Le mystere pascal dans le seigneur des anneaux

Transcription

Le mystere pascal dans le seigneur des anneaux
Le mystère pascal dans Le Seigneur des Anneaux
Introduction
Lire le Seigneur des Anneaux pour la première fois est toujours une expérience ardue. Tout
d’abord, le style est très ample, mais ensuite, on entre dans un monde où il s’est déjà passé
beaucoup de choses, et on ne peut pas tout comprendre dès la première lecture, du moins pas sans
avoir lu tout ce qui s’est passé avant. De fait, le lecteur entre dans la Terre du Milieu, un monde qui
connaît environ trente-sept mille ans d’histoire.
L’expérience est similaire pour le lecteur des Evangiles qui n’aurait pas idée de tout ce qui est
raconté dans l’Ancien testament. On peut en effet voir une certaine analogie entre le rapport qui lie
l’histoire de la Terre du Milieu et le Seigneur des Anneaux et le rapport qui lie l’ancien et le Nouveau
Testament. Pour cela, un « survol de l’aigle » est nécessaire sur les deux ouvrages.
La Bible raconte l’histoire du peuple juif au travers les âges. Mais cette histoire est avant tout
une histoire humaine où les hommes sont constamment pris entre deux forces qui lui sont
supérieures : celle du Bien et celle du Mal. Cette dualité est tout particulièrement soulignée dans les
Psaumes, textes immémoriaux qui sont encore priés de nos jours, où on distingue bien la voie des
justes et celle des méchants. Tout cela se trouve dans l’Ancien Testament. Puis vient le nouveau où
l’être humain aboutit à un accomplissement qui se traduit par la victoire du Bien sur le Mal. Cette
victoire se trouve dans la mort et la résurrection du Christ, Dieu fait homme, pour tracer un chemin
(pessah, où Pâques) de la mort à la vie éternelle.
L’histoire de la Terre du Milieu se trouve condensée dans le Silmarillon. De même que
l’Ancien Testament se compose de nombreux livres écrits à différentes époques, le Silmarillon est
composé de différents textes marquants des différents âges de la Terre du Milieu. Mais surtout, les
réalités ayant trait au bien et au mal ne diffèrent pas sur la Terre du Milieu et dans notre monde. Les
créatures sont différentes (il y a des elfes, des nains, des humains, des orcs, des trolls…), mais leur
rapport au bien et au mal sont exactement les mêmes que les nôtres. Le Seigneur des Anneaux
parachève cette saga par le triomphe du bien sur le mal aussi dans la destruction de l’Anneau Unique,
source de pouvoir maléfique.
Cette analogie était voulue par l’auteur. De fait, Tolkien, en fervent catholique anglais, voulait
offrir à l’Angleterre une mythologie chrétienne car il se désolait que son pays n’ait pas de mythologie
propre. Mais surtout, il ne voulait pas faire de prosélytisme. Il ne voulait pas que son œuvre soit
sujette à l’instrumentalisation, comme cela s’est produit dans les années 60 où les hippies voyaient
dans son œuvre l’illustration d’un retour à la nature. Du coup, pour voir le côté chrétien de l’œuvre de
Tolkien, il faut manipuler l’analogie.
Ce qui est le propre du chrétien, c’est de croire en la mort et la résurrection du Christ. Pour
comprendre la dimension chrétienne du Seigneur des Anneaux, il convient donc de rechercher les
analogies de cette œuvre avec le mystère pascal de la mort et de la résurrection, dans ce dynamisme
cosmique de la victoire du Bien sur le Mal, de la Vie sur la Mort. Les analogies sont nombreuses, car
Tolkien ne voulait pas enfermer l’analogie christique dans un seul personnage (contrairement à son
ami Lewis qui fit d’Aslan une analogie parfaite et complète du Christ). On trouve donc différents
éléments christiques dans les trois principaux héros du livre : Gandalf, Aragorn et Frodon.
I. Gandalf
a. description
Gandalf est un magicien très puissant. Malgré son apparence de vieillard humain et bougon, il
possède un très grand pouvoir, mais ne l’utilise que très rarement, et uniquement quand c’est
nécessaire. Il s’agit certainement du personnage le plus puissant du roman. Il fait partie d’un conseil
des mages envoyés par les Ainur (analogie des anges) pour contrer Sauron. Sauron est le
personnage maléfique par excellence, serviteur d’un Ainur déchu, Melkor, qui est à l’origine du mal sur
la Terre du Milieu (on retrouve dans le début de l’œuvre de Tolkien toute une analogie de la création,
avec les anges et l’ange déchu).
