* D`une conduite addictive à l`autre… - Gisme

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* D`une conduite addictive à l`autre… - Gisme
GISME, Centre d’Addictologie
* Informations, Soins, Recherche sur les conduites addictives *
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D’une conduite addictive à l’autre…
- étude comparative des diverses manières
de conjurer le Manque et l’Incomplétude (élaborée à partir d’exemples donnés lors des "Rencontres du jeudi")
*
Achats compulsifs, "rétentionnisme", boulimies en tout genre, alcoolisme,
activisme forcené, jeu pathologique, kleptomanie, anorexie, délinquance,
automutilations,
"suicides
à
répétition",
déviances
sexuelles,
cyberaddiction…
27 rue Emile Zola 38400 Saint Martin d’Hères Tél : 04 76 24 69 24 Fax : 04 76
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* Conduites de remplissage et quête fébrile d'apaisement
* Maîtrise du vide et du plein, et sentiment de toute-puissance
* Gestuelles compulsives et agressions sur le corps
* Soulagements immédiats à portée de main et compulsions sexuelles
* Attachements irrationnels en tout genre et cocktail d’addictions
*
* Conduites de remplissage et quête fébrile d'apaisement
Nombre de conduites humaines mobilisent tel(s) ou tel(s) déterminant(s)
psychique(s) mis en œuvre dans l'alcoolo-tabagisme. C’est le cas, notamment,
de toutes les "toxicomanies sans drogue". C’est également le cas de toutes les
conduites fébriles d'incorporation ou d'acquisition.
En fait partie le comportement qui consiste à acheter toutes sortes de choses, de
manière totalement irréfléchie et impulsive, en outrepassant ses possibilités
financières. Généralement, les objets achetés de cette manière (chaussures,
produits de beauté, appareils ménagers, meubles, matériel vidéo, accessoires
automobiles, etc.) perdent rapidement tout intérêt aux yeux de l'acquéreur. Une
telle "fringale d'achats" se présente comme une "séquence psychocomportementale" où se manifestent successivement une tension interne (vécue
sans distanciation), une envie irrépressible débouchant sur un passage à l'acte
impulsif, des sensations fortes (excitation, exaltation, euphorie passagère...),
puis un sentiment d’insatisfaction de soi, mêlé de regret, de honte, de
culpabilité. Le besoin complexe qui se manifeste au début d’une telle séquence et qui se manifeste sous la forme d’une appétence à acquérir et à dépenser - se
satisfait souvent en cachette des proches et finit par entraîner des problèmes
financiers (interdits bancaires, endettement, chèques sans provision, etc.).
Un comportement voisin, qu'on pourrait appeler "le rétentionnisme", consiste à
accumuler des choses sans pouvoir se défaire de la moindre d'entre elles. Tout
l'espace habité finit, en conséquence, par être occupé par les objets amassés. Ce
comportement d'entassement permet à l'intéressé de "traiter", tant bien que mal,
une angoisse diffuse qui pourrait être exprimée en termes de "peur de perdre"
ou de "peur d'être privé de quelque chose d'essentiel".
Les "amasseurs compulsifs" et les "rétentionnistes" essayent parfois de lutter
contre leur comportement, lorsqu'ils le trouvent excessif et "absurde". Si leur
entourage fait pression sur eux pour qu'ils déblayent l'espace, ils font état de
l'utilité potentielle des choses amassées. S'ils s'en débarrassaient, ils auraient
peur de gaspiller quelque chose dont ils pourraient avoir besoin plus tard. Dans
la "logique inconsciente" d'une telle conduite, les objets ainsi thésaurisés sont
investis fantasmatiquement d'une qualité essentielle, liée à leur acquisition, à
2
leur possession, à leur conservation et à leur sauvegarde, plus qu'à leur utilité
matérielle effective. Ils servent de substituts symboliques à une substance
indispensable pour vivre, qui donnerait ancrage et identité, et qu'il s'agirait,
surtout, de ne pas perdre.
L’alcool et/ou la nourriture peuvent, eux aussi, être (sur)investis de la sorte, en
tant que substances "vitales" qu’il "faut", absolument, prendre et incorporer,
envers et contre tout. Une telle disposition d’esprit peut se manifester avec tant
de force répétitive qu’elle finit par susciter chez la personne qui y est assujettie
un douloureux sentiment de perte de liberté.
