Quatre Uppercuts - Librairie Durance

Transcription

Quatre Uppercuts - Librairie Durance
QUATRE UPPERCUTS
du même auteur
Quick-sandwich, roman, Calmann-Lévy, 1991.
Paris Section Urbaine, chroniques, La Différence,
1996.
Off, roman, Climats, 1998.
Colères, chroniques, Verticales, 2000.
Saccages, chroniques, Éditions du Rocher, 2002.
Adieux, Liana Levi, 2004.
La Légende de Muhammad Ali, La Table Ronde,
2008.
PATRICE LELORAIN
QUATRE UPPERCUTS
Nouvelles
LA TABLE RONDE
14, rue Séguier, Paris 6e
© Éditions de La Table Ronde, Paris, 2008.
ISBN 978-2-7103-2989-3.
Pour Diane.
Les abrutis ne voient le beau
que dans les belles choses.
Arthur Cravan.
S’ils ouvrent mon crâne chauve,
ils trouveront un énorme gant de
boxe.
Marvin Marvelous Hagler.
Le rire des Gitans
La soirée était presque exclusivement consacrée aux boxeurs gitans. Cette nuit de mars
92, j’errai un peu sur le boulevard Masséna
et finis par dénicher la Halle Carpentier,
vaste hangar où étaient installées des estrades branlantes. Parmi les places abordables,
il en restait quelques-unes à deux cents
francs. Je me retrouvai au quinzième rang
environ, au milieu de chemises à fleurs,
d’épaisses moustaches et de boots mexicaines, de larges feutres noirs sous lesquels
étincelaient sourires en lames de couteau et
regards conquérants. Trois mille Gitans
étaient venus assister au triomphe des leurs.
13
quatre uppercuts
En m’asseyant, j’entrevis tout juste le k.-o.
subi par l’espoir Aldo Grosso. Mais déjà
s’annonçait le Championnat d’Europe de
Pierre Lorcy, à qui toute la presse promettait la consécration.
J’avais souvent vu Pierre Lorcy au
Pavillon Baltard, face à des adversaires plus
petits et assez médiocres qui subissaient son
allonge, sa boxe en ligne, et finissaient crucifiés sur sa terrible droite. Ces exécutions
mécaniques me laissaient circonspect. Je
trouvais le style de Pierre Lorcy monocorde,
un peu raide, et sous son long front cabossé,
qui me rappelait le maquillage de Boris Karloff dans Frankenstein, je ne décelais pas
l’éclair du champion, mais une pâle lueur,
comme le regard d’un enfant battu. Bref, il
se dégageait du boxeur Pierre Lorcy quelque chose de contraint. Sans doute l’obsession de Daniel Lorcy, ce père incandescent
qui n’imaginait pas ses fils autrement que
14
le rire des gitans
champions de boxe, consumait-elle l’aîné,
Pierre dit « Bibi », plus sûrement que les
coups.
Le Danois Jimmi Bredahl était aussi
grand que Lorcy, aussi jeune, mais ne comptait qu’onze combats professionnels, trois
fois moins que le Français, à ce niveau une
inexpérience presque insurmontable. Sur ses
onze victoires, Bredahl n’avait conclu que
quatre fois avant la limite. Peu aguerri, piètre
puncheur, loin de ses bases, l’invaincu Jimmi
Bredahl offrait donc le profil du faire-valoir
idéal. C’est pour tenir ce deuxième rôle que
les frères Acariès l’avaient invité à disputer le
titre vacant des super-plumes. Or, dès
l’appel de la première reprise, le gaucher
danois démontra un enthousiasme de jeune
premier. De sa garde jaillissaient des coups
vifs, précis, variés, contrariant la boxe studieuse de Lorcy, bien emprunté ce soir, et à
chaque fois que dans une grande clameur
15
quatre uppercuts
l’explication se durcissait, Bredahl sortait de
l’échauffourée en maître, gracile et dynamique, prêt à recracher son venin. Pierre Lorcy
se mit à reculer. Les aboiements du père, la
ferveur du public, sa grande application, ne
redressaient en rien la course fuyante de son
destin. Pierre Lorcy subissait, de round en
round, un peu plus nettement. Petit à petit,
les spectateurs se firent moins présents. Puis,
à la neuvième reprise, Lorcy passa enfin une
droite, et encore une autre. Autour de moi
les hommes se levèrent. Mais le k.-o. ne
vint pas. Éprouvé, bousculé, Bredahl se
repliait avec une maîtrise désespérante. Violent et partagé, le dixième round vit « Bibi »
regagner son coin la paupière droite ensanglantée, vilaine blessure qui, lors de la
onzième et avant-dernière reprise, devait
pousser l’arbitre à écourter la punition.
La joie du clan Bredahl éclata dans un
silence de mort. Et c’est bien un deuil qui
16
le rire des gitans
glaçait l’assemblée, la fin d’une illusion.