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Normalement, Gandalf aurait dû être à la tête de ce conseil des magiciens envoyés pour
contrer Sauron. Mais il a laissé cette place à Saroumane, qui avait soif de pouvoir. Cette soif de
pouvoir le retournera dans l’œuvre puisqu’il deviendra l’allié de Sauron. Gandalf s’est donc relégué à
cette place de vieillard vagabond, passant ici et là, sans que personne ne sache vraiment quelle est
son affaire. D’ailleurs, le caractère bougon découragerait celui chercherait à en savoir plus.
Gandalf est donc un personnage assez mystérieux, dont on ne découvre les véritables
pouvoirs qu’assez tard dans l’œuvre. Il répugne à avoir du pouvoir, ou à utiliser de la magie, et il va
même jusqu’à refuser de toucher le Maître Anneau, l’anneau de pouvoir suprême, celui là même qui
doit être détruit pour anéantir le mal sur la Terre du Milieu.
Non, s’écria Gandalf en se dressant d’un bond. Avec ce pouvoir, j’en aurais un trop grand et
trop terrible. (…) Ne me tentez pas ! Car je ne souhaite pas devenir semblable au Seigneur
1
Ténébreux lui-même !
Il donne rarement d’ordres, car il préfère que chacun décide de ce qu’il doit faire. Par là, il donne une
excellente analogie d’une logique de bienveillance, qui cherche toujours à proposer et non à imposer,
contrant ainsi l’image d’une tyrannie maléfique.
b. la mort
Gandalf est le premier des trois héros à vivre une expérience pascale, et c’est certainement la
plus percutante. Résumons sa situation dans l’œuvre.
Frodon, un hobbit, a hérité de son oncle Bilbon un anneau qui rend invisible. Mais si cet
anneau rend invisible, c’est parce qu’il est maléfique : il fait passer celui qui le porte dans le monde
des ombres. Mais surtout, cet anneau est celui de Sauron. A l’apogée de son pouvoir, ce premier
serviteur du Mal a forgé cet anneau pour se rendre invincible et tout puissant. Cet anneau renferme
son esprit de haine, de vengeance et de destruction. Aussi, quand Sauron fut vaincu à la fin du
second âge, il aurait fallu détruire cet anneau. Mais « le cœur des hommes est aisément corruptible ».
C’est ainsi qu’Isildur, celui-là même qui trancha le doigt de Sauron, préféra garder l’artefact pour lui,
laissant l’esprit de Sauron survivre dans cet anneau doué désormais d’une volonté propre.
Le combat de Gandalf est de détruire cet anneau, mais il n’ose pas le toucher pour ne pas lui
donner un pouvoir trop grand. C’est pourquoi il s’engage à accompagner un petit groupe, la
communauté de l’anneau, jusqu’en territoire ennemi pour jeter l’anneau au seul endroit où il peut être
détruit, à savoir la montagne du Destin.
Cette quête demande à cette petite communauté de neuf personnes de traverser la Terre du
Milieu, et d’affronter de nombreuses embûches. De nombreuses créatures maléfiques sont aussi à la
recherche de l’Anneau, tous particulièrement neuf spectres noirs. Pour échapper à ces embûches, la
communauté passe à l’intérieur des montagnes de la Moria, un ancien territoire des nains conquis par
les orcs (créatures maléfiques dénaturées par Sauron). Mais les nains, avides de richesse, ont
beaucoup creusé sous terre et ont réveillé un Balrog.
On ne pouvait voir ce que c’était : cela ressemblait à une grande ombre, peut-être une forme
d’homme, mais plus grande ; et il paraissait y résider un pouvoir et une terreur qui allaient au
devant d’elle. Elle arriva au bord du feu et la lumière disparut comme si un nuage s’était
penché dessus. Alors, d’un bond, elle sauta par-dessus la crevasse. Les flammes montèrent
en ronflant pour l’accueillir et l’enlacer ; et une fumée noire tournoya dans l’air. Sa crinière
flottante s’embrasa et flamboya derrière elle. De sa main droite, elle tenait une lame
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semblable à une langue de feu perçante, de la gauche un fouet à multiples lanières.
