the museum as resource for education
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CHAPITRE UN La capacité à divertir des musées : De la Difficile Relation Entre un Musée et ses Visiteurs Filip Cremers Museum van de Speelkaart, Tournhout, Belgique 1.1 Introduction Le philosophe et homme de science français Blaise Pascal (1623-1662) a affirmé un jour que "tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre" (Pensées, 143). Le sens est évident : l'homme est constamment à la recherche de distraction et de divertissement ; il fait la guerre, joue aux cartes ou poursuit un ballon. Parfois, il décide de visiter un musée. Cependant les musées sont souvent accusés de ne pas s'intéresser beaucoup aux visiteurs. Ils préfèrent se complaire dans un isolement satisfait, comme s'ils n'étaient destinés qu'à une poignée de spécialistes ou à leur propre personnel. Mais même quand les musées ouvrent grandes leurs portes dans l'espoir d'améliorer leur popularité, la grande majorité des gens n'y prête pas attention et ne se déplace pas1. L'une des raisons de ce comportement semble résider dans l'étrange relation entre les musées et leurs objets. Un musée prélève des objets dans leur environnement d'origine et les isole dans un espace supposé neutre. Privés de leur évidence, ces objets ont besoin d'explications ; et c'est parfois une tâche difficile puisqu'il s'agit d'éveiller l'intérêt des gens pour une explication qui souvent ne peut qu'être prolixe et ennuyeuse. Dans la perspective de l'accroissement de la mission éducative des musées partout dans le monde, j'aimerais examiner les problèmes de la relation entre le musée et ses visiteurs, avec pour point de départ, des arguments muséologiques sur les objets. Les musées sont-ils capables de transformer une position désavantageuse – en tant que rassembleurs d'objets déconnectés et incompréhensibles – en avantage ? Quelles libertés un musée peut-il prendre avec ses objets ? Les objets sont-ils réellement aussi importants qu'on le croit généralement ? Le philosophe G.W. Leibniz propose un moyen de rendre les musées plus attirants pour le grand public. Et finalement, qu'en est-il des enfants – ces visiteurs souvent turbulents, aux petits doigts remuants ? Faudrait-il leur permettre de toucher à tout au profit d'une expérience éducative particulière ? 1.2 L'objet original Un objet placé dans un musée ne fait plus partie de son environnement originel et ne remplit plus son usage originel. De plus il est souvent endommagé ou incomplet et/ou parfois sa signification n'est pas tout à fait claire. Les objets sont littéralement isolés derrière des vitres. Les tapisseries sont toujours suspendues aux murs, mais ce ne sont pas les murs du château auquel elles étaient destinées. Elles ne sont plus les témoins de l'opulence et du goût de leur propriétaire, elles ne sont plus butin de guerre, elles ne servent plus à se protéger du froid. 1 Une enquête de l'Union Européenne a montré que dans un seul pays sur neuf, 50% ou plus de la population (de 15 à 20 ans) visite au moins un musée par an (au Danemark, 55%) ; alors qu'en Espagne et en Italie, le pourcentage est inférieur à 30% ; en France, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, il se situe entre 30 et 40% ; en Finlande et en Belgique, entre 40 et 50%. Les chiffres mentionnés ici ne sont pas tous très récents ni précis, mais datent de 1990 pour l'Espagne, et de 1998 pour la Belgique ; or la Belgique n'effectue pas des décomptes aussi précis que la Hollande. L'important ici n'est pas la précision des chiffres, mais ce que révèlent ces données : la majorité des européens ne visitent pas de musée du tout, et dans certains cas "au moins un" signifie littéralement "un seul"... (Source: Cultural Statistics in the EU, 2000). Retirer un objet de son environnement originel pour le placer dans une situation différente signifie immédiatement lui retirer aussi sa fonction, et en même temps avoir à résoudre le problème d'expliquer à la fois le contexte originel et l'usage de cet objet. Les problèmes de ce genre se posent même dans les musées qui présentent des objets in situ. Les musées des mines, par exemple, sont en mesure de présenter (non sans efforts conséquents) des installations de surface, mais ils