Un à-quoi-bonisme passager

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Un à-quoi-bonisme passager
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Texte d’ouverture au colloque Incorruptibles BNf 20 Octobre 2006
Un à-quoi-bonisme passager
Il vous arrive sans doute comme à moi, des matins où vous vous demandez
« à quoi bon ? ». A quoi bon débattre pour la mille et unième fois de
littérature jeunesse, de littérature tout court ? A quoi bon ressasser les
bienfaits essentiels qu’apporte la lecture, la passion de lire et nous acharner
à les transmettre ? Mais se poser la question « à quoi bon », c’est encore
malgré tout, faire preuve d’un certain espoir. Comme l’écrivait Vladimir
Jankélévitch : L’homme qui se demande « à quoi bon ? » n’est déjà plus ni un
animal ni un esclave. Rien, pour lui, ne va de soi. Je cherche donc de quoi me
mobiliser un jour de plus. Avancer. Avançons ensemble si vous le voulez
bien.
Si je suis là avec vous, me sentant légitime en marraine des Incorruptibles,
c’est que, vaille que vaille, j’ai réussi à ne pas trop trahir mon enfance,
qu’écrire et lire restent mes deux activités hallucinatoires vitales, que les
livres, que je les lise ou les écrive, me consolent de la décevante réalité, que
aussi j’ai la chance d’être attendue par les enfants des écoles et que je leur
dois de ne pas désespérer.
Dans Klezmer (Gallimard 2006), Joann Sfar dit que : Raconter les choses
comme elles se sont vraiment produites, c’est tellement moche que ça devrait
être interdit. Je t’invente une histoire, c’est la moindre des politesses. En effet,
à défaut d’offrir un monde moins moche aux enfants qui nous succèderons,
chacun de nous à sa façon de raconter grâce au support des livres, un
monde fictionnel réparateur. Cette politesse, est une dette vis à vis de nos
semblables; et l’on écrit pour trois générations.
Notre tâche commune est de faire entrer tout petit d’homme dans les
livres, ce qui l’inscrit dans la chaine de l’humanité, lui donne une place et la
parole. Ce long travail de tissage des lettres, des pages avec ou sans images,
— je rappelle que tissu et texte ont même racine — ce tissage donc,
créateur de liens multiples, devrait être le souci éducatif de tout adulte
responsable, et c’est sans doute le vôtre, sinon vous ne seriez pas dans cette
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Bibliothèque majuscule. Faciliter l’accès à la lecture des tout-petits et des
plus grands, c’est ce dont il sera question entre nous. Comment assurer la
compétence et le goût de lire à tous, dès le berceau, réduire la tendance
préoccupante à l’illettrisme, à l’inculture, à l’acculturation à laquelle nous
assistons et également au retour mondial de la censure en littérature
jeunesse issu d’une bien-pensance rétrograde.
On le sait, c’est la langue orale ou écrite qui est le vecteur principal de toute
culture dans toute société humaine. Quand la langue est maltraitée,
interdite, méprisée, ce sont des peuples entiers qui souffrent ou qui
déclinent, de même que les autodafés annoncent la destruction des peuples.
Plus que jamais en ces temps assassins, à nous de proclamer haut et fort
que les mots, les livres, tous modes d’expression artistique, procurent non
pas un loisir superflu de l’ordre du divertissement, mais la véritable liberté
de penser, d’imaginer sa vie, d’entrevoir un horizon où se projeter, de croire
un tant soit peu en un avenir, en ses idéaux par le truchement de
l’identification. De plus, cette vaste palette d’outils langagiers et affectifs audelà du plaisir, favorise l’empathie, la relation à autrui, permet la nuance,
l’argumentation, l’écoute, la connaissance de soi et de son prochain. Plus
qu’une simple communication d’utilité, la langue véhiculée par le conte, le
roman, la poésie, permet parfois la communion des esprits et des cœurs.
Il y a quelques semaines, dans un autobus du Quartier latin, mon oreille fut
attirée par un dialogue derrière ma banquette : apparemment deux
étudiants en économie. Ce n’est pas le contenu de leurs échanges qui
accrocha mon attention, mais la pauvreté stupéfiante de leur champ lexical
et le chapelet de clichés et d’expressions bas de gamme qu’ils dévidèrent.
Bien longtemps que les escholiers ne parlent plus latin du côté de la
Sorbonne, mais cette fois-ci le seuil de médiocrité me semblait atteint.
