Projet de recherche complet

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Projet de recherche complet
Université de Lausanne
Institut d’Etudes politiques et internationales
Les institutions politiques suisses à l’épreuve d’un scandale :
émergence et désamorçage du scandale des fiches
Projet FNS – Division 1
100010_157113 / 1
Requérants : Bernard Voutat, André Mach
Collaborateurs : Hervé Rayner, Fabien Thetaz
Lausanne, mars 2014
Table des matières
1.
2.
Résumé du plan de recherche .......................................................................................................................... 2
Plan de recherche ............................................................................................................................................. 3
2.1.
Etat de la recherche ................................................................................................................................. 3
2.1.1.
Approche fonctionnaliste ................................................................................................................ 3
2.1.2.
Approche critique ........................................................................................................................... 4
2.1.3.
Approche constructiviste ................................................................................................................ 5
2.2.
Etat de la recherche des requérants .............................................................. Erreur ! Signet non défini.
2.3.
Plan de recherche détaillé ........................................................................................................................ 7
2.3.1.
Problématique ................................................................................................................................. 7
2.3.2.
Cadre d’analyse ............................................................................................................................... 9
2.3.3.
Sources et méthodes ...................................................................................................................... 12
2.4.
Calendrier et objectifs des étapes ................................................................. Erreur ! Signet non défini.
2.5.
Portée du travail de recherche ............................................................................................................... 15
3. Références cités 18 2 1. Résumé du plan de recherche
L’annonce, en novembre 1989, par la commission d’enquête parlementaire chargée d’élucider la démission de la
conseillère fédérale radicale Elisabeth Kopp de la découverte de 900'000 fiches de la police fédérale répertoriant
des individus suisses ou étrangers, pour la plupart de gauche ou liés aux nouveaux mouvements sociaux, choque
une grande partie de la population suisse. Dénonciations de l’Etat « fouineur », manifestations massives et émeutes
dans les rues de Berne, initiative populaire pour l’abolition de la police politique, boycott des 700 ans de la
Confédération, mise en congé de dirigeants des services de sécurité, réformes du Ministère public et du Parlement
participent d’un des plus grands scandales que la Suisse moderne ait connu. Comment ce scandale des fiches a t-il
émergé et quelle a été sa portée sur l’ordre politique suisse ?
Malgré l’ampleur des mobilisations et la mise en cause des institutions politiques, le scandale des fiches n’a donné
lieu à ce jour à aucune production scientifique d’envergure. Les quelques ouvrages consacrés aux scandales
politiques en Suisse sont marqués par une ambition de réhabilitation des auteurs de la transgression censée être à
l’origine du scandale et concourent donc directement aux luttes interprétatives sur la signification à lui accorder.
Cette absence de littérature témoigne du relatif désintérêt des social scientists helvétiques pour l’analyse des
scandales. Ces vingt dernières années pourtant, particulièrement aux Etats-Unis, en Allemagne et en France, le
scandale est devenu un objet des sciences sociales, à la croisée de la sociologie des mobilisations et de la
sociologie des problèmes publics. On peut d’ailleurs dégager de la revue de la littérature trois principaux types
d’approches des scandales : fonctionnaliste, critique et constructiviste.
Ce projet s’écarte d’une conception essentialiste rapportant l’émergence voire l’ampleur du scandale à la
transgression d’une norme supposée partagée : la transgression ne donne qu’exceptionnellement lieu à un
scandale. De notre point de vue, le scandale doit être considéré comme un processus ouvert constitué de
mobilisations se déployant simultanément dans plusieurs espaces sociaux autour de dénonciations.
Pourquoi et comment le scandale des fiches a t-il pris ? Pourquoi et comment est-il retombé ? Répondre à ces deux
questions impliquera, d’une part, de saisir la dynamique pertubatrice du scandale (imputable à des stratégies
concurrentielles de délégitimation ou de relégitimation de l’ordre politique) et, d’autre part, de rendre compte des
ressorts de la solidité des institutions politiques suisses, sous l’angle notamment des répertoires juridiques
mobilisés dans ce contexte de crise. C’est précisément parce que ce type de conjoncture critique, si rare en Suisse,
met à l’épreuve les représentants des autorités que l’on peut y observer les pratiques contribuant à (dé)stabiliser
les échanges entre les acteurs et les secteurs qui composent l’Etat fédéral, des conseilleurs fédéraux aux juristes et
autres professionnels du droit, des dirigeants des services de sécurité (police fédérale, armée, renseignement) aux
parlementaires. En s’inspirant des travaux de Michel Dobry sur les crises politiques, notre cadre d’analyse
focalise l’attention sur l’émergence de mobilisations multisectorielles, sur la dynamique de crise consécutive au
processus de désectorisation, puis sur le désamorçage de cette série de conflits. Considérant que le scandale des
fiches a in fine faiblement perturbé les clivages politiques, l’une des hypothèses centrales qu’il nous faudra tester
impute la capacité des institutions à désamorcer ce scandale au maintien des loyautés parmi les dirigeants du
camp bourgeois, maintien qui aurait permis à leurs ripostes institutionnelles de resectoriser le litige.
Adoptant une approche processuelle (relationnelle et diachronique), le projet de recherche suppose une
connaissance approfondie de la chronologie du scandale, une cartographie dynamique de ses acteurs, ainsi que
l’identification des opérations de cadrage de l’enjeu et autres définitions concurrentes de la situation. Le caractère
à la fois historique et relativement récent du scandale des fiches permet d’exploiter différents types de sources
(littérature secondaire, presse écrite et audiovisuelle, documents officiels et archives, entretiens avec les
protagonistes) pour les quatre principaux chantiers empiriques issus du cadre d’analyse : configuration
institutionnelle, acteurs, cadres, désamorçage.
Ce travail de recherche vise à rendre compte d’un événement majeur de l’histoire suisse contemporaine qui fut à la
fois le produit et le vecteur d’une phase de transformation du jeu politique marquée par la fin de la guerre froide,
une concaténation de scandales (affaires Kopp, P26 et P27), l’engagement d’intellectuels, la résurgence de
questions identitaires et l’essor d’un courant souverainiste, « national-populiste ». Cette contextualisation vise
aussi, dans une perspective comparatiste, à mesurer ce qui rapproche ou éloigne le scandale des fiches d’autres
scandales liés aux covert politics survenus à l’étranger : de Irangate aux Etats-Unis à l’affaire Gladio en Italie.
*****
3 2. Plan de recherche
2.1. Etat de la recherche
Malgré l’ampleur des mobilisations et la publicité accordée à certaines pratiques de surveillance politique solidaires
de l’arcana dominationis, le scandale des fiches n’a donné lieu à aucune production scientifique d’envergure. Si
des historiens se sont intéressés à l’évolution de la police politique suisse (Jost 1992, Kreis 1993, Engeler 1990,
Büschi 1998), le scandale lui-même n’a pas fait l’objet d’investigations. Un chapitre lui est certes consacré dans
l’ouvrage collectif Die Schweiz und Ihre Skandale (1995), dirigé par le journaliste Heinz Looser, mais il se borne à
une chronique journalistique, idem pour le livre de Peter Röthlisberger (2005), l’un des auteurs du premier opus. Si
le livre d’Altwegg (2004) et l’article de Liehr (Liehr 2006) ouvrent des perspectives intéressantes sur le rôle des
intellectuels, ils réduisent le scandale des fiches à un symptôme de cette « crise morale ». D’autres scandales
politiques suisses ont fait l’objet d’ouvrages (Hersch 1991, Lüchinger 2014 sur l’affaire Kopp ; Koch 2006 sur
l’affaire Jeanmaire ; Matter 2012 sur la P-26), mais ils ont en commun une ambition normative de réhabilitation,
déniant la transgression supposée être à l’origine du scandale. Ce faisant, ils participent directement aux luttes
interprétatives, mémorielles et identitaires, entourant les scandales, et sont à considérer plus comme des objets
d’étude que comme d’éventuelles sources. L’ouvrage de Paolo Urio (1972) sur l’affaire des Mirages ignore les
mobilisations à la base de ce scandale au profit d’une analyse de la prise de décision au Parlement et au
Département militaire.