ne peuvent jamais ou rarement maintenir l'accès aux puits de mine souterrains. Que reste-t-il si le musée ne peut pas montrer des éléments essentiels de sa collection ? Les collections religieuses dans les églises anciennes peuvent être exposées dans un environnement adéquat, mais le public laïcisé ne sait plus faire la différence entre les saints et les anges. Un escalier en bois dans un bâtiment historique pourra être conservé et montré après d'âpres négociations avec les services de sécurité incendie, à condition que soient ajoutées les issues de secours nécessaires, les extincteurs et les supports en béton. Les pièces qui finissent au musée en retirent une valeur ajoutée. D'autre part même des objets domestiques bon marché et usés prennent de la valeur quand on les expose dans une vitrine. Les intégrer dans la collection d'un musée leur attribue un sens, ce qui rappelle la croyance – pas entièrement fausse – du public non-averti selon laquelle il vaut mieux collectionner tout ce qu'on peut et réfléchir à deux fois avant de jeter les choses. Marcel Duchamp (1887-1968) a prouvé que les gens sont éperdus d'admiration pour un urinoir dès lors qu'il est exposé dans un musée. Cependant la valeur muséologique est relative. Beaucoup d'objets qui ont fini par hasard dans un musée auraient pu aussi bien avoir cessé d'exister ou être différents. La plupart des objets n'arrivent même jamais au musée. Il se peut que le processus de sélection soit clairement formulé et argumenté, mais en réalité ce sont des facteurs différents et plus déterminants qui jouent le premier rôle, et donnent souvent au choix conscient fait par le musée une importance secondaire. Si un objet original survit et est disponible sur le marché, encore faut-il que le budget du musée permette son acquisition. D'autre part, la valeur attribuée à un objet par les professionnels des musées contemporains peut être différente de celle attribuée à l'origine par leurs prédécesseurs ou nos ancêtres. Dans l'Egypte du 19ème siècle, par exemple, les mécaniciens alimentaient leurs locomotives avec des momies ; de nos jours, la découverte d'une momie fait la une de la presse. On peut prétendre que cette négligence était due à des raisons pratiques puisque dans ce cas précis le carburant n'était pas facile à trouver, et la valeur "réelle" des momies n'était pas encore reconnue. Cependant cela implique en même temps que la valeur des objets n'est ni définie, ni permanente, et que les objets uniques ne sont pas toujours aussi uniques que cela. La maison dans laquelle le dirigeant chinois Mao Tse-Tung (1893-1976) est né a été transformée en musée alors qu'il était au sommet de sa carrière, et trois millions de personnes visitaient cette ferme chaque année. Pour gérer le grand nombre de visiteurs du musée, des petits groupes ont été constitués et emmenés à tour de rôle en visite guidée. En même temps, la maison elle-même a été aménagée : "Le musée est divisé en deux sections identiques : tous les objets exposés ont été copiés pour permettre à davantage de groupes de visiteurs de faire la visite en même temps" (Leys 1976, 115). La Chine révolutionnaire a amené le musée à son taux d'affluence maximum ; l'authenticité ne comptait pas puisqu'une réplique de l'objet original remplissait le même usage. Si l'authenticité n'a plus d'importance, il ne reste qu'un petit pas à faire pour améliorer ou bien enlever les objets. On peut se contenter de les retirer sans arrière-pensée si, par exemple, un personnage tombe en disgrâce. En Chine aussi bien qu'en Union Soviétique par exemple, le 2 pouvoir politique s'étendait jusqu'aux cabinets des musées. Retoucher les photos, brûler les archives et broyer les statues était généralement accepté chaque fois que la tendance politique changeait. La chute du mur de Berlin (1989) a provoqué des changements radicaux dans la façon de gérer les choses, mais seulement après que les vieilles méthodes de nettoyage aient rempli leur rôle une fois de plus. A cette occasion, des collections complètes de musées ont disparu ou ont été dissimulées. Les musées occidentaux ont toujours fortement mis l'accent sur l'originalité et l'authenticité, essayant de montrer "l'objet vrai", plutôt que d'en faire une copie. Cependant, ce noble