* D`une conduite addictive à l`autre… - Gisme
Transcription
* D`une conduite addictive à l`autre… - Gisme
GISME, Centre d’Addictologie * Informations, Soins, Recherche sur les conduites addictives * * * D’une conduite addictive à l’autre… - étude comparative des diverses manières de conjurer le Manque et l’Incomplétude (élaborée à partir d’exemples donnés lors des "Rencontres du jeudi") * Achats compulsifs, "rétentionnisme", boulimies en tout genre, alcoolisme, activisme forcené, jeu pathologique, kleptomanie, anorexie, délinquance, automutilations, "suicides à répétition", déviances sexuelles, cyberaddiction… 27 rue Emile Zola 38400 Saint Martin d’Hères Tél : 04 76 24 69 24 Fax : 04 76 62 51 10 Site internet : http://gisme.free.fr E-mail : [email protected] * * Conduites de remplissage et quête fébrile d'apaisement * Maîtrise du vide et du plein, et sentiment de toute-puissance * Gestuelles compulsives et agressions sur le corps * Soulagements immédiats à portée de main et compulsions sexuelles * Attachements irrationnels en tout genre et cocktail d’addictions * * Conduites de remplissage et quête fébrile d'apaisement Nombre de conduites humaines mobilisent tel(s) ou tel(s) déterminant(s) psychique(s) mis en œuvre dans l'alcoolo-tabagisme. C’est le cas, notamment, de toutes les "toxicomanies sans drogue". C’est également le cas de toutes les conduites fébriles d'incorporation ou d'acquisition. En fait partie le comportement qui consiste à acheter toutes sortes de choses, de manière totalement irréfléchie et impulsive, en outrepassant ses possibilités financières. Généralement, les objets achetés de cette manière (chaussures, produits de beauté, appareils ménagers, meubles, matériel vidéo, accessoires automobiles, etc.) perdent rapidement tout intérêt aux yeux de l'acquéreur. Une telle "fringale d'achats" se présente comme une "séquence psychocomportementale" où se manifestent successivement une tension interne (vécue sans distanciation), une envie irrépressible débouchant sur un passage à l'acte impulsif, des sensations fortes (excitation, exaltation, euphorie passagère...), puis un sentiment d’insatisfaction de soi, mêlé de regret, de honte, de culpabilité. Le besoin complexe qui se manifeste au début d’une telle séquence et qui se manifeste sous la forme d’une appétence à acquérir et à dépenser - se satisfait souvent en cachette des proches et finit par entraîner des problèmes financiers (interdits bancaires, endettement, chèques sans provision, etc.). Un comportement voisin, qu'on pourrait appeler "le rétentionnisme", consiste à accumuler des choses sans pouvoir se défaire de la moindre d'entre elles. Tout l'espace habité finit, en conséquence, par être occupé par les objets amassés. Ce comportement d'entassement permet à l'intéressé de "traiter", tant bien que mal, une angoisse diffuse qui pourrait être exprimée en termes de "peur de perdre" ou de "peur d'être privé de quelque chose d'essentiel". Les "amasseurs compulsifs" et les "rétentionnistes" essayent parfois de lutter contre leur comportement, lorsqu'ils le trouvent excessif et "absurde". Si leur entourage fait pression sur eux pour qu'ils déblayent l'espace, ils font état de l'utilité potentielle des choses amassées. S'ils s'en débarrassaient, ils auraient peur de gaspiller quelque chose dont ils pourraient avoir besoin plus tard. Dans la "logique inconsciente" d'une telle conduite, les objets ainsi thésaurisés sont investis fantasmatiquement d'une qualité essentielle, liée à leur acquisition, à 2 leur possession, à leur conservation et à leur sauvegarde, plus qu'à leur utilité matérielle effective. Ils servent de substituts symboliques à une substance indispensable pour vivre, qui donnerait ancrage et identité, et qu'il s'agirait, surtout, de ne pas perdre. L’alcool et/ou la nourriture peuvent, eux aussi, être (sur)investis de la sorte, en tant que substances "vitales" qu’il "faut", absolument, prendre et incorporer, envers et contre tout. Une telle disposition d’esprit peut se manifester avec tant de force répétitive qu’elle finit par susciter chez la personne qui y est assujettie un douloureux sentiment de perte de liberté. La survenue inopinée d’épisodes