La survenue inopinée d’épisodes répétitifs de suralimentation solitaire et
incontrôlable - et ce, malgré tous les efforts déployés par l’intéressé(e) pour les
différer et les combattre (en évitant, par exemple, d’avoir du temps libre, en
dépensant l’argent autrement, en prenant une autre rue que celle qui passe
devant la pâtisserie, etc.) - illustre cette dépossession de soi. Les "crises" sont
précédées d’une période de tension, et la seule manière d’y échapper semble
être d’opérer un auto-remplissage hâtif avec un maximum de nourriture.
L’après-crise est marquée par un profond malaise psychique (remords, auto
dépréciation, sentiment d’être gros(se) et difforme, honte d’avoir perdu - une
fois de plus - la maîtrise de soi), accompagné de phénomènes physiques
désagréables (nausée, mal de tête, sensation de gonflement, fatigue).
« La plupart des comportements boulimiques répondent précisément aux
critères de l’addiction tant par la consommation avide et irrésistible, que par la
répétition, la résolution d’un état de tension intérieure par sa poursuite malgré
ses conséquences physiques, psychologiques, sociales et financières (achat ou
vol de nourriture), par ses effets de polarisation (la vie du sujet est entièrement
centrée sur la nourriture) ».1
Ces caractéristiques sont communes à l'alcoolisme et la boulimie, mais on peut
les retrouver également dans d’autres conduites addictives.
L'hyperactivité, par exemple, peut, au même titre que l'alcoolisme ou la
boulimie, équivaloir à une "défonce", à un remplissage compulsif, à une façon
exclusive de museler le mal-être intérieur. Certaines personnes alcooliques en
démarche de sevrage ont d’ailleurs tendance à rétablir leur équilibre intérieur en
ayant recours à ce type de solution de remplacement. L’attitude qui consiste à se
précipiter dans une hyperactivité fébrile chargée de meubler tout le temps libre,
représente, en fait, une manière assez commune de conjurer le vide. Se sentir
constamment débordé de choses à faire, avoir toujours un coup de téléphone à
donner, faire des "heures-sup" à n'en plus finir, œuvrer samedis et jours de fêtes,
se sentir coupable de passer un moment à ne pas être "productif"... peuvent faire
partie des stratagèmes pour se rassurer sur sa légitimité. En transformant ainsi
l’activité en activisme, en devenant un "bourreau de travail", on peut finir par se
sentir irremplaçable, indispensable, et conférer ainsi à sa vie un caractère de
nécessité (matériellement contraignante, mais psychiquement rassurante).
1
Pedinielli J.L. et coll. Psychopathologie des addictions PUF, Paris, 1997, p21
3
"Drogué du travail", en anglais, se dit "workaholic"...
* Maîtrise du vide et du plein, et sentiment de toute-puissance
Nombreuses et diverses sont les conduites qui, à l’image de l’alcoolisme
ou de la boulimie, actualisent une dialectique du vide et du plein, une recherche
de contrôle absolu sur "les entrées" (de nourriture, d’argent...), et l’obtention de
sentiments furtifs de toute-puissance. On retrouve par exemple de telles
caractéristiques tant dans le jeu pathologique et la kleptomanie (où il s’agit de
se remplir les poches) que dans l’anorexie (où il s’agit de ne pas se remplir le
corps - et de se prouver, du même coup, que l’on n’est pas soumis aux
"appétits" de ce dernier -).
En ce qui concerne les jeux d'argent et de hasard, la passion peut devenir
dévorante, obsédante, envahissante, au détriment de tout autre investissement
affectif ou social. Comme l'alcoolique, le joueur pathologique a d’ailleurs
tendance à "augmenter les doses" sans pouvoir se limiter (en Australie, la
mention "à consommer avec modération" a été inscrite sur les billets de loterie
et les tickets à gratter, comme elle figure, dans certains pays, sur les bouteilles
d’alcool).2 Le jeu ne prend pas pour autant une dimension pathologique chez
toutes les personnes qui s’y intéressent (de la même manière : les alcooliques ne
représentent qu'une proportion relativement faible des buveurs d'alcool). Si l’on
tentait de définir la dérive pathologique uniquement en termes quantitatifs, la
question serait alors de savoir, pour le jeu comme pour l'alcoolisme : à partir de
quand c’est "trop" ? Quoi qu’il en soit, le joueur pathologique sacrifie tout à sa
passion et persiste à vouloir "gonfler la mise" envers et contre tout.3 Qui plus
est, il finit par s’enfermer dans un système où la poursuite du jeu lui apparaît
comme étant la seule solution possible pour échapper aux conséquences
néfastes de sa passion.