L’absence de littérature sur le scandale des fiches reflète le désintérêt des politistes, historiens et sociologues
suisses pour le scandale politique. Objet d’étude considéré comme indigne, le volume des recherches fut, jusqu’aux
années 1990 du moins, relativement limité (Daniel 1992 : 981) : soit son aspect épisodique et apparemment léger
(sexe, ragots, etc.) masquerait les « vrais » enjeux politiques ; soit, comme épiphénomène, au mieux révélateur de
tendances plus « profondes », il ne mériterait pas d’être étudié pour soi.
Nous considérons pour notre part le scandale politique comme un objet d’étude à part entière de la science
politique. Construit avec rigueur et sans jugement de valeur, il permet d’appréhender à la fois la dynamique de
mobilisations sociales, les logiques des champs politique, médiatique et juridique, ainsi que le cadrage d’enjeux
publics. Cette recherche a donc pour double ambition de contribuer à un niveau théorique et comparatif à cette
littérature naissante sur les scandales politiques et d’analyser - ce qui est inédit - la dynamique multisectorielle du
scandale des fiches, événement majeur de l’histoire suisse récente, en la situant dans la concaténation de scandales
qui se déploie entre les affaires Kopp et P26-P27.
Il faut toutefois relativiser la faiblesse de la littérature sur les scandales politiques dans la mesure où elle peut être
associée à la sociologie de la déviance et à la sociologie des problèmes publics, dont les objets et les approches
théoriques présentent des similarités. C’est en s’appuyant sur les travaux issus de ces différentes traditions
académiques qu’est établi ci-après l’état de la littérature sur les scandales politiques.
2.1.1. Approche fonctionnaliste
Cette approche s’inspire de l’explication durkheimienne de la déviance selon laquelle la réprobation des
comportements déviants rappelle à la conscience collective la validité de la norme et concourt ainsi à l’intégration
sociale. Dans un des premiers travaux sur les scandales politiques, Eric de Dampierre (1954) énonce que ceux-ci
cimentent la collectivité en réaffirmant les valeurs qui ont été transgressées : l’indignation collective générant des
sentiments partagés, elle « rend manifeste ce nous par une communion, une fusion partielle des consciences »
(336). Le sociologue Jeffrey Alexander (1988) analyse les hearings au centre du Watergate comme des rites de
revitalisation de la religion civique américaine, assimilant ce scandale à une phase de purification et de sacralisation
4 de la vie politique. Si le Watergate a momentanément ébranlé la conscience collective et les valeurs centrales de la
démocratie américaine, celles-ci en sont ressorties renforcées à travers des réformes institutionnelles tendant à un
contrôle accru de l’autorité politique. De leur côté, Markowits et Silverstein (1988) attribuent l’occurrence des
scandales politiques à la tension, inhérente aux démocraties libérales, entre logique du pouvoir, supposée secrète, et
logique de due process, supposée ouverte et publique. Dans cette perspective, le scandale apparaît lorsqu’un
gouvernant, en violation du due process, cherche à accroître l’effectivité du pouvoir politique. D’une part, le
scandale ébranle la nature même du système démocratique libéral, de l’autre, son traitement raffermit l’ordre
sociopolitique. Et parce que le scandale résulte de la transgression du due process qui préside à l’Etat de droit, il ne
peut avoir lieu que dans les systèmes démocratiques et seulement si la transgression a pour objet la recherche d’un
pouvoir politique accru. Ce modèle très normatif empêche de comprendre les scandales où la déviance n’a pas de
lien direct avec l’accroissement du pouvoir de l’Etat. Pour Markovits et Silverstein, le scandale Lewinski-Clinton
ne serait donc pas un scandale politique, quand bien même il est établi que la dimension partisane y a joué un rôle
crucial (Lawrence et Bennet 2001, Shah 2002).
Commune aux travaux d’inspiration fonctionnaliste, cette conception fait de la transgression la cause du scandale.
Ce faisant, elle revient à confondre deux phénomènes distincts : le comportement déviant (le fait supposé
scandaleux) et le scandale lui-même. Garrigou (1993 : 185) relève à juste titre que cette approche « interdit de
penser le scandale politique comme une forme particulière de mobilisation politique, ce qui implique de dissocier
scandale et violation des normes ». En effet, toute transgression ne donne pas forcément lieu à un scandale : elle
n’est pas une condition suffisante, ni même nécessaire. Il en va de même de la fonction prêtée au scandale. Tout
scandale ne débouche pas nécessairement sur une réaffirmation des valeurs centrales du système politique ou sur un
renforcement des mécanismes de contrôle. Même lorsque c’est le cas, il ne s’agit pas d’un produit « naturel » du
scandale, mais le résultat en partie contingent des affrontements à la base de son déploiement. Présupposant que le
scandale résulte de la transgression d’une norme appartenant à la «conscience collective», l’approche
fonctionnaliste ne permet donc pas de rendre compte du scandale lorsque la norme violée ne fait pas consensus ou
lorsque
la
transgression
elle-même
fait
débat.
En
se
focalisant
sur
cette
histoire
naturelle
« transgression/scandale/réformes/renforcement des valeurs communes », elle laisse accroire que le scandale suit un
cours irrémissible et tend à ignorer une de ses dimensions centrales : la dimension médiatique.
2.1.2. Approche critique
L’approche critique inspirée de l’Ecole de Francfort déplace précisément la focale de la transgression vers la
dimension médiatique. Dans leur célèbre ouvrage Dialectique de la Raison paru en 1947, Theodor Adorno et Max
Horkeimer (1997) se donnent pour objectif de déconstruire le projet moderniste. Selon eux, l’idéal des Lumières,
censé conduire à l’émancipation des individus par le passage du mythe à la raison, s’est retourné contre lui-même.
La rationalité de la modernité est devenue celle de la domination via la culture populaire. Les médias populaires
sont une puissante arme de domination des masses, infantilisées et dépolitisées, par l’élite capitaliste. Par analogie,
le scandale politique peut être considéré comme une « mass deception », une culture médiatique qui pollue l’espace
public et fait diversion en détournant l’attention des « vrais » enjeux politiques. L’usage stratégique de la
transparence politique finit par l’affaiblir. A travers deux types de stratégies médiatiques – détourner l’attention du
public et saturer l’espace médiatique de réalités superficielles – les élites sont en mesure d’agir de la même manière
que si elles cultivaient une politique du secret, avance Balkin (2009 : 394), pour qui il existe une convergence des
intérêts des gouvernements et des médias, ces derniers concourent à la personnalisation d’un jeu politique réduit à
des rivalités de personnes, occultant de la sorte les questions politiques substantielles. Dans une logique circulaire
5 auto-réalisatrice, l’attention médiatique, de la télévision en particulier, sur la vie privée des élites politiques crée
une « culture du scandale » (406). C’est à cette aune que Sarfatti et Wagner-Pacifici (2001) abordent l’affaire
Lewinski.
Hors sa dimension normative et sa veine conspirationniste, l’approche critique place la dimension médiatique au
centre de l’analyse, mais ce médiacentrisme (Neveu 2004) constitue également sa principale faiblesse, une vaste
littérature consacrée aux médias et à la communication politique tendant à confondre le scandale et le scandaleux,
le sens analytique et le sens normatif du terme scandale, et enfin les scandales « de papier » de la presse tabloïd
avec les mobilisations multisectorielles se greffant sur une dénonciation, processus autrement plus rares et
déstabilisateurs. Si l’idée de simulation de transparence peut paraître pertinente lorsque le scandale porte
exclusivement sur la vie privée de la personne incriminée, elle ignore la dimension proprement politique dans les
autres cas. Surtout, elle fait l’impasse sur les luttes qui entourent la définition légitime de la situation : les normes
ne sont pas partagées par tous, ni la transgression n’a le même degré de gravité, la réponse à apporter fait l’objet de
controverses. L’approche critique néglige donc ce que font les protagonistes, homogénéise des collectifs fort
hétérogènes et délaisse la contingence.
