du tissage familial d‟autoconsommation à l‟atelier à vocation

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du tissage familial d‟autoconsommation à l‟atelier à vocation
A.VALLARD
IRASEC (2010)
Laos contemporain
« DU TISSAGE FAMILIAL D‟AUTOCONSOMMATION À L‟ATELIER À VOCATION
INTERNATIONALE : LES FILIÈRES TEXTILES ARTISANALES AU XXIE SIECLE »1
Annabel VALLARD
Post doctorante CASE / UMR 8170
Les filières textiles participent aujourd‟hui activement à l‟élaboration d‟une image sociale2 laotienne
diffusée non seulement à l‟échelle nationale, mais aussi internationale. Dans cette forme
stéréotypée de discours et de représentations figurant les humains et les territoires dans une
logique de publicité et de politisation, le Laos apparaît comme une terre de contrastes,
notamment ethniques, où le textile joue un rôle de médiateur et d‟identificateur puissant tout à la
fois au niveau individuel et collectif3. Dans ce cadre, les pratiques textiles sont ainsi largement
pensées comme des traditions ancestrales, par essence féminines, qui établissent un lien continu
avec un passé national prestigieux. À un niveau macrosociologique et dans le contexte
multiethnique du pays, elles sont aussi les supports de forts enjeux politiques4. Cette présence
textile dépasse toutefois le seul cadre de l‟imagerie et de l‟imaginaire. Elle se déploie
quotidiennement dans les espaces sociaux les plus divers de Sam Neua à San Francisco, des
auvents des habitations sur pilotis aux places de marché internationales, des cérémonies du cycle
de vie aux galeries d‟art. Il faut donc se garder de restreindre les études textiles aux seules
représentations et envisager, conjointement, les rapports traditionnels aux étoffes et les filières
commerciales qui coexistent dans le Laos contemporain.
Si, apparemment, peu de points communs lient les jeunes paysannes qui préparent leur trousseau
et alimentent leur parenté et leur voisinage en tissus signifiants et les femmes dans leur vingtaine,
souvent néo urbaines, qui travaillent dans des ateliers dédiés à la reproduction en série d‟étoffes
standardisées destinées aux marchés internationaux haut-de-gamme, elles participent pourtant
Cet article est le fruit de recherches de terrain conduites entre 2001 et 2006 dans le cadre d‟une thèse de doctorat
soutenue en 2009 à l‟université Paris Ouest Nanterre La Défense / Laboratoire d‟ethnologie et de sociologie
comparative (CNRS / UMR 7186).
2 Sur le concept d‟ « image sociale », voir notamment Martina Avanza & Gilles Laferté, 2005, « Dépasser la
„construction des identités‟ ? Identification, image sociale, appartenance », Point critique, pp. 134-152.
3 Voir notamment, parmi d‟autres, Douangdeuane Bounyavong, Bandit Pathoumvanh and Chanthone Chanthachit,
Infinite Designs. The Arts of Silk (Vientiane: LWU/SIDA, 1995), Douangdeuane Bounyavong and Viengkham
Nanthavongdouangsy (ed.), Legends in the Weaving (Khon Kaen: The Group for Promotion of Art and Textiles, 2001),
Patricia Cheesman, Lao Textiles: Ancient Symbols/Living Art (Bangkok: White Lotus Co., 1988), Patricia Cheesman,
Lao-Tai Textiles: The Textiles of Xam Nuea and Muang Phuan (Chiang Mai: Studio Naenna Co. Ltd., 2004), Patricia
Cheesman-Naenna, Costume and Culture: Vanishing Textiles of some of the Tai Groups in Lao P.D.R. (Bangkok: Amarin
Printing Group, 1990), Mary Connors, Lao Textiles and Traditions (Singapore: Oxford University Press, 1996),
Mattiebelle Gittinger & H. Leedom Lefferts, 1992, Textiles and The Tai Experience in South-East Asia, Washington D.C.:
The Textile Museum, 264 p., Viengkham Nanthavongdouangsy, Weave on our Great Grandmother’s Loom (Vientiane:
Phaeng Mai Gallery and the Group for the Promotion of Art and Textiles, 1996), Viengkham Nanthavongdouangsy,
Sinh and Lao Women (Vientiane: Phaeng Mai Gallery, 2006) or Mayoury Ngaosysavathn, Lao Women Yesterday and
Today (Vientiane: Ministry of Culture, 1995).
4 Penny Van Esterik, 1999, “Fabricating National Identity: Textiles in Lao P.D.R.”, Museum Anthropology, n°23 (1): 4755 ; Yves Goudineau (éd.), 2003, Laos and Ethnic Minority Cultures: Promoting Heritage (Memory of Peoples), Paris:
UNESCO, 295 p. ; Vatthana Pholsena, 2006, Post-War Laos. The Politics of Culture, History, and Identity, Singapore:
Institute of South-East Asian Studies/Ithaca: Cornell University Press, 255 p. ; Annabel Vallard (à paraître), “Laotian
Textiles in Between Markets and the Politics of Culture”, Journal of Southeast Asian Studies.
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toutes, chacune à leur manière, au monde textile laotien et partagent cette intimité renouvelée
avec les matériaux, les matériels et in fine avec les textiles en train de se faire. Dépassant ce
contraste apparent, cet article s‟intéresse dès lors à toutes les formes que prend la production
textile artisanale au Laos englobant celles évoquées ci-dessus et les situations intermédiaires qui
sont représentées principalement par le négoce local sur les places de marché. Il s‟agit ainsi, dans
une perspective microsociologique et sociotechnique, de radiographier le monde textile laotien
contemporain et d‟envisager, non seulement les mutations apparentes, mais les continuités
techniques, sociales et économiques existant entre les différentes filières en présence.
I. TEMPS LONG ET RENOUVEAU DES FILIERES TEXTILES ARTISANALES
LAOTIENNES : NOUVEAUX ACTEURS, NOUVEAUX ENJEUX ?
Depuis les années 1990 et la libéralisation de l‟économie laotienne, la transformation des
pratiques textiles est principalement liée à l‟émergence d‟un entrepreneuriat privé centré sur de
nouveaux sites de production Ŕ les ateliers Ŕ et des marchés non pas locaux ou régionaux, mais
internationaux et haut-de-gamme5. Vientiane, où la réforme économique a longtemps été la plus
visible, est la tête de pont de cette dynamique commerciale même si des ateliers fameux et de plus
en plus nombreux fleurissent de Savannakhet à Luang Prabang6.
Ces filières d‟atelier sont apparues dans un monde textile artisanal particulièrement dynamique
centré notamment autour du marché du matin de Vientiane, la plus grande place de marché du
Laos et aussi la mieux achalandée. Là, le rez-de-chaussée de l‟aile nord est entièrement dédié à la
commercialisation de l‟artisanat local, quasi-exclusivement textile. Construite au milieu des années
1950 le long de l‟Avenue Lan Xang, c‟est autour d‟elle que s‟est progressivement structuré et
institutionnalisé, à l‟échelle nationale, le commerce d‟étoffes tissées à la main, révolutionnant Ŕ au
sens fort du terme Ŕ le rapport que les femmes, qui en détenaient le monopole, entretenaient
jusqu‟alors avec les matériaux textiles, la pratique du tissage et les tissus.
Avant cette institutionnalisation du commerce textile, la plupart des femmes savaient tisser et
produisaient des métrages d‟étoffes pour leur propre usage, celui de leur parenté et de leur
voisinage. Le tissu était ainsi le produit d‟une activité qui faisait accéder les tisseuses confirmées
au statut de femmes accomplies en leur transmettant des savoir-faire et des manières d‟être
spécifiquement féminins. Plus encore, en participant aux prestations réciproques, il agissait
comme opérateur de leur intégration sociale dans le cercle de leur parenté élargie et dans celui de
leur communauté villageoise et cultuelle. En marge de ces pratiques d‟autoconsommation existait
La Lao Handicrafts Association, qui regroupe la majorité des entreprises d‟import-export dédiées à la
commercialisation de l‟artisanat laotien, comptait soixante-neuf compagnies textiles parmi la centaine de ses
membres en 2009. Un quart d‟entre elles était domicilié au marché du matin de Vientiane ; les trois quart se
contentant de collecter les textiles auprès de leurs réseaux d‟approvisionnement (cf. infra). Seule une vingtaine de ces
compagnies avait ainsi établi des ateliers de tissage tels que présentés dans cet article. Il faut cependant rajouter à ce
nombre d‟une dizaine à une vingtaine de compagnies qui existent mais ne sont pas référencées au sein de cette
association.