point de vue ne se trouve pas avoir la même importance dans la vie de tous les jours. L'unicité joue un rôle secondaire pour de nombreux objets : les ustensiles, les machines, les souvenirs, les jouets, les masques, sont tous produits en grand nombre et un exemplaire suffit à représenter tous les autres, identiques, et la raison pour laquelle un objet finit dans un musée peut être totalement fortuite. Par ailleurs, les reproductions conviennent parfois mieux que l'original. Les présentations anthropologiques actuelles dans les musées sont principalement constituées de copies puisque les fragments de crânes originaux sont beaucoup trop précieux pour être transportés. La production de plusieurs copies facilite la recherche et l'exposition dans des lieux différents, ainsi que l'éducation du public. Grâce aux techniques modernes, les photos et dessins peuvent être reproduits quasiment à la perfection. Une fois exposés, il est difficile, même pour les experts, de savoir s'il s'agit de reproductions ou non. Il y a évidemment des cas dans lesquels l'authenticité est d'importance capitale, comme pour les tableaux, les objets de culte, ou les objets dotés de pouvoirs miraculeux. Cependant l'originalité est en elle-même un concept limité – c'est évident pendant le travail de restauration. Faut-il compléter les fragments et les ruines, et comment ? Que faire des traces qui montrent qu'un objet a été utilisé, et des modifications qui y ont été apportées ? Les gens qui effectuent le travail de restauration trouvent des solutions créatives et de bon sens à ces problèmes. Cependant il est impossible de restituer à l'objet sa forme "nette", c'est-à-dire son état d'origine. L'objet est presque toujours endommagé ou usé, par conséquent "original" n'est pas équivalent de "dans sa forme la plus originale", mais dans l'état dans lequel l'objet a été trouvé à un moment donné. L'usage et les altérations donnent de la valeur ajoutée à l'objet, contribuent à créer sa propre histoire. L'originalité peut même venir d'une copie – il ne viendrait jamais à l'esprit d'un conservateur de musée de rejeter une copie romaine d'un original grec. Les copies et les reproductions ont un autre avantage : on peut les vendre dans la boutique du musée. Dans l'esprit démocratique du musée, les visiteurs peuvent commencer leur propre collection ou étudier la Pierre de Rosette en privé à la maison. Les ordinateurs, qui permettent une étude autonome et intensive des objets, et même l'intérieur des objets, ce qui n'est pas possible dans les présentations des musées, laissent entrevoir des perspectives encore plus larges. Ceci ouvre un débat délicat et essentiel sur la valeur de la visite virtuelle par rapport à la visite réelle, particulièrement lorsqu'on voit, bizarrement, des gens à l'air plus intéressés par un écran d'ordinateur que par l'observation de l'original exposé à côté. 1.3 L'objet expliqué Qu'est-ce qui est exposé ? Qu'est-ce qui rend certains objets assez importants pour qu'on les expose ? Les critères de sélection ne résident pas autant dans l'objet lui-même que dans sa 3 valeur, son authenticité, son état de conservation, ou sa fonction d'exemple. L'objet révèle plus que lui-même, il reflète les coutumes, l'histoire, ou la culture. Il fait référence à un contexte spécifique, souvent disparu, dont il a été extrait. L"isolement" des objets dans les installations des musées nécessite des notes explicatives. Des éclaircissements (de toute nature) expliquent aux visiteurs ce qu'ils voient ou ce qu'ils sont censés voir, particulièrement dans les cas où ils ont du mal à percevoir le sens de l'objet ou à construire leurs propres interprétations. Sans doute une information supplémentaire est-elle indispensable lorsqu'on a affaire à des objets extérieurs à la culture des visiteurs ou bien appartenant à un passé lointain. La nature des explications, leur référence aux mêmes systèmes et coutumes, donnent l'impression que les gens du monde entier sont et étaient exactement les mêmes. Ou plutôt, cette approche sert un but éducatif et pour décrire les objets, elle est construite sur des critères occidentaux, de façon à être comprise par des visiteurs qui n'ont pas des collections une connaissance de spécialiste. Et pourtant cet