2.1.3. Approche constructiviste
L’approche constructiviste replace les acteurs au centre de l’analyse et considère le scandale comme un processus
ouvert dont l’issue indéterminée favorise la transformation sociale. Dans un ouvrage qui fait référence, John B.
Thompson (2000 : 13) définit le scandale comme suit : « Actions or events involving certain kinds of transgressions
which become known to others and are sufficiently serious to elicit a public response ». (1) Transgression de
normes, (2) publicisation, (3) réprobation (4) et réponse en forment les éléments constitutifs.
(1) Si, à première vue, la transgression de normes est la raison d’être du scandale, elle n’a en fait pas besoin d’être
réelle : une transgression supposée peut suffire à légitimer des « stratégies scandaleuses ». Plus encore, toute
transgression des normes n’occasionne pas nécessairement un scandale. Thompson note que celui-ci se situe au
milieu de l’échelle de la transgression. On peut difficilement considérer les génocides ou les attentats comme des
« scandales », quand bien même ils transgressent une foule de normes. A ce titre, Dampierre (1954) considère que
la norme violée doit être acceptée, du moins aux yeux du public, par l’auteur de la transgression. De surcroît, le
potentiel scandaleux d’une violation des normes dépend du contexte socio-historique. Autrement dit, toutes les
normes n’ont pas toujours ni partout la même force. C’est peut-être le principal apport de l’approche fonctionnaliste
que de souligner le caractère socialement obligatoire de l’indignation qui résulterait d’une transgression de ces
normes dominantes. Sans aller jusque là, Thompson assure qu’au moins trois domaines ont une « sensibilité
scandaleuse » plus élevée que les autres dans nos sociétés actuelles : les relations sexuelles, les activités financières
et l’exercice du pouvoir politique (2000 : 15). Cependant, une telle typologie écarte le fait que les normes sont
foncièrement contestées et que la signification du comportement déviant dépend toujours du travail interprétatif des
acteurs enrôlés dans le scandale (Jimenez 2004 : 1117).
(2) La transgression doit être connue des tiers pour faire l’objet d’un scandale. Thompson note que tout scandale
est un « drame de la dissimulation et du dévoilement » (2000 : 18), qui suppose une publicisation de l’acte présumé
transgressif, en particulier par les médias.
(3) Le dévoilement lui-même n’est pas suffisant pour qu’un scandale émerge. Il faut encore qu’une partie des
participants considère — ou fasse mine de considérer — la transgression comme moralement répréhensible et que
cette indignation soit publiquement exprimée. Il n’est pas rare que les auteurs de l’acte transgressif et/ou une partie
6 des participants s’offusquent de cette indignation de sorte que le scandale se résume rarement à une stigmatisation
unanime et univoque. Il constitue plutôt une lutte sur la signification à donner à l’acte transgressif.
(4) Finalement, le scandale appelle une réponse de l’Etat, qui peut se traduire par la destitution des « fautifs » et/ou
des transformations institutionnelles visant à prévenir de tels comportements. Selon De Blic et Lemieux, le
scandale ne laisse jamais les choses en l’état, « il conduit à des repositionnements, à une redistribution des cartes
institutionnelles, voire à des remises en cause brutales des rapports institués » (2005 : 11).
Dans l’approche constructiviste, les médias jouent un rôle crucial. Publicisation de la transgression, réprobation,
attaque et contre-attaque ne peuvent se réaliser sans leur intermédiaire. Or l’activité médiatique n’est pas le support
neutre des coups qui s’échangent hors du champ médiatique, mais contribue à créer cette réalité qu’elle se propose
de décrire (Thompson 2000 : 31). Selon Champagne et Marchetti (1994 : 43), « il est sans doute à peine exagéré de
dire qu’est scandaleux ce que le champ journalistique, dans son ensemble, considère comme tel et parvient surtout à
imposer à tous ». Ce rôle décisif imputé à la presse dans l’émergence des scandales a conduit de nombreux auteurs
à s’intéresser aux cadrages opérés par les médias et à leur conformité ou dissonance avec les cadrages des acteurs
politiques (Cavender, Jurik et Cohen 1993), à leur mise en récit idéologique (Puglisi et Snyder 2008) ou encore à
l’impact de l’évolution du champ médiatique (Champagne et Marchetti 1994, Tumber et Waisbord 2004). S’ils ne
construisent pas ex nihilo les scandales, les médias n’en disposent pas moins d’un pouvoir certain dans l’imposition
de sens et la définition des enjeux, et ce d’autant que la plupart des protagonistes y voient une arène stratégique
pour emporter la bataille de l’opinion. Oubliant que les médias ne forment que l’un des sites où s’affrontent les
acteurs du scandale et combien les journalistes dépendent de leurs sources (des liens invisibilisés), ces travaux
versent dans le médiacentrisme.
Les acteurs forment l’autre grande variable de l’explication constructiviste. Dans la mesure où le scandale est une
forma aperta, une tournure des relations au sein de et entre plusieurs secteurs (Rayner 2007), son intensité, sa
localisation, sa durée et sa signification dépendent de ce que font les acteurs. Peut-on y voir une forme de poursuite
de la lutte politique par d’autres moyens ? Plusieurs auteurs considèrent le scandale comme une « forme particulière
et dérivée de la lutte pour le pouvoir » (Daniel 1992 : 989). Garrigou (1992 : 27) le rapporte aux stratégies d’acteurs
politiques « motivés par des calculs rationnels sur l’opportunité du dévoilement » pour discréditer leurs adversaires.
On peut reprocher à cette vision instrumentale du scandale son caractère politico-centré (Rayner 2005 : 12). En
effet, le scandale est rarement circonscrit au champ politique. Outre les acteurs médiatiques, les juristes y jouent
souvent un rôle de premier plan. Roussel, par exemple, étudie la transformation du répertoire d’action des
magistrats français à la fin des années 1980 et montre comment la poursuite judiciaire de dirigeants politiques, qui
échappaient jusqu’alors à leur emprise, s’institutionnalise à travers une redéfinition du rôle des juges d’instruction
(Roussel 1998). Dans son étude sur l’opération « Mains propres » en Italie, Rayner observe comment, sous le coup
de fortes « oscillations des perceptions du possible », des acteurs politiques, judiciaires, médiatiques et
économiques en vinrent à se persuader de la « jouabilité » de la dénonciation des pratiques de corruption (Rayner
2005). Dobry (1986) qualifie ce type de configuration de « mobilisation multisectorielle » : une crise politique,
mais cela vaut aussi pour les scandales, entraîne « une interdépendance croissante des activités des acteurs de
différents secteurs » qui se traduit par une perte relative de leur autonomie. Cette « conjoncture fluide » prend fin
lorsque l’affrontement se resectorise.
A la différence des approches fonctionnaliste et critique qui ambitionnent de déterminer a priori la signification et
la conséquence du scandale, l’approche constructiviste s’intéresse au processus de scandalisation. Il revêt certes des
traits structurels (le « drame de la dissimulation et du dévoilement », le rôle des médias, la localisation
7 multisectorielle des mobilisations, la tension délégitimation-relégitimation) et subit l’influence de variables lourdes
(évolution des champs, configuration institutionnelle, juridicisation). Cependant, le processus à expliquer relève
avant tout de la transformation d’un litige socialement très limité en un scandale, élargissement consécutif à
l’enrôlement de multiples acteurs. Dans cette dynamique, les univers sociaux où la dénonciation est relayée
deviennent autant d’espaces de co-extension du scandale. C’est dans ce type de réactions en chaîne (boucles de
rétroactions où les effets se changent en causes) que réside la propriété émergente du scandale.
2.2. Plan de recherche détaillé
2.2.1. Problématique
Le 24 novembre 1989, le conseiller national Moritz Leuenberger (PS) annonce devant un parterre de journalistes
médusés la découverte de 900'000 fiches répertoriant des organisations et individus réputés constituer une menace
pour la sécurité intérieure de l’Etat (Sonderegger et Dütschler 1995). Etablies par la police fédérale, ces fiches
recensent les activités militantes et fourmillent d’anecdotes sur la vie quotidienne de tous ceux censés représenter
cette menace : communistes, écologistes, pacifistes, syndicalistes, féministes, leaders de mouvements de jeunes,
séparatistes jurassiens, nationalistes d’extrême droite, parlementaires de gauche. L’annonce fait « l’effet d’une
bombe », les médias s’emballent et les dénonciations de « l’Etat policier » se multiplient. Elus, intellectuels,
journalistes, manifestants dénoncent le « Schnüffelstaat » et appellent à des réformes de la politique de protection
de l’Etat : le scandale est en train de prendre.