Les pertes qu’il doit subir tôt ou tard peuvent le soulager temporairement de sa
culpabilité (bienfaits de la "punition"). La phase de perte aiguë (complications
légales, atteintes à la santé, isolement, dettes, désinsertion, etc.), chez le joueur
pathologique, rappelle ce qui se passe dans d’autres toxicomanies.
L'accompagnement thérapeutique proposé aux joueurs pathologiques - comme
celui proposé aux alcooliques - permet d’abord aux intéressés de remettre en
cause leurs représentations. La plupart des joueurs semblent ignorer, par
exemple, que les tours sont indépendants, que le jeu suscite des perceptions
illusoires de contrôle (le joueur attribue à son propre pouvoir des résultats qui
ne dépendent en fait que du hasard)... et qu'il est conçu pour être à l'avantage du
tenancier.
Le jeu pathologique, comme l’ingestion immodérée d’alcool ou de nourriture,
se solde par une perte de contrôle (longtemps déniée par l’intéressé qui croit,
2
3
Le Monde 30/04/1998, p32
Bergler E. The psychology of gambling Intern. Univers. Press, New York, 1957 (rééd 1985)
4
précisément, qu’il reste maître du jeu). Toute une dialectique, d’ailleurs, se joue
entre volonté de maîtrise et perte de contrôle. Tant qu’une personne transforme
ses conflits internes en une lutte perpétuelle avec l'alcool, toute bouteille placée
devant elle constitue un défi qui ne peut être résolu qu'en la vidant totalement
de son contenu (dans l'évier ou dans l'estomac). Il en est de même pour certains
troubles des conduites alimentaires : face à "l'agression" que constitue la
présence d'une tarte, d'un gâteau ou d'une tablette de chocolat, il faut qu'il y ait
disparition complète de l'agresseur, et que le rapport de forces instauré se solde
clairement et rapidement par un vainqueur et un vaincu.
Cette problématique de maîtrise et de contrôle, se retrouve également de
manière très marquée dans l’anorexie. A ses débuts, celle-ci se présente comme
modèle de "maîtrise de ce qui est mis en soi". L’instauration d’une telle
manière d’être au monde se fait généralement sans crier gare (comme pour
toute autre conduite addictive) : elle peut, par exemple, débuter par un simple
régime alimentaire entrepris pour se sentir mieux dans son corps. La privation
de nourriture (tout comme la prise de "drogue") peut ensuite, du fait des
bienfaits qu’elle procure (sentiment de maîtrise, notamment), devenir un
"choix" essentiel, renouvelé, qui structure la vie de l’intéressé.
« L’anorexie, tout comme la toxicomanie, est une façon de pervertir le
fonctionnement normal du corps, d’en tirer une certaine jouissance au prix d’un
dérèglement de son fonctionnement et de l’installation d’un cercle vicieux
psycho-biologique ».4 La personne anorexique a le sentiment de défier les lois
corporelles et d’être supérieure aux "mangeurs grossiers et ordinaires". Le
renouvellement d’un tel sentiment peut motiver, chez elle, la poursuite de ses
privations.
L’anorexie, l’alcoolisme, la "toxicomanie"... peuvent également être vus tant
comme des "actes symptômes" que comme des "solutions" à des difficultés
impossibles à mettre en mots. Ces conduites permettent notamment à l’intéressé
(e) d’éviter d’affronter l’inconnu de ses désirs. « Organiser sa vie autour d’un
objet que l’on recherche (la drogue) ou que l’on s’interdit (la nourriture), cela
permet de se situer toujours par rapport à un besoin que l’on connaît, qui est
contrôlable. Cela permet d’éviter de poser la question d’un désir personnel qui
reste inconnu et inquiétant et qui, pour se poser, nécessite une certaine
autonomie, une individuation ».5
De telles conduites touchent, interpellent, dérangent, inquiètent et déstabilisent
l’entourage :
« L’anorexique ne maîtrise pas seulement son corps mais aussi la volonté des
autres avec une force de refus, d’argumentation, de culpabilisation,
considérable. Tous les dispositifs de soin ou d’aide sont mis en échec à la
grande jubilation de l’intéressée qui récupère par ce biais une illusion de toutepuissance ».6 Parfois, l’alcoolique qui collectionne les "rechutes" se donne, lui
Rousseaux J.P., Derely M. Alcoolismes & toxicomanies, Bruxelles, 1989, p114
idem p118
6
Longeagne D. « L’alcoolisme chez l’anorexique » Psychologues et Psychologies n°129
4
5
5
aussi, des motifs de jubilation, à chaque fois qu’il met en échec le désir de
l’entourage (« vous ne me récupérerez pas ! »). Lui aussi s’administre des
illusions de toute-puissance, et rééquilibre ainsi, provisoirement, l’insatisfaction
qu’il éprouve à être ce qu’il est.