Soudain on se rappelait que « Bibi » avait
déjà failli, en demi-finale du Championnat
de France. Décidément, Pierre Lorcy n’était
pas un homme de championnat, Pierre
Lorcy n’était pas un champion. Il pouvait
reprendre la caravane, la route, et la vie du
voyage, comme tout le monde ici ou presque…1. La fête était gâchée. Seul PierreFrank Winterstein le bien-aimé, Winterstein
dit « le Gitan », pouvait lui rendre une teinte
moins froide en réussissant son come-back,
1. Suite à cette désillusion, Pierre « Bibi » Lorcy hanta
encore les rings deux saisons avant de s’évanouir mystérieusement dans la nature, tandis que son jeune frère,
Julien « Bobo » Lorcy, lui aussi sous la férule du père,
s’affirmait comme un des plus grands champions français
de la boxe d’après-guerre. En 1999, Pierre Lorcy était
inculpé pour escroquerie et complicité dans le meurtre
d’un octogénaire, survenu cinq ans plus tôt… Admettant
sa présence sur les lieux du crime, mais muet quant à tout
le reste, Pierre Lorcy fut condamné à dix ans de réclusion.
Libéré en 2005, juste après la retraite de son frère, Pierre
« Bibi » Lorcy, âgé de trente-sept ans, remonta sur le ring et
y signa, pour l’honneur, deux victoires expéditives.
17
quatre uppercuts
en saisissant la dernière chance de relancer
sa carrière. Seulement, en boxe ainsi que
dans les autres domaines, la dernière chance
se révèle le plus souvent une vacherie, et
pour Winterstein cette vacherie se présentait
sous les formes félines du Noir américain
Ron Esset.
J’avais découvert le talent singulier de
Ron Esset quatre ans plus tôt, dans un
Palais des sports déserté par la foule en
colère, après que les juges eurent aidé
Christophe Tiozzo à ravir le titre européen à
Pierre Joly. Alors inconnu, Esset avait
écœuré Akim Zeroual, un honnête poids
moyen français, en moins de deux rounds,
avec son seul jab du gauche. Fluide, lourd,
soudain et précis, se multipliant à l’envi sans
rien perdre de son efficacité, le jab de
l’Américain était une merveille qui allait le
propulser rapidement dans les hautes sphères de la catégorie. Las, par deux fois, alors
18
le rire des gitans
qu’il briguait la couronne mondiale, un certain lymphatisme et une droite sans comparaison avec sa géniale compagne l’avaient
trahi. À vingt-neuf ans, Ron Esset venait
d’accumuler beaucoup de combats durs,
sans doute trop. Tel se présentait l’adversaire
du « Gitan » : béni des dieux, mais à moitié
seulement ; jeune encore, et déjà usé. Un
peu cuit, certes, l’Américain l’était, mais
bien moins que Winterstein, plombé par ses
trente-deux ans et ses longues périodes
d’inactivité. Tout de suite, Esset se mit à
dicter le match avec sa patte gauche, à son
rythme, plutôt lent, et, conforté par la faiblesse de son opposant, s’autorisa quelques
belles droites en contre. Six reprises passèrent ainsi, figeant l’assemblée dans une stupeur amère. La classe de Winterstein
demeurait ficelée par le fil scintillant de ses
légendaires virées nocturnes. Et brusquement, avec l’excitation des grands retarda19
quatre uppercuts
taires, Winterstein redevint « le Gitan »
l’espace de deux rounds, les deux derniers,
qu’il emporta dans une liesse étrange, presque douloureuse.
Selon un décompte mathématique ordinaire, la victoire revenait à Esset, qui s’était
imposé confortablement, avec quatre points
d’avance. Mais la foule ne voulait plus
s’ennuyer avec l’équité sportive, elle désirait
qu’on lui proposât quelque chose de moins
fade que la vérité, et elle attendit le résultat
avec fébrilité, espérant un succès miraculeux, ou au moins un match nul qui sauverait les apparences, et permettrait de rêver
encore un peu la carrière du « Gitan ». Vite,
pour que l’atmosphère ne s’épaississe pas
davantage, les trois juges rendirent un verdict complaisant, mais qui préservait leur
intégrité : Ron Esset vainqueur, à l’unanimité, avec un point d’avance, une marge
infime… Le subterfuge fit long feu. Claire20
le rire des gitans
ment, ce pointage mesquin sonnait creux.
On escomptait grandeur, démesure, et voilà
qu’on vous servait une aigre charité. Les
mines s’assombrirent encore. Un mauvais
rictus aux lèvres, l’assistance suivit du
regard le forain Jean-Maurice Chanet qui
prenait possession du ring. Lui, c’était un
homme. Il savait donner et recevoir. On
pouvait compter sur Chanet pour conclure
cette triste réunion dans l’honneur, à sa
façon, dans le sang et la férocité.
Crâne déplumé, bacchantes, sourire
d’or, gueule rapiécée, membres courts et
musculeux, Jean-Maurice Chanet aurait
fait un merveilleux troisième rôle dans les
westerns de John Ford. Ne s’entraînant que
l’hiver, car aux beaux jours il partait sur les
routes avec sa baraque, Chanet avait connu
une consécration tardive en devenant
champion de France des poids lourds,
avant d’aller déglinguer le détenteur du titre
21
Table
Le rire des Gitans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
11
Roi des Lions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
27
Joe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
53
Quatre uppercuts
.......................
121
Je tiens à remercier Alexandre Gouzou pour sa
relecture du « Rire des Gitans » et du « Roi des
Lions ». Publié dans la Revue Perpendiculaire,
Quatre uppercuts a été remanié pour la présente
édition.
Cet ouvrage a été réalisé par la
SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT
Mesnil-sur-l’Estrée
pour le compte des Éditions de La Table Ronde
en décembre 2007.
Dépôt légal : janvier 2008.
No d’édition : 152256.
No d’impression : •••••
Imprimé en France.