Bardée de préjugés dont je ne m’honore pas, je cataloguai vite à l’aveuglette,
les deux voyageurs comme étant de purs produits de l’immigration de
deuxième génération, des grands ado-adultes d’un 9/3 défavorisé,
ghettoïsé, et je me mis à consigner discrètement les lambeaux de phrases
qui me parvenaient. Ne pensez pas que je m’égare, que j’aie perdu de vue le
fil de mon introduction à ce colloque. Tout ce qui touche au langage et à
l’humain, n’est-il pas la matière vive de la littérature ? Je vais vous
soumettre cette courte liste noté sur un coin d’enveloppe, et vous
reconnaîtrez le style relâché, débraillé, indigent adopté de nos jours dans
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les cours de récréation, la rue et les médias, et utilisé par la plupart des
journalistes et des politiques. On a même entendu éructer un ancien
président dans ce registre vulgaire et violent. Vous voudrez bien ajouter à
ma lecture, un ton de morosité languissante typiquement « djeun’s »,
modulé sur un vague accent du Nord, je veux dire d’Afrique du Nord, qui
est, authentique ou imité, furieusement « tendance » comme ils disent. Prêts
pour ce florilège peu fleuri ?
Putain, c’est chaud. C’est chiant. C’est relou. C’est lourd.
Ca me donne chaud, l’économie. Les totaux sont pas égals.
Faut assurer. C’est du lourd, ce truc
Ce qui est ouf, c’est comme si qu’on est arrivé au final.
Le tout amélioré de « grave » et de « genre » pour finir sur une perle digne
des « Brèves de comptoirs » de Jean-Marie Gouriau :
Les études, ça passe vite avec des périodes lentes.
Arrivant à destination, je me suis retournée pour voir à quoi ressemblaient
les deux étudiants accablés. A ma grande surprise, j’avais mal évalué leur
âge, les ayant jugé à l’oreille. J’eus confirmation du fait, captant au vol avant
de descendre un « bac +3 » qui creusa un peu plus mes interrogations
dubitatives d’anthropologue d’autobus.
Quelles étaient les raisons d’un tel fiasco lexical ? De quels adultes, parents,
enseignants, ces jeunes avaient-ils croisé la route ? Quelles séries télé,
émissions de radio, annonces publicitaires, sites internet, jeux vidéos,
journaux etc. avaient produit ce sabir rudimentaire qui, à leur insu, les
parquerait à vie dans leur statut social, dans leur cité de banlieue, mis au
ban des lieux du pouvoir et de la réussite, marqués au fer par le handicap
verbal bien plus que par l’alibi commode de leurs origines. Françoise Dolto
disait qu’un enfant doit être nourri « au lait de la parole ». De quoi les
avaient-on donc nourris ? J’ai été fille de réfugiés non francophones et je me
questionne d’autant. Dans un essai clairvoyant, Jean d’Ormesson affirmait :
« La vraie épreuve sera dans la lutte entre les images et les mots. Une
civilisation de l’image risque d’être à la fois plus émotive et plus brutale
qu’une civilisation du mot. Il faudra défendre la parole et le saint langage,
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honneur des hommes. ». La lecture reste en première ligne dans notre lutte
pour la culture. Sans mots, sans vocabulaire, elle s’appauvrit, l’instinct
(souvent bas) reprend le dessus, les gestes retrouvent leur brutalité
archaïque et il ne reste plus qu’expression d’agressivité et passages à l’acte.
Est-ce bien ce retour à la nature que souhaite notre société du superbio ?
Pour conclure sur une note d’espoir, je voudrais partager avec vous comme
j’en ai l’habitude, ce qui représente ma plus belle récompense, ma bouée de
sauvetage : le récit d’une de mes rencontres avec mes lecteurs enfants. Au
printemps dernier, j’étais invitée pour mon album « Les Petits riens qui font
du bien et qui ne coûtent rien » chez des moyens-grands d’une maternelle
de Fécamp. Les idées fusaient de toute part et j’évoquais les délices du sable
fin glissant entre les doigts de pieds, lorsque soudain je perçus un étrange
silence général:
— Suis-je bête, à Fécamp vous avez une plage de galets !…»
Et un petit garçon de terminer ma phrase :
—…c’est pour ça que, nous on peut pas faire ce Petit Rien-là».
Dans la foulée, je proposai un vote « sable ou galets ». Toute la classe à
l’unanimité vota « sable », sauf une seule petite voix et un petit doigt se
s’élevèrent en faveur des galets.
— Pourquoi tu préfères les galets? demandai-je curieuse à la fillette.
— Parce que les galets, on peut les peindre, me répondit l’artiste en
herbe du haut de ses 5 ans.
C’est cette petite fille-là qui me fait espérer et me donne l’énergie de lire,
d’écrire, de lutter encore. C’est pour elle et d’autres rêveurs et créateurs
admirables, que j’ai travaillé pour le partager avec vous ce texte
d’introduction à la Journée.
Merci.
Elisabeth Brami