Cette toute-puissance se retrouve également dans les actes de délinquance et de
criminalité. Une fois qu’on a goûté à une telle omnipotence, il est difficile d’y
renoncer de son propre fait. Incendies de voitures, destructions de cabines
téléphoniques, dégradation de moyens de transport ou d’immeubles, vols dans
les supermarchés… permettent d’expérimenter cette toute-puissance, et de se
sentir exister pleinement, en tant qu’agent d’insécurité. Le plaisir de dégrader
un environnement jugé mauvais permet en outre de se démarquer des valeurs
dominantes, de se sentir rebelle.
En période de guerre civile, ce désir d’omnipotence peut se concrétiser par des
attaques jouissives sur les biens et les personnes et par des monstruosités en tout
genre. Une personne jusque-là "bien rangée" peut ainsi donner libre cours à des
pulsions jusque-là refoulées et se transformer en "monstre", en "bête à tuer", en
"machine à mutiler et à violer". Ce genre de toute-puissance ne peut recevoir un
coup d’arrêt que de manière violente et radicale.
* Gestuelles compulsives et agression sur le corps
Si l’on rapproche, par exemple, la violence qu'exercent sur leur propre
corps les personnes anorexiques, et celle qu’exercent les joggers invétérés ou
les adeptes forcenés du body-building, on pourrait supposer qu'il y a chez l'être
humain un besoin de "mater", de dompter, de museler, de mortifier "la bête"
(appétits, tendances, sensations, émotions, pulsions...). On retrouve, en tout cas,
cette agression retournée contre une partie de soi, dans nombre de conduites
addictives, telles que le tabagisme, etc.
L'onychophagie consiste à se mordiller les ongles, à avaler éventuellement les
rognures, puis à arracher, avec les dents, la peau qui entoure les ongles.
Lorsqu' apparaissent de petites lésions saignantes, le mordillement se déplace
vers des zones intactes ou "guéries", et toute la région du bout des doigts est
ainsi régulièrement explorée par la bouche, de manière à ce que "rien ne
dépasse".
Une pratique voisine, quoique moins courante, consiste à se tirer les cheveux,
un par un, ou par petites mèches, et à les amener à sa bouche. Dans les cas
extrêmes, cela peut conduire à l'arrachage systématique des cheveux et des poils
(trichotillomanie) et à leur ingestion éventuelle.
Ce type de conduites semble correspondre à une nécessité d’exercer sur soi des
actes auto-mutilants ; mais si les conséquences à long terme de telles conduites
sont ravageuses (notamment pour l’image de soi), on ne saurait, pour autant, les
réduire à de simples comportements autodestructeurs. A leur conférer une telle
finalité (voire : une telle intentionnalité) à partir de leurs conséquences les plus
6
manifestes, on risque, en effet, de mal appréhender le foisonnement complexe
des motivations inconscientes qui ont contribué à les instaurer. Si la dégradation
physique, la dépossession de soi-même et une mort de traîne-misère constituent,
par exemple, les aboutissements "logiques" d'un alcoolisme à la dérive, un tel
comportement compulsif ne peut pas, pour autant, être réduit à un simple
suicide à petit feu. Certes, le fait de mettre en péril son corps - et de "tuer" ses
émotions et sentiments - en constitue souvent l’une des dimensions
inconscientes essentielles, mais cette composante a généralement pris le relais
d’autres composantes, non moins importantes dans la mise en place d’une telle
conduite.