répétitifs de suralimentation solitaire et incontrôlable - et ce, malgré tous les efforts déployés par l’intéressé(e) pour les différer et les combattre (en évitant, par exemple, d’avoir du temps libre, en dépensant l’argent autrement, en prenant une autre rue que celle qui passe devant la pâtisserie, etc.) - illustre cette dépossession de soi. Les "crises" sont précédées d’une période de tension, et la seule manière d’y échapper semble être d’opérer un auto-remplissage hâtif avec un maximum de nourriture. L’après-crise est marquée par un profond malaise psychique (remords, auto dépréciation, sentiment d’être gros(se) et difforme, honte d’avoir perdu - une fois de plus - la maîtrise de soi), accompagné de phénomènes physiques désagréables (nausée, mal de tête, sensation de gonflement, fatigue). « La plupart des comportements boulimiques répondent précisément aux critères de l’addiction tant par la consommation avide et irrésistible, que par la répétition, la résolution d’un état de tension intérieure par sa poursuite malgré ses conséquences physiques, psychologiques, sociales et financières (achat ou vol de nourriture), par ses effets de polarisation (la vie du sujet est entièrement centrée sur la nourriture) ».1 Ces caractéristiques sont communes à l'alcoolisme et la boulimie, mais on peut les retrouver également dans d’autres conduites addictives. L'hyperactivité, par exemple, peut, au même titre que l'alcoolisme ou la boulimie, équivaloir à une "défonce", à un remplissage compulsif, à une façon exclusive de museler le mal-être intérieur. Certaines personnes alcooliques en démarche de sevrage ont d’ailleurs tendance à rétablir leur équilibre intérieur en ayant recours à ce type de solution de remplacement. L’attitude qui consiste à se précipiter dans une hyperactivité fébrile chargée de meubler tout le temps libre, représente, en fait, une manière assez commune de conjurer le vide. Se sentir constamment débordé de choses à faire, avoir toujours un coup de téléphone à donner, faire des "heures-sup" à n'en plus finir, œuvrer samedis et jours de fêtes, se sentir coupable de passer un moment à ne pas être "productif"... peuvent faire partie des stratagèmes pour se rassurer sur sa légitimité. En transformant ainsi l’activité en activisme, en devenant un "bourreau de travail", on peut finir par se sentir irremplaçable, indispensable, et conférer ainsi à sa vie un caractère de nécessité (matériellement contraignante, mais psychiquement rassurante). 1 Pedinielli J.L. et coll. Psychopathologie des addictions PUF, Paris, 1997, p21 3 "Drogué du travail", en anglais, se dit "workaholic"... * Maîtrise du vide et du plein, et sentiment de toute-puissance Nombreuses et diverses sont les conduites qui, à l’image de l’alcoolisme ou de la boulimie, actualisent une dialectique du vide et du plein, une recherche de contrôle absolu sur "les entrées" (de nourriture, d’argent...), et l’obtention de sentiments furtifs de toute-puissance. On retrouve par exemple de telles caractéristiques tant dans le jeu pathologique et la kleptomanie (où il s’agit de se remplir les poches) que dans l’anorexie (où il s’agit de ne pas se remplir le corps - et de se prouver, du même coup, que l’on n’est pas soumis aux "appétits" de ce dernier -). En ce qui concerne les jeux d'argent et de hasard, la passion peut devenir dévorante, obsédante, envahissante, au détriment de tout autre investissement affectif ou social. Comme l'alcoolique, le joueur pathologique a d’ailleurs tendance à "augmenter les doses" sans pouvoir se limiter (en Australie, la mention "à consommer avec modération" a été inscrite sur les billets de loterie et les tickets à gratter, comme elle figure, dans certains pays, sur les bouteilles d’alcool).2 Le jeu ne prend pas pour autant une dimension pathologique chez toutes les personnes qui s’y intéressent (de la même manière : les alcooliques ne représentent qu'une proportion relativement faible des buveurs d'alcool). Si l’on tentait de définir la dérive pathologique uniquement en termes quantitatifs, la question serait alors de savoir, pour le jeu comme pour l'alcoolisme : à partir de quand c’est "trop" ? Quoi qu’il en soit, le joueur pathologique sacrifie