6 Sur les soixante-neuf compagnies textiles de la LHA, seules 10% étaient domiciliées en dehors de Vientiane en
2009. Cela n‟empêche cependant pas certaines de celles qui y sont domiciliées de disposer de locaux de vente ou de
production dans d‟autres régions, notamment à Luang Prabang qui est devenu en quelques décennies le pôle
touristique majeur du pays.
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cependant Ŕ au moins à la fin du XIXe et au début du XXe siècle pour la région de Vientiane Ŕ
un commerce opportuniste et occasionnel de textiles7. En 1930/1940, ce commerce se
matérialisait par exemple autour du marché de la fontaine (Namphou) où les villageois de la
Plaine de Vientiane venaient vendre denrées alimentaires et artisanats divers Ŕ notamment des
coupons de tissu à usage vestimentaire Ŕ et acquérir des biens de consommation qu‟ils ne
produisaient pas eux-mêmes. Tandis qu‟aucune boutique spécialisée n‟existait à cette époque pour
les textiles artisanaux, ils aménageaient à même leurs palanches leurs étals temporaires.
Dans les années 1950, l‟établissement du marché du matin a participé de l‟urbanisation que
connaissait alors Vientiane8. Entre flux et reflux d‟une histoire nationale dramatique et dans un
contexte socio-économique propice, celui de la tertiarisation de l‟économie locale9, s‟est ainsi mis
en place un véritable marché textile. D‟un côté, ont émergé dans les centres urbains des clientèles
acquérant et portant des vêtements Ŕ au style influencé par ceux de l‟aristocratie laotienne Ŕ
qu‟elles ne produisaient plus elles-mêmes. De l‟autre, en mobilisant des solidarités familiales et
villageoises fondées sur les valeurs cardinales de la société laotienne Ŕ que sont l‟entraide, la
coopération et la confiance Ŕ, des tisseuses et des commerçantes se sont progressivement
spécialisées dans la production et la distribution de textiles maillant la Vallée du Mékong, de
Luang Prabang à Paksé, d‟un réseau de villages dédiés au tissage commercial10 et ayant Vientiane
pour pôle attracteur et tête de pont.
Pour les tisseuses, les bouleversements ont été radicaux en termes d‟emploi du temps et de
revenu puisqu‟elles tissaient désormais pour vivre, entretenant dès lors une quotidienneté
nécessaire avec le tissu en train de se faire. Ils l‟ont également été pour les pratiques textiles. Avec
leur professionnalisation, ces femmes n‟ont en effet plus tissé que des soies fines importées du
Japon et de Thaïlande (maintenant aussi du Viêt-Nam et de Chine). Délaissant coton et soie
grège11, peu appréciés des élégantes vientianaises, elles se sont spécialisées dans la production de
Pour le contexte siamois, Katherine A. Bowie déconstruit, de manière habile, le mythe de l‟autosuffisance textile
villageoise avancée par de nombreux chercheurs à l‟appui d‟une étude sur la commercialisation des textiles dans la
région de Chiang Mai au XIXe siècle. K. A. Bowie, 1992, “Unravelling the Myth of the Subsistence Economy:
Textile Production in Nineteenth-century Northern Thailand”, Journal of Asian Studies, Vol. 51, n° 4: 797-823 ; 1993a,
“Assessing the Early Observers: Cloth and The Fabric of Society in 19th Century Northern Thai Kingdoms”,
American Ethnologist, vol. 20, n°1: 138-158; 1993b, “Trade and Textiles in Northern Thailand: A Historical
Perspective”, in Songsak Prangwatthanakun (ed.), Textiles of Asia: A Common Heritage, Chiang Mai: Centre for the
Promotion of Arts and Culture, Chiang Mai University, and Office of the National Culture Commission, Ministry of
Education, pp. 180-200.
Pour le contexte laotien de la région de Huaxay, voir Andrew Walker, 1999, The Legend of the Golden Boat: Regulation,
Trade and Traders in the Borderlands of Laos, Thailand, China, and Burma, Richmond: Curzon, 232 p.
8 Bounleuam Sisoulath, 2003, Vientiane, stratégies de développement urbain. Processus et acteurs de l'urbanisation dans la capitale
de la République Démocratique Populaire Lao, Thèse de doctorat de géographie et pratiques du développement, Université
Paris-X Nanterre, 422 p. [non publiée] ; Chayphet Sayarath, 2005, Vientiane, portrait d'une ville en mutation, Paris : Les
cahiers de l'Ipraus/Éditions Recherches, 306 p.
9 Christian Taillard, 1974, « Les berges de la Nam Ngum et du Mékong. Systèmes économiques villageois et
organisation de l'espace dans la plaine de Vientiane », Études rurales, 53-56 : 119-168.
10 Comme par exemple ban Phanom à Luang Prabang, ban Xien Lom au sud de Sayaboury, ban Bo O près de
Vientiane ou encore ban Saphai près de Paksé ; chacun de ces villages étant spécialisé dans un type ou un style de
textile. Ban Saphai est ainsi aujourd‟hui reconnu pour ses ikats, alors que ban Bo O l‟est pour ses pièces de jupes
brochées.
11 La soie grège est la soie brute obtenue par le simple dévidage du cocon. Elle est composée des filaments de
fibroïnes soudés par la séricine que produit le ver à soie. La soie fine est une soie décreusée, c‟est-à-dire partiellement
ou totalement dépourvue de séricine afin d‟être plus brillante et plus douce au toucher. Elle est aussi tordue pour être
plus résistante et plus uniforme.
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tenues vestimentaires de prestige. En entrelaçant des matériaux déjà façonnés, elles ont
abandonné la transformation de la matière brute, déléguant à d‟autres cette intimité avec les fils
en train de se faire, mais aussi avec le coton en graine, les vers à soie et, finalement, avec la
matière elle-même en cours de fabrication12.
Précieux et coûteux Ŕ surtout ceux de soie, d‟or et d‟argent Ŕ, ces fils d‟importation ont
pleinement participé à la mise en place d‟un système de patronage engageant commerçantes et
tisseuses dans des relations pérennisées établissant filières. Les boutiquières nouvellement
installées en ville fournissaient en effet aux tisseuses les plus expérimentées de leur
environnement proche les fils à tisser et récupéraient les coupons produits directement à
domicile. Les relations entre quelques tisseuses et leur commanditaire se sont même affermies
lorsque les commerçantes se sont mises à regrouper les métiers à tisser des femmes qu‟elles
commissionnaient entre les pilotis de leur maison créant ainsi de petits ateliers domestiques. Elles
assuraient, de la sorte, un contrôle tout à la fois sur les femmes, les matériaux précieux qui leur
étaient confiés et sur l‟avancée et la qualité de la production textile.
Si certaines relations commerciales ont été rétablies après l‟interlude d‟autosubsistance
économique de la fin des années 1970 et du début des années 198013, elles ne connaissent
aujourd‟hui plus la même intensité. Le changement générationnel des commerçantes Ŕ les filles et
belles-filles ayant remplacé les mères et belles-mères Ŕ, l‟importation toujours croissante de types
inédits de fils Ŕ artificiels notamment, mais également de matériaux de moindre qualité Ŕ et
l‟arrivée de nouvelles tisseuses attirées par l‟aura de la capitale ont, en effet, concouru à affaiblir
les anciens patronages. Néanmoins, certaines tisseuses entretiennent toujours des relations
privilégiées, voire exclusives, avec les boutiquières qui les commissionnent, même si elles doivent
désormais acquérir elles-mêmes leurs fils et qu‟elles ne tissent plus entre les pilotis des maisons de
celles qui, autrefois, faisaient figures de patron.
Profitant du décloisonnement de régions jusqu‟alors difficilement accessibles, des filières inédites
Ŕ prenant parfois la forme de patronage et d‟ateliers domestiques Ŕ se sont par ailleurs
développées depuis les années 2000 autour de commerçantes récemment implantées au marché
du matin. Originaires du nord et du nord-est du pays, elles se sont spécialisées dans la vente de
textiles de leurs régions connues, depuis la réouverture des frontières du pays au milieu des
années 1980, pour leurs antiquités. Les reproductions contemporaines de ces dernières, très
appréciées par les touristes et les acheteurs internationaux alimentant des boutiques de part le
monde, requièrent une technicité singulière et mobilisent en conséquence de nouveaux acteurs
dans le négoce textile laotien. Structurées, elles-aussi, autour de relations d‟interconnaissances
préalables qui engagent la parenté et le voisinage, ces filières amplifient dès lors le maillage
commercial du territoire national qui touche dorénavant, non plus seulement la Vallée du
Mékong, mais l‟ensemble des provinces laotiennes, même les plus excentrées.