Cette description du Balrog, comme une créature d’ombre ruisselante de feu, est une excellente
analogie de la mort. Le thème du combat du Bien contre le Mal est déjà présent dans ce champ lexical
d’ombre et lumière. C’est Gandalf qui va se sacrifier pour combattre ce démon d’ombre et de feu
destructeur. Pour ce faire, il choisit de se tenir sur un pont étroit au dessus des abîmes, peu avant la
sortie des tunnels sous les montagnes. Ainsi, en retenant le monstre, il permettra à ses compagnons
de fuir ce fléau dont nulle épée ne peut venir à bout.
1
2
La Communauté de l’Anneau, p. 114.
La Communauté de l’Anneau, p. 563.
2
Le Balrog atteignit le pont. Gandalf se tenait au milieu de la travée, appuyé sur son bâton qu’il
tenait de la main gauche, tandis que dans l’autre Glamdring luisait, froide et blanche. Son
ennemi s’arrêta de nouveau face à lui, et l’ombre qui l’entourait s’étendait comme deux vastes
ailes. Il leva le fouet, et les lanières gémirent et claquèrent. Le feu sortait de ses narines. Mais
Gandalf demeura ferme.
- Vous ne pouvez pas passer, dit-il.
Les orcs restèrent immobiles, et un silence de mort tomba.
- Je suis un serviteur du Feu Secret, qui détient la flamme d’Anor. Vous ne pouvez pas
passer. Le feu sombre ne vous servira de rien, flamme d’Udûn. Retournez à l’Ombre ! Vous
ne pouvez pas passer.
Le Balrog ne répondit rien. Le feu parut s’éteindre en lui, mais l’obscurité grandit. La forme
s’avança lentement sur le pont ; elle se redressa soudain jusqu’à une grande stature, et ses
ailes s’étendirent d’un mur à l’autre ; mais Gandalf était toujours visible, jetant une faible lueur
dans les ténèbres ; il semblait petit et totalement seul : gris et courbé comme un arbre
desséché devant l’assaut d’un orage. De l’ombre, une épée rouge sortit, flamboyante.
Glamdring répondit par un éclair blanc. Il y eut un cliquetis retentissant et une estocade de feu
blanc. Le Balrog tomba à la renverse, et son épée jaillit en fragments fondus. Le magicien
vacilla sur le pont, recula d’un pas, puis il se tint de nouveau immobile. (…)
A ce moment, Gandalf leva son bâton et, criant d’une voix forte, il frappa le pont devant lui. Le
bâton se brisa en deux et tomba de sa main. Un aveuglant rideau de flamme blanche jaillit. Le
pont craqua. Il se rompit juste aux pieds du Balrog, et la pierre sur laquelle il se tenait
s’écroula dans le gouffre, tandis que le reste demeurait en un équilibre frémissant comme une
langue de rocher projetée dans le vide.
Le Balrog tomba en avant avec un cri terrible ; son ombre plongea et disparut. Mais dans sa
chute même, il fit tournoyer son fouet, et les lanières fouaillèrent le magicien et s’enroulèrent
autour de ses genoux, l’entraînant vers le bord. Il chancela, tomba, et malgré un vain effort
pour s’accrocher à la pierre, il glissa dans le gouffre.
3
- Fuyez, fous que vous êtes, cria-t-il, disparaissant.
Cet extrait donne de nombreuses images du combat de la vie contre la mort. Les deux feus, par
exemple, la flamme d’Anor, qui est le feu de la vie originelle, contre la flamme d’Udûn, qui est la vie
corrompue en mort par Melkor, sont une très belle analogie de l’articulation Bien/Vie et Mal/Mort. De
plus, les nombreux adjectifs de lumière et de ténèbres sont éloquents : Gandalf est comme une petite
lumière dans les ténèbres du Balrog. Il semble tout petit. On retrouve bien l’humilité du Bien qui ne
veut pas s’imposer, face au mal qui veut s’imposer par une présence terrifiante. Ce qui en dit long, ce
sont les ailes : le Balrog a des ailes, qui s’étendent comme une grande ombre, et pourtant, il ne peut
pas voler quand il tombe. Ces ailes ne sont que de l’apparat, qu’un mensonge pour impressionner. La
description du Balrog en dit long sur les mécanismes qui régissent les forces maléfiques, de même
que la description de Gandalf en dit long sur les mécanismes qui régissent les forces du bien. Dans ce
combat, on retrouve le bien par excellence contre le mal par excellence.