tout à sa passion et persiste à vouloir "gonfler la mise" envers et contre tout.3 Qui plus est, il finit par s’enfermer dans un système où la poursuite du jeu lui apparaît comme étant la seule solution possible pour échapper aux conséquences néfastes de sa passion. Les pertes qu’il doit subir tôt ou tard peuvent le soulager temporairement de sa culpabilité (bienfaits de la "punition"). La phase de perte aiguë (complications légales, atteintes à la santé, isolement, dettes, désinsertion, etc.), chez le joueur pathologique, rappelle ce qui se passe dans d’autres toxicomanies. L'accompagnement thérapeutique proposé aux joueurs pathologiques - comme celui proposé aux alcooliques - permet d’abord aux intéressés de remettre en cause leurs représentations. La plupart des joueurs semblent ignorer, par exemple, que les tours sont indépendants, que le jeu suscite des perceptions illusoires de contrôle (le joueur attribue à son propre pouvoir des résultats qui ne dépendent en fait que du hasard)... et qu'il est conçu pour être à l'avantage du tenancier. Le jeu pathologique, comme l’ingestion immodérée d’alcool ou de nourriture, se solde par une perte de contrôle (longtemps déniée par l’intéressé qui croit, 2 3 Le Monde 30/04/1998, p32 Bergler E. The psychology of gambling Intern. Univers. Press, New York, 1957 (rééd 1985) 4 précisément, qu’il reste maître du jeu). Toute une dialectique, d’ailleurs, se joue entre volonté de maîtrise et perte de contrôle. Tant qu’une personne transforme ses conflits internes en une lutte perpétuelle avec l'alcool, toute bouteille placée devant elle constitue un défi qui ne peut être résolu qu'en la vidant totalement de son contenu (dans l'évier ou dans l'estomac). Il en est de même pour certains troubles des conduites alimentaires : face à "l'agression" que constitue la présence d'une tarte, d'un gâteau ou d'une tablette de chocolat, il faut qu'il y ait disparition complète de l'agresseur, et que le rapport de forces instauré se solde clairement et rapidement par un vainqueur et un vaincu. Cette problématique de maîtrise et de contrôle, se retrouve également de manière très marquée dans l’anorexie. A ses débuts, celle-ci se présente comme modèle de "maîtrise de ce qui est mis en soi". L’instauration d’une telle manière d’être au monde se fait généralement sans crier gare (comme pour toute autre conduite addictive) : elle peut, par exemple, débuter par un simple régime alimentaire entrepris pour se sentir mieux dans son corps. La privation de nourriture (tout comme la prise de "drogue") peut ensuite, du fait des bienfaits qu’elle procure (sentiment de maîtrise, notamment), devenir un "choix" essentiel, renouvelé, qui structure la vie de l’intéressé. « L’anorexie, tout comme la toxicomanie, est une façon de pervertir le fonctionnement normal du corps, d’en tirer une certaine jouissance au prix d’un dérèglement de son fonctionnement et de l’installation d’un cercle vicieux psycho-biologique ».4 La personne anorexique a le sentiment de défier les lois corporelles et d’être supérieure aux "mangeurs grossiers et ordinaires". Le renouvellement d’un tel sentiment peut motiver, chez elle, la poursuite de ses privations. L’anorexie, l’alcoolisme, la "toxicomanie"... peuvent également être vus tant comme des "actes symptômes" que comme des "solutions" à des difficultés impossibles à mettre en mots. Ces conduites permettent notamment à l’intéressé (e) d’éviter d’affronter l’inconnu de ses désirs. « Organiser sa vie autour d’un objet que l’on recherche (la drogue) ou que l’on s’interdit (la nourriture), cela permet de se situer toujours par rapport à un besoin que l’on connaît, qui est contrôlable. Cela permet d’éviter de poser la question d’un désir personnel qui reste inconnu et inquiétant et qui, pour se poser, nécessite une certaine autonomie, une individuation ».5 De telles conduites touchent, interpellent, dérangent, inquiètent et déstabilisent l’entourage : « L’anorexique ne maîtrise pas seulement son corps mais aussi la volonté des autres avec une force de refus, d’argumentation, de culpabilisation, considérable. Tous les dispositifs de soin ou d’aide sont mis en échec à la grande jubilation de l’intéressée