Georges Condominas & Claude Gaudillot, 2000 [1959], La plaine de Vientiane – Étude socio-économique, Paris : Seven
Orients, 310 p.
13 Grant Evans, 1988, “'Rich Peasants' and Cooperatives in Socialist Laos”, Journal of Anthropological Research, 44, n°3 :
229-250 ; 1995 [1990], Lao Peasants Under Socialism and Post-Socialism, Bangkok: Silkworms Books, 268 p.
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De ces filières ayant le marché du matin pour horizon ont émergé, dans les années 1990, au
moins deux de la petite dizaine d‟entrepreneurs textiles de première génération à avoir établi des
compagnies à vocation internationale haut-de-gamme14. Les autres étaient, pour la plupart,
impliqués dans d‟autres filières d‟artisanat textile laotien : celles de projets de développement mis
sur pied et gérés par des instances internationales (Nations-Unies) en collaboration plus ou moins
directes avec des structures étatiques (l‟Union des Femmes Laotiennes) Ŕ à l‟instar de Lao Coton et
The Art of Silk Ŕ ou par des particuliers comme la coopérative de Phontong (Vientiane)15. Si elles
ont connu des postérités diverses, ces initiatives ont toutes été créées après la mise en place de la
R.D.P. Lao dans un contexte politique prônant l‟autosuffisance économique. Dans ces cadres, il
s‟agissait d‟assurer un revenu aux femmes en s‟appuyant sur leurs compétences textiles et de
contribuer ainsi à l‟économie familiale, villageoise et même nationale. Les débouchés de ces
filières étaient alors locaux (le marché du matin aux débuts de la coopérative de Phontong) et,
malgré la rupture des relations avec les pays du bloc de l‟Ouest Ŕ Thaïlande comprise Ŕ,
internationaux (les marchés des pays « frères » d‟Europe de l‟est pour Lao Coton).
Ces entrepreneurs ont su saisir les opportunités commerciales offertes par la libéralisation de
l‟économie et par la possibilité d‟échanger à nouveau, à titre privé, avec l‟étranger. Les
commerçantes du marché du matin, connaissant les ficelles du métier, ont ainsi mobilisé les
réseaux nés de leur expérience préalable des mondes textiles laotiens et leurs savoir-faire pour
acquérir les repères propres aux marchés internationaux. Afin de développer leur activité, elles se
sont également appuyées sur des conseillers experts en développement et en entrepreneuriat, se
sont formées au Laos ou à l‟étranger en management et en marketing et ont eu recours à des
designers commissionnés pour adapter leurs modèles à des marchés jusqu‟alors inconnus d‟elles.
Les anciens cadres des projets gouvernementaux ont, quant à eux, profité de l‟expérience acquise
en leur sein sur les mondes artisanaux laotiens et sur les techniques textiles, qu‟à de très rares
exceptions, ils maîtrisaient avant leur embauche. Aujourd‟hui encore nombreux sont d‟ailleurs
ceux qui, même engagés dans la production textile internationale, ne savent pas tisser eux-mêmes.
Formés en gestion d‟entreprise et en design, ils ont néanmoins su mettre en jeu leurs
compétences de créateur et de gestionnaire pour monter leur propre compagnie en s‟appuyant en
particulier sur leur carnet d‟adresses et sur les informations accumulées sur les marchés,
l‟organisation du travail et les cadres législatifs en matière d‟import/export en vigueur à travers le
monde.
Majoritairement de nationalité laotienne, ces entrepreneurs de la première heure sont aujourd‟hui
concurrencés par une armada de nouveaux venus, notamment des étrangers et des Laotiens
d‟Outre-mer, attirés par l‟intérêt croissant porté aux étoffes artisanales. Si, comme leurs
prédécesseurs, ils justifient généralement leur entrepreneuriat par la passion des textiles qui les
anime, ils négligent souvent de mentionner combien ce monde est devenu, en seulement une
décennie, un espace d‟opportunités commerciales et économiques qui dépasse le cadre des
frontières du pays et qui l‟inscrit de fait dans un monde globalisé lui servant de modèle. Ces
Pour une biographie détaillée de certains de ces entrepreneurs textiles de première génération, voir Carol IresonDoolittle & Geraldine Moreno-Black, 2004, The Lao. Gender, Power and Livelihood, Oxford : Westview Case Studies in
Anthropology, 194 p.
15 Shui Meng Ng, 1988, “The beginning of small enterprise in Laos : The Phonetong women‟s weaving cooperative”,
in Daughters in Industry, Noeleen Heyzer (ed.), Kuala Lumpur: Asian and Pacific Development Center, pp. 33-68.
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entrepreneurs s‟attaquent dès lors aux marchés internationaux en mobilisant, sur divers supports
marketings (brochures, sites internet, articles de presse, ouvrages autoédités, etc.), des images de
marque élaborées à partir de critères en vogue en Occident et au Japon Ŕ leurs principaux
marchés Ŕ comme ceux de « tradition », d‟« écologie » et de « préservation de la culture » ou de la
« nature » laotienne16. En filigrane, ils jouent également sur le caractère inédit des collections
textiles qu‟ils commercialisent et sur la qualité revendiquée de chacune des pièces qui, en atelier,
sont fabriquées à la main de bout en bout de la chaîne de production ; autant de critères qui les
démarquent, selon eux, des filières de places de marché locales. Ils considèrent en effet les textiles
qui y sont vendus comme des objets de qualité médiocre Ŕ tant dans leurs matériaux que dans
leur exécution Ŕ, qui se contentent de reproduire des modèles préexistants sans que ni les
boutiquières ni les tisseuses ne cherchent à innover.
Il ne s‟agit pas, dans la suite de cet article, de savoir si ces entrepreneurs sont ou non des
« créateurs » notamment par rapport aux tisseuses et aux boutiquières du marché du matin, mais
de s‟intéresser aux conditions nécessaires à la reproduction en série de modèles considérés
comme originaux dans le cadre particulier de l‟atelier. En étudiant cet espace productif et
managérial à priori inédit au Laos, je propose de voir comment s‟organisent ces filières qui ont
pour horizon les marchés internationaux haut-de-gamme et d‟envisager ce qu‟elles induisent, au
quotidien, dans les rapports de production qu‟entretiennent deux nouvelles figures archétypales
du paysage économique laotien : les entrepreneurs et les petites mains textiles.
II. D’UN MODÈLE TEXTILE À SA REPRODUCTION EN SÉRIE : UNE FILIÈRE
SOUS CONTRÔLE
Derrière les palissades et les claustras, discrètement implantés tout à la fois dans les vieux
quartiers de Vientiane et dans ceux nouvellement urbanisés, les ateliers textiles résonnent du
battement cadencé des peignes sur la soie. Les entreprises, qui vont de la petite structure familiale
à la manufacture17, comptent entre une dizaine et plus d‟une centaine de métiers à tisser. Installés
entre les pilotis de maisons d‟habitation à un étage, dans des cours couvertes, des hangars de tôle
ou encore des halles de bois, ces métiers à tisser sont quotidiennement occupés par une armada
de femmes et de jeunes filles absorbées par leur ouvrage. À côté de ces espaces consacrés au
tissage, s‟organisent ceux dédiés aux autres activités textiles à l‟instar de la teinture, du bobinage,
de l‟ourdissage18, des finitions, de la couture, du repassage ou encore de l‟emballage et de la vente.
Chacune de ces étapes, en amont et en aval du tissage proprement dit, participe ainsi à la
Annabel Vallard (à paraître), ibid.
Il est très difficile d‟évaluer le nombre de personnes impliquées dans la production textile au sein de ces entreprises
artisanales à vocation internationale sur l‟ensemble du territoire dans la mesure où une partie, parfois conséquente, de
la production est réalisée à domicile (cf. infra) et qu‟il n‟existe pas, à ma connaissance, de statistiques officielles fiables.
