Replonger dans l`ancien pour trouver du nouveau

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Replonger dans l`ancien pour trouver du nouveau
Replonger dans l'ancien pour trouver du nouveau !
Par Philippe Caubère.
La rédaction du dossier de presse a toujours été pour moi une chose importante. Une sorte de
journal de bord de mon travail. J'allais écrire « de mon œuvre », mais je préfère m'en abstenir de
crainte qu'on se moque de moi -on aurait bien raison- et que l'on me soupçonne, bien sûr, de
mégalomanie -en quoi l'on aurait tort ; ou peut-être pas tout à fait, quoique ça dépende vraiment des
jours et des moments !… Je le penserai donc sans le dire. Car, toute burlesque et bizarroïde qu'elle
soit, d'une valeur qu'il ne m'appartient pas de juger, je continue à croire, et même à être convaincu que
c'en est une. Une sorte, en tous cas. Genre Facteur Cheval peut-être, mais œuvre tout de même ! Sinon,
tout ça n'aurait pas de sens et décidément aucune importance. Mais avant de me résigner à une si
déprimante pensée, je préfère y croire encore. Alors, me voici donc, comme je le disais plus haut,
engagé dans la rédaction de sa présentation. Sauf que, voilà : ce coup-ci je reste coi. Que dire ? Deux
reprises : La Danse du Diable et L'Asticot de Shakespeare et un spectacle, Le Bac 68, qui ne serait que
l'adaptation d'un épisode de L'Homme qui danse (Claudine et le théâtre exactement).
Ariane (Mnouchkine) répondait ces jours-ci à une journaliste qui lui demandait ce qu'avait été
la genèse de son prochain spectacle : « Le texte s'est écrit et continue de s'écrire au fur et à mesure des
répétitions sur le plateau : c'est de l'improvisation presque totale. » Je peux, en digne élève du Maître,
affirmer la même chose. L'édition, superbe, du texte des deux spectacles que la revue L'Avant-scène ne
me permet de proposer aux spectateurs ou autres lecteurs n'est qu'un état des lieux, une étape,
probablement ultime, d'une écriture démarrée par une première improvisation que j'ai faite devant
Clémence, en 1980, dans l'ancien Cours Dullin, caché sous les escaliers du Palais de Chaillot. Tout ce
qui a suivi : les centaines d'improvisations, les créations, les 20 spectacles différents, jusqu'aux
« reprises » récentes, n'auront été que les multiples détours de cette écriture, ses progrès ou ses
régressions, ses développements et ses métamorphoses. Tout s'est formulé, écrit et accompli « sur le
plateau », comme le dit Ariane. Aujourd'hui que j'arrive au terme du voyage et que sonne l'heure des
bilans, des conclusions et de l'achèvement, je peux dire que si je semble ne pas finir d'en finir, c'est
que je n'ai jamais cessé de commencer et de recommencer. Et que, tout compte fait et tous ces
spectacles maintenant produits et joués, je m'accorde des droits. Celui, par exemple, d'en « reprendre »
(les guillemets s'imposent, car jamais terme ne fut moins approprié) l'un ou l'autre, ou certains, sous
une forme ou sous une autre. Le droit, autrement dit, de revenir sur le métier. Quand j'ai « repris » La
Danse du Diable il y a 3 ans à Tarascon-sur-Ariège, après une longue préparation physique et mentale,
le coup de fouet dans le mollet me prévenant de la rupture de mon tendon d'Achille m'a averti par la
même occasion de ce que les choses n'étaient ni ne seraient plus jamais les mêmes. Il allait falloir, à
partir d'un texte et d'une chorégraphie qui semblaient établis, repartir, peut-être pas de zéro, mais
d'ailleurs. Le théâtre que je joue, celui des acteurs, à fortiori des acteurs seuls, se pense et s'écrit
d'abord par le corps. Et sur la scène. Raymond Devos, mon premier maître en la matière, me l'a appris,
lui qui, toute sa vie, a joué le même spectacle, alors qu'en fait, année après année, de version en
version, il en aura joué tant et de si différents. Et puis, on ne joue pas la même chose, même si les mots
sont « les mêmes », à 30 ans qu'à 60 (ou 66…). Pas plus qu'on ne joue la même chose dans la France
de 1981 découvrant pour la première fois ou presque une présidence de gauche que dans celle de 2016
qui en a pris l'habitude. Le « message » n'est plus le même. Jouer Le Bac 68 aujourd'hui prend pour
moi un sens et une acuité qui n'étaient pas encore là en l'an 2000, quand j'ai créé Claudine et le théâtre
à la carrière Boulbon ou en novembre suivant à l'Athénée. Ni même, quelques années plus tard, en
2005, pour les six épisodes de L'Homme qui danse au Théâtre du Rond-Point. Où cette séquence, se
retrouvant forcément quelque peu noyée dans l'ensemble, n'aura pu être qu'assez peu jouée et donc
assez peu vue. Bref, quand on me dit (en général pour me faire chier) : « Ah, mais je l'ai déjà vu, celuilà ! », je ne puis que répondre : « non, pas du tout. Tu as vu la scène, mais pas la pièce !… » Encore
que la scène en question ait, depuis, bien changé et que les spectateurs d'aujourd'hui ne seront pas,
dans leur grande majorité, ceux des années 2000. Dont je ne suis pas sûr, d'ailleurs, qu'ils se
souviennent parfaitement de tous les détails de la pièce, ou seulement de la scène. Moi-même,
parfois… Il me semble important, peut-être même urgent, de représenter et raconter d'une façon plus
complète et plus précise, à la jeunesse d'aujourd'hui ce que fut le surgissement de 68 au sein de la
société française. Comme m'amuse beaucoup aussi, je le reconnais, l'idée de leur montrer comment
leurs parents ou grands-parents ont passé le bac cette année là. Ne serait-ce que pour les dénoncer !