qui récupère par ce biais une illusion de toutepuissance ».6 Parfois, l’alcoolique qui collectionne les "rechutes" se donne, lui Rousseaux J.P., Derely M. Alcoolismes & toxicomanies, Bruxelles, 1989, p114 idem p118 6 Longeagne D. « L’alcoolisme chez l’anorexique » Psychologues et Psychologies n°129 4 5 5 aussi, des motifs de jubilation, à chaque fois qu’il met en échec le désir de l’entourage (« vous ne me récupérerez pas ! »). Lui aussi s’administre des illusions de toute-puissance, et rééquilibre ainsi, provisoirement, l’insatisfaction qu’il éprouve à être ce qu’il est. Cette toute-puissance se retrouve également dans les actes de délinquance et de criminalité. Une fois qu’on a goûté à une telle omnipotence, il est difficile d’y renoncer de son propre fait. Incendies de voitures, destructions de cabines téléphoniques, dégradation de moyens de transport ou d’immeubles, vols dans les supermarchés… permettent d’expérimenter cette toute-puissance, et de se sentir exister pleinement, en tant qu’agent d’insécurité. Le plaisir de dégrader un environnement jugé mauvais permet en outre de se démarquer des valeurs dominantes, de se sentir rebelle. En période de guerre civile, ce désir d’omnipotence peut se concrétiser par des attaques jouissives sur les biens et les personnes et par des monstruosités en tout genre. Une personne jusque-là "bien rangée" peut ainsi donner libre cours à des pulsions jusque-là refoulées et se transformer en "monstre", en "bête à tuer", en "machine à mutiler et à violer". Ce genre de toute-puissance ne peut recevoir un coup d’arrêt que de manière violente et radicale. * Gestuelles compulsives et agression sur le corps Si l’on rapproche, par exemple, la violence qu'exercent sur leur propre corps les personnes anorexiques, et celle qu’exercent les joggers invétérés ou les adeptes forcenés du body-building, on pourrait supposer qu'il y a chez l'être humain un besoin de "mater", de dompter, de museler, de mortifier "la bête" (appétits, tendances, sensations, émotions, pulsions...). On retrouve, en tout cas, cette agression retournée contre une partie de soi, dans nombre de conduites addictives, telles que le tabagisme, etc. L'onychophagie consiste à se mordiller les ongles, à avaler éventuellement les rognures, puis à arracher, avec les dents, la peau qui entoure les ongles. Lorsqu' apparaissent de petites lésions saignantes, le mordillement se déplace vers des zones intactes ou "guéries", et toute la région du bout des doigts est ainsi régulièrement explorée par la bouche, de manière à ce que "rien ne dépasse". Une pratique voisine, quoique moins courante, consiste à se tirer les cheveux, un par un, ou par petites mèches, et à les amener à sa bouche. Dans les cas extrêmes, cela peut conduire à l'arrachage systématique des cheveux et des poils (trichotillomanie) et à leur ingestion éventuelle. Ce type de conduites semble correspondre à une nécessité d’exercer sur soi des actes auto-mutilants ; mais si les conséquences à long terme de telles conduites sont ravageuses (notamment pour l’image de soi), on ne saurait, pour autant, les réduire à de simples comportements autodestructeurs. A leur conférer une telle finalité (voire : une telle intentionnalité) à partir de leurs conséquences les plus 6 manifestes, on risque, en effet, de mal appréhender le foisonnement complexe des motivations inconscientes qui ont contribué à les instaurer. Si la dégradation physique, la dépossession de soi-même et une mort de traîne-misère constituent, par exemple, les aboutissements "logiques" d'un alcoolisme à la dérive, un tel comportement compulsif ne peut pas, pour autant, être réduit à un simple suicide à petit feu. Certes, le fait de mettre en péril son corps - et de "tuer" ses émotions et sentiments - en constitue souvent l’une des dimensions inconscientes essentielles, mais cette composante a généralement pris le relais d’autres composantes, non moins importantes dans la mise en place d’une telle conduite. Même les pratiques qui sont les plus manifestement auto-mutilantes (telles que le tabagisme, qui consiste à inhaler quelque 4000 substances chimiques dont plusieurs dizaines sont cancérigènes) mettent en jeu des composantes