objectif n'est pas toujours bien servi. La terminologie employée, comme par exemple l'appellation répandue d"idole", peut induire en erreur ou être fausse. Le visiteur a l"impression que l'objet est expliqué, mais le contenu de la note explicative est rarement une aide, tout comme l'étiquette portant le nom de l'artiste et le titre de son œuvre en dessous d'un tableau n'aide en rien le visiteur ordinaire à comprendre. Les explications sont nécessaires aussi lorsque sont exposés des objets, des concepts, des significations, etc. difficiles à présenter. Contrairement à ce à quoi on pourrait s'attendre en voyant toutes ces vitrines contenant des objets, beaucoup de choses sont impossibles à collectionner. On peut répertorier et exposer une cuiller, mais pas un repas. On peut encadrer une carte à jouer, mais pas une partie de cartes. Trop souvent, les objets ne représentent qu'une petite partie d'un processus ou d'un contexte plus large. Comment peut-on présenter ou collectionner des choses de cette nature ? Enregistrer et présenter des images, des sons, des odeurs, ou évoquer des sentiments et des impressions n'est qu'une aide indirecte, alors que parfois l'évènement reconstruit glisse entre les doigts du visiteur et lui échappe. Le texte est traditionnellement l'outil d'explication, mais son emploi au musée présente plusieurs inconvénients : il arrive que les auteurs soient maladroits, les spécialistes ayant une tendance à la minutie et au jargon ; qu'on emploie des croquis erronés, avec un manque de clarté très en vogue; que les emplacements des notes explicatives gênent la visibilité ou qu'on ne puisse pas savoir à quel objet elles se rapportent. Le texte est moins prisé qu'on ne pense, et la majorité des visiteurs cesse vite de s'y intéresser, passée la première partie de l'exposition. Soixante cinq pour cent seulement des visiteurs lisent un maximum de soixante pour cent du texte proposé, dont dix pour cent seulement est mémorisé (Janssen 1994). Ce qui signifie qu'une partie considérable des notes explicatives n'est jamais lu. En même temps, le texte peut avoir un effet destructeur : plus on passe de temps à lire, moins on en passe à regarder les objets. Par ailleurs, toute information apportée par le musée n'est pas neutre, elle a presque toujours un sens sous-jacent. Par exemple, il arrive que les notes qui expliquent ce qu'était la vie dans le passé fassent ressortir son aspect primitif ou superstitieux. La nature est présentée comme miraculeuse ou ordonnée en espèces et sous-espèces. Le musée expose son prestige (avec des œuvres majeures) ou son courage (avec des maîtres contemporains). Néanmoins le texte reflète la mission du musée et son approche de ses collections. Outre qu'elles comportent des renseignements en apparence utiles, (en général, une brève 4 récapitulation de données "sûres", comme les dimensions d'un objet, ce qui dans la majorité des cas ne veut rien dire pour les visiteurs), les notes explicatives en disent long sur le musée luimême, ses méthodes de conservation, les donateurs, l'histoire de l'acquisition des objets, etc. et révèlent une somme de connaissances, des goûts, et des méthodes de travail. Ces aspects soulignent souvent l'autorité du musée, de façon moins visible mais tout aussi réelle. Bref, le texte est un moyen d'informer sur les progrès de la recherche, permet d'identifier l'objet, d'exposer la compétence du musée, et sert de repère aux visiteurs. Mais seuls quelques musées font l'effort de mettre régulièrement à jour ce type d'information. 1.4 L'objet virtuel Le musée est défini par le Conseil International des Musées (ICOM), comme une "institution permanente, à but non lucratif, au service de la société et de son développement et ouverte au public, qui acquiert, conserve, recherche, communique, et expose à des fins d'étude, d'éducation et de plaisir, des témoignages matériels concernant les peuples et leur environnement". Attirer l'attention sur l'objectif de "plaisir", cela signifie donc qu'on peut rire ! Un musée devrait être capable de divertir, et cette vision est en ligne directe avec la culture actuelle du divertissement, dans laquelle les longs débats, les formulations difficiles et l'information aride sont de plus en plus sapés par les