Déjà ébranlée par le scandale Kopp, la Suisse est secouée par le scandale des fiches. La police politique a surveillé
un Suisse sur vingt et un étranger sur trois, soit 900'000 fiches répertorient 700'000 individus, dont environ un tiers
de citoyens suisses. En quatre mois, le Ministère public reçoit 320'000 demandes de consultation. L’ampleur des
mobilisations résulte du et contribue au scandale, soit une dynamique émergente. La découverte des fiches apparaît
comme un sous-produit fortuit des travaux de la commission d'enquête parlementaire (CEP) chargée d'éclaircir les
circonstances de la démission d'Elisabeth Kopp, d’évaluer les soupçons de collusions entre crime organisé, banques
et autorités de poursuite pénale, et d’effectuer un audit général du DFJP. C'est à l'occasion d'une visite des locaux
de la police fédérale que des parlementaires auraient trouvé les fiches. Le scandale des fiches engendre à son tour
deux scandales, touchant cette fois deux organisations secrètes, la P-26, chargée d'organiser la résistance en cas
d'invasion soviétique et échappant à tout contrôle de l'Etat, et la structure de renseignement P-27.
Cet enchaînement débouche sur des changements institutionnels. A travers la Délégation des Commissions de
gestion, le Parlement se dote d’un organe permanent chargé de la surveillance des activités secrètes de l’Etat et
désigne un médiateur pour traiter les demandes d’accès aux fiches. Le Conseil fédéral dresse une « liste négative »
des activités qu’il est interdit de surveiller, comme la participation à des manifestations autorisées. Les autorités de
poursuites pénales et les services de renseignement sont réorganisés, réforme qui n’aboutira que dans les années
2000. Hors du champ politique stricto sensu, les mobilisations donnent à voir l’ampleur de l’indignation (Pithon
1993). Un comité réuni sous la bannière Schluss mit dem Schnüffelstaat lance l’initiative populaire « S.O.S. pour
une Suisse sans police fouineuse » et réunit le 3 mars 1990 35'000 personnes à Berne, une des plus grandes
manifestations que la Suisse d’après-guerre ait connue. Des mouvements sociaux appellent au boycott du
recensement de la population de 1990 ; des artistes et intellectuels, à l’image de Dürrenmatt, Frisch, Nizon ou
Muschg, organisent une « grève de la culture », voyant dans l’affaire des fiches une confirmation de « l’Etat
policier fascistoïde » qu’ils dénonçaient depuis plusieurs décennies et refusent de participer à la commémoration
des 700 ans de la Confédération.
8 La Suisse d’après-guerre, habituée à régler ses conflits politiques dans les salles feutrées du Palais fédéral ou dans
le secret des urnes, se trouve soudain au cœur d’une tourmente inédite. Comment le scandale a t-il émergé et
quelle en a été la portée sur l’ordre politique suisse ? Telle pourrait être formulée la question de départ de cette
recherche. Question d’autant plus saillante que la Commission de gestion, présidée par le même M. Leuenberger,
avait dès 1988 fait état du fichage massif de citoyens suisses par la police politique. Cela sans compter les
dénonciations régulières par certains parlementaires des méthodes intrusives de la police politique dans les années
1970-80 ou les protestations constitutives de l’affaire Cincera en 1976 (Manifeste démocratique 1978). Largement
ignorées de la presse, ces dénonciations n’avaient guère trouvé de relais, ce qui montre bien que la dynamique d’un
scandale se joue ailleurs que dans la seule transgression, réelle ou supposée, de normes.
Quelles sont dès lors les conditions de réussite d’une dénonciation (Boltanski 1984) ? Qu’est-ce qui a conduit cette
« révélation » à faire l’objet d’un scandale politique en 1989 seulement et quelles conditions ont fait défaut
auparavant ? Il s’agira en particulier de s’interroger sur les acteurs mobilisés dans et entre les différents champs
(politique, administratif, médiatique, judiciaire, académique, artistique), sur leurs positions et dispositions, leurs
cadrages et revendications, leurs stratégies et alliances. Si l’indignation d’un grand nombre est indiscutable, elle est
loin d’être unanime. Les milieux conservateurs considéraient le zèle de la police politique comme une réponse
légitime et même nécessaire à la menace communiste, contestant le caractère transgressif de l'action incriminée.
Quels sont les ressorts de cette lutte pour la définition légitime de la situation ? Celle-ci est-elle insolite ou le reflet
de luttes politiques préexistantes ? Il s’agira également de situer ce scandale dans un contexte particulièrement
turbulent : fin de la guerre froide, recomposition des élites (Mach, Pilotti 2008), crise économique, multiplication
des scandales (affaire Kopp, P-26, P-27) et des « défiances » envers le gouvernement : initiative sur l’abolition de
l’armée, référendum sur l’EEE, fonds juifs en déshérence (Terzi 2005). Peut-on établir des relations entre ces
processus et le scandale des fiches ? En quoi ce scandale a t-il été le produit et le producteur de changements
sociaux, normatifs ou politiques ? Comment l’articuler aux évolutions structurelles des champs en question ?
Sans préjuger des résultats de l'enquête empirique, nous posons comme hypothèse liminaire que le scandale des
fiches a émergé au sein d’un contexte mouvant scandé par une évolution des rapports sociopolitiques (Voutat 1992)
et des politiques publiques (Mach 1999) institués en Suisse et, sur la courte durée, par les effets d'entraînement liés
à la démission d'E. Kopp puis à l'institution d'une CEP. D'une part, la fin de la guerre froide remet brutalement en
cause la priorité des politiques de l'anticommunisme, le soutien inattendu à l'initiative du GSSA pour l'abolition de
l'armée déstabilise un pilier identitaire du pays, l'engagement des intellectuels et historiens pour une relecture
critique du passé, la multiplication des contestations sociales et l'essor d'un journalisme d'investigation critique
créent des conditions propices à la mise en cause de l'État fédéral. D'autre part, l’accusation de blanchiment
d'argent, le soupçon de collusions avec le crime organisé dans les plus hautes sphères de l'Etat, la démission d'E.
Kopp et l'institution de la CEP engendrent un contexte où les dénonciations paraissent beaucoup plus jouables que
d’ordinaire, conditions exceptionnellement conductrices où des mobilisations multisectorielles d’ampleur rarement
égalée en Suisse participent de la diffusion et de la cristallisation d’un « cadrage scandaleux ».
C'est paradoxalement la force de ce système « en crise », en particulier sa capacité à absorber les chocs par des
mécanismes institutionnels, qui aurait permis de limiter la portée déstabilisatrice du scandale. Celui-ci ne remet pas
en cause la « formule magique » (Burgos, Mazzoleni, Rayner 2011), n’aboutit à aucune démission au sein du
Conseil fédéral (le chef démocrate-chrétien du DFJP Arnold Koller reste en place), ni à l’effondrement d’un parti
(le PRD perd deux points aux élections de 1991), voire du système dans son ensemble, à l’inverse de ce qui se
passera en Italie durant l’opération « Mains propres ». Est-ce à dire que le scandale des fiches ne recelait aucune
9 menace pour les porte-parole des institutions ? Ce serait oublier que ces derniers, pour venir à bout des
mobilisations contestataires, ont dû s’employer à mettre en œuvre des réformes d’envergure, en particulier dans la
réorganisation du Ministère public et des services de renseignement. Ce faisant, ils sont parvenus à confiner le
conflit au sein des institutions et à l’appréhender en des termes juridiques. En outre, que les opposants à la police
politique utilisent une institution de l’Etat (l’initiative populaire) pour en contester une autre (la police politique)
témoigne également de la capacité intégratrice du système politique suisse. D’un côté, nous tenterons de montrer
que cette « gestion de crise » a grandement reposé sur des collusions ordinaires (consistant le plus souvent pour un
« responsable » à « fermer les yeux » sur les pratiques de ses interlocuteurs) dans et entre les institutions dont la
coopération fait l’Etat. De l’autre, nous nous efforcerons de ne pas réifier cette « résilience » des
institutions politiques suisses puisqu’elle dépend de ce que font les acteurs. C’est pourquoi il s’agira de rendre
compte des pratiques des protagonistes d’un scandale qui, en tant que processus ouvert, n’empruntait pas une voie
toute tracée.