entremêlées, complexes, ambivalentes et riches de sens. Une étude faite sur des personnes s’entaillant les poignets ("wrist-cutter") a, par exemple, mis en évidence une séquence psycho-comportementale inconsciente qui fait penser à celle que l’on trouve dans d’autres pratiques compulsives, plus courantes. « Au départ, il y a un facteur déclenchant : une perte, une sensation d’abandon. Il en résulte une exacerbation des sentiments de dépression, de frustration, de colère, de grande tension. L’absence de communication et de détente amène au passage à l’acte. Dans la mesure où celui-ci n’entraîne pas de conséquence fatale, il permet à son auteur de retrouver momentanément un certain calme ».7 Un trop cruel sentiment de vide, de solitude, de "jachère affective", une culpabilité démesurée, un sentiment d’impasse existentielle... peuvent amener à commettre des actes radicalement auto-agressifs (intoxication alcoolomédicamenteuse, défenestration, section des veines...). Mais, là encore, l’étude des comportements suicidaires fait apparaître qu’il ne s’agit pas simplement d’un besoin de "se saccager" ou de rechercher la "mort-néant". « Lorsque le geste suicidaire est affirmé par le sujet comme une recherche de la mort, la définition de celle-ci est parfois étonnante. La plupart des représentations font appel à une situation de perte de conscience, de disparition de la souffrance, voire de bien-être : "être tranquille", "être bien", "ne plus souffrir", "une autre vie", la "délivrance", "être mieux", "dormir", "se reposer"... Les représentations de la "mort maternelle" (renouveau, renaissance, paix, tranquillité) l’emportent sur les conceptions plus négatives ou anatomiques. Il est rare de trouver des représentations évoquant le "néant", la "fin de tout", le "cadavre", la "destruction"... ».8 Ce que la personne anticipe et recherche par son acte paraît être davantage du registre de la disparition de la souffrance que du décès. La violence contre soi est souvent une violence exercée contre la partie de soi qui fait souffrir, sur laquelle on a perdu emprise et qu’il s’agit, donc, de neutraliser radicalement. Elle relève le plus souvent d’une quête de soulagement immédiat, qui appelle 7 8 Gomez H. Soigner l’alcoolique Dunod, Paris, 1997, p108 Pedinielli J.L. et coll. Psychopathologie des addictions PUF, Paris, 1997, p106 7 des mesures drastiques pour être satisfaite, et ce, suivant une séquence qui peut devenir stéréotypée. Par la suite, cette séquence psycho-comportementale peut devenir autonome, et même s’auto entretenir : seule la répétition du geste semble alors pouvoir annuler les difficultés induites par le comportement. « Impossibilité de résister à l’impulsion d’accomplir un acte dommageable pour soi ou pour autrui, sensation de tension ou d’excitation croissante avant la réalisation, sentiment de plaisir ou de gratification ou de soulagement au moment de l’acte »9 sont, là aussi, présentes… ainsi que dans d’autres conduites addictives moins spectaculaires. * Confrontation au danger et maîtrise de la mort Pour mieux comprendre les "bienfaits" des prises de risque, on pourrait comparer l’excitation que procure l’absorption de produits psychotropes dangereux à celle que procurent d'autres conduites à risques. Faire des excès de vitesse sur la route, par exemple, ou réussir un vol par effraction, peut être pris comme une confirmation d'un rapport privilégié à la chance (ce qui équivaut, fantasmatiquement, à être plus fort que la Loi et le Destin). Ces actes, au départ, ne visent pas tant à chercher la défaite, l’échec et la mutilation, qu’à défier le sort et éprouver, au contraire, que l’on est fort, invincible, invulnérable. La prise de risque peut aussi avoir valeur de tentative de "passage" (il s’agit de mourir, puis de renaître) comme l’illustrent certains rites où l’on se confronte à la possibilité d’"y laisser sa peau", pour accéder à un monde meilleur. L'idée moderne du saut en élastique reprend, par exemple, un tel rite ancestral, pratiqué par les aborigènes d'une île des Nouvelles Hébrides. Ce rite, destiné aux adolescents, leur permet de devenir des hommes en affirmant leur courage. Du haut d'une tour de 25 mètres