divertissements populaires clefs en mains. Dans cette perspective, on utilise d'autres moyens que le texte pour sortir les objets de leur isolement, pour les présenter en relation avec d'autres objets, pour construire des scénographies qui reconstruisent l'environnement originel de l'objet. Les zoos semblent disposés à cette évolution. Les cages ornées de fausses plantes sont démodées et les zoos préfèrent maintenant immerger leurs visiteurs dans une jungle miniature dans laquelle les animaux vont et viennent "librement". Dans certains musées, des copies sont à disposition des visiteurs pour qu'ils puissent toucher et utiliser les objets. D'autres musées poussent cette scénographie à l'extrême, allant jusqu'à lui adapter le menu de leur restaurant. Les visiteurs – toujours friands d'un peu de variété – semblent apprécier ce type de progrès. Le média le plus récent offre aux musées la solution parfaite, en reproduisant les objets sans problème, ou en transformant des ruines archéologiques en villes intactes. Il se peut que les visiteurs ne remarquent même pas que ces média créent une fausse impression de disponibilité et de proximité, puisqu'ils sont habitués à voir le monde à travers ce type de "lunettes". Cette technologie en progrès constant – cautionnée financièrement par le gouvernement dans certains pays – prend d'assaut les musées. La répugnance traditionnelle à faire des copies n'a plus de sens, tandis qu'Internet réussit à faire accepter la réalité virtuelle au visiteur le plus obtus. Procurant un niveau de confort et d'accessibilité difficile à atteindre par d'autres moyens, cette tendance prend lentement mais sûrement le pas sur les musées pourvus d'objets "réels". Un aperçu des possibilités de la réalité virtuelle existe déjà dans les institutions spécialisées dans la reconstruction et l'imitation, comme les musées de cire. Bien sûr, il y a un fossé entre ces derniers et les ordinateurs, mais les figures de cire imitent une réalité invisible, au moyen de techniques anciennes, de la même manière que les images virtuelles, à l'aide des techniques les plus récentes, évoquent une réalité qui n'existe pas. Les collections de figures de cire mélangent la réalité et la fiction, mais elles tendent à créer une sorte d'authenticité par l'emploi de"vrais" vêtements et accessoires. En même temps, elles vont au-delà de la réalité car elles renforcent le côté lugubre et montrent explicitement ce qui n'est pas visible. En fait, on n'a pas vraiment envie de se jeter dans les bras d'un sinistre tueur en série… 5 Les musées de cire ne sont pas les seuls à travestir la réalité, certains musées plus "traditionnels" reconstruisent la réalité aussi. Dans le musée "The Cloisters " de New York, on a reconstitué, pour représenter des constructions du Moyen Age européen, quelque chose qui n'a jamais existé, n'aurait jamais pu exister, mais pourrait avoir existé dans un autre monde. Ce n'est peut-être pas une coïncidence si les Etats-Unis et le Canada sont passés maîtres dans ce domaine, puisque là-bas, les musées traditionnels sont en concurrence avec de nombreux parcs d'attraction, des mondes imaginaires (Disney, par exemple), des musées des curiosités (qui exposent les choses les plus invraisemblables), ou des musées du genre "Les Plus Grands Criminels de l'Histoire" (avec des reconstitutions complètes) (Eco, 1985, 7-70). C'est là que les musées des tortures européens ont puisé leur inspiration. La réalité virtuelle renforce le pouvoir des musées. Elle permet aux musées de montrer des reconstitutions "parfaites" à partir desquelles les visiteurs peuvent réfléchir et apprendre davantage. Cela ne remplace en rien la réalité, mais reste une expérience de seconde main par écran interposé. Ceci dit, les ordinateurs permettent un processus personnalisé de recherche et d'éducation, adapté à différents niveaux de complexité, ainsi qu'une participation et une interaction meilleures. Les objets les plus vulnérables peuvent être tenus hors de portée et en lieu sûr tout en étant constamment accessibles en ligne. 