Néanmoins, l‟enquête a montré que la plupart des ateliers de Vientiane sont de taille moyenne et regroupent d‟une
trentaine à une soixantaine d‟employés en comptant tous les corps de métier. Une dizaine d‟entre eux, ceux qui ne
délocalisent pas ou très peu la production, en compte cependant plus d‟une centaine. La plus grosse entreprise visitée
employait ainsi en 2004 près de soixante-dix tisseuses, cinq teinturiers, une dizaine de bobineurs, trois ourdisseurs et
une vingtaine d‟employés en charge de la création, des finitions, de la couture ou encore de l‟administration et des
relations avec la clientèle.
18 L‟ourdissage est l‟opération qui consiste à préparer les fils de chaîne en les ordonnançant avant de les tendre sur le
métier à tisser en vue du tissage.
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transformation des fils en étoffes commercialisables et mobilise tout un monde d‟hommes et de
femmes diversement qualifiés. Au sein des ateliers, la fabrication sériée d‟un textile ne dépend dès
lors pas d‟une unique personne qui maîtriserait l‟ensemble des chaînes opératoires menant des
fibres au tissu, mais implique la collaboration de spécialistes dédiés à chacune de ces opérations.
La sériation des tâches et la spécialisation du travail opèrent au minimum entre les activités liées à
la fabrication des fils, à leur teinture et à leur tissage. Ces étapes appartiennent en effet à trois
registres techniques très différents engageant non seulement des dispositifs et des espaces
distincts, mais des savoirs et des savoir-faire qui ne sont pas partagés par tous19. Dans les ateliers
les plus grands, les postes de travail sont encore plus compartimentés. Au sein des escouades de
tisseuses, on distingue par exemple les femmes qui se spécialisent techniquement et
stylistiquement dans le tissage des ikat20, dans le brochage ou encore dans le tissage de coupons
d‟étoffes sans motifs et c‟est en fait toutes les activités liées à la production textile qui peuvent
ainsi faire l‟objet d‟une spécialisation (ourdissage, ligature des ikat, codage des motifs21, etc.).
Il ne faut cependant pas croire qu‟il s‟agit là d‟une spécificité propre à l‟atelier. Alors qu‟au début
du XXe siècle, les femmes maîtrisaient la plupart des étapes de la fabrication textile Ŕ cultivant
elles-mêmes les pieds de cotonniers et élevant les vers à soie Ŕ, des spécialistes dotées d‟habiletés
remarquables étaient déjà reconnues et se distinguaient par une certaine réputation. Dès les
années 1920/1930, elles servaient même d‟appui aux femmes de leur parenté et de leur voisinage.
Aujourd‟hui, dans les filières destinées aux places de marché locales, elles dispensent parfois leurs
conseils et forment celles, assez peu nombreuses, qui les sollicitent. Le plus souvent, elles sont
néanmoins commissionnées comme sous-traitantes spécialisées pour ces diverses opérations
techniques (teinture, ligature des ikats, ourdissage des chaînes, codage des motifs, etc.) ce qui leur
assure un revenu non négligeable en complément du tissage, à tel point qu‟elles délaissent
quelquefois sa pratique.
La plupart des tisseuses ne connaissent pas, par exemple, les processus tinctoriaux, surtout quand ceux-ci
impliquent des produits naturels et qu‟ils requièrent, dès lors, des connaissances pointues sur les propriétés
colorantes des végétaux, minéraux et animaux utiles.
20 L‟ikat est un procédé de teinture à réserve des fils avant tissage et le nom du tissu réalisé selon cette technique. Il
est connu au Laos sous le terme de mi.
21 Dans la région de Vientiane, le métier à tisser est un métier sur cadre constitué d‟un bâti fixe d‟une envergure de
1,50 à 2 m qui suppose de disposer, pour son usage, d‟un endroit assez spacieux où il est entreposé de manière
permanente. Il est également constitué de pièces mobiles dont les lisses et le peigne qui sont composés d‟autant de
mailles et de dents que de paires de fils de chaîne dans lesquelles ils sont passés. Les lisses au nombre de deux sont
reliées à des pédales (ou marches) qui permettent de lever et d‟abaisser alternativement les fils pairs et impairs de la
chaîne. En ouvrant et en fermant un pas (ou foule), c‟est-à-dire un intervalle entre les nappes de fils de chaîne, la
tisseuse permet l‟insertion progressive et le piégeage des trames.
Les motifs sont créés de deux manières différentes : ils sont soit réalisés au coup par coup par la tisseuse, soit
mémorisés dans des systèmes techniques divers qui peuvent être réutilisés ultérieurement. Dans le premier cas, la
tisseuse conçoit les motifs de mémoire ou à partir d‟un modèle tissé ou dessiné. Pour cela, elle s‟aide généralement
d‟une lame et compte patiemment les fils de chaîne qui seront sélectionnés et soulevés lors de l‟ouverture du pas
permettant le passage, à la main ou à la navette, du fil de trame. Dans le second cas, elle est secondée par un système
de mémoire technique préparé avant le tissage. Il s‟agit alors d‟utiliser des traceurs (fils de nylon, baguettes de
bambou, etc.) qui permettent l‟enregistrement et la conservation des lignes composant les motifs. Ce système est
préféré quand les motifs sont composés d‟un nombre important de lignes ou de répétitions, mais également quand
les décors sont réalisés à partir d‟une double chaîne. Les traceurs peuvent être conservés directement dans la chaîne
ou dans des mailles placées à la verticale et à l‟horizontale de celle-ci, autrement appelées lisses. Avant le tissage, la
tisseuse doit donc inscrire chacune des lignes formant les motifs dans les mailles. Pour cela, elle compte les fils de
chaîne à abaisser et à soulever qui les composent. Cette technique nécessite minutie et attention. Elle n‟est cependant
pas si fréquente dans la mesure où les lisses se conservent et se transmettent, parfois de génération en génération.
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Dans le cadre de l‟atelier, conçu selon un modèle tayloriste du travail, qui n‟est pas sans rappeler
la proto-industrialisation textile européenne du XIXe siècle22, la sériation des tâches et la
spécialisation du travail y sont cependant poussées à l‟extrême et participent de la recherche d‟une
maximisation de la productivité. Si l‟atelier apparaît comme un concentré de la production textile,
il ne donne ainsi que l‟illusion d‟une continuité à des chaînes opératoires fondamentalement
fragmentées et discontinues qui, ailleurs notamment dans les espaces domestiques, ne se donnent
jamais à voir dans leur totalité. Les modèles y sont dès lors conçus en dehors des petites mains
qui, in fine, les matérialisent. Suivant les entreprises, les prototypes textiles sont élaborés soit par
les entrepreneurs eux-mêmes en collaboration avec une ou plusieurs tisseuses chargées de la
réalisation technique, soit par un de leur proche ou de leur employé recruté pour cette tâche, soit
encore par un créateur ou un designer textile Ŕ souvent étranger (pour les quatre cas recensés :
japonais, singapourien, australien et américain) Ŕ engagé pour une ou plusieurs saisons. Ces
prototypes sont créés en jouant tout à la fois sur les usages prévus des pièces finies, les
dimensions, les décors, les motifs, les palettes chromatiques, et aussi sur la nature des fibres
employées (coton, soie, lin, chanvre, etc.), la qualité des fils, leur calibre et leur torsion, leur
texture en somme. Après une série de tâtonnements, d‟essais multiples et de tentatives avortées,
les modèles finalement stabilisés sont transmis aux employés en charge de leur reproduction. Il
s‟agit d‟abord pour ces derniers de travailler la qualité et la texture des fils, si besoin en les
décreusant ou en les retordant. Il s‟agit ensuite de les teindre en respectant, à la nuance près, les
coloris choisis. Il s‟agit aussi de préparer les chaînes, les trames et les lisses codant les motifs
permettant l‟entrelacement à l‟identique des fils formant le fond et le décor des étoffes. Quand le
dispositif est en place, il s‟agit enfin de donner véritablement corps et forme au tissu selon les
directives préétablies.