environ, faite de bambou, chaque futur adulte, attaché à des lianes, doit s'élancer dans le vide. S’il réussit son saut, il sera vraiment un homme et assurera au village la promesse d'une bonne récolte. Les sensations de celui qui se jette dans le vide sont fortes : avant le saut, le rythme cardiaque et le taux d'adrénaline augmentent ; la chute est accompagnée d'un cri déchirant et libérateur de tension. Une autre manière de mettre en jeu le corps et de courir de gros risques en vue d’un bénéfice ultérieur, est illustrée par le "body-packing". Ce nom (qui signifie : utiliser son corps comme emballage) désigne le fait de dissimuler, en soi, de la drogue, pour lui faire passer illégalement les frontières. La drogue ingérée est conditionnée dans des emballages de petite taille (préservatif, doigt de gant chirurgical...), contenant chacun 10 g environ de produit (héroïne, cocaïne...). La vie du passeur est mise en péril, si survient une intoxication aiguë due à la rupture d’un sachet.10 (En 1998, la Cour constitutionnelle allemande a donné gain de cause à un passeur de drogue qui contestait le fait 9 10 idem p36 cf. Marc B. Dépendances vol 4 n°2, 1992, p30 8 qu’on lui ait ouvert d’office l’estomac pour récupérer les sachets d’héroïne, plutôt que d’attendre leur évacuation par les voies naturelles).11 Là aussi, les sensations auto-administrées sont fortes, comme à chaque fois que l’on flirte avec la mort et qu’on a le sentiment de la vaincre... * Soulagements immédiats à portée de main et compulsions sexuelles Chacun trouve les moyens qui lui sont les plus accessibles, pour s’auto administrer des sensations d’excitation et de soulagement. Freud - qui n’a jamais pu s’arrêter de fumer complètement plus de sept semaines d’affilée12 avait par exemple noté la parenté existant entre la consommation de produits psychotropes et les pratiques visant à obtenir des satisfactions sexuelles : « Les narcotiques se proposent de servir directement ou indirectement de substitut à un manque de satisfaction sexuelle ; et chaque fois qu'une vie sexuelle normale ne peut être rétablie nous pouvons compter avec certitude sur la rechute ».13 Comme les prises de produits psychotropes, les pratiques de décharge sexuelle compulsive se présentent en effet comme des mesures visant principalement à neutraliser une tension interne. Il s'agit avant tout de "tirer" quelque chose (une bouffée de sensations auto-administrées, un soulagement rapide, une réassurance quant à ses capacités ou quant à son pouvoir...). Dans un tel contexte, le partenaire ne représente qu'un moyen d’obtenir de telles satisfactions ; ce n'est qu'un objet, de chair, de fantasme ou de papier glacé, qui fait figure d'objet de consommation interchangeable (« qu'importe le produit, pourvu qu'il donne l'ivresse »). « Le partenaire ne joue qu'un rôle réduit en tant que personne, et fonctionne plutôt comme une drogue, dont il est un équivalent ».14 Une recherche a été menée en France, pendant 3 ans, par les équipes psychiatriques de 18 maisons d’arrêt et centres de détention, sur le fonctionnement psychique des agresseurs sexuels. Elle montre que plus d’un agresseur sur deux ne perçoit ni la portée de son acte délictueux ni ses conséquences pour la victime. (On retrouve cet auto-aveuglement dans bien d’autres conduites addictives). Le rapport indique également que l’acte impulsif que les intéressés n’ont aucun moyen de différer, a, entre autres, une fonction de décharge qui compense des affects dépressifs.15 (Sur ce point également, on peut faire des rapprochements avec d’autres conduites addictives). Le Monde 21/5/1998, p31 Cognec-Soubigou D. Politique Santé n°4, juin 1998, p38-39 13 Freud S. -1898- Oeuvres complètes PUF, 1988 14 McDougall J. Théâtres du corps Gallimard, p126 15 Le Monde 29/10/1997, p8 11 12 9 Les drogués du sexe représenteraient six pour cent de la population.16 Ils sont soumis à la quête de l’orgasme et peuvent sacrifier toute vie affective et sociale à cette "obligation". « Ils ne peuvent ni tisser un lien, ni constituer un réseau amical, ni fonder une famille, ni passer un examen, ni tenter une aventure sociale ou intellectuelle et encore moins spirituelle tant ils sont soumis