Sherwood Anderson Winesburg, Ohio (« Le Livre des grotesques

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Sherwood Anderson Winesburg, Ohio (« Le Livre des grotesques
Sherwood Anderson
Winesburg, Ohio
(« Le Livre des grotesques »)
Winesburg Ohio a paru en 1919, et la
première de sa séquence d'histoires en donne
la clef. À vrai dire, elle constitue plutôt une
sort de préface qui ne dit pas son nom. Elle
s'intitule « Le Livre des grotesques ». La
première personne alterne avec la troisième,
chacun s'exprimant sous la houlette du
narrateur qui encadre les récits.
Le personnage principal de ce préambule
est un écrivain, un très vieil homme, avec
une fine moustache blanche, qui se glisse
dans son lit avec beaucoup de difficulté, dont
le cœur bat la chamade, surtout lorsqu'il
fume trop. Il a vécu, il sait les choses de la
vie ; il les a tous connus, dans toutes sortes
de situations, hommes ou femmes, jeunes ou
vieux. Désormais, il voit les choses de haut :
d'ailleurs, il demande qu'on place son lit en
hauteur, pour contempler le monde d'encore
plus haut.
Il y a quelques chose en lui qui est resté
jeune, son cœur pourtant malade. Aussi,
point d'amertume, point de dessèchement,
surtout pas d'hostilité, rien que de la
sympathie et de l'amitié. Et pourtant, tous ses
personnages sont anormaux, mais aucune
méchanceté en eux. Il est vrai qu'il ne les
décrit pas, il les recrée poétiquement.
Tous sont ce qu'il appelle des
« grotesques ». Rien d'horrible là-dedans,
encore moins de révoltant. Ces grotesques peuvent être beaux, amusants ; ce n'est pas une cour des
miracles, simplement un groupe de gens que leur grotesquerie rend très intéressants. Seul parmi
eux, échappant peut-être à cette condition, figure George Willard, le jeune reporter encore
adolescent au début du livre, qui aspire lui aussi à devenir écrivain. Lui n'a pas de tics nerveux ni
d'obsessions, de manies ou angoisses. Eux s'enfuient en courant, crient, hurlent, se cognent à qui
mieux mieux. Ils ont l'air égarés, saisis au vol en des postures d'aliénation, murés qu'ils sont dans
leur conscience, une prison dont on ne s'échappe pas, la prison de leur grotesque condition.
« C'étaient les vérités qui rendaient les gens grotesques », dit le vieil homme, sans autre
explication. Idées ? Sentiments ? Statut social ? Peu importe. Ce qui prime, c'est que les gens s'en
sont emparé, les ont assimilées ; elles ont grandi en eux, elles les ont pris tout entier et, peu à peu,
ils se sont identifiés à elles. Elles sont devenus eux. Elles les obnubilent sans jamais être partagées,
elles les isolent de la communauté ; ils sont leurs prisonniers.
Ainsi, la véritable première histoire du livre, la plus courte, parle d'Elmer Cowley, le fils «
bizarre » d'un « bizarre » boutiquier à la peine, qui, à la différence de son fils, ne se rend pas compte
qu'il est « bizarre ». Elmer, lui, le sait, et, en conséquence, refuse qu'on le regarde et l'écoute. Il a
pour idée que s'il parvient à montrer à George Willard qu'il n'est pas « bizarre », il se pourrait qu'il
parvînt à une forme de libération. Aussi s'affaire-t-il à le trouver, va même le chercher au bureau de
la gazette, L'Aigle de Winesburg, en pleine nuit. C'est le moment crucial, dans la nécessaire
obscurité.
C'est aussi un désastre : le jeune Elmer n'a pas de mots à sa disposition pour communiquer, il ne
peut que crier et, de ce fait, s'enfoncer plus avant dans la nuit de sa détresse. Alors, une idée le «
frappe », avec la force de l'éclair, comme un coup de gourdin sur la tête. Pour perdre sa
« bizarrerie », il lui suffit de s'en aller jusqu'à la grande ville, Cleveland, Ohio, et de se perdre dans
la foule. Il vole vingt dollars des petites économies de son père, se rend à la gare et envoie un
télégramme à George Willard lui demandant de le rejoindre aussitôt. Lorsque arrive le journaliste,
une fois encore, il reste sans mots, la langue comme clouée au palais, et dans une explosion
d'impuissance et de rage, il se met frénétiquement à danser puis se jette sur George en l'accablant de
coups.
La conclusion est pathétique : « Je pense que je lui ai montré que je n'étais pas si bizarre que
ça ». Pas si bizarre que ça…
La deuxième histoire, en fait la première écrite par Sherwood Anderson, concerne, écrit l'auteur,
« un pauvre petit homme, battu, broyé, épouvanté par le monde dans lequel il a vécu, si bien qu'il en
est devenu quelque chose de bizarrement beau ».
L'homme en question s'appelle Wing Biddlebaum ; le voici à Winesburg, mais un bref retour en
arrière présente sa relation avec George Willard, décidément le centre de ce petit monde. Puis, le
narrateur prend la parole : cet homme s'est appelé Adolf Myers et il a été instituteur en
Pensylvannie.