2.2.2. Cadre d’analyse
Inspirée d’une approche constructiviste, notre démarche s’appuiera sur la thèse de Dobry selon laquelle
l’émergence et la dynamique du scandale procèdent d’une série de mobilisations multisectorielles typiques des
conjonctures fluides. C’est dans cette perspective processuelle, sans présupposé ontologique, que nous concevons le
scandale comme le produit (ou l’effet émergent) de mobilisations d’individus ou de groupes, situés a minima dans
les secteurs politique, juridique et médiatique et entretenant des relais dans d’autres secteurs sociaux, dont les
affirmations et revendications, à caractère réprobateur ou justificateur, ont trait à la transgression réelle ou
supposée de normes entraînant une remise en cause de la légitimité de tout ou partie de l’autorité politique. Cette
manière d’envisager le scandale des fiches implique d’articuler les dimensions constitutives d’une dynamique de
scandalisation : (a) des normes plus ou moins partagées, (b) un comportement supposé déviant, (c) un processus de
publicisation, (d) une bataille de sens (réprobation/justification), (e) portée par des acteurs individuels et collectifs
fortement interdépendants, (f) pris dans une configuration institutionnelle incertaine dans laquelle (g) prévalent des
enjeux symboliques liés à la (dé)légitimation des pratiques et des acteurs en cause.
Afin d’opérationnaliser cette conception analytique du scandale politique, nous envisageons l’ouverture de quatre
terrains d’enquête (contexte et configuration institutionnelle, acteurs, cadrages, désamorçage) permettant de
documenter empiriquement, sous un angle diachronique et analytique, la concurrence entre des stratégies de
délégitimation et de relégitimation de l’ordre politique, constitutive de la dynamique du scandale en ses différentes
séquences (émergence, désectorisation, sortie de crise).
1. Contexte et configuration institutionnelle
Relevant d’une mobilisation traversant plusieurs secteurs sociaux, provenant d’un contexte qu’il transforme en
retour, générant sa propre dynamique, le scandale politique doit être contextualisé. Thompson (2000) montre par
exemple comment la professionnalisation et la dépolitisation de la presse d’une part et le recentrage des idéologies
politiques d’autre part ont favorisé une multiplication des scandales. Si ces variables «lourdes» ne peuvent
expliquer à elles seules l’émergence d’un scandale, la structure des relations entre les champs considérés constitue
toutefois un environnement plus ou moins propice. S’agissant du champ politique, il faudra en particulier étudier
les rapports entre parlement, gouvernement et administration, notamment en regard des transformations de la
configuration partisane et de l’évolution des clivages au sein des mouvements sociaux (Duvannel et Lévy 1984,
Kriesi 1998). Partie d’une procédure d’enquête concernant une infraction à la loi sur les stupéfiants, la série de
scandales survenue entre 1988 et 1992 a débouché sur la démission d’E. Kopp, une mise en cause de la protection
10 politique de l’Etat et des ripostes institutionnelles d’urgence (CEP, mise à pied de dirigeants des forces de sécurité).
En partie issue des institutions, cette concaténation de scandales n’en a pas moins perturbé – et il s’agira d’évaluer
dans quelle mesure – cette configuration institutionnelle, contraignant nombre d’acteurs à prendre des décisions
jugées prohibitives avant son irruption.
S’agissant du champ médiatique (de Diesbach 2007), il faudra en établir les principales caractéristiques structurales
(évolutions économiques, affiliations idéologiques, transformation des rapports entre divers types de médias).
L’évolution des normes culturelles et politiques constitue un autre aspect important de la configuration
institutionnelle. Si le scandale n’est pas le produit automatique de la transgression d’une norme dominante et s’il
n’y a pas de relation mécanique entre la gravité d’une transgression et l’amplitude d’un scandale, la réprobation qui
en est à la source n’est toutefois pas complètement arbitraire, attendu qu’elle doit pouvoir se revendiquer d’une
conception plus ou moins partagée de certaines valeurs ou normes concernant le comportement attendu des
représentants de la puissance publique. Il s’agira donc d’identifier l’évolution de certaines représentations
politiques relatives aux règles juridiques encadrant et légitimant la protection de l’Etat (surveillance des personnes
et protection des données). L’ensemble de ces éléments constitue en quelque sorte le contexte initial du scandale,
mais celui-ci n’a de portée qu’en regard des pratiques effectives des acteurs et des cadres qu’ils mobilisent dans le
cours même du scandale, lequel peut à son tour changer ledit contexte, soit une propriété émergente (causalité
spirale à l’œuvre dans les processus d’auto-amplification) largement méconnue dans les travaux sur les scandales.
Les ressorts de chaque scandale proviennent de jeux spéculaires (les intervenants s’observent les uns les autres) où
la jouabilité de la dénonciation oscille fortement. De manière à conférer une certaine profondeur à l’analyse, ce
chantier intégrera, sur la base de la littérature secondaire (De Lutiis 1996, Dobry 1997, Ganser 2011, Caillat,
Cerutti, Fayet, Roulin 2009, Linhardt 2005, Wenger, Nuenlist 2008) une dimension comparative afin de mesurer ce
qui rapproche ou éloigne le scandale des fiches d’autres scandales liés aux covert politics afférentes à la guerre
froide et au renseignement politique interne : de l’Irangate aux Etats-Unis à l’affaire Gladio en Italie.
2. Acteurs
Si les scandales varient en fonction des lieux où ils se déploient, les mobilisations qui les portent en font d’abord et
avant tout des jeux à acteurs multiples (Rayner 2007). Prendre en compte cette pluralité des protagonistes sans
distribuer les rôles a priori permet de mieux appréhender la propriété multisectorielle du scandale. Il s’agira alors
d’identifier quels acteurs se (dé)mobilisent. Il est donc crucial d’identifier et de cartographier les différents
intervenants (politiciens, journalistes, magistrats, avocats, policiers, intellectuels, comités citoyens, associations,
etc.), de saisir les relations qu’ils entretiennent à travers leurs coups, leur mode d’action de type
institutionnel (interventions parlementaires, CEP, démocratie directe, etc.) ou autre (recours à la violence et/ou au
secret), à travers l’émergence ou la dissolution, sous l’effet du scandale, de coalitions intra- ou intersectorielles.
Comment lier leur rôle dans le scandale des fiches et leur trajectoire biographique ? Comment ont-ils ressenti cette
phase de turbulence ? Comment des citoyens « ordinaires » ont-ils pris position et été « mis en avant » (dans les
courriers des lecteurs, les micros-trottoirs de la radiotélévision publique, les sondages d’opinion, les manifestations
ou les associations, les demandes de consultation de fiche, etc.) ? Afin d’étayer la partie cartographique et
prosopographique de ce chantier, il est prévu d’utiliser la banque de données sur les élites en Suisse mise au point
par André Mach et Thomas David (IEPI). Enfin, nous pourrons questionner la capacité du scandale à modifier les
identités de certains acteurs, les accusations et contre-accusations pouvant, à la faveur des mobilisations, conduire à
de brusques transformations de leur réputation et de leur statut, autant de tentatives d’imposition de catégorisations
(« innocents », « victimes », « coupables », « complices », etc.) qui alimentent les enjeux identitaires.