1.5 L'objet spectaculaire La modification de la réalité au musée peut être encore plus grande. On peut transformer une exposition en une expérience spectaculaire, avec un mélange d'images, de sons, de lumières et de couleurs qui submerge et emporte le visiteur, offrant des sensations de parc d'attraction orchestrées par la technologie la plus récente. Ce n'est pas bon marché (le "Museum of the Moving Image" à Londres a fait faillite) et c'est dépassé dès l'ouverture (le magnifique musée de la première guerre mondiale "In Flanders Fields" à Ieper est dans ce cas depuis son ouverture). Bien que cela ne dure pas longtemps, il s'agit d'attirer l'attention du public. Il n'est pas certain que les visiteurs apprennent davantage de cette façon. Pour les gens habitués aux films tapageurs et aux clips avec effets spéciaux, cela peut être un processus d'apprentissage plus agréable. Mais pour les musées, il est difficile d'offrir, dans la durée limitée de la visite, une expérience choc qui nécessiterait des méthodes époustouflantes, avec entrailles, dangers mortels et folie furieuse ! Il est possible de créer des impressions éphémères, des illusions sans ambiguïté, mais plus on se rapproche du sensationnel des collections d'horreurs, des films d'horreur et des maisons hantées, plus le terrain est glissant. Cela veut dire que le rôle des objets dans ces musées serait marginalisé au profit d'expériences artificielles aux moyens variés, ne laissant à l'objet original qu'un rôle secondaire. En même temps, plusieurs musées ont choisi une démarche d"éducation-distraction", éducation déguisée en divertissement. Dans la bataille pour attirer l'attention du public, la capacité à éduquer risque d'être sacrifiée à la capacité à faire du spectacle, parce que les musées aussi se laissent attirer par le spectaculaire. Ça peut être une chose très simple : mettez une table tournante dans votre vitrine et les ventes vont augmenter de trente pour cent (Museumvisie 2001, 9). Les choses qui bougent ou qui fonctionnent sont une bénédiction pour les musées. Des dinosaures qui lèvent la patte et rugissent attirent davantage l'attention qu'un tas d'ossements blafards. L'exposition "Körperwelten" (le monde des corps) qui a débuté au Landesmuseum für Technik und Arbeit à Mannheim, fin 97, puis a été transportée ailleurs (Bruxelles, et Londres en 6 2002), suscitant partout la controverse, est un exemple extrême, incroyablement réussi, et qui donne des idées. L'anatomiste Gunther Von Hagen expose des corps humains, préparés et conservés selon sa propre méthode2. Sa technique lui permet de montrer des organes ou des corps entiers coupés en tranches. Avec un sens macabre de la mise en scène, les corps sont installés dans des poses suggestives – inspirées entre autres d'André Vésale (1514-1564) et Michel-Ange (1475-1564) –montrant couche par couche ce qui est normalement caché, comme par exemple l'homme qui porte sa propre peau sur le bras comme une veste. La morosité de la muséologie traditionnelle ne peut pas rivaliser avec cette forme de tourisme de l'épouvante. L'exposition a attiré des centaines de milliers de visiteurs à Mannheim et a fini par rester ouverte 24 heures sur 24. L'impact économique (autre vertu muséologique moderne) fut énorme, les chauffeurs de taxi et les tenanciers de bar de Mannheim ont seulement déploré l'agitation. Les grincheux qui accusaient Von Hagen de mauvais goût et de perversité furent balayés par l'engouement provoqué par l'exposition3. L'artiste ne craint pas de faire de la provocation, les campagnes de promotion et les lieux inhabituels qu'il choisit le montrent également. Après le musée de Mannheim, il s'installa dans une vieille gare de Berlin puis dans un sous-sol d'abattoir à Bruxelles. Il reste que tous les objets de son exposition étaient créés. Les restes humains furent spécialement traités, tranchés, découpés, pliés et suspendus par Von Hagen. Mise en scène artificielle de matériau naguère vivant. Dans ce cas aussi, l'objet est relégué à l'arrière plan. C'est la présentation qui compte, à la fois pleine de grâce et d'horreur. L'exposition est "mirabile visu", un spectacle merveilleux. Mais en dépit des commentaires, "Körperwelten" est extrêmement instructif et vise délibérément le grand public. Tout le monde peut maintenant voir de ses propres yeux ce qui était le privilège d'une poignée de chercheurs. 