À chacune de ces étapes, divers agents contrôlent la conformité au modèle original des fils, des
couleurs, des croisures et encore des pièces de tissu ; révélant, au sein des ateliers, un système
hiérarchique à emboitement existant à divers degrés de flexibilité selon les entreprises. Aux
escouades de teinturiers, de bobineurs et de tisseuses répondent ainsi des moniteurs, des chefs de
section et des chefs d‟atelier qui sont en charge de la supervision de la production. Cette
hiérarchie s‟organise depuis les superviseurs qui contrôlent les escouades de spécialistes
(escouades qui sont délimitées en fonction d‟un nombre préétablis d‟employés Ŕ par exemple dix
ou vingt Ŕ ou de leur agencement dans l‟espace Ŕ en général par alignements de métiers à tisser Ŕ
« chefs de rangées » Ŕ ou par bâtiments) et les chefs de section qui gèrent l‟ensemble des
travailleurs d‟une spécialité, comme les tisseuses ou les teinturiers (« chef de teinture », « chef de
la ligature des ikats », etc.) jusqu‟au chef d‟atelier qui est responsable de l‟ensemble de la
production (du contrôle des produits finis à l‟organisation du travail et la gestion des employés).
Plus expérimentés techniquement, ils gèrent, sous la houlette de l‟entrepreneur, l‟action de leurs
collègues et subordonnés.
Le travail de ces superviseurs consiste non seulement à contrôler la bonne exécution des tâches,
mais à former et à assister les employés dans leur pratique technique. Sériée, la production textile
Esther N. Goody (ed.), 1982, From Craft to Industry: the Ethnography of Proto-industrial Cloth Production, Cambridge:
Cambridge University Press, 220 p.
22
8
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Laos contemporain
reste en effet artisanale et donc potentiellement variable. Elle compromet, ainsi, la reproduction à
l‟identique des modèles textiles dans le double respect des conventions instaurées par leur
créateur et de la qualité haut-de-gamme vantée à la clientèle. Les procédures de contrôle des
étapes intermédiaires de transformation des matières brutes en textiles sont dès lors doublées de
divers dispositifs de transfert d‟instructions afin que celles-ci soient les plus précises et
intelligibles possibles et que les petites mains s‟écartent le moins des normes établies.
Dans le cadre de la pratique du tissage, par exemple, les tisseuses s‟appuient sur deux types de
supports de remémoration : la pièce tissée prototypique d‟une part et le schéma représentant le
modèle à reproduire d‟autre part23. Pour certains extrêmement détaillés, ces schémas n‟en sont
pas pour autant aisément intelligibles. Il faut, pour les comprendre, avoir été initié au prototype
original sous sa forme tissée. S‟il est représenté sur le papier, le décor l‟est en effet fréquemment
sous une forme codée, en lettres ou en nombres, mais également en esquisses. Seul le modèle
original et les explications répétées du créateur et/ou du chef d‟atelier permettent ainsi
véritablement aux tisseuses de comprendre ce que ces croquis modélisent, quelles techniques elles
doivent utiliser et comment elles doivent associer les diverses teintes. Les schémas ne se suffisent
donc pas à eux-mêmes et se conçoivent dans une démarche les associant à une formation initiale,
à un suivi tenu et, comme ultime recours, au prototype. Ils prennent alors véritablement sens
comme aide-mémoire et comme vecteur privilégié des instructions des créateurs aux chefs
d‟ateliers et aux tisseuses.
Ces supports sont mobilisés surtout dans les premiers temps de l‟apprentissage d‟un nouveau
modèle. Par la suite, la tisseuse s‟en affranchit en assimilant ses principales caractéristiques.
Bientôt, elle ne s‟y réfère plus que sporadiquement et tisse essentiellement en s‟appuyant sur sa
mémoire et sur divers dispositifs techniques qui la secondent comme les lisses codant les motifs
qui constituent un support et un cadre mémoriel stable ou les fils préalablement teints des ikats
qui matérialisent le décor, par leur simple déroulement, au cours du tissage.
Malgré ces garde-fous, il arrive néanmoins aux tisseuses de se tromper ou de prendre quelques
libertés avec les instructions, adaptant les modèles au fil du temps, et ce, même de manière
minime (en rallongeant ou en raccourcissant un motif ou en changeant les associations de
couleurs). Par ailleurs, elles ne respectent pas toujours les procédures techniques préconisées par
les entreprises, notamment celles relatives à la finition des pièces, à l‟arrêt des fils de trame
formant motifs ou à la reprise des fils cassés dans la chaîne ; autant de procédures qui sont les
garantes d‟un certain standard de qualité textile et qui sont liées à la marque de fabrique des
ateliers. Dès qu‟une tisseuse s‟écarte du prototype ou qu‟elle ne suit pas précisément leurs
directives, les chefs de section ou d‟atelier, qui se placent souvent auprès des métiers pour
observer l‟avancée des travaux en cours, interviennent. Elle doit alors corriger son tissage en
tenant compte de leurs remarques, quitte à détisser au préalable la partie non-conforme à
l‟original. S‟ils se répètent, ces écarts par rapport à la règle imposée exposent les petites mains à
Ce dernier, véritable diagramme, indique son format, le séquençage de ses motifs, leurs dimensions et leurs
espacements Ŕ ordinairement évalués en centimètres et aussi, parfois, en nombre d‟unités graphiques ou de lignes. Il
porte également mention des techniques de tissage et des coloris dans lesquels le décor doit être réalisé. Dans
quelques ateliers, ce médium mémoriel est accompagné d‟échantillons de fils dans les différentes teintes requises et
de photographies du modèle fini.
23
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Laos contemporain
des remontrances, à des baisses de salaire24 ; voire même, dans les cas les plus sérieux, à un renvoi
potentiel.
Les nouvelles venues dans les ateliers doivent dès lors rapidement faire preuve tout à la fois d‟une
discipline organisationnelle et de connaissances techniques généralement très différentes de celles
qu‟elles ont apprises et pratiquées avec leur mère et leurs parentes. Si les savoirs et savoir-faire
textiles de base sont encore largement partagés au Laos, nombreuses sont en effet les jeunes
femmes qui ne maîtrisent pas l‟ensemble des étapes de la production textile. Rares sont celles, par
exemple, qui savent ourdir une chaîne, ligaturer des ikats ou encore tisser des doubles chaînes et
brocher des motifs. Plus rares encore sont celles qui satisfont, dès leur arrivée à l‟atelier, aux
qualités d‟ouvrage et de finition très rigoureuses qui y sont attendues. Afin de tester l‟habileté
technique des tisseuses postulantes Ŕ même de celles qui savent déjà tisser Ŕ, certains chefs
d‟ateliers les intègrent d‟abord dans l‟escouade des bobineurs. Savoir préparer de belles bobines Ŕ
c‟est-à-dire des bobines régulières, bombées et fermes dont le fil se déroulera sans arrêt Ŕ est
extrêmement valorisée localement et permet, selon eux, de détecter les plus aptes au tissage, cette
activité de rythme, de rigueur et de discipline. Celles qui sont peu familiarisées avec les pratiques
textiles sont aussi mises progressivement en contact avec les différentes techniques de tissage ;
cette gradation dans l‟apprentissage correspondant, en accéléré, à celui que connaissent les jeunes
filles au sein des maisonnées et des espaces villageois laotiens. Dans l‟atelier, ce temps est
cependant réduit : arrivées pubères, les jeunes filles sont rapidement installées au métier à tisser.
La phase d‟immersion, d‟observation et d‟imitation des jeunes années, associée aux essais répétés
qui est la base de la transmission et de l‟apprentissage du tissage domestique, y étant impossible à
reproduire.
Certaines femmes ne s‟adaptent pas à cette atmosphère et/ou aux exigences liées à cette
organisation stricte du travail. D‟autres comprennent rapidement (ou on leur fait comprendre)
qu‟elles n‟ont pas le bon rythme et les qualités nécessaires pour satisfaire une production
standardisée haut-de-gamme. Fatiguées ou démotivées, elles quittent prématurément l‟entreprise.
L‟existence d‟un turn-over assez important, observable notamment dans les quelques entreprises
aux allures de manufactures, révèle ainsi une autre facette de la production textile en atelier
directement liée à la sériation des tâches. Si chaque étape du travail y est indispensable, la
fragmentation et la spécialisation des activités textiles réduit potentiellement les petites mains à
une main d‟œuvre interchangeable et effectivement inter-changée dans un contexte où savoir
tisser est encore commun et où l‟offre de bras très concurrentielle.