11 3. Opérations de cadrage
Les cadres ne sont pas des « choses » qui s’imposeraient inéluctablement aux acteurs, mais sont au contraire
inséparables de leurs tentatives d’en créer ou d’en promouvoir, de les aligner avec des cadres alternatifs ou de
contredire les cadres concurrents. Initialement développée par Goffman, l’analyse des cadres s’est progressivement
imposée dans la sociologie des mouvements sociaux pour rendre compte des facteurs cognitifs et normatifs
orientant les pratiques, elle a également été mobilisée dans l’étude des scandales politiques (Cavender et al. 1993,
Lawrence et Bennet 2001, Shah 2002, Weeber et Turner 2007) pour analyser la mise en récit médiatique et sa
diffusion dans l’espace public. Les autres protagonistes du scandale cherchent aussi à imposer leurs propres cadres.
Ceux-ci peuvent être analysés comme des registres de justification (Boltanski, Thévenot 1991 ; Boltanski et al.
2007), mais aussi comme des dispositifs de sensibilisation (Traïni 2009 : 13) (dé)favorisant la scandalisation. Nous
faisons ici l’hypothèse que la lutte pour l’imposition du cadre légitime est au cœur du scandale. L’analyse doit ainsi
faire ressortir les cadres initiaux portés par les dénonciateurs, les contre-cadres des acteurs incriminés, la
convergence ou dissonance entre les principaux cadres en concurrence et enfin la stabilisation dans un cadre
dominant.
On s’interrogera sur la prégnance de l’anticommunisme en Suisse, la construction de l’ennemi intérieur et
l’évolution de la légitimation de la surveillance étatique. Nous examinerons l’évolution des cadres dans la
« scandalisation » de l’activité de la police politique (« Etat fouineur », « fichisme », etc.). Comment cette
scandalisation est-elle objectivée, par exemple au moyen de chiffres, de récits, d’images, d’expertises, de
témoignages ? Comment l’objet de la première CEP et sa couverture médiatique passent du problème du
blanchiment d’argent au fichage massif de la police et comment ces enjeux s’articulent-ils ? Comment la
surveillance policière est-elle fustigée en termes d’abus ou de déviance ou au contraire justifiée à l’aune des
« impératifs » de la guerre froide ? Comment est-elle insérée dans une critique générale de l’Etat ou au contraire
réduite à une question juridique ? Il s’agira en particulier de repérer de manière systématique les types d’arguments
et de justifications mobilisés.
4. Désamorçage
Finalement, il s’agira d’analyser les stratégies de sortie du scandale. Précisément parce que le scandale peut
produire de la délégitimation, il constitue un moment propice au changement institutionnel. Le scandale des fiches
a été scandé par des ripostes institutionnelles (CEP, enquête administrative, démissions, réformes législatives
concernant la sûreté intérieure et la protection des données, nomination d’un médiateur pour la consultation des
fiches, contre-projet indirect à l’initiative populaire, etc.) qui ont conduit à plus ou moins brève échéance (le jeu sur
le tempo du scandale étant l’un des enjeux de lutte) à démobiliser une grande partie des protagonistes, une
démobilisation quasi définitive après la nette défaite des initiants lors de la votation populaire du 7 juin 1998. Ces
mesures ont-elles été conçues comme des parades censées désamorcer le scandale ? Ont-elles permis à leurs auteurs
de reprendre la main ? Les réformes d’envergure mises en œuvre dans le sillage du scandale (création de la
Délégation des Commissions de gestion, réorganisation du Ministère public et des services de renseignements) ontelles été pensées comme des coups réparateurs susceptibles de resectoriser le conflit ? De rassurer ou de
démobiliser les citoyens « ordinaires » ? Nous montrerons en quoi ces réformes ont pesé sur la trajectoire du
scandale, par qui et dans quelles conditions elles ont été portées et dans quelle mesure elles ont contribué à la sortie
de crise. Des représentants des institutions ont-il agi conjointement pour limiter les ruptures de collusion ?
Disposaient-ils d’un répertoire des parades à mettre en œuvre ou ont-ils improvisé ? Avaient-ils en tête des
précédents (l’affaire des Mirages) ? Bien qu’ils n’aient apparemment guère eu d’incidence sur les élections
12 fédérales de 1991, ces scandales ont-ils concouru à ce que d’aucuns (Brunner et Sgier, 1997) ont qualifié de « crise
de confiance dans les institutions suisses » ? Répondre à ces questions nous permettra de mieux comprendre les
pratiques et les acteurs qui contribuent à la stabilité du jeu politique suisse et, de manière plus générale, à la très
forte institutionnalisation des secteurs qui composent l’Etat fédéral. Nous testerons l’hypothèse selon laquelle le
désamorçage du scandale des fiches s’explique par la quasi absence d’importantes ruptures de loyauté au sein du
camp bourgeois. Celui-ci a-t-il pour autant formé un « réseau de consolidation » (Dobry 1986 : 110) ? Afin
d’examiner les prolongements politiques et culturels du scandale des fiches, nous reviendrons sur la question de la
légitimité de l’Etat à surveiller ses citoyens. Quel impact le scandale a-t-il eu sur les normes prétendument
transgressées ? La protection des données est-elle devenue, sous l’effet du scandale, une norme plus saillante de
l’activité de l’Etat ? Contrairement à une conception du scandale en termes de moralisation, nous postulons ici que
l’éventuelle évolution des normes en la matière est plutôt le résultat que la cause du scandale.
Ces quatre variables et chantiers de recherche sont distingués essentiellement dans un but heuristique. Afin de
comprendre la dynamique du scandale, l’analyse doit chercher à saisir comment ces dimensions interagissent.
Une problématique transversale : délégitimation, relégitimation et juridicisation de l’univers politique
La dynamique du scandale est redevable d’une tension à l’issue incertaine entre des mobilisations orientées, pour
les unes, vers la délégitimation de l’Etat et des autorités politiques et, pour les autres, vers leur relégitimation.
Pouvant altérer le capital symbolique (Bourdieu 1984), le scandale a la capacité de détruire la réputation
d’individus et plus largement de saper la confiance dans les institutions (Maier 2011). Suivant Lagroye, il faut
distinguer quatre niveaux de légitimation (1985 : 398) : (a) la relation de pouvoir entre gouvernants et gouvernés,
c’est-à-dire la relation de délégation, (b) l’existence d’un appareil spécialisé de domination politique (institutions
politiques), (c) les modalités de désignation des gouvernants, (d) les groupes qui exercent le pouvoir. En l’espèce, le
scandale des fiches aura eu pour effet de mettre à l’épreuve ces différents niveaux de légitimité, ce qu’il nous
faudra montrer en restituant l’évolution des échanges de coups entre les divers participants au gré des contraintes et
des opportunités charriées par la désectorisation tendancielle de l’espace social, un processus qui autorise, voire
commande, des coups inédits dont certains ont pu donner l’impression de renverser les rapports de force : demander
à consulter sa fiche, obtenir la destitution de dirigeants étatiques, enquêter sur et rendre publiques des pratiques
secrètes, redéfinir les limites de ce que les agents de l’Etat s’autorisent, etc.
Le rôle des dispositifs juridiques apparaît à cet égard de première importance. Un des volets du projet lui sera plus
spécifiquement consacré aux fins de montrer la contribution des juges (TF) et des juristes — en particulier au sein
de l’administration — à la normalisation de la surveillance étatique des activités politiques. Plus largement, le
scandale des fiches participe de ce que nous pourrions appeler une juridicisation de l’univers politique (Commaille,
Dumoulin, Robert 2000, Voutat 2009), par quoi nous comprenons ici le fait que la neutralisation de certains conflits
s’opère à travers l’activation de catégories juridiques de perception des enjeux politiques autour desquels se
construisent les mobilisations.
2.2.3. Sources et méthodes
Il ressort de ce qui précède que la compréhension de la dynamique du scandale suppose une connaissance très fine
de la chronologie des événements, au jour le jour dans la phase la plus intense des mobilisations multisectorielles
(novembre 1989-avril 1990), ainsi qu’une identification sociologiquement fondée des différents protagonistes,
vecteurs de représentations, prises de position et interactions dans et entre les secteurs considérés. Ce programme
de recherche requiert l’exploitation de nombreuses sources de différents types.
13 1. La littérature secondaire est déjà largement identifiée, concernant les scandales politiques, le renseignement
politique, les scandales des années 1988-92 en Suisse. Nous procéderons à un dépouillement systématique de
l’Année politique suisse afin de mieux contextualiser cette série de scandales.
