Le remarquable ouvrage qu`Yves Carlet consacre à Stephen Crane

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Le remarquable ouvrage qu`Yves Carlet consacre à Stephen Crane
Yves Carlet
Stephen Crane — Les couleurs de l’angoisse
Paris : Belin, 2002
128 pages. ISBN 2-7011-2588-X. 7,24€
Sylvie Mathé (Université de Provence)
Le remarquable ouvrage qu’Yves Carlet consacre à Stephen Crane, météore des lettres
américaines, permet de saisir, malgré le format restreint de la collection “Voix américaines”,
toute la complexité de cet auteur dérangeant, souvent déroutant, défiant les conventions
dans sa vie comme dans son œuvre. L’introduction s’attache à tracer les lignes de force qui
parcourent sketches journalistiques, nouvelles et romans : fidélité au réel, art poétique
décalé, motifs obsédants — la déchéance liée à l’alcoolisme, l’impossible recherche du héros,
l’éclatement ou le délitement du sujet. Héritier du réalisme de ses contemporains Howells et
Garland, Crane emprunte cependant des voies plus sinueuses et détournées où l’écriture fait
la part belle à l’ironie. Au-delà de la schizophrénie apparente de l’écrivain-journaliste qui est
aussi conteur, Y. Carlet souligne la cohérence profonde d’un auteur qui, d’Est en Ouest,
explore “les effets de situations limites sur une conscience individuelle” à la manière du
vivisectionniste mettant à nu “les cheminements, les nœuds, les éruptions de l’angoisse”.
Le premier chapitre est consacré au journaliste et au romancier de la vie newyorkaise, dont les croquis du sous-prolétariat et de la misère des “classes dangereuses”
annoncent les images obsédantes qui peupleront romans et nouvelles. L’analyse d’un
échantillon de ces sketches met en avant le mélange de virtuosité et de cocasserie, de
compassion et de burlesque qui, dans ces scènes de rue, évoque irrésistiblement Chaplin.
“Cet étrange précipité”, comme l’écrit très justement Y. Carlet, est comme la marque de
fabrique d’un Crane simultanément entomologiste et philanthrope : entre empathie et
altérité, il donne à voir et à vivre, à la manière de Jacob Riis, “comment vit l’autre moitié”. A
l’inverse de ces croquis basés sur des codes narratifs, picturaux ou proto-filmiques, la fiction
pour Crane s’élabore sous le signe de l’honnêteté et du courage : abordant dans Maggie, a
Girl of the Streets un sujet tabou, la prostitution, l’écrivain opte pour la retranscription
scrupuleuse de l’idiome de la rue, autre transgression des codes littéraires de son temps.
Portrait sans complaisance du Bowery, où triomphe la vision du darwinisme social de
Spencer, Maggie dénonce non seulement les forces de l’environnement —même si l’héroine
elle-même semble miraculeusement immunisée contre les tares de son milieu— mais aussi
les hypocrisies engendrées par la morale bien-pensante et que véhicule au premier chef
l’Eglise. Maggie est ainsi moins une tranche de vie naturaliste qu’un réquisitoire contre la
religion et le conformisme bourgeois. Y. Carlet montre que les contradictions internes du
projet de Crane se trouvent néanmoins résolues dans une paradoxale révolution qui
substitue aux forces extérieures du naturalisme les fantasmes et illusions d’une “fille des
rues” dont la trajectoire est celle d’une victime née, une fleur des bas-fonds conditionnée et
détruite par les schèmes culturels dominants. Texte imparfait et inclassable, subversif et
instable, Maggie trouvera son pendant masculin dans George’s Mother, “pâle copie du
premier”, où se reflète à nouveau la fascination de Crane pour le Bowery en même temps
que se dessine une confession oblique de l’auteur.
Après l’Est, c’est vers l’Ouest et vers la Frontière que se tourne Y. Carlet. Survolant
d’abord les premiers textes de fiction de Crane, les Sullivan County Sketches tombés pour la
plupart dans l’oubli, dont il démontre l’intérêt archéologique pour l’élaboration des stratégies
narratives à venir, il examine ensuite les nouvelles consacrées à l’Ouest américain et au
Mexique, entre autres “The Bue Hotel”, “Noon” et “The Bride Comes to Yellow Sky”. Outre
l’interrogation sur la peur et le courage devant des situations extrêmes, émanant d’un auteur
miné par la tuberculose et déjà condamné, ces récits de l’Ouest mettent en scène les
schémas familiers du western mais en en subvertissant les codes sur le mode parodique ou
grotesque. Ici encore, l’analyse d’Y. Carlet s’appuie sur des parallèles cinématographiques
éclairants qui mettent en relief l’étonnante modernité de ces textes dans leur manipulation
des codes narratifs. A l’heure de la fermeture de la Frontière, Crane, “mémorialiste ironique”,
peint la fin d’un monde entre nostalgie et parodie, imposant au lecteur la tension d’émotions
incompatibles.
Avec The Red Badge of Courage —titre dont la traduction française, La Conquête du
courage, reflète un choix interprétatif contestable—, on touche au cœur de l’œuvre
romanesque de Crane. Cet étonnant tour de force, la reconstitution fictionnelle de
l’expérience d’un bleu nordiste dans la guerre de Sécession, sortie de l’imagination d’un
auteur né quelques années après la débâcle de la Confédération et âgé alors de 22 ans,
s’inspire moins des faits eux-mêmes que d’un blanc dans les récits de guerre, à savoir les
affects des soldats au combat, l’expérience intérieure, les émotions vécues dans le chaos de
la bataille. Moins roman de guerre que “fable cruelle sur la peur, la lâcheté et le courage” ou
ce que l’auteur appelait lui-même “un portrait psychologique de la peur”, le récit de Crane
renoue ainsi avec les terreurs du “petit homme” des récits du Comté de Sullivan.