à la recherche incessante de la petite mort qui les empêche de vivre. Prisonniers de la sensation, ils ne font pas de projet d’existence, puisque celle-ci se limite à un avant et un après orgasme. Comme les lobotomisés, ils ne vivent que des successions de présents ».17 Les activités masturbatoires permettent de faire l'économie de la présence effective du partenaire. Dans de nombreuses conduites addictives, on retrouve d’ailleurs cette attitude consistant à "se débrouiller tout seul" à tout prix, pour éviter un lien de dépendance à l’autre. Pour qui a vécu des expériences affectives meurtrissantes, la rencontre avec l'autre peut en effet être vécue comme quelque chose d’à la fois désirable et dangereux, qui procure de grands bonheurs et de grandes catastrophes (sentiment d’insécurité, frustration, colère, chagrin, blessures d'incompréhension, risque d’être abandonné...). L'exercice d’une sexualité qui s'inscrirait dans une relation aimante peut, dès lors, apparaître comme étant pleine de dangers (risque de "se faire baiser"). La recherche d'une union organique "qui fait vibrer" peut, de ce fait, s’orienter de manière privilégiée vers une absorption répétitive d'alcool (ou d’un autre produit du même genre, toujours disponible), plus satisfaisante qu’une relation amoureuse (toujours incertaine et sujette à des aléas). Une telle "défonce" peut même finir par se substituer à toute relation à l'autre. Elle peut être vue comme une métaphore de la relation amoureuse, avec ses rituels et préliminaires, sa recherche de complétude, la mise en jeu du corps, l'interpénétration, les sensations... L'expression "ni avec toi, ni sans toi" résume bien la relation à une "drogue" ou à un partenaire réduit à son rôle de pourvoyeur de sensations : la vie à deux est insupportable, mais la peur d'être seul, "vide", en manque... est plus terrible encore. La force du lien, dans de tels cas, aboutit à une forme d'aliénation : la dépendance se maintient alors même que la relation est perçue comme destructrice.18 La force d’un tel attachement, là encore, semble ne pouvoir être contrecarrée que par une contrainte imposée de l’extérieur. * Attachements irrationnels en tout genre et cocktail d’addictions Fait divers : Corinne et Patricia, deux adolescentes éperdument amoureuses de leurs profs de gym, les ont traqués et harcelés pendant 14 mois Poudat F.X. in Finger S. « Les drogués du sexe » Univers Santé n°11, 1996 Cyrulnik B. L’ensorcellement du monde O. Jacob, Paris, 1997, p215 18 Peele S., Brodsky A. Love and Addiction New York Taplinger, 1975 16 17 10 (en les suivant partout, en volant leur courrier, etc.). Soins préconisés par le tribunal pour enfants : 2 ans de prison avec sursis, et une forte amende.19 Autre entrefilet de presse : un psychiatre italien de l’université de Rome a mis au point une cure de désintoxication pour les "malades d’Internet". Il soigne des patients atteints d’IAD (Internet Addiction Disorder).20 Ces malades du Web sont en majorité des hommes jeunes qui passent dix heures par jour sur le Net. L’évolution vers la dépendance se fait par paliers, jusqu’à la perte du sommeil, l’abandon de toute relation sociale ou affective. Une psychologue, aux Etats-Unis, s’est, elle aussi, spécialisée dans ce domaine. Elle a créé sur le Net un site qui s’adresse non seulement aux victimes directes de la "cyber-dépendance" mais également à leurs proches. Le dialogue entre elle et ses patients se fait par courrier électronique (ce qui, à première vue, peut paraître aussi paradoxal que de tenir une réunion d’Alcooliques Anonymes dans un bar) : « Avez-vous besoin d’utiliser Internet de plus en plus longtemps pour éprouver un sentiment de satisfaction ? Avez-vous fait des efforts répétés et infructueux pour diminuer ou arrêter l’utilisation d’Internet ? Avez-vous mis en danger une relation affective, un emploi, des études à cause d’Internet ? Avezvous menti à votre entourage à propos de l’importance d’Internet dans votre vie ? ». En répondant à de telles questions, les internautes peuvent faire le point sur leur situation et savoir s’ils risquent de devenir des "drogués du Net". « Ce trouble du comportement, observé depuis longtemps dans le milieu