c. la résurrection
Bien plus tard, dans l’œuvre, alors que la communauté est dissoute, Gandalf revient auprès de
quelques membres. Frodon est parti tout seul de son côté avec son serviteur. Merry et Pippin, deux
hobbits, ont été capturés par les Uruks (mi hommes, mi orcs). C’est pourquoi Aragorn, accompagné
du nain Gimli et de l’elfe Legolas, poursuit ces monstres pour les délivrer. Mais ces derniers ont déjà
été décimés par une troupe de chevaliers. Les trois compères se retrouvent dans la forêt de Fangorn,
une forêt où les arbres sont vivants, bougent et parlent.
Aragorn regarda, et il vit une forme courbée qui bougeait lentement. Elle n’était pas loin. On
aurait dit un vieux mendiant, marchant avec lassitude, appuyé sur un bâton grossier. Sa tête
était baissée et il ne regardait pas vers eux. En d’autres pays, ils l’auraient accueilli par
quelques paroles aimables ; mais maintenant, ils restaient silencieux, chacun ressentant un
étrange sentiment d’attente : quelque chose approchait qui détenait un pouvoir caché – ou
4
une menace.
3
4
La Communauté de l’Anneau, p. 564-565.
Les Deux Tours, p. 150.
3
On reconnaît là par analogie une expérience pascale de Marie-Madeleine. Lui se tient, devant elle,
mais elle ne le reconnaît pas. Par la suite, après nombre d’échanges de plus en plus menaçants entre
les trois compères effrayés et le magicien, voici que
Le vieillard, sans y prêter aucune attention, se baissa et s’assit sur une pierre basse et place.
Son manteau gris s’ouvrit alors, et ils virent, en toute certitude, qu’en dessous il était tout de
blanc vêtu. (…) Il se dressa vivement et bondit au sommet d’un grand rocher. Il se tint là, avec
une stature soudain accrue, les dominant de haut. Il avait rejeté son capuchon et ses haillons
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gris, et ses vêtements blancs étincelaient.
C’est ici que se révèle la vraie personnalité de Gandalf. Saroumane étant un traître, il ne mérite plus
d’être « le blanc ». C’est donc Gandalf qui retrouve cette première place dans la hiérarchie des
magiciens. A juste titre, d’ailleurs. Mais surtout, il se montre comme le Christ : avec un corps que saint
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Paul appellerait glorieux (ou corps spirituel) . On peut aussi y voir une certaine analogie avec la
transfiguration, puisque la transfiguration n’est rien d’autre que l’expression de l’accomplissement de
l’homme en son corps glorieux.
Par la suite, Gandalf raconte son combat contre le Balrog en intégralité. Le récit est édifiant
théologiquement pour qui sait manipuler la clé de l’analogie.
Je suis tombé longtemps, finit-il par dire avec lenteur, comme s’il se remémorait avec
difficulté. Je suis tombé longtemps et il est tombé avec moi. Son feu m’environnait. J’étais
brûlé. Puis nous plongeâmes dans une eau profonde et tout fut obscur. Elle était aussi froide
que le flot de la mort : elle me glaça presque le cœur. (…) Je finis par y (le fond) toucher, aux
fondements les plus reculés de la pierre. Il était toujours avec moi. Son feu était éteint, mais il
était à présent un objet de limon, plus fort qu’un serpent étrangleur.
Nous luttâmes loin en dessous de la terre vivante, où le temps ne se compte pas. Il
m’étreignait toujours, et toujours je le tailladai jusqu’à ce qu’enfin il s’enfuît dans de noirs
tunnels. Ils n’avaient pas été creusés par ceux de Durin (les nains), Gimli fils de Gloin. Loin,
loin sous les plus profondes caves des Nains, le monde est rongé par des choses sans nom.