2. Les sources documentaires en libre accès, riches, volumineuses et parmi les plus importantes sont également identifiées : rapports des CEP, messages et prises de position du Conseil fédéral, débats parlementaires, rapports d’enquête administrative (p.ex. le rapport Haefliger) ou encore arrêts du Tribunal fédéral (par exemple : ATF 117 1A 221, ATF 117 1A 2020, ATF 118 1B 227). Par ordre chronologique : Débats parlementaires du 31 janvier 1989, BO 1989 I 2 (recyclage d'argent sale)
Rapport des Commissions de gestion du 6 avril 1989, FF 1989 II 291
Message du 12 juin 1989, FF 1989 II 961 (blanchissage d'argent sale)
Rapport de la Commission d'enquête parlementaire du 22 novembre 1989, FF 1989 I 593 (événements survenus au
DFJP)
Débats parlementaires du 28 novembre 1989, BO 1989 V 1873 (crime organisé)
Prise de position du Conseil fédéral sur le rapport de la Commission d'enquête parlementaire du 4 décembre 1989,
FF 1989 I 848 (événements survenus au DFJP)
Rapport de la CEP DFJP, BO 1990 II 194
Débats parlementaires du 5 mars 1990, BO 1990 II 185 (Rapport de la CEP)
Rapport complémentaire de la commission d'enquête parlementaire du 29 mai 1990, FF 1990 II 1469
Message du 16 octobre 1990, FF 1990 III 1161 (traitement des données en matière de poursuite pénale)
Rapport de la Commission d'enquête parlementaire (CEP DMF) du 17 novembre 1990, FF 1990 III 1229
Avis du Conseil fédéral du 23 novembre 1990, FF 1990 III 1529 (événements survenus au DMF)
Débats parlementaires du 28 novembre 1990, BO 1990 V 895 (événements survenus au DMF)
Rapport de la commission du Conseil des Etats du 12 décembre 1990, FF 1991 II 992 (création d’une délégation).
Avis du Conseil fédéral du 20 février 1991, FF 1991 I 1397 (création d’une délégation).
Message du 23 octobre 1991, FF 1991 IV 991 (consultation des documents du Ministère public)
Rapport des Commissions de gestion des 14 et 19 novembre 1991, FF 1992 I 289
Débats parlementaires du 1e juin 1992, BO 1992 III 696 (consultation des fiches)
Lignes directrices de la Délégation des Commissions de gestion du 12 août 1992, FF 1993 III 285
Directives du 9 septembre 1992, FF 1992 VI 151 (protection de l’Etat).
Message du 18 août 1993, FF 1993 III 625 (procédure pénale)
Message du 7 mars 1994, FF 1994 II 1123 (initiative)
Débats du 13 juin 1995, BO 1995 III 567 (initiative)
Rapport final du 2 mai 1996 (activité du Préposé spécial au traitement des fiches)
Message du 28 janvier 1998, FF 1998 II 1253 (efficacité et légalité dans la poursuite pénale)
3. La presse écrite et audio-visuelle. Par la richesse des informations qu’ils permettent de réunir et par leur double
qualité de source et d’objet, les médias constituent un terrain empirique privilégié dans notre recherche. La
constitution du corpus de presse répond à deux exigences : représentativité (presse écrite et audio-visuelle,
quotidiens et hebdomadaires, aires linguistiques, presse dite de « référence » et presse dite « populaire »),
pertinence sous l’angle du rôle joué dans le scandale (investigation, stratégies d’exploitation ou d’étouffement).
Pour répondre à cette double exigence, le corpus de presse sera constitué des organes de presse suivants :
Journaux de « référence » : Neue Zürcher Zeitung (NZZ), Tages-Anzeiger, Journal de Genève
Hebdomadaires : L’Hebdo, Weltwoche, Wochenzeitung (WoZ)
Presse dominicale à fort tirage : Le Matin Dimanche, SonntagsZeitung
Presse « populaire » : Le Blick, Le Matin
Presse audio-visuelle : Télévision suisse romande (TSR) et Schweizer Fernsehen (SF). Nous avons reçu l’accord
du service des archives (Jérôme Herbez) et du service commercial (Delphine Zimmermann) de la RTS à Genève
pour accéder aux éditions des journaux télévisés et autres documentaires du service public.
L’exploitation de ces sources de presse vise un triple objectif : primo, réunir des informations permettant d’établir
les faits et d’identifier les acteurs ; secundo, restituer une chronologie fine ; tertio, saisir les « termes de la lutte », la
diffusion et cristallisation des cadrages, à travers une analyse de contenu. Elle s’organise selon trois modalités :
usage des revues de presse déjà constituées (Année politique à Berne, VieDoc à Lausanne). Les revues de presse
14 permettent de disposer rapidement d’un corpus d’articles pertinents, mais avec l’inconvénient de détacher
l’événement de son contexte. C’est pourquoi nous procéderons à une analyse exhaustive pour la période la plus
intense (novembre 1989-avril 1990) et à des analyses ponctuelles sur les moments saillants du processus repérés
dans notre chronologie.
4. Archives du Comité pour l’abolition de la police politique. Ces documents (PV des séances du Comité, des
résolutions, revendications et lettres ouvertes, correspondance interne et externe, plaintes de droit constitutionnel,
dossiers sur la protection de l’Etat) sont accessibles aux Archives sociales suisses à Zurich. Nous avons commencé
le travail de recensement et de dépouillement. L’association droitsfondamentaux.ch, qui a succédé au mouvement
contre la police politique, nous a d’ores et déjà fourni la série complète du journal du Comité (33 numéros dans son
édition en allemand Fichen Fritz et 4 dans sa version française Fiche & Fouine, ça suffit), matériau très riche qui
couvre (et participe à) l’évolution de l’affaire jusqu’à la votation de 1998.
5. Entretiens semi-directifs. Nous réaliserons des séries d’entretiens avec une grande partie des principaux
protagonistes. A l’heure actuelle, 27 personnes de premier plan ont déjà donné leur accord de principe pour un long
entretien (entre parenthèses figure la fonction au moment des faits) :
Peter Bodenmann (président du PS), Werner Carobbio (membre de la CEP DMF), Pierre Cornu (juge
d’instruction), Nils de Dardel (conseiller national), Jacques-Simon Eggly (conseiller national), Urs Paul Engeler
(journaliste de la Weltwoche), Thomas Fleiner (expert juriste) Urs Frieden (fondateur et journaliste de la WOZ),
Jürg Frischknecht (journaliste et membre du comité pour l’abolition de la police politique), Brigitta Gadient
(secrétaire de la CEP DFJP), Hans-Ulrich Jost (historien), Arnold Koller (conseiller fédéral), Georg Kreis
(historien), Christoph Lanz (secrétaire de la CEP DFJP), Moritz Leuenberger (président de la CEP DFJP), Bruno
Lezzi (journaliste de la NZZ), Arthur Liener (chef de l’Etat-major de l’armée), Marco Mona (préposé au traitement
des documents de la protection de l’Etat de la ville de Zürich), Niklaus Oberholzer (Juge d’instruction CEP DFJP),
Gilles Petitpierre (membre de la CEP DFJP), Françoise Pitteloud (conseillère nationale), Paul Rechtsteiner
(conseiller national et président de Comité pour l’abolition de la police politique), René Rhinow (membre de la
CEP DFJP), Carlo Schmid (président de la CEP DMF), Catherine Weber (secrétaire du Comité), Rolf Wespe
(journaliste du Tagesanzeiger), Jean Ziegler (Conseiller national).
Cette première liste, déjà riche par la diversité des secteurs concernés (la plupart des acteurs sollicités sont
multipositionnés), des orientations politiques et des rôles joués, sera complétée par un effet « boule de neige »
(personnes indiquées par les premiers interviewés), d’une vingtaine de personnes supplémentaires, en fonction aussi
de la progression de la cartographie des acteurs. L’usage des entretiens s’organise selon une double modalité : ils
visent d’une part à combler les lacunes des sources documentaires relatives aux relations internes aux secteurs
étudiés (travail de la CEP, mobilisations protestataires, travail au sein des rédactions, débats dans les partis, groupes
parlementaires et collectifs militants, rôle de l’expertise juridique). Ils visent d’autre part à saisir comment les
acteurs ont vécu le scandale, chacun en faisant sa propre expérience (Adut, 2008 : 21) en fonction de son parcours
biographique et de l’évolution de sa position dans le scandale.