des universitaires et des hackers (pirates informatiques), gagne l’Amérique profonde, à mesure qu’Internet s’installe dans le grand public. Les cas graves se trouvent sur les jeux en ligne et les canaux de dialogues en direct, où l’on peut se créer une vie sociale alternative, dégagée des contraintes et des tabous du monde réel ».21 On peut ainsi s’attacher à toutes sortes de choses et devenir "accro" à toutes sortes d’activités, et ce, d’une manière qui peut rester relativement anodine ou, au contraire, devenir gravement préjudiciable. L’attachement à un animal familier peut, par exemple, répondre à la simple recherche d’une présence vivante, à un besoin de tendresse, à un remède contre la solitude. Chez certaines personnes, il peut correspondre à des tendances hyper dominatrices, à un besoin de façonner un être selon son bon vouloir en le faisant obéir au doigt et à l’œil… et pour une minorité de gens, un tel besoin donnera lieu à de véritables dérives. De la même façon, la chasse, l’alpinisme, la religion, le militantisme, le fait de collectionner les amours ou les titres... peuvent être de simples passions qui aident à vivre ; mais elles peuvent, parfois, devenir de véritables dépendances aliénantes, gravement préjudiciables pour soi et/ou pour autrui. L’Express n°2364, 14/11/1996 Libération 15/5/1998 21 Le Monde 8/4/1998, p31 19 20 11 Si, en établissant des analogies d’une addiction à l’autre, on peut arriver à mieux cerner les divers déterminants qui sous-tendent chacune d’elles, il y a lieu de tenir compte aussi du fait que l’on peut satisfaire les mêmes besoins, en passant de l’une à l’autre et qu’on peut "combiner" diverses addictions entre elles. Des chercheurs ont ainsi décrit une forme "multi-impulsive" de boulimie, dans laquelle plusieurs conduites apparentées sont associées (alcoolisme et/ou toxicomanie, tentative de suicide et conduites d’automutilation, promiscuité sexuelle, kleptomanie...) ces différents comportements interchangeables visant principalement à protéger la personne contre une anxiété marquée, des affects dépressifs et un sentiment de vide.22 De la même manière, dans les populations de joueurs pathologiques en traitement, on peut faire le constat que « 47 à 52% d'entre eux se révèlent également présenter une dépendance ou un abus d'usage d'alcool ou de drogues ».23 Si le recours à des substances psychoactives est fréquent chez les joueurs pathologiques, et si l’on peut effectivement "surfer" d’une addiction à une autre, cela n’autorise pas, toutefois à mettre "dans le même sac" les conduites qui ne gênent personne et celles qui entraînent des souffrances irrémédiables. Désigner de simples "passionnés" comme de dangereux psychopathes en puissance, serait, en effet, du plus mauvais effet… Lacey et coll. « The impulsivist : a multi-impulsive personality disorder » BR J Add, 1986, 81, p641-649 23 Valleur M., Bucher C. Le jeu pathologique PUF, Qsj?, Paris, 1997, p60 22 12 Liste des articles et ouvrages cités Bergler E. The psychology of gambling Intern. Universities Press, New York, 1957 (rééd 1985) Cognec-Soubigou D. « Moi, Sigmund F., qui n’ai jamais pu renoncer au cigare... » Politique Santé n°4, juin 1998, p38-39 Cyrulnik B. L’ensorcellement du monde O. Jacob, Paris, 1997 Eudes Y. « Une psychologue américaine soigne les "accros" du Net grâce à des consultations en ligne » Le Monde 8/4/1998 Freud S. -1898- Oeuvres complètes PUF, 1988 Gomez H. Soigner l’alcoolique Dunod, Paris, 1997 Lacey et coll. « The impulsivist : a multi-impulsive personality disorder » BR J Add, 1986, 81, p641-649 L’Express n°2364, 14/11/1996 Le Monde 29/10/1997, p8 ; 30/04/1998, p32 ; 21/5/1998, p31 Libération 15/5/1998 Longeagne D. « L’alcoolisme chez l’anorexique » Psychologues et Psychologies n°129 Marc B. Dépendances vol 4 n°2, 1992, p30 McDougall J. Théâtres du corps Gallimard Pedinielli J.L. et coll. Psychopathologie des addictions PUF, Paris, 1997 Peele S., Brodsky A. Love and Addiction New York Taplinger, 1975 Poudat F.X. in Finger S. « Les drogués du sexe » Univers Santé n°11, 1996 Rousseaux J.P., Derely M. Alcoolismes & toxicomanies, Bruxelles, 1989 Valleur M., Bucher C. Le jeu pathologique PUF, Qsj?, Paris, 1997 13