Diversement qualifié par la critique de roman naturaliste, récit d’initiation ou tableau
impressionniste, The Red Badge of Courage frappe avant tout par la modernité de son
approche. Y. Carlet fait utilement le point sur ces différentes interprétations critiques,
montrant que l’apport du déterminisme ne se limite pas à faire de son personnage un pantin
régi par ses sensations et ses réflexes, un animal traqué dans le chaos ambiant, mais sert de
tremplin à l’étude de l’angoisse désarmée et à une vision de la guerre comme inexorable
machine broyant les humains ou les transformant en robots, qui annonce les grands romans
de guerre du 20ème siècle. Le corps humain réifié ou fragmenté est capturé en une
succession d’instantanés qui font de l’écriture un équivalent graphique des gros plans
cinématographiques. L’analyse d’Y. Carlet rend en particulier justice à l’inoubliable scène de
la rencontre du “trépassé et du vivant” au cœur d’une forêt moins sanctuaire religieux que
morgue indifférente. Crane reprend à son compte le regard clinique du naturalisme
expérimental de Zola, sans pour autant renoncer à la fascination mortifère d’un postromantisme décadent, celui qui fait s’abandonner à la terrible séduction de la méduse. Rien
de simple donc dans l’utilisation sélective que fait Crane des schèmes naturalistes, d’autant
qu’ils sont mis au service d’une ironie elle-même à double détente. Si Henry, le “jeune
homme” du récit, est avant tout la cible privilégiée de l’ironie du narrateur, mettant à nu par
le discours indirect libre la mauvaise conscience devenue mauvaise foi de l’imposteur, l’ironie
s’exerce aussi sur les vertus chrétiennes de la figure “christique” de l’homme en haillons.
L’anagnorisis ne se produira que lorsque Henry surprendra la conversation de ses supérieurs,
le renvoyant lui et ses compagnons à leur insignifiance et à leur néant. C’est alors qu’il
touchera à une forme de vérité supérieure, le nada cher à Hemingway. Quant aux
interprétations qui font du récit une allégorie chrétienne ou un mythe dont le “héros” décrit
le parcours typique, Y. Carlet en montre les limites : l’évocation de la “Passion” s’apparente
davantage à un sacrifice barbare qu’à une “cérémonie solennelle” ouvrant sur la rédemption,
même si “elle n’obère pas la capacité de l’homme à chercher la transcendance”, et le récit
d’initiation marqué par des rites de passage n’ouvre pas sur une conception humaniste
régentée par une quelconque morale. La vision essentiellement paradoxale de Crane défie
toute réduction simpliste : les tensions inhérentes à l’œuvre débouchent sur une forme
d’autodestruction et de religion de la mort, prélude à une renaissance pour le moins
ambiguë, l’héroisme final de Henry s’accomplissant sur fond de néant. Le choix que fait
Crane d’une focalisation très étroite est une des clés de l’œuvre : la guerre apparaît filtrée
par une conscience individuelle, par les seuls perceptions et affects de ce centre de
conscience. L’analyse que propose Y. Carlet de l’art de Crane remet en perspective le cliché
“impressionniste” qui lui est généralement attaché, en insistant sur deux nouveautés :
l’utilisation de techniques proto-cinématographiques, d’une part, et l’imbrication, et non la
disjonction, de la perception et des états de conscience. C’est ainsi que les couleurs, topos
critique par excellence du roman, sont davantage associées à des états de conscience
paroxystiques qu’à des phénomènes atmosphériques, et qu’elles s’apparentent ainsi à une
forme d’hallucination plus proche de l’expressionnisme, voire de l’expressionnisme abstrait,
que de l’impressionnisme per se. Et c’est en fin de compte l’instabilité de cet étrange récit
qui engendre la fascination —que l’on retrouve dans la plus célèbre des dernières nouvelles
de l’auteur, “The Open Boat”, qu’Y. Carlet examine en parallèle avec les poèmes de Crane
dans sa conclusion : récit d’un naufrage en forme d’épure, dont le regard collectif traduit une
forme d’abstraction poétique, la nouvelle navigue entre fidélité au réalisme et subjectivité
des impressions, annonçant les meilleurs textes de celui qui devait compter parmi ses plus
grands héritiers et qui verrait le jour alors que Crane se mourait exténué, Hemingway.
Fidèle à l’esprit de la collection dirigée par Marc Chénetier —dont on ne peut que
déplorer la cessation prématurée—, la monographie d’Y. Carlet permet à la fois de découvrir
les textes moins connus de Crane et d’en redécouvrir les textes phares. Sans négliger
l’écriture dans ses couleurs, ses stridences et ses ruptures, l’ouvrage dégage les lignes de
force et les polarités d’une œuvre hétéroclite et profondément originale. Les divergences
critiques y sont utilement rappelées et mises en perspective, et les étiquettes courantes
habilement réévaluées, dans une interprétation personnelle argumentée et convaincante. En
bref, une analyse pénétrante, toujours limpide et libre de tout jargon, enrichie d’emprunts à
la critique cinématographique, qui restitue à l’œuvre de Crane toute sa troublante modernité.

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