1.6. L'objet scientifique "Körperwelten", malgré la controverse, avait sa place dans un musée. Les musées ne sont-ils pas les dignes successeurs de la "Wunderkammer" et des collections de curiosités de jadis (Pomian 1987)? Et depuis la montée des sciences modernes, n'est-ce pas la tâche des musées de collectionner, préparer, montrer, étonner, et éduquer ? N'est-ce pas un hommage honnête aux pionniers qui ouvraient les corps humains pour voir ce qu'il y avait dedans au lieu de s'en tenir aux croyances de la littérature ancienne ? Et les musées ne devraient-ils pas être en tête lorsque apparaissent de nouvelles méthodes de conservation et d'exposition ? En 1675, le philosophe allemand G.W. Leibniz (1646-1716) pensait déjà qu'il faudrait que les musées associent l'intérêt scientifique et les expositions éducatives avec le divertissement spectaculaire (Leibniz 1971, 562-568). Il avait vu à Paris sur la Seine la démonstration d'un costume spécial, qui permettait de marcher sur l'eau4. Cet exemple d'ingéniosité lui donna la "bonne"idée de transformer les collections scientifiques et les collections de curiosités en grandes expositions publiques. Son "musée" devint un parc ou une foire d'exposition où les progrès scientifiques et les inventions récentes étaient présentées et expliquées de manière 2 La méthode dite de plastination est basée sur le remplacement des fluides et des graisses du corps par de l'acétone qu'on remplace ensuite par des polymères. Les corps ainsi traités peuvent être utilisés comme des matériaux synthétiques ou du bois, ce qui veut dire, par exemple, qu'on peut les couper en tranches. www.koerperwelten.com 3 En tous cas, il a fait fi de toutes les règles morales et légales. Il a, dit-on, importé illégalement des corps d'Asie et d'Europe de l'Est, et une visiteuse a reconnu le corps de son père, mort d'un cancer, qui voulait léguer son corps à la science... 4 Apparemment, il s'agissait d'un châssis en bois garni d'un harnais de cuir, dans lequel un homme était assis avec une bouée autour de la taille et des nageoires en forme d'ailes attachées aux chevilles. 7 compréhensible. Pour attirer le grand public, il offrait des divertissements spectaculaires et amusants (feux d'artifice, lanternes magiques, machines, acrobates, animaux étranges, théâtre, prévisions météorologiques, concerts, et autres choses spectaculaires de cette époque). Ce parc scientifique devait être financièrement indépendant pour éviter l'ingérence des autorités et pour rester viable. Leibniz trouva une solution simple : des salles de jeu. De cette façon, le vice du jeu servait un objectif intelligent et la faiblesse humaine était exploitée à des fins utiles. Par la variété et le divertissement, il réussissait à attirer le grand public, y compris les femmes et les gens qui n'étaient pas à priori intéressés par les sciences. Ce n'étaient pas de vrais musées, mais derrière le clinquant, il y avait des scientifiques qui travaillaient réellement à leurs collections et leurs inventions. Leibniz suggérait d'étendre ces foires à plusieurs grandes villes. Aussi longtemps que l'homme ne sait pas demeurer en repos dans une chambre, les parcs muséologiques apportent divertissement et distraction utile. Comme beaucoup de ses propositions, cette "bonne idée" de Leibniz n'aboutit pas à cause du manque d'intérêt des financiers et des mécènes. Mais il avait raison sur l'intérêt que peut soulever la valeur de divertissement des musées, même pour des sujets moins populaires. Divertissement veut dire consommation, et bien sûr, Leibniz, toujours doué de sens pratique, gardait un œil sur la caisse. Mais en même temps, l'autre objectif n'était pas relégué à l'arrière plan. Au cœur des distractions, on collectionnait des objets, on menait des recherches scientifiques, on faisait des découvertes et on travaillait sur le destin de l'homme. Leibniz avait même peur que l'insuffisance de rapports écrits et les recherches originales sur le terrain entraînent la perte de renseignements importants et précieux. Il pensait également qu'il n'y avait pas de temps à perdre. On pourrait avancer que le modèle de foire suggéré par Leibniz correspond à la définition de l'ICOM d'un musée qui collectionne, conserve, examine, montre et explique. Cette idée ancienne de combiner divertissement et collections, apporte une réponse motivante aux problèmes des musées modernes. Si les musées exploitaient leur capacité à divertir, ils seraient plus viables financièrement et ils atteindraient un public plus large. Les musées peuvent être vivants et spectaculaires, et ils n'ont pas besoin pour cela de mettre la pagaille dans leurs objets. 