La Danse du Diable, c'est une autre histoire. Au terme des représentations données il y a deux
ans à l'Athénée, Patrice Martinet et moi, frustrés par les seules cinq semaines qu'il était parvenu à
dégager, avions convenu d'une série supplémentaire à la rentrée 2015. Et puis sont arrivés… les
travaux. Devant lesquels, tout le reste, c'est à dire l' « artistique », a du céder la place. Ce qui fait aussi- partie du métier. Bref, bien qu'un peu affolé par l'obligation d'un tel délai, j'ai décidé de prendre
mon mal en patience et d'attendre que l'intendance suive, ou plutôt précède. L'idée de jouer les
dernières représentations de La Danse du Diable (je ne promets rien à ce sujet, mais, enfin, je ne pense
pas qu'il y en aura beaucoup d'autres après…) dans l'un des plus beaux théâtres de Paris, tout refait à
neuf qui plus est, m'encourageait à cette patience. Comme l'idée de pouvoir enfin l'y filmer, -c'est le
seul spectacle qui ne l'avait pas été- ce que Bernard Dartigues a bien voulu accepter. Et c'est ainsi,
aussi, que l'idée de créer un spectacle plus court (1 heure 50), plus concis, plus ciblé, qui me
permettrait, par la même occasion, de mieux jouer les 3 heures de La Danse du Diable, m'est venue et
qu'avant de le donner un peu partout en tournée, j'ai créé Le Bac 68 au Théâtre des Carmes-André
Benedetto, l'an passé, en Avignon. Mais ce n'est qu'au fur et à mesure des représentations que j'ai
réalisé la particularité de ce spectacle, son originalité, son actualité aussi tout à fait inattendue et sa
nature devenue quasiment historique ; mais aussi sociologique, puisque, au delà du bac 68, c'est une
pièce sur le bac tout court que je me suis découvert en train de jouer. Le bac, cette espèce d'abcès de
fixation de la société française toute entière, ce but absurde que les parents donnent à leurs enfants à
travers cette injonction fatale, comme si leur vie entière en dépendait, leur honneur, leur bonheur :
passe ton bac ! S'il te plaît ! Par pitié ! Alors qu'on sait très bien qu'il ne sert à rien, qu'il ne mène ni
n'emmène nulle part, qu'il ne prouve ni ne garantit rien, mais dont l'échec équivaut à la honte
nationale, quasiment au suicide, et la réussite à la victoire absolue, quasiment à l'orgasme (celui des
parents, bien sûr, bien plus que des enfants…) ! J'en ai, du coup, sous-titré le spectacle : « comédie
française » !
Reste L'Asticot. Ah, L'Asticot (de Shakespeare) ! Là, nulle nouveauté, n'est-ce pas, puisque les
textes -écrits- sont toujours les mêmes ? Eh bien, si, mesdames et messieurs. Parce que ceux que
Clémence et moi avons choisi qu'elle joue sont un invraisemblable mélange d'improbables récits,
n'ayant -apparemment- que fort peu à voir avec le théâtre : ceux de Jean Giono, de Vladimir
Jankelevitch ou même de l'auteur débutant des Carnets d'un jeune homme, avec ceux plus que
classiques, antiques, de Jean-Roger Caussimon, Charles Baudelaire ou William Shakespeare ! Si
difficiles, quasiment impossibles à interpréter, tellement casse-gueule que chaque « reprise » nous
oblige à tout recommencer, tout repenser, tout relancer, et qu'elle force la comédienne à retrouver
l'origine des choses et des mots, des gestes et des états, sans quoi rien n'est possible. Ce qui prouve
qu'au bout du compte, improvisé ou non, c'est l'interpétation qui finalement « écrit » le théâtre vivant.
Joués ou chantés par elle toute seule depuis quatre ans maintenant, sous les traits, entre autres, de
Sacha Guitry ou de Sarah Bernhard, dans tous les théâtres possibles et imaginables, des plus petits aux
plus grands, il ne restait à ces textes que la merveilleuse petite salle Christian Bérard pour trouver là,
en compagnie des miens qui se joueront en bas, leur dernier voyage (encore qu'une bonne tournée ne
serait pas de refus…), leur aboutissement et je l'espère, leur accomplissement. Le grand voyage que
Clémence et moi faisons ensemble ou de concert depuis tant d'années, celles au moins qui ont suivi
notre départ commun et désolé de ce qui fut notre nid, le Théâtre du Soleil, trouve ici son terme et sa
destination. Quarante ans après, c'est là qu'on débarque, sur cette plage et dans cette île de rêve, en
plein cœur de Paris, tout près de l'Olympia et de l'Opéra Garnier ; ce qui, à cette ancienne jongleuseacrobate et chanteuse lyrique d'aussi bonne occasion, devrait porter chance.
C'est ce que je lui, que je nous et vous souhaite. Salud !
PC
9 septembre 2016

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