Même les pratiques qui sont les plus manifestement auto-mutilantes (telles que
le tabagisme, qui consiste à inhaler quelque 4000 substances chimiques dont
plusieurs dizaines sont cancérigènes) mettent en jeu des composantes
entremêlées, complexes, ambivalentes et riches de sens. Une étude faite sur des
personnes s’entaillant les poignets ("wrist-cutter") a, par exemple, mis en
évidence une séquence psycho-comportementale inconsciente qui fait penser à
celle que l’on trouve dans d’autres pratiques compulsives, plus courantes. « Au
départ, il y a un facteur déclenchant : une perte, une sensation d’abandon. Il en
résulte une exacerbation des sentiments de dépression, de frustration, de colère,
de grande tension. L’absence de communication et de détente amène au passage
à l’acte. Dans la mesure où celui-ci n’entraîne pas de conséquence fatale, il
permet à son auteur de retrouver momentanément un certain calme ».7
Un trop cruel sentiment de vide, de solitude, de "jachère affective", une
culpabilité démesurée, un sentiment d’impasse existentielle... peuvent amener à
commettre des actes radicalement auto-agressifs (intoxication alcoolomédicamenteuse, défenestration, section des veines...). Mais, là encore, l’étude
des comportements suicidaires fait apparaître qu’il ne s’agit pas simplement
d’un besoin de "se saccager" ou de rechercher la "mort-néant". « Lorsque le
geste suicidaire est affirmé par le sujet comme une recherche de la mort, la
définition de celle-ci est parfois étonnante. La plupart des représentations font
appel à une situation de perte de conscience, de disparition de la souffrance,
voire de bien-être : "être tranquille", "être bien", "ne plus souffrir", "une autre
vie", la "délivrance", "être mieux", "dormir", "se reposer"... Les représentations
de la "mort maternelle" (renouveau, renaissance, paix, tranquillité) l’emportent
sur les conceptions plus négatives ou anatomiques. Il est rare de trouver des
représentations évoquant le "néant", la "fin de tout", le "cadavre", la
"destruction"... ».8
Ce que la personne anticipe et recherche par son acte paraît être davantage du
registre de la disparition de la souffrance que du décès. La violence contre soi
est souvent une violence exercée contre la partie de soi qui fait souffrir, sur
laquelle on a perdu emprise et qu’il s’agit, donc, de neutraliser radicalement.
Elle relève le plus souvent d’une quête de soulagement immédiat, qui appelle
7
8
Gomez H. Soigner l’alcoolique Dunod, Paris, 1997, p108
Pedinielli J.L. et coll. Psychopathologie des addictions PUF, Paris, 1997, p106
7
des mesures drastiques pour être satisfaite, et ce, suivant une séquence qui peut
devenir stéréotypée. Par la suite, cette séquence psycho-comportementale peut
devenir autonome, et même s’auto entretenir : seule la répétition du geste
semble alors pouvoir annuler les difficultés induites par le comportement.
« Impossibilité de résister à l’impulsion d’accomplir un acte dommageable pour
soi ou pour autrui, sensation de tension ou d’excitation croissante avant la
réalisation, sentiment de plaisir ou de gratification ou de soulagement au
moment de l’acte »9 sont, là aussi, présentes… ainsi que dans d’autres conduites
addictives moins spectaculaires.
* Confrontation au danger et maîtrise de la mort
Pour mieux comprendre les "bienfaits" des prises de risque, on pourrait
comparer l’excitation que procure l’absorption de produits psychotropes
dangereux à celle que procurent d'autres conduites à risques. Faire des excès de
vitesse sur la route, par exemple, ou réussir un vol par effraction, peut être pris
comme une confirmation d'un rapport privilégié à la chance (ce qui équivaut,
fantasmatiquement, à être plus fort que la Loi et le Destin). Ces actes, au départ,
ne visent pas tant à chercher la défaite, l’échec et la mutilation, qu’à défier le
sort et éprouver, au contraire, que l’on est fort, invincible, invulnérable.
La prise de risque peut aussi avoir valeur de tentative de "passage" (il s’agit de
mourir, puis de renaître) comme l’illustrent certains rites où l’on se confronte à
la possibilité d’"y laisser sa peau", pour accéder à un monde meilleur. L'idée
moderne du saut en élastique reprend, par exemple, un tel rite ancestral,
pratiqué par les aborigènes d'une île des Nouvelles Hébrides. Ce rite, destiné
aux adolescents, leur permet de devenir des hommes en affirmant leur courage.
Du haut d'une tour de 25 mètres environ, faite de bambou, chaque futur adulte,
attaché à des lianes, doit s'élancer dans le vide. S’il réussit son saut, il sera
vraiment un homme et assurera au village la promesse d'une bonne récolte. Les
sensations de celui qui se jette dans le vide sont fortes : avant le saut, le rythme
cardiaque et le taux d'adrénaline augmentent ; la chute est accompagnée d'un cri
déchirant et libérateur de tension.