Les employés qui travaillent dans l‟enceinte de l‟atelier sont le plus souvent rémunérés selon deux modalités : une
base salariale mensuelle adossée aux heures effectivement travaillées Ŕ heures d‟arrivée et de départ étant consignées,
chaque matin et chaque soir, par les chefs d‟atelier ou enregistrées par des pointeuses mécaniques Ŕ et un paiement
complémentaire à la pièce. Ceux qui travaillent à domicile (cf. infra) sont, quant à eux, uniquement rémunérés à la
tâche. Quel que soit le mode de rétribution, les rémunérations varient en fonction du type de tâche réalisée (tissage,
teinture, canetage, ligature des ikats, ourdissage, etc.) et de l‟adéquation des produits finis aux consignes des chefs
d‟atelier. Dans ce cadre, les salaires mensuels des employés sont donc très variables. En 2004/2005, les salaires
moyens dans la plupart des ateliers s‟échelonnaient de 300.000/400.000 kips (31/42 €) à 700.000/1.000.000 kips
(73/105 €) selon l‟assiduité et la productivité des employés, leur spécialité (teinturerie, création des prototypes) ou
encore les responsabilités de direction qu‟ils assuraient. Pour les employés, c‟est le travail à la tâche qui fait la
différence sur le bulletin de paye. Aussi ceux qui le peuvent soit font des heures supplémentaires en atelier, soit Ŕ
quand c‟est autorisé par les dirigeants de l‟entreprise Ŕ rapportent du travail à domicile qu‟il s‟agisse de préparer les
chaînes, de teindre ou de bobiner, de tisser ou encore de finir un tissu tombé du métier.
24
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Laos contemporain
Ces procédures de contrôle standardisées et la pression exercée sur les petites mains textiles sont
d‟autant plus importantes pour les quelques entreprises qui délocalisent partie ou totalité de leur
production en dehors de l‟atelier. Elles ont en effet recours à des tisseuses qui œuvrent depuis
leur domicile dans des villages quelquefois éloignés de plusieurs dizaines ou centaines de
kilomètres du centre décisionnaire de la compagnie. Des superviseurs servent alors de relais et
font le lien entre l‟atelier et ces espaces domestiques. En charge du suivi de cette production
externalisée, ils travaillent en étroite collaboration avec les chefs d‟atelier auprès desquels ils
prennent leurs instructions pour les nouvelles commandes et récupèrent les modèles et les fils à
tisser. Au cours de leurs rencontres, chefs d‟atelier et superviseurs commencent par évaluer
ensemble les pièces de tissu achevées par les tisseuses et collectées à leur domicile. Pour chacune
d‟elles, ils jaugent leur adéquation au modèle et la qualité de leur réalisation. Sur les carnets de
liaison propres à chaque tisseuse Ŕ qui mentionnent les dates, les types de pièces réalisés, le poids
des matières premières confiées, etc. Ŕ, ils indiquent si la pièce correspond ou non aux attentes
imposées par l‟entreprise. Ils se chargent ensuite de peser, numéroter et répartir les écheveaux de
soie et de coton pour les futures pièces à reproduire entre les tisseuses disponibles qui sont
choisies selon leurs habiletés techniques. Les chefs d‟atelier profitent souvent de ces occasions
pour revenir sur l‟ensemble des caractéristiques des pièces à réaliser, les difficultés
potentiellement rencontrées pour les différents modèles, les erreurs à ne pas laisser passer et les
améliorations qu‟il est encore possible d‟apporter à la production. À charge aux superviseurs de
transmettre ces recommandations, directives et, occasionnellement, avertissements aux tisseuses
dont les pièces sont concernées par les critiques et, plus largement, à toutes celles qui sont placées
sous leur responsabilité. Afin de les accompagner au mieux dans leur tâche solitaire, ces
intermédiaires se forment de manière continue et intensive aux nouveaux modèles jusqu‟à en
connaître les moindres détails (motifs, teintes ou encore finitions) quitte à occuper, plusieurs
semaines durant, des espaces qui leur sont réservés au sein des ateliers.
Si la production de quelques entreprises est parfois délocalisée, l‟atelier reste cependant le centre
décisionnaire de ces filières et certaines opérations sont exclusivement réalisées dans son enceinte
comme, par exemple, la création des modèles et des prototypes, la formation des tisseuses et
monitrices, la teinture et, plus généralement, l‟organisation et la gestion de la production et de la
distribution textile. Dans plusieurs entreprises, l‟accès à ce centre décisionnaire est strictement
contrôlé et interdit aux visiteurs extérieurs. L‟atelier y est en effet considéré comme le siège
d‟innovations technologiques et de créations originales qui doivent être protégées contre
l‟espionnage et les vols de la concurrence. Désormais, cette protection s‟étend même au-delà des
limites de l‟atelier et s‟externalise dans des procédures internationales de labellisation de qualité et
de dépôt de copyrights25 dont le propos est double. Il s‟agit d‟une part d‟attester, auprès des
marchés haut-de-gamme du monde entier, du respect des standards de qualité en vigueur dans les
ateliers. Il s‟agit d‟autre part de protéger de la reproduction frauduleuse des motifs et des modèles
textiles considérés comme des inédits par les compagnies et, dès lors, appropriés par les
entrepreneurs qui sont à leur tête.
25
Vallard, à paraître, JSEAS, ibid.
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Laos contemporain
Cette quête de contrôle dans le cadre d‟un monde productif éminemment collectif, caractérisé par
des chaînes opératoires fragmentées et plurielles, est ainsi rendue possible uniquement par
l‟assignation de tâches circonscrites aux divers protagonistes et par la mise en place, à chaque
étape de la reproduction en série des prototypes, d‟une supervision hiérarchisée validant la
conformité des pratiques aux normes préétablies. Dans cette production sous contrainte, chacune
des petites mains est alors à sa tâche, à sa place, et doit se plier aux directives sous peine d‟être
exclue.
III. TRAVAILLER ET VIVRE À L’ATELIER : SOCIABILITÉ ET PATRONAGE
TEXTILES
À travers le Laos, les ateliers sont animés toute l‟année, du lundi au samedi, des premières heures
de la matinée (vers 7h/8h) à la fin de l‟après-midi (vers 16h/17h). Dans quelques entreprises, au
demeurant assez peu nombreuses26, il n‟est pourtant pas rare que les métiers à tisser soient
occupés en continu depuis l‟aube jusque tard dans la nuit. Là, en effet, la plupart des employés ne
se contentent pas de travailler à l‟atelier, mais y vivent. Logés et nourris27, ils occupent des espaces
de vie collectifs aménagés à leur intention. Les chambres-dortoirs accueillent ainsi de deux à cinq
employés, tous partageant les sanitaires, la cuisine et les salles de repos. Dans ces espaces
mutualisés et suivant les heures, ils prennent leurs repas, discutent, lisent ou regardent ensemble
la télévision.
Cette vie en communauté est réservée aux jeunes gens célibataires, quasi exclusivement des
femmes compte-tenu de l‟orientation de genre des activités textiles28. À quelques rares exceptions
près, le mariage scelle dès lors le départ des dortoirs. Afin de justifier ces déménagements
postnuptiaux, les entrepreneurs invoquent essentiellement le manque de place récurrent et les
problèmes organisationnels induits par la présence d‟un couple mobilisant une chambre pour
seulement deux personnes. Les employés, une fois mariés, conservent néanmoins leur poste de
travail et poursuivent leur activité diurne au sein des ateliers.
Dans certaines compagnies aux allures de manufactures et aux pratiques managériales limites
imitant celles des entreprises de confection, l‟union matrimoniale pousse pourtant les employés à
quitter l‟atelier sous peine, sinon, de faire l‟objet de pratiques discriminatoires. Ils peuvent y être,
par exemple, rejetés à la marge des espaces de travail (installation dans des emplacements
précaires comme dans les cours insalubres plutôt que dans les halles en dur nouvellement
construites) et de la commensalité quotidienne. N‟étant plus nourris par l‟entreprise, ils sont
invités à prendre leurs repas à l‟écart des espaces de repos et de sociabilité réservés aux résidents.
Les dirigeants de ces très rares compagnies justifient ces pratiques par la difficile compatibilité
Lors de l‟enquête de terrain auprès d‟une dizaine d‟entreprises privées, trois hébergeaient et nourrissaient tout ou
partie de leur personnel dans l‟enceinte de l‟atelier.
27 Pour être hébergés, les employés déboursent une partie de leur salaire. Relativement secret, le montant semble être
d'une moyenne de 100 000 kips (10,51 €) à 150 000 kips (15,76 €) par mois. Dans la plupart des ateliers, loger et
surtout nourrir ce petit monde relève d'un véritable exercice d'intendance géré par une ou plusieurs cuisinières
dédiées à cette tâche.
