Faux semblant

Transcription

Faux semblant
Sous tension depuis quelques jours, écrire sous Urgences. Décliner chaque lettre, parce que se confronter
au temps qui urge c'est à la fois impossible et vital.
Faux semblant
Mardi:
- Allô?
- Qui va faire à manger ce soir?
- Je veux venir avec toi, vendredi, oui vendredi je suis libre. Je préparerai ton sac, je ferai le plein
d'essence de ta voiture. Emmènes-moi avec toi.
- Non, et puis de toute façon j'ai jeté mon GPS par la fenêtre. Je pars à la dérive.
- Tu me laisses toujours toute seule pour ranger les chaussures dans l'entrée, pour préparer à manger.
- J'ai besoin de retrouver mes racines, tu comprends?
- Non... Le chat miaule tout le temps, qui va s'en occuper?
Vendredi:
J'ai pensé à te téléphoner, j'avais une question urgente: "à quelle heure rentres-tu ce soir?".
Là je dois partir je ne suis pas sûre d'avoir le temps de préparer ton sac. Je suis convoquée là maintenant,
au n°3 impasse des oubliés. Impossible de retarder l'échéance. Tu sais c'est mon ami B.,
garagiste-musicien de jazz, il m'a prévenu qu'il y avait URGENCE. Il faut que je me présente dès
maintenant, avant ce soir, sinon...
Sinon je ne sais pas vraiment ce qu'il va arriver mais il va y avoir une rafle, sans témoin, sans mémoire et
sans personne. Après ils vont vendre la maison au plus offrant ou à la mafia.
Tu ne réponds pas au téléphone.
Je pars quand même, je te retrouverai plus tard.
***
Minuit. Une maison sans fenêtre et sans toi(t). Je frappe à la porte et j'attends. Située dans une impasse
entre deux avenues particulièrement passantes, la maison du n°3 abrite en sous-sol différents cabinets
ministériels.
Je suis arrivée à point nommé. C'est comme un coup de pioche dans l'estomac. Désolation. L'effroi en
ville. Mais l'effroi est invisible, gelé, glacial. Il dort dans le secret de la ville jusqu'à ce qu'il lui prenne
fantaisie de se réveiller, de se révéler.
Je fais le 112. Suspendre le fil du temps et s'immerger tout entier dans l'instant pour répondre à l'appel
de l'imminence. La maison brûle. Je me mobilise, corps esprit: j'y suis.
Mon téléphone vibre (d'amour pour toi). Je te rappelle quand l'urgence sera passée. Quand je serai sûre
d'avoir sauvé ma peau. Je pense à Orphée: résista-t-il aux chants des sirènes? Et qu'en est-il du sexe des
anges? Me revient une image: Noël 2012, accrochés aux branches du sapin deux chérubins étincelants
narguent le petit Jésus. Depuis sa crèche, il pleure vers l'infini, une humanité en mal d'advenir. Mais
au-dessus de lui, les deux "innocents" profanent par leur nudité plastique et outrageante, la sienne. Eux
s'en balancent, lui n'en finit pas d'être l'agneau du sacrifice, un martyr - jouissance d'être l'élu au
sacrifice.
Je reprends enfin mes esprits: La scène est sordide et donne envie de prendre ses jambes à son cou. Les
autres étaient pourtant prévenus depuis toujours, mais même s'il était prévisible d'en arriver là ils ne
pensaient pas que c'était possible.
Eux, ils avaient fait appel à un "nettoyeur", spécialiste du "comme si de rien n'était", du déni que cela ait
vraiment eu lieu. Il était là, avec son balai à bout de bras, au-dessus de la fosse sceptique des bons
sentiments et de la mauvaise foi des élus bon tain de cette ville fortifiée du ministère de l'intérieur.
Ils savaient au fond ce qu'ils faisaient: Ubiquité, Ristourne, Giratoire, Estime, Nager, Censure, Evaluation,
Serré, le programme en huit lettres, mot de passe: URGENCES.
***
J'ai le souffle coupé, c'est le temps de ne pas prendre le temps.
Pourtant il est trop tard, il n'y a plus aucune urgence, elle est partie... Utopie, Reste, Ginette, Etincelle,
Nuit, Celle qui, Eprouvé, Stop. Je t'aime à jamais.