Une autre manière de mettre en jeu le corps et de courir de gros risques en vue
d’un bénéfice ultérieur, est illustrée par le "body-packing". Ce nom (qui
signifie : utiliser son corps comme emballage) désigne le fait de dissimuler, en
soi, de la drogue, pour lui faire passer illégalement les frontières. La drogue
ingérée est conditionnée dans des emballages de petite taille (préservatif, doigt
de gant chirurgical...), contenant chacun 10 g environ de produit (héroïne,
cocaïne...). La vie du passeur est mise en péril, si survient une intoxication
aiguë due à la rupture d’un sachet.10 (En 1998, la Cour constitutionnelle
allemande a donné gain de cause à un passeur de drogue qui contestait le fait
9
10
idem p36
cf. Marc B. Dépendances vol 4 n°2, 1992, p30
8
qu’on lui ait ouvert d’office l’estomac pour récupérer les sachets d’héroïne,
plutôt que d’attendre leur évacuation par les voies naturelles).11 Là aussi, les
sensations auto-administrées sont fortes, comme à chaque fois que l’on flirte
avec la mort et qu’on a le sentiment de la vaincre...
* Soulagements immédiats à portée de main et compulsions sexuelles
Chacun trouve les moyens qui lui sont les plus accessibles, pour s’auto
administrer des sensations d’excitation et de soulagement. Freud - qui n’a
jamais pu s’arrêter de fumer complètement plus de sept semaines d’affilée12 avait par exemple noté la parenté existant entre la consommation de produits
psychotropes et les pratiques visant à obtenir des satisfactions sexuelles :
« Les narcotiques se proposent de servir directement ou indirectement de
substitut à un manque de satisfaction sexuelle ; et chaque fois qu'une vie
sexuelle normale ne peut être rétablie nous pouvons compter avec certitude sur
la rechute ».13
Comme les prises de produits psychotropes, les pratiques de décharge sexuelle
compulsive se présentent en effet comme des mesures visant principalement à
neutraliser une tension interne. Il s'agit avant tout de "tirer" quelque chose (une
bouffée de sensations auto-administrées, un soulagement rapide, une
réassurance quant à ses capacités ou quant à son pouvoir...). Dans un tel
contexte, le partenaire ne représente qu'un moyen d’obtenir de telles
satisfactions ; ce n'est qu'un objet, de chair, de fantasme ou de papier glacé, qui
fait figure d'objet de consommation interchangeable (« qu'importe le produit,
pourvu qu'il donne l'ivresse »). « Le partenaire ne joue qu'un rôle réduit en tant
que personne, et fonctionne plutôt comme une drogue, dont il est un
équivalent ».14
Une recherche a été menée en France, pendant 3 ans, par les équipes
psychiatriques de 18 maisons d’arrêt et centres de détention, sur le
fonctionnement psychique des agresseurs sexuels. Elle montre que plus d’un
agresseur sur deux ne perçoit ni la portée de son acte délictueux ni ses
conséquences pour la victime. (On retrouve cet auto-aveuglement dans bien
d’autres conduites addictives). Le rapport indique également que l’acte impulsif
que les intéressés n’ont aucun moyen de différer, a, entre autres, une fonction de
décharge qui compense des affects dépressifs.15 (Sur ce point également, on
peut faire des rapprochements avec d’autres conduites addictives).