28 Lorsque des hommes sont hébergés à l‟atelier Ŕ notamment ceux qui travaillent à la teinturerie ou qui participent
aux travaux de manœuvre Ŕ, ils sont logés dans des bâtiments distincts.
26
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existant, selon eux, entre productivité et vie de famille après le déménagement hors de l‟atelierdortoir, ne serait-ce que parce qu‟il est alors impossible à ces employés de prolonger leurs
journées de travail jusque tard dans la soirée. Ils n‟évoquent pas le fait qu‟ils anticipent ainsi une
maternité prévisible Ŕ qui limitera au moins pour un temps la disponibilité des employées Ŕ et
une diminution potentielle de leur autorité sur des jeunes filles devenues des femmes à part
entière. Pour ces dernières, être exclues de la commensalité quotidienne est parfois vécu comme
un traumatisme. Non seulement les parts de nourriture sont plus maigres que pour ceux qui
vivent à l‟atelier, mais elles ne participent plus de la même sociabilité et d‟un certain idéal de
convivialité localement extrêmement valorisé.
Au sein des compagnies qui, les plus nombreuses, privilégient une réelle distinction entre lieux de
vie et de travail, c‟est souvent en vertu de cette sociabilité que les mères de famille Ŕ voire les
grands-mères Ŕ décident de rejoindre les ateliers pendant la journée. De cette manière, elles
bénéficient de l‟opportunité de travailler tout en disposant de suffisamment de temps, soirs et
matins, pour s‟occuper de leur maison et de leurs enfants. Plus encore, elles échappent à la
pratique solitaire d‟un tissage domestique considérée comme particulièrement attristante. Dans les
lieux collectifs de production, elles retrouvent un voisinage stable constitué par des employées
avec lesquelles elles partagent des espaces de travail pérennisés et entretiennent, dès lors, une
familiarité née d‟une constante promiscuité. Certaines s‟évertuent même, au fil des années, à
s‟installer au plus près de celles avec lesquelles elles entretiennent des d‟affinités électives
composant, au sein des ateliers, des enclaves d‟intimité partagée. Cette connivence est la plus
manifeste au moment des repas qui voient la formation de groupes de commensalité qui ont tous
leurs habitués et leurs coins attitrés.
Ces affinités électives et intimités partagées préexistent de fait à la vie et au travail en atelier. Les
employés de ces compagnies n‟arrivent en effet pas là par hasard. Préalablement à leur embauche,
tous connaissent au moins l‟une des petites mains ou l‟un des dirigeants de l‟entreprise et c‟est en
suivant leurs réseaux d‟interconnaissances qu‟ils ont effectivement été recrutés. Ces réseaux, qu‟ils
se fondent sur la parenté, le voisinage ou l‟affinité, entraînent dans des processus migratoires des
jeunes gens Ŕ on l‟a vu essentiellement des jeunes femmes Ŕ originaires de toutes les provinces du
pays et surtout des régions du Nord et du Nord-Est réputées pour leurs tissages et leurs tisseuses.
L‟une des entreprises ethnographiées est le révélateur limite de ces pratiques de recrutement
fondées sur une proximité sociale et relationnelle qui attire dans ses mailles de multiples petites
mains issues de migrations à l‟échelle nationale. Toutes générations confondues, sur la trentaine
de tisseuses travaillant in-situ dans l‟atelier, aucune n‟est née à Vientiane. Toutes ont parcouru,
pour diverses raisons, ce chemin vers la ville. Les causes les plus communément évoquées sont
d‟ordre économique et renvoient aux perspectives limitées qui existent, pour les plus jeunes, dans
les campagnes laotiennes en dehors de l‟agriculture. Elles font également référence à l‟attrait
qu‟exerce, sur ces générations, une capitale en plein essor qui est étroitement associée, dans les
récits comme dans les imaginaires des candidats à la migration, à des modes de vies inédits et très
attractifs ; ces modes de vie étant publicisés tant par les médias que par ceux qui, dans leur
entourage, ont déjà franchi ce cap migratoire.
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Dans cette entreprise, les tisseuses sont ainsi originaires de seulement quatre provinces sur les
seize que compte la R.D.P. Lao : Vientiane, Luang Prabang, Xieng Kouang et Hua Phan. L‟étude
de leurs récits de vie a montré que cette distribution matérialise en fait les liens singuliers que les
dirigeants de l‟entreprise entretiennent avec chacune d‟entre elles. La moitié a en effet été recrutée
parmi la parenté et la parentèle de la fondatrice de l‟atelier et parmi les membres des deux
communautés villageoises dont son mari et elle sont originaires (communautés implantées dans
deux districts de la région de Hua Phan). Environ un quart l‟a été au fil de l‟histoire personnelle
des dirigeantes de l‟atelier et des relations électives de confiance et d‟amitié qu‟elles ont
progressivement nouées avec diverses familles des régions du Nord et du Nord-Est du pays. Le
quart restant a suivi les fils de la réputation de cette compagnie circulant parmi les cercles
relationnels des employés et du voisinage de l‟entreprise. Des réseaux d‟embauche se sont ainsi
crées à partir du bouche à oreille et de premières expériences de travail et de migrations réussies
en son sein. Au fil du temps, la sphère de recrutement de cet atelier s‟est donc élargie en passant
de la parenté et l‟appartenance villageoise au voisinage et aux réseaux des employés.
Même limite dans l‟ampleur qu‟y prennent les modes de recrutements fondés sur
l‟interconnaissance, ce cas illustre la manière dont se jouent au Laos les relations de travail et les
embauches. Celles-ci sont fondées sur un système de patronage et de clientélisme à emboitement,
qui existe dans le domaine économique et (surtout) politique. Dans ce cadre où priment les
obligations réciproques, le patron garantit assistance et protection à ses clients tandis que ces
derniers travaillent pour lui en retour et l‟assurent de leur allégeance, étendant et renforçant sa
sphère d‟influence et son aura. En mobilisant leur entourage proche, entrepreneurs et employés
font ainsi jouer une certaine éthique locale des relations sociales. Celle qui est déterminée par
l‟entraide et la coopération, par la loyauté et la confiance ; ces valeurs auxquelles la proximité
relationnelle oblige les individus. Celle surtout qui met en jeu la face des protagonistes de la
relation, face qui est maintenue par une attitude courtoise et policée s‟attachant, en toutes
circonstances, à ne pas susciter chez l‟autre de sentiment négatif. Les employeurs trouvent dès
lors intérêt à recruter dans leur province d‟origine ou dans leur voisinage dans la mesure où ils y
ont des réseaux de relations puissants qui peuvent les aider à sélectionner du personnel fiable,
c‟est-à-dire sur lequel ils ont une emprise par le biais de ceux qui les ont recommandés. Les
employés y trouvent, quant à eux, un cadre d‟emploi sécurisé par ce patronage. Dans les ateliers
quasi-familiaux de taille moyenne, cette relation posée dans les termes de la parenté et de l‟écart
générationnel, conforte la figure du patron dans une autorité et une respectabilité. Teintée
d‟affection, de confiance et de loyauté réciproque29, elle contraste cependant avec celle qui a
parfois cours dans les manufactures prenant des allures d‟usines de confection. Les contacts entre
les employés et les patrons ont en effet tendance à s‟y distendre et le turn-over y est plus
important.
Si ce système de clientélisme et de patronage se manifeste dans les pratiques de recrutement, il
explique, dans une certaine mesure, la mise à disposition d‟espaces de logement et de nourriture
pour les employés. Il faut sans doute également y voir l‟origine des politiques sociales qui, de-ci
delà, commencent à être mises en place dans les entreprises laotiennes. Quelques entrepreneurs
Formoso Bernard, 1990, « Alliance et séniorité. Le cas des Lao du nord-est de la Thaïlande », L’Homme, tome 30,
n°115 : 71-97
29
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textiles, sensibilisés à l‟action sociale et/ou intéressés par la fidélisation de leur personnel, cotisent
par exemple à un service d‟assurance médicale, instaurent des congés maternité rémunérés,
établissent des grilles salariales plus élevées qu‟ailleurs, assouplissent l‟organisation du travail (en
allégeant notamment la production lors des grands travaux agricoles) ou encore tolèrent une
discipline moins contraignante au sein des ateliers (présence autorisée d‟enfants en bas-âge).