Le problème, ce sont ses mains ; elles ont une vie bien à elles, agitées qu'elles sont par des
mouvements incontrôlables. Elles volètent tels les papillons, elles sont agiles, douces et fortes :
Biddlebaum n'est-il pas le meilleur cueilleur de fraises de la région ? Ces mains peuvent frapper
dur, elles peuvent caresser aussi, elles sont surtout attirées par les épaules, la tête, les cheveux des
jeunes élèves de la ville, et même par ceux de George Willard. Ainsi, elles s'évadent et caressent,
c'est leur façon de s'essayer à une sorte de communication, elles sont, dit le narrateur, « les pistons
de sa machine à s'exprimer ». Elles s'efforcent de transmettre un rêve, elles décrivent des courbes
élégantes, elles chantent, elles dansent d'artistique façon.
La société rejette Wing Biddlebaum, comme elle a rejeté Adolf Myers, mais le narrateur veille :
ses représentants sont grossiers, violents, ni perspicaces ni vraiment civilisés. Ils aspergent le pauvre
homme de boue, ils lui lancent des pierres, ils n'ont pour pensée que de misérables clichés. George
Willard est le seul à deviner que les mains de Wing Biddlebaum cachent un secret, qu'il veut percer,
bien sûr, ce qui sied à son travail qui est, justement, de trouver la raison des choses. Avec lui seul,
Wing se trouve en amitié, réussit à ouvrir ses pensées : avec lui, il perd sa timidité, oublie ses doutes
; avec lui, sa voix monte jusqu'à l'aigu, son corps voûté se redresse, il s'évade un instant de sa
condition de grotesque et redevient un homme.
La dernière vision qu'on a de Wing Biddlebaum est à la fois pathétique et belle : penché sur le
sol, il cueille de menues miettes comme picore une poule, et c'est là, à ce moment précis que s'opère
la transfiguration : cet homme-volatile grandit en stature et se mue en prêtre égrenant les prières de
son chapelet. La ferveur n'a pas quitté le vieil homme et soudain, le voici étrangement beau,
admirable même. Le grotesque s'est fait sublime.
La cinquième histoire s'intitule La Maîtresse. Elle concerne George Willard et Kate Swift,
l'institutrice du petit bourg. Elle se déroule sur une assez longue période et passe volontiers du
présent au passé, et vice-versa. Pour une fois, le décor est assez soigneusement planté : le froid, le
vent, la neige, la glace, mais aussi le feu, celui que George allume dehors et surtout les flammes
ronflant dans le poêle de son bureau. Ce confort douillet est exceptionnel dans le monde de
Winesburg, mais bizarrement, la neige aussi semble inciter les gens à parler.
Et sourd dès le début le désir, non dit mais suggéré. George s'est ému de l'ardeur que met Kate
Swift à tenter de lui exprimer quelque chose, et aussitôt il a senti poindre ce qu'il appelle la
concupiscence. Il serre très fort son oreiller contre sa poitrine et le couvre de baisers. La neige, la
nuit, la paix ont recouvert la ville. Tout le monde dort à part lui, Hop Higgins, le veilleur de nuit, qui
médite sur les furets, le révérend Curtis Hartman perché dans son clocher, qui médite lui aussi, et
bien sûr Kate Swift.
Kate Swift est saisie de sauvages pulsions, elle se jette dans les rues en pleine nuit, au milieu de
la tempête ; elle se fraye un chemin comme dans un labyrinthe, par les rues et les ruelles, se
retrouve dans une vallée ne menant nulle part. Elle aussi voudrait bien transmettre un message, bien
sûr à ses élèves mais surtout à George Willard. Hélas, les élèves ne comprennent rien à ce qu'elle
leur dit et George Willard pense à autre chose. Il y a longtemps que cela couve en lui et cela tient
maintenant du paroxysme. Voilà : Kate Swift s'est mis dans la tête de faire de lui un écrivain, elle
veut lui apprendre ce qu'est la vie, elle veut lui dire l'importance des mots, ceux qui vont en
profondeur, pas ceux que colportent les petits marchands de littérature ; mais lui pense à Kate Swift.
Ce soir de tempête, une fois encore, la voici en proie à une pulsion incoercible. Dans la nuit
noire, une seule plage de lumière, la pièce de George Willard, comme un aimant appelant
l'invitation : Kate Swift est là, encore plus ardente et inspirée. Le miracle va se produire, c'est sûr, le
désir s'empare de ces deux-là, mais au moment de la suprême communion, les voici comme
repoussés l'un de l'autre, comme si l'aimant s'était retourné.
Personne ne comprend rien à rien. Kate s'est trompée, George est rongé par le regret d'avoir
manqué quelque chose d'important, et pendant ce temps, le révérend est convaincu qu'il a trouvé la
vérité dans son clocher et se met à hurler comme un fou.
La dernière histoire s'appelle Départ. C'est le printemps et George Willard s'en va de Winesburg
qui n'a pas changé. Lui part pour l'Ouest, vers l'aventure de Cleveland, ou alors ce sera l'Est avec
Chicago et même New York, il ne sait, mais il part. Il saute de joie comme un cabri jusqu'à la gare
et s'installe dans un compartiment bien avant l'heure, puis se met à penser. À quoi ? À de petits
riens, quelques incidents, son argent. À vrai dire, son esprit s'est vidé pour laisser la place à un rêve.
Winesburg se réduit maintenant à une toile de fond à peine visible, et George a un rêve d'homme :
écrivain il sera, sans concession pour le matérialisme ambiant, sa compréhension d'autrui lui
donnera ses idées, il sera pétri de sympathie, il sera à l'image des mains de Wing Biddlebaum, de
l'ardeur de Kate Swift, mais lui, il ira jusqu'au bout, tandis que Winesburg, sans lui, retournera à
l'immense désert de sa frustration et de sa suffocation.

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