carrière, selon des schémas parfois bien planifiés : J’ai déjà mon objectif de vie, mon plan bien précis : l’année prochaine je travaille, l’année d’après je fais mon enfant et après je rentre chez moi, en Martinique, dans cinq ans à peu près. Mon copain est au courant, il le sait : pour moi c’est comme ça ! (Rosa, 30 ans) Pour certains, une séquence intermédiaire est insérée entre l’accès à un emploi stable et le premier enfant : « dès que l’un d’entre nous va avoir un travail, on va attendre un peu, s’occuper un peu de nous et, ensuite, les enfants viendront » projette Kévin. D’ici-là, les séquences actuelles sont perçues comme des investissements nécessaires. Les identités professionnelles souhaitées justifient de reconfigurer la sphère domestique, arguant pour cela les retombées potentielles pour le « nous » en investissant sur le « je » : La contrainte, c’est que pour venir ici, je laissais mon amie un an. J’avoue que c’est gênant mais je me dis aussi que s’il faut faire des sacrifices, c’est maintenant parce que c’est un engagement pour l’avenir, le notre. Donc j’étais prêt à venir ici sans aucun problème. (Paul, 30 ans) Avec cette ambition, nous voyons que les relations entre famille et travail sont envisagées selon un nécessaire ajustement des engagements privés aux investissements de carrière. Les deux éléments les plus structurants de cette part de notre corpus sont la jeunesse de ses membres et l’identification à des domaines scientifiques techniques caractérisés par un rythme avancé d’obsolescence des compétences. À une époque de fragilisation des trajectoires professionnels et de renforcement des incertitudes quant aux capacités intégratrices des institutions du marché du travail, ce dernier type d’ambition se met en œuvre par des postures attachées à des collaborations ponctuelles, sur le mode du projet (Boltanski & Chiapello, 1999). Les temporalités sociales s’envisagent alors selon une flexibilité accrue par rapport aux autres types d’ambition : les discours projettent ainsi une organisation des rythmes familiaux à partir des exigences de l’engagement au travail : Pendant les périodes de rush des projets, t’es à fond parce qu’il en va de la survie de l’entreprise, du service. Donc tu dois répondre à temps aux clients, à ses exigences, sinon c’est des pénalités, du fric de l’entreprise qui part etc. Alors dans ces périodes, t’es à fond et ensuite, il y aura des jours de récup que tu poseras pour t’occuper de ta famille. (Kévin, 26 ans) 10 *** Les trois types d’ambition dont nous venons d’esquisser le portrait donnent chacune à voir une volonté de mettre en place un équilibre spécifique entre les différents engagements de la vie sociale. Cet équilibre répond à une analyse de la situation présente que l’approche des ambitions éclaire à partir de ses liens avec un passé représenté et un avenir souhaité. L’analyse des ambitions fait donc de l’articulation entre les sphères de vie un processus dont les variations apparaissent comme les indices de la reconfiguration des enjeux poursuivis par les individus et des priorités qu’ils se fixent selon les moments considérés. L’ancrage empirique de notre étude met naturellement l’accent sur la question professionnelle au sein des existences. Néanmoins, cela nous a permis de distinguer trois formes d’engagement en formation à partir de l’effet attendu par les stagiaires sur leur construction identitaire générale. Les trois types d’ambition forment un continuum allant d’une perméabilité souhaitée minimale entre les engagements et une perméabilité conçue comme nécessaire à la construction de soi. Les projets qui ont mené ces adultes en formation deviennent ainsi les instruments d’une orientation du cours des trajectoires qui ira dans le sens de ces configurations d’enjeux. Notre proposition d’analyse des ambitions se positionne donc comme un outil de compréhension de la construction identitaire qui, pour demeurer un objet sociologique pertinent, doit constamment être rattachée à des expressions observables empiriquement. L’articulation des sphères familiale et professionnelle nous apparaît alors comme une dimension d’étude tout à fait centrale de ce point de vue. D’autres sphères d’existence ont aussi leur place dans l’analyse, nous pensons particulièrement aux sphères amicales et aux engagements de type associatifs. En intégrant celles-ci dans l’analyse de la mise en relation des temporalités sociales, l’analyse des ambitions s’affine alors par la compréhension de nouveaux domaines des rapports sociaux dans lesquels elles vont se déployer, autant que ceux-ci peuvent participer à leur orientation. 11 ANNEXES Âge Niveau de diplôme possédé Sexe > 26 10 Pas de diplôme 4 [26-30[ 12 BEP 2 [30-35[ 10 CAP 2 Bac général 14 1 Bac technologique 8 [35-40[ Bac + 2 4 Bac + 3 4 Bac + 5 et plus 6 [40-50[ 8 [50-60[ 3 H F 35 96 Situation professionnelle avant la formation Niveau de titre visé Chômage stratégique5 14 IV 10 Chômage intermittent 14 III 29 Chômage subi 14 II 5 Salarié (CIF) 2 1 : Caractéristiques objectives du corpus de stagiaires BIBLIOGRAPHIE BARRÈRE-MAURISSON M.-A., 2003, Travail, famille : le nouveau contrat, Paris, Gallimard. BOLTANSKI L., CHIAPELLO È., 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard. DEMAZIÈRE D., 2013, « Le chômage a-t-il encore un sens ? 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Le chômage subi concerne enfin ceux dont l’engagement en formation succède à une période sans trouver un emploi. 6 Parmi l’ensemble des stagiaires AFPA en Midi-Pyrénées, la distribution sexuée révélait une forte majorité d’hommes (70 % en 2009 ; 76 % en 2010). 12 ERIKSON E., 1972, Adolescence et crise. La quête de l’identité, Paris, Flammarion. LALLEMENT M., SARFATI F., 2009, « La carrière contre le travail ? », Cahiers internationaux de sociologie, 126, p. 115-130. PENEFF J., 1990, La méthode biographique. De l'école de Chicago à l'histoire orale, Paris, Armand Colin. PLECK J.H., 1977, « The work-family role system », Social Problems, vol. 24, pp. 417-427. RICŒUR P., 1983, Temps et récit. Vol. I : L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil. 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