Encore assez peu diffusées, ces dispositions existent dans des entreprises où les relations de
patronage sont les plus étroites, où les rapports interpersonnels entre patron et employés existent
de longue date et où le temps passé à la formation de ces derniers les rend non substituables car
dépositaires de savoirs hautement spécialisés. Ces ateliers contrastent dès lors avec ceux, déjà
évoqués, où la sériation des tâches rend les petites mains interchangeables et où les abandons des
nouvelles recrues ne sont pas rares.
En travaillant et, plus encore, en vivant à l‟atelier, les jeunes femmes expérimentent ainsi une
sociabilité dense au sein de laquelle elles sont incluses par le biais d‟une vie en communauté et par
l‟apprentissage d‟une certaine rigueur technique. Installées à côté de leurs aînées, les apprenties
évoluent en permanence sous leur regard ; ce voisinage permettant à la fois un contrôle
bienveillant et une correction. Les tisseuses expérimentées n‟hésitent pas en effet à aider et à
conseiller leurs cadettes auxquelles elles prêtent une oreille attentive, ce d‟autant plus qu‟elles ont
souvent contribué à les faire recruter. Cette position de conseillères valorise les tisseuses les plus
expérimentées et les confirme dans leur place d‟anciennes de l‟atelier ; actualisant dès lors une
relation aîné/cadet qui structure localement les relations sociales.
Fières de ce statut, ces aînées servent souvent d‟initiatrices dans d‟autres domaines que la
technique et accompagne notamment les novices dans leurs premiers pas de citadines. À l‟abri
des ateliers, qu‟elles quittent peu au quotidien, les jeunes migrantes font, en quelque sorte,
l‟expérience de la ville et de l‟urbanité en toute sécurité : les ateliers-dortoirs servant, via leur mode
d‟organisation et le type de sociabilité qui s‟y construit, de filtres adoucissant une rencontre qui
peut se révéler malaisée. Le contraste entre la vie villageoise Ŕ même si elle est intégrée depuis
longtemps à l‟économie de marché Ŕ et celle de la ville peut en effet être difficilement vécu ; les
migrants rencontrant l‟absence de travail, la dureté de la vie quotidienne et, quelques fois, la
misère. Les petites mains dans les usines de confection en sont le parfait exemple. Alléchées par
une vision idéalisée de la ville, elles peuvent rapidement faire face à des désillusions, en particulier
financières. Cette confrontation avec le monde urbanisé, aussi dure soit-elle, renforce pourtant
généralement leur envie de s‟y établir définitivement et d‟avoir la chance d‟accéder à tout ce que la
société de consommation peut leur offrir. Même si certaines regrettent les espaces naturels et les
parents laissés dans leur province natale, nombreuses sont celles qui, en définitive, décident de
construire leur vie à Vientiane. Il faut dire que la ville et l‟atelier sont des lieux privilégiés de
rencontres amoureuses qui se concluent par des mariages interprovinciaux. La capitale devient
alors le cadre d‟installation des nouveaux couples qui songent rarement à rentrer dans leurs
régions d‟origine.
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IRASEC (2010)
Laos contemporain
CONCLUSION
Au Laos, le tissage et les textiles sont liés à une longue histoire de pratiques et de représentations
qui ont connu au long du XXe siècle des transformations majeures tout à la fois techniques,
économiques et sociales en relation notamment avec la spécialisation commerciale des filières
textiles autour des places de marché locales et, désormais, des entreprises privées ayant les
marchés internationaux haut-de-gamme pour horizon. Aujourd‟hui, si les pratiques textiles de
base sont toujours relativement diffusées auprès des plus jeunes, seules les femmes qui s‟engagent
dans une voie professionnelle entretiennent cette intimité autrefois commune à toutes avec les
bobinoirs et les métiers à tisser, avec les fils et les tissus en train de se faire. À Vientiane, elles sont
ainsi plusieurs milliers à vivre du tissage commercial perpétuant les savoirs et savoir-faire de leurs
aïeules. Qu‟elles se soient récemment implantées en ville ou qu‟elles y soient nées, elles ont su
mobiliser leurs réseaux d‟interconnaissances et se fonder sur les patronages et les valeurs
d‟entraide qui structurent la société laotienne pour s‟inscrire dans ces mondes du négoce local,
national et international. Œuvrant à domicile ou en atelier, elles dépendent dorénavant de ces
marchés pour vivre et tissent, sur commande, les modèles qu‟ils leur imposent via les boutiquières
des places de marché ou les entrepreneurs des compagnies privées.
Dans le cadre des filières d‟ateliers, jusqu‟alors inédites, la production sériée de ces textiles,
particulièrement normalisés par les marchés haut-de-gamme internationaux auxquels ils sont
destinés, passe par un contrôle hiérarchisé des petites mains, de leurs tâches, et aussi de leurs
espaces et de leurs temps de travail. Les jeunes migrantes qui, nombreuses, les animent et qui
parfois y vivent, y font dès lors non seulement l‟expérience d‟une vie communautaire intense dans
des espaces quasi-familiaux reconstitués, mais celle d‟une double rencontre, véritable
confrontation, avec un monde sociotechnique inconnu d‟elles et avec la ville au sein de laquelle
elles choisissent souvent, malgré les difficultés, de s‟implanter durablement.
Les mutations introduites par ces filières d‟ateliers ne sont cependant pas qu‟organisationnelles.
Les entrepreneurs à leur tête investissent aujourd‟hui d‟autres cadres que ceux strictement
commerciaux auxquelles se cantonnaient les protagonistes des anciennes filières menant aux
places de marché locales, comme celle du marché du matin. Même timidement, certains d‟entre
eux Ŕ surtout parmi les plus anciennement implantés Ŕ s‟impliquent désormais dans des
discussions et des pratiques internationales relatives, par exemple, à la certification d‟origine et de
qualité, à la défense de la propriété intellectuelle (copyrights) ou encore à la mise en place de
droits du travail (congés maternité, assurances maladies, etc.). Le domaine dans lequel leur
présence est la plus remarquée est toutefois celle de la patrimonialisation des textiles laotiens et
des politiques culturelles nationales. La plupart des entrepreneurs sont, en effet, également
collectionneurs et disposent de collections parfois monumentales d‟étoffes anciennes, qualifiées
d‟antiques même si elles datent rarement de plus d‟une centaine d‟années. Mis en scène dans les
boutiques de ces compagnies, ces chefs-d'œuvre autoproclamés traversent les frontières
internationales et sont exposés de-ci delà dans des musées et des galeries d'art à l'étranger. En
servant de support d'inspiration pour la création de leurs modèles, ces pièces de tissu
matérialisent le lien entre la production textile contemporaine et une « tradition ancestralisée ».
Elles sont ainsi le plus souvent mobilisées afin de légitimer les collectionneurs-entrepreneurs
comme dépositaires et animateurs d'une tradition textile laotienne immémoriale, évidemment
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A.VALLARD
IRASEC (2010)
Laos contemporain
reconstruite. Évoquées dans des catalogues d‟exposition, des ouvrages d‟art ou d‟anthropologie,
et aussi sur les brochures publicitaires des compagnies textiles, ces collections agissent dans des
espaces sociaux plus larges que ceux qui engagent leurs seuls collectionneurs, amateurs ou
manipulateurs. Elles conquièrent alors des espaces publics et politiques, enrichissent les imageries
et les imaginaires d‟une certaine « laocité » et participent, par le biais de processus de
muséographisation, d‟esthétisation et d‟artification, non seulement à la définition des politiques
culturelles au niveau national et international via, par exemple, les programmes de l‟Unesco, mais
à l‟élaboration et à la diffusion d‟une certaine image sociale laotienne.
Héritières des filières textiles commerciales institutionnalisées depuis le milieu du XXe siècle, les
filières d‟atelier apparaissent dès lors comme des laboratoires où, en réponse à des changements
radicaux de débouchés, de produits et d‟organisation de la production, sont expérimentées des
pratiques créatives, sociales, économiques et politiques localement inédites. Dans cet espace
social nodal d‟une production standardisée à destination des marchés internationaux haut-degamme qu‟est l‟atelier sont ainsi mis en présence deux figures archétypales des mondes textiles
artisanaux contemporains, les entrepreneurs et les petites mains, qui, chacune à sa place, éprouve
des enjeux socio-économiques qui dépassent largement le seul cadre des filières textiles et qui
touchent, de fait, un monde laotien en profonde mutation.
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