Peut-on se contenter de refaire sa cuisine

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Peut-on se contenter de refaire sa cuisine
Le rendez-vous
vous de
Mgr Pascal Wintzer
Peut-on se contenter de refaire sa cuisine ?
Peut-on se contenter de refaire sa cuisine ?
Lisant le dernier livre que vient de publier le sociologue Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la
démocratie (Stock, 2016), j’ai repéré cette incise : « En 1988, une publicité d’Ikea avait ironiquement
salué la nouvelle situation : ‘’En 68, on refaisait le monde, en 88, on refait sa cuisine » p. 29. Ce
genre de petites notations est révélateur d’enjeux plus profonds : en l’occurrence, Jean-Pierre Le
Goff analyse les symptômes du malaise de nos sociétés démocratiques contemporaines,
singulièrement de la France.
Ce dont nous souffrons avant tout c’est du manque de projet, c’est de l’absence de formulation d’un
dessein qui fédère et conduit. Le mérite du livre de Le Goff est d’offrir un parcours sans
complaisance sur les lieux de fractures de la société française et les impasses dans lesquelles elle se
trouve, en particulier, pour l’auteur, du fait d’une gauche dont on le sent proche, qui a délaissé les
question sociales et économiques, et finalement des populations entières, pour se trouver de
nouvelles clientèles grâce à ses combats sociétaux.
sociétaux Le livre aborde tour à tour l’individualisme,
l’éducation, le travail, la culture, le religieux et finalement le politique.
La question redoutable qui se pose à notre époque est celle-ci : peut-il y avoir un commun qui
s’impose à tous ? A cela, s’ajoute cette autre question : dans une démocratie comme la nôtre, qui
n’a plus ni Dieu ni l’Etat-nation, à qui revient-il d’exprimer ou de formuler ce commun ? Celui-ci
n’est-il qu’au terme d’une procédure ?
Oui, les hommes peuvent-ils vivre ensemble sans transcendant, sans qu’il y ait un commun qui les
fédère et les unit ? Ce n’est pas vraiment ce qui se construit sous nos yeux ; il suffit de considérer
l’action législative qui accorde de nouveaux droits à des groupes particuliers, ou encore aux langues
régionales. De plus, sans commun, et on peine à voir où il se trouve, qu’est-ce qui peut être
demandé aux populations étrangères qui sont accueillies dans un pays comme la France ?
Le plus affligeant est de constater que c’est la conjonction mortifère de mai 68 et de l’affairisme des
années 80 qui décide de biens des discours et des pratiques, qui produit des gouvernants qui sont
ou des libertaires ou des comptables, parfois les deux ensemble, rarement des visionnaires ou des
hommes et des femmes de projet. Heureusement, les contraintes (les migrations, l’écologie, le
terrorisme) viennent mettre à mal l’impuissance du temps ou la sceller définitivement, ce qui
mènera à la fin de ce qui fait notre histoire.
Le temps n’est plus à rêver à quelque homme (ou femme) providentiel qui détiendrait la solution
des problèmes de l’époque. Mais, sans ce commun qui est le projet d’une nation, cette dernière
finira par se dissoudre, par « faire pschitt », selon la formule célèbre d’un homme qui n’était guère,
lui-même, un visionnaire !
Ce mal du siècle touche chacun, y compris notre Eglise qui peut se contenter de gérer et d’organiser.
Heureusement, le pape François montre qu’il peut en être autrement. Il a visé juste en proposant
une année jubilaire et en la consacrant à la miséricorde, autrement dit en ne se contentant pas de
réformer la curie, chose certes nécessaire, mais en adressant à tous un appel spirituel et
missionnaire.
+ Pascal Wintzer
Archevêque de Poitiers