6. Archives fédérales. Dans notre perspective, le travail sur ces archives a un caractère subsidiaire par rapport à
l’exploitation des autres sources, attendu que les documents de l’administration sont soumis à un délai de protection
de 50 ans, sous réserve d’une dérogation de l’autorité versante. En octobre 2013, une demande d’accès à différents
fonds a été adressée aux Archives fédérales. Une autorisation d’accès a d’ores et déjà été accordée pour certaines
archives personnelles de l’ancien Procureur de la Confédération, Rudolf Gerber. L’accès aux documents internes et
aux procès-verbaux de la CEP DFJP a pour sa part été refusé, la délégation parlementaire compétente ayant jugé
que le secret des délibérations au sein de la commission était prépondérant. Des réponses sont attendues pour les
dossiers suivants : correspondance d’Arnold Koller avec le Comité contre la police politique, dossiers du secrétariat
général du DFJP (en lien avec la gestion de la crise, l’élaboration d’une loi sur la protection de l’Etat et la
15 réorganisation du Ministère public), dossiers du Ministère public sur l’accès aux fichiers de la police politique et
sur sa réorganisation, dossiers du Proposé spécial au traitement des documents établis pour assurer la sécurité de
l’Etat. L’accès à certaines de ces archives permettrait de documenter plus finement certains processus de décision
internes à la Confédération, mais il n’est en aucun cas indispensable à l’analyse de la position et du rôle des
différents acteurs institutionnels et de leurs ripostes que nous établirons sur la base d’une documentation d’ores et
déjà pléthorique et, surtout, des données tirées des entretiens.
2.3. Portée du travail de recherche
« First, a research project should pose a question that is “important” in the real world. (…) Second, a research
project should make a specific contribution to an identifiable scholarly literature by increasing our collective
ability to construct verified scientific explanations of some aspect of the world » (King, Keohane et Verba 1994 :
15). Notre question de recherche – comment le scandale des fiches a t-il émergé et quelle a été sa portée sur l’ordre
politique suisse ? – répond à ces deux critères.
S’agissant en effet de l’importance du sujet, le scandale des fiches a été un des rares événements de l’histoire suisse
contemporaine impulsé par des mobilisations multisectorielles et reste aujourd’hui ancré dans la culture politique (il
y a un avant et un après) à l’image du Watergate aux Etats-Unis (Schudson 1992). Il a été au cœur d’une période
bouleversée marquée par une succession d’affaires politiques, la remise en cause de l’armée, de profondes
interrogations sur la place de la Suisse en Europe et sur le sens à donner à la Confédération. Etudier le scandale des
fiches, c’est aussi essayer de mieux comprendre cette époque charnière de l’histoire suisse. En analysant dans le
détail la diachronie des débats parlementaires, des révélations de presse, des mobilisations et autres prises de
position constitutives de cette réaction en chaîne et en réalisant des entretiens avec certains des principaux
protagonistes, nous pourrons mieux cerner la transformation des échanges, clivages et rapports de force politiques
durant cette concaténation de scandales et le contexte de « fin de la guerre froide ». Contrairement à la plupart des
scandales politiques, le scandale des fiches a concerné personnellement des centaines de milliers d’individus.
Nombre d’entre eux y ont participé activement en sollicitant l’accès à leur fiche, en s’exprimant dans les médias ou
en prenant part aux manifestations contre la police politique. Ce scandale a eu une résonance profonde - à travers
les réformes du Ministère public, de la police fédérale, des services de renseignements, du Parlement mais aussi,
cela reste toutefois à confirmer, à travers la modification de la perception de l’ennemi intérieur, de la signification
accordée à la protection des données et plus largement de l’image de l’Etat – résonance qui perdure plus de 20 ans
après les faits (comme en témoignent les débats parlementaires en cours). Soulignons ici que la Suisse a connu ces
dernières années d’autres scandales politiques (de moindre ampleur) : affaire Nef, affaire Roschacher-Blocher,
affaire Hildebrand, scandale du SECO, autant d’événements récurrents dont il apparaît pertinent de mieux cerner
les ressorts.
Concernant l’intérêt académique du sujet, il convient de rappeler que la sociologie des scandales politiques est un
champ d’études quasi-inexistant en Suisse où le scandale en général et le scandale des fiches en particulier n’ont
fait l’objet d’aucune production scientifique d’envergure. Un tel travail pourrait combler cette lacune tout en
contribuant à la construction théorique des scandales politiques comme objet de la science politique. En effet, ce
travail de recherche ne tient pas seulement à rendre compte d’un événement singulier, il vise aussi à enrichir les
modalités d’analyse des scandales politiques, particulièrement en portant l’attention sur un angle mort de la
recherche internationale, à savoir la phase de désamorçage, celle où les démobilisations l’emportent.
16 A ce stade du projet, d’autres questions théoriques retiennent notre attention : comment articuler la stratégie des
acteurs et les cadres qui, bien qu’initiés par des acteurs, ont tendance à se cristalliser et en retour à s’imposer aux
acteurs ? Qu’est-ce qui rend la dénonciation plus ou moins jouable ? Quelle place accorder aux variables
structurelles dans l’analyse des scandales dont la dynamique tient pour beaucoup à des éléments contingents et à
une suite de micro-décisions ? Enfin, en accordant une grande importance aux boucles de rétroaction et autres
processus d’auto-amplification souvent écartés par les sciences sociales, nous souhaiterions mettre en relief la
dimension non-linéaire du scandale, une propriété commune à d’autres processus émergents de grande amplitude,
des krachs boursiers aux révolutions.
Au delà de la seule étude de cas, l’objectif de ce projet de recherche consiste donc à proposer et tester un modèle
d’analyse des scandales selon lequel il y a scandale « lorsque des acteurs mettant en cause la probité d’autrui
peuvent s’appuyer sur des mobilisations multisectorielles » (Rayner 2009 : 549), soit une configuration
relativement rare en Suisse. Cette problématique, qui se veut relationnelle et contextuelle, envisage le scandale
comme un processus décomposable analytiquement en différentes séquences. Elle vise à prendre en compte la
configuration institutionnelle à partir de laquelle des acteurs se greffant autour d’une dénonciation prennent part à
l’émergence d’un scandale et tentent, entre autres coups, d’imposer leur cadrage au détriment d’autres définitions
de la situation. Localisées en et entre plusieurs univers sociaux, ces mobilisations et prises de position en série
engendrent une désectorisation tendancielle de l’espace social, soit une dynamique de crise qui contraint les
représentants de l’Etat et de l’ensemble des secteurs concernés à réagir, menacés qu’ils sont par des tentatives de
délégitimation. Ces ripostes institutionnelles, qui empruntent souvent au registre juridique (les dénonciateurs
peuvent aussi recourir à l’arme du droit), visent à relégitimer les institutions et leurs porte-parole en s’efforçant de
resectoriser le litige, en le circonscrivant aux seules arènes institutionnelles. Pour peu que les mobilisations
dénonciatrices retombent, ces parades conduisent au désamorçage du scandale. Cette analyse séquentielle doit faire
ressortir les bifurcations et les rapports de force qui orientent le processus du scandale et montrer que celui-ci peut
transformer la configuration institutionnelle, les contextes prévalant dans les différents sites d’affrontement, ainsi
que la position et l’identité de certains de leurs occupants. En définitive, par cette étude de cas, nous ambitionnons
de contribuer à une sociologie des scandales adossée à un corpus d’hypothèses transposables à d’autres terrains.
Bien que la dimension comparative (limitée ici aux affaires Gladio et Irangate) ne soit pas centrale dans ce projet, le
résultat de notre recherche devrait permettre de mieux saisir les constituants des scandales par delà leurs
manifestations phénoménales singulières.
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