Le Monde 21/5/1998, p31
Cognec-Soubigou D. Politique Santé n°4, juin 1998, p38-39
13
Freud S. -1898- Oeuvres complètes PUF, 1988
14
McDougall J. Théâtres du corps Gallimard, p126
15
Le Monde 29/10/1997, p8
11
12
9
Les drogués du sexe représenteraient six pour cent de la population.16 Ils sont
soumis à la quête de l’orgasme et peuvent sacrifier toute vie affective et sociale
à cette "obligation". « Ils ne peuvent ni tisser un lien, ni constituer un réseau
amical, ni fonder une famille, ni passer un examen, ni tenter une aventure
sociale ou intellectuelle et encore moins spirituelle tant ils sont soumis à la
recherche incessante de la petite mort qui les empêche de vivre. Prisonniers de
la sensation, ils ne font pas de projet d’existence, puisque celle-ci se limite à un
avant et un après orgasme. Comme les lobotomisés, ils ne vivent que des
successions de présents ».17
Les activités masturbatoires permettent de faire l'économie de la présence
effective du partenaire. Dans de nombreuses conduites addictives, on retrouve
d’ailleurs cette attitude consistant à "se débrouiller tout seul" à tout prix, pour
éviter un lien de dépendance à l’autre. Pour qui a vécu des expériences
affectives meurtrissantes, la rencontre avec l'autre peut en effet être vécue
comme quelque chose d’à la fois désirable et dangereux, qui procure de grands
bonheurs et de grandes catastrophes (sentiment d’insécurité, frustration, colère,
chagrin, blessures d'incompréhension, risque d’être abandonné...). L'exercice
d’une sexualité qui s'inscrirait dans une relation aimante peut, dès lors,
apparaître comme étant pleine de dangers (risque de "se faire baiser"). La
recherche d'une union organique "qui fait vibrer" peut, de ce fait, s’orienter de
manière privilégiée vers une absorption répétitive d'alcool (ou d’un autre
produit du même genre, toujours disponible), plus satisfaisante qu’une relation
amoureuse (toujours incertaine et sujette à des aléas). Une telle "défonce" peut
même finir par se substituer à toute relation à l'autre. Elle peut être vue comme
une métaphore de la relation amoureuse, avec ses rituels et préliminaires, sa
recherche de complétude, la mise en jeu du corps, l'interpénétration, les
sensations... L'expression "ni avec toi, ni sans toi" résume bien la relation à une
"drogue" ou à un partenaire réduit à son rôle de pourvoyeur de sensations : la
vie à deux est insupportable, mais la peur d'être seul, "vide", en manque... est
plus terrible encore. La force du lien, dans de tels cas, aboutit à une forme
d'aliénation : la dépendance se maintient alors même que la relation est perçue
comme destructrice.18 La force d’un tel attachement, là encore, semble ne
pouvoir être contrecarrée que par une contrainte imposée de l’extérieur.
* Attachements irrationnels en tout genre et cocktail d’addictions
Fait divers : Corinne et Patricia, deux adolescentes éperdument
amoureuses de leurs profs de gym, les ont traqués et harcelés pendant 14 mois
Poudat F.X. in Finger S. « Les drogués du sexe » Univers Santé n°11, 1996
Cyrulnik B. L’ensorcellement du monde O. Jacob, Paris, 1997, p215
18
Peele S., Brodsky A. Love and Addiction New York Taplinger, 1975
16
17
10
(en les suivant partout, en volant leur courrier, etc.). Soins préconisés par le
tribunal pour enfants : 2 ans de prison avec sursis, et une forte amende.19
Autre entrefilet de presse : un psychiatre italien de l’université de Rome a mis
au point une cure de désintoxication pour les "malades d’Internet". Il soigne des
patients atteints d’IAD (Internet Addiction Disorder).20 Ces malades du Web
sont en majorité des hommes jeunes qui passent dix heures par jour sur le Net.
L’évolution vers la dépendance se fait par paliers, jusqu’à la perte du sommeil,
l’abandon de toute relation sociale ou affective.
Une psychologue, aux Etats-Unis, s’est, elle aussi, spécialisée dans ce domaine.
Elle a créé sur le Net un site qui s’adresse non seulement aux victimes directes
de la "cyber-dépendance" mais également à leurs proches. Le dialogue entre elle
et ses patients se fait par courrier électronique (ce qui, à première vue, peut
paraître aussi paradoxal que de tenir une réunion d’Alcooliques Anonymes dans
un bar) :
« Avez-vous besoin d’utiliser Internet de plus en plus longtemps pour
éprouver un sentiment de satisfaction ? Avez-vous fait des efforts répétés et
infructueux pour diminuer ou arrêter l’utilisation d’Internet ? Avez-vous mis en
danger une relation affective, un emploi, des études à cause d’Internet ? Avezvous menti à votre entourage à propos de l’importance d’Internet dans votre
vie ? ». En répondant à de telles questions, les internautes peuvent faire le point
sur leur situation et savoir s’ils risquent de devenir des "drogués du Net". « Ce
trouble du comportement, observé depuis longtemps dans le milieu des
universitaires et des hackers (pirates informatiques), gagne l’Amérique
profonde, à mesure qu’Internet s’installe dans le grand public. Les cas graves se
trouvent sur les jeux en ligne et les canaux de dialogues en direct, où l’on peut
se créer une vie sociale alternative, dégagée des contraintes et des tabous du
monde réel ».21
On peut ainsi s’attacher à toutes sortes de choses et devenir "accro" à toutes
sortes d’activités, et ce, d’une manière qui peut rester relativement anodine ou,
au contraire, devenir gravement préjudiciable.