Même Sauron ne les connaît pas. Elles sont plus vieilles que lui. J’y ai marché, mais je n’en
ferai aucun récit qui enténébrerait la lumière du jour. En ce désespoir, mon ennemi était mon
seul salut, et je le poursuivis, agrippé à son talon. Il finit par me ramener aux chemins secrets
de Khazad-dum : trop bien les connaissait-il tous. Toujours montant, nous continuâmes
jusqu’à ce que nous arrivâmes à l’Escalier sans Fin. (…) Du plus profond cachot au plus haut
sommet, il grimpait, s’élevant en une spirale ininterrompue de milliers et de milliers de
marches pour aboutir enfin dans la tour de Durin, taillée dans le roc vivant de Zirak-zigil,
couronnement de la Corne d’Argent.
Là, sur le Celebdil, se trouvait dans la neige une fenêtre solitaire, devant laquelle s’étendait un
étroit espace, aire vertigineuse au dessus des brumes du monde. Le soleil y brillait
furieusement, mais en dessous, tout était enveloppé de nuages. Il s’élança dehors et, comme
j’arrivais derrière, il fut saisi d’une nouvelle ardeur. Il n’y avait aucun témoin. (…) Une grande
fumée s’éleva autour de nous, de vapeur et de buée. De la glace tomba comme la pluie. Je
jetai à bas mon ennemi ; il chut du haut lieu et brisa le flanc de la montagne où il la frappa
dans sa perte. Puis les ténèbres m’entourèrent, je m’égarai hors de la pensée et du temps, et
j’errai au loin sur des routes que je ne dirai pas.
Je fus renvoyé nu, pour une brève période, jusqu’à ce que ma tâche soit accomplie. Et nu je
restai étendu sur le sommet de la montagne. La tour, derrière moi, était réduite en poussière,
la fenêtre avait disparu, l’escalier ruiné était obstrué de pierres brûlantes et brisées. J’étais
seul, oublié, sans possibilité d’évasion sur la corne du monde. Je restai étendu là, les yeux
ouverts sur le ciel, tandis que les étoiles tournaient, et chaque jour était aussi long qu’une
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existence entière sur la terre.
Le commentaire détaillé de ce texte serait trop long, car il est très riche. On retrouve de nombreux
éléments bibliques : toujours l’ombre et la lumière, mais aussi cette dynamique verticale. Rappelons
ici que pour les juifs, le shéol était un lieu éloigné sous la terre, que l’on appelle aussi « les enfers » (à
ne pas confondre avec l’Enfer). On retrouve donc la descente du Christ aux enfers. On a aussi un clin
d’œil à la Genèse, avec le Balrog qui est comparé à un serpent. Bref, il ne s’agit pas ici de transformer
un extrait de roman de grande richesse en instrument de torture pédagogique, son auteur s’en
5
Les Deux Tours, p. 153.
Cf 1 Corinthiens, 15, 44-19.
7
Les Deux Tours, p 165-167.
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retournerait certainement dans sa tombe. En effet, c’est à chacun de lire ce texte et d’en tirer ce qu’il y
trouvera.
Maintenant, force est de constater la grande culture théologique de Tolkien qu’il déploie dans
ce texte. Quoi que l’on tire de cette lecture pour des fins personnelles, il convient de remarquer que
cela peut apporter beaucoup au chercheur de Dieu. Dieu brille par son absence dans ce texte. Le seul
moment où l’on pourrait le voir enfin cité, voilà que l’auteur parle à la voie passive, sans citer le
complément d’agent : « je fus renvoyé ». Par qui ? Nous sommes donc bien en présence d’un Dieu
qui ne se montre pas. La vraie puissance de Gandalf ne réside pas dans ses pouvoirs magiques, mais
dans le fait qu’il serve une puissance supérieure qui ne veut pas s’imposer à ses créatures. De cette
manière, lesdites créatures se voient vivre dans une totale liberté. Cette vision d’un Dieu qui se cache
s’oppose magistralement (et logiquement) à des puissances maléfiques qui cherchent à s’imposer par
la crainte, la force et la domination.