6. L'objet pour les enfants Même si un musée n'a pas l'ambition de se comporter comme une foire attractive, il reste difficile de trouver un juste équilibre. Sans visiteurs, il n'y a pas de musée, mais jusqu'où peut-on aller pour attirer les visiteurs ? Où est la frontière entre une institution scientifique et un parc d'attraction ? Il n'y a pas un musée qui semble prêt à faire n'importe quoi pour attirer plus de visiteurs, même si les couleurs et l'agitation ne font plus peur à personne aujourd'hui. Les musées sont circonspects – à juste titre – parce qu'ils doivent prendre soin de leurs objets et informer avec une rigueur scientifique. Collectionner et conserver des objets n'est pas toujours compatible avec une façon de montrer et d'expliquer attirante et au goût du jour. Il y a des objets dont la conservation exige qu'ils ne soient pas être exposés à la lumière du jour ; et parfois il faut plus de quatre lignes pour qu'une explication soit à coup sûr interprétée correctement. Cependant les choses sont différentes lorsqu'il s'agit de jeunes visiteurs ! Les réserves et restrictions traditionnelles ne tiennent plus face aux enfants. Déguisés en Romains ou en moines, les enfants rompent le silence sacré des musées. Les "ne pas toucher" n'ont plus de sens depuis qu'on a introduit les ateliers de travaux pratiques. Les musées offrent d'énormes bacs à sable pour que les enfants s'exercent à faire des fouilles. Ils peuvent garder tout ce qu'ils trouvent 8 comme souvenir. Le fait que leur expérience archéologique manque de précision scientifique et tient des habitudes de démolition d'Indiana Jones n'est pas la question. Malgré les réglementations de sécurité incendie, ils se promènent dans le musée avec des bougies ou des lampes à huile et peuvent faire l'expérience directe de l'évolution des techniques d'éclairage. Le camping est autorisé également, ce qui peut être passionnant dans une salle inconnue remplie d'objets mystérieux, même si cela oblige à couper momentanément le système de sécurité. Il semble que les musées sont moins réticents quand ils ont affaire à des enfants. Les objets ne sont plus intouchables, les copies sont très utiles et il n'est pas toujours indispensable de se conformer aux règlements. Soudain, des problèmes difficiles comme les impôts ou le magnétisme peuvent être expliqués de manière compréhensible. Les musées font tout pour éviter de donner l'impression d'être des endroits morts et ennuyeux – réputation qui appartient aux écoles – et donc se présentent comme une alternative attirante – un endroit amusant, où on peut essayer les choses par soi-même. Les ateliers pour les enfants dans les musées répondent parfaitement au projet de Leibniz. Ils associent le plaisir et le sérieux et transforment de respectables salles de musée en parc d'attraction. Ils rendent compatibles les tâches compliquées et contradictoires des musées. Les ateliers pour les enfants sont pour le musée un laboratoire et un terrain d'essais parfaits pour faire des expériences avec ses visiteurs. Les enfants sont des visiteurs difficiles mais qui savent apprécier. Et comme les musées, ce sont des collectionneurs passionnés. Nous devrions mesurer notre chance de les avoir, et tous les musées devraient les aimer. Bibliography Eco, U. (1985) In het hart van het rijk: reis in de hyperrealiteit, in Eco, U. “De alledaagse onwerkelijkheid”, Amsterdam. Janssen, D. (1994) Tekst in Musea. Omgaan met informatie in het museum, Eindhoven. Leibniz, G.W. (1675/1971) Drôle de pensée touchant une nouvelle sorte de REPRESENTATIONS (Académie des Sciences, Septembre, 1675), published in: Sämtliche Schriften und Briefe. Vierte Reihe. Politische Schriften. Erster Band 16671676, Berlin 1971, p. 562-568. Leys, S. (1976) Chinese Schimmen, Amsterdam 1976 (2nd edition). Museumvisie, Vol.25 / No. 4 (December 2001), p. 9. Pomian, K. (1987) Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris, Venise XVI-XVIIIe siècle, Paris. 9