L’attachement à un animal familier peut, par exemple, répondre à la simple
recherche d’une présence vivante, à un besoin de tendresse, à un remède contre
la solitude. Chez certaines personnes, il peut correspondre à des tendances
hyper dominatrices, à un besoin de façonner un être selon son bon vouloir en le
faisant obéir au doigt et à l’œil… et pour une minorité de gens, un tel besoin
donnera lieu à de véritables dérives.
De la même façon, la chasse, l’alpinisme, la religion, le militantisme, le fait de
collectionner les amours ou les titres... peuvent être de simples passions qui
aident à vivre ; mais elles peuvent, parfois, devenir de véritables dépendances
aliénantes, gravement préjudiciables pour soi et/ou pour autrui.
L’Express n°2364, 14/11/1996
Libération 15/5/1998
21
Le Monde 8/4/1998, p31
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Si, en établissant des analogies d’une addiction à l’autre, on peut arriver à
mieux cerner les divers déterminants qui sous-tendent chacune d’elles, il y a
lieu de tenir compte aussi du fait que l’on peut satisfaire les mêmes besoins, en
passant de l’une à l’autre et qu’on peut "combiner" diverses addictions entre
elles. Des chercheurs ont ainsi décrit une forme "multi-impulsive" de boulimie,
dans laquelle plusieurs conduites apparentées sont associées (alcoolisme et/ou
toxicomanie, tentative de suicide et conduites d’automutilation, promiscuité
sexuelle, kleptomanie...) ces différents comportements interchangeables visant
principalement à protéger la personne contre une anxiété marquée, des affects
dépressifs et un sentiment de vide.22
De la même manière, dans les populations de joueurs pathologiques en
traitement, on peut faire le constat que « 47 à 52% d'entre eux se révèlent
également présenter une dépendance ou un abus d'usage d'alcool ou de
drogues ».23
Si le recours à des substances psychoactives est fréquent chez les joueurs
pathologiques, et si l’on peut effectivement "surfer" d’une addiction à une autre,
cela n’autorise pas, toutefois à mettre "dans le même sac" les conduites qui ne
gênent personne et celles qui entraînent des souffrances irrémédiables. Désigner
de simples "passionnés" comme de dangereux psychopathes en puissance,
serait, en effet, du plus mauvais effet…
Lacey et coll. « The impulsivist : a multi-impulsive personality disorder » BR J Add, 1986,
81, p641-649
23
Valleur M., Bucher C. Le jeu pathologique PUF, Qsj?, Paris, 1997, p60
22
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Liste des articles et ouvrages cités
Bergler E. The psychology of gambling Intern. Universities Press, New York,
1957 (rééd 1985)
Cognec-Soubigou D. « Moi, Sigmund F., qui n’ai jamais pu renoncer au
cigare... » Politique Santé n°4, juin 1998, p38-39
Cyrulnik B. L’ensorcellement du monde O. Jacob, Paris, 1997
Eudes Y. « Une psychologue américaine soigne les "accros" du Net grâce à des
consultations en ligne » Le Monde 8/4/1998
Freud S. -1898- Oeuvres complètes PUF, 1988
Gomez H. Soigner l’alcoolique Dunod, Paris, 1997
Lacey et coll. « The impulsivist : a multi-impulsive personality disorder » BR
J Add, 1986, 81, p641-649
L’Express n°2364, 14/11/1996
Le Monde 29/10/1997, p8 ; 30/04/1998, p32 ; 21/5/1998, p31
Libération 15/5/1998
Longeagne D. « L’alcoolisme chez l’anorexique » Psychologues et
Psychologies n°129
Marc B. Dépendances vol 4 n°2, 1992, p30
McDougall J. Théâtres du corps Gallimard
Pedinielli J.L. et coll. Psychopathologie des addictions PUF, Paris, 1997
Peele S., Brodsky A. Love and Addiction New York Taplinger, 1975
Poudat F.X. in Finger S. « Les drogués du sexe » Univers Santé n°11, 1996
Rousseaux J.P., Derely M. Alcoolismes & toxicomanies, Bruxelles, 1989
Valleur M., Bucher C. Le jeu pathologique PUF, Qsj?, Paris, 1997
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