L’expérience pascale dans le Seigneur des Anneaux est certainement la plus présente dans
l’aventure de Gandalf contre le Balrog. On y retrouve de nombreux éléments : il donne sa vie pour
sauver les siens, le combat prend une forme verticale de descente sous terre pour remonter ensuite, il
revient dans un corps transformé, et une tunique blanche, et il n’est pas reconnu par les siens. De
plus, ces textes dévoilent les mécanismes du Bien et du Mal, à grands renforts d’images (en
particulier celle de la lumière et de l’ombre, omniprésente), qui s’opposent merveilleusement dans le
dynamisme de liberté ou oppression. Mais cela ne s’arrête pas là : deux autres héros, à moindre
échelle bien entendu, manifestent aussi des éléments intéressants pour le chercheur de Dieu.
II. Aragorn
a. description
Aragorn est un roi, descendant des Nùmenoréens, grand peuple humain du second âge. Mais
ce grand peuple a été détruit par les Ainur quand leurs rois impies ont voulu, dans leur orgueil et soif
de pouvoir grandissant, déclarer la guerre à ces êtres divins. Leur continent a été englouti, et seuls
quelques justes, qui sont restés fidèles, ont été sauvés. Aragorn est un de leurs descendant, et il est
l’héritier du trône du Gondor, royaume des humains. Mais il ne veut pas de ce trône. Il est le
descendant d’Isildur, celui-là même qui refusa de détruire l’anneau. Aussi pense-t-on durant tout le
troisième âge de la Terre du Milieu que la lignée des Nùménoréens s’est éteinte. Le trône du Gondor
est vide depuis plusieurs milliers d’années, et le pays est dirigé par une lignée d’intendants. Aragorn
est donc un roi qui se cache. Il fait partie d’un petit groupe d’aventuriers, les rôdeurs (ou rangers), qui
protègent la population des attaques de Sauron, sans pourtant que la population ne le sache. Aussi
les gens ont-ils une mauvaise idée de ce que sont ces rôdeurs.
C’est un des types qui vagabondent, les rôdeurs qu’on les appelle. Il parle rarement : non pas
qu’il sache raconter une excellente histoire quand il lui en prend la fantaisie. Il disparaît
pendant un mois ou un an, et puis il ressurgit. Il a fait pas mal d’allées et venues, le printemps
dernier ; mais je ne l’ai pas vu ces derniers temps. Comment il s’appelle, je ne l’ai jamais
entendu dire, mais on le connaît ici sous le nom de Grands-Pas. Il va bon train sur ses
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grandes guiboles, bien qu’il n’ait jamais dit à personne pourquoi il était tellement pressé.
On voit donc déjà un certain aspect christique derrière le personnage. D’ailleurs, le film lui a donné
rien de moins qu’un visage de Jésus : fin et beau, barbu avec des cheveux longs et des yeux brillants
et bienveillants. Il marche, comme Jésus, dans son pays, faisant le bien de manière discrète. Encore
une manière de montrer que le bien est discret, au point que l’on peut se fourvoyer sur son compte.
On n’a rien à craindre de lui : l’épée qu’il porte est brisée, car c’est l’épée même d’Isildur qui coupa le
doigt de Sauron et vainquit le mal en son temps. C’est pourquoi un poème de Gandalf permettra à
Frodon de comprendre qui est véritablement ce personnage :
Tout ce qui est or ne brille pas
Tous ceux qui errent ne sont pas perdus
Le vieux qui est fort ne dépérit point
Les racines profondes ne sont pas atteintes par le gel
Des cendres, un feu s’éveillera
Des ombres, une lumière jaillira
8
La Communauté de l’Anneau, p. 276.
5
Renouvelée sera l’épée qui fut brisée
9
Le sans-couronne sera de nouveau roi .
On trouve ici une belle image du Christ-Roi de l’univers, qui mène son peuple à la vie éternelle. L’épée
est l’épée que porte Aragorn. Il est aussi question de vieillesse : le peuple de Nùmenor était un peuple
à grande longévité. Certains rois de Nùmenor ont eu plus de cinq cents ans. Aragorn semble jeune,
une belle trentaine, mais il a plus de quatre-vingt ans et il est plus vigoureux que la plupart des
humains.
b. la mort et la résurrection
Nous arrivons à un moment décisif de la trilogie : celui où Aragorn doit partir défendre sa cité,
Minas Tirith, capitale blanche aux sept murailles. La capitale des hommes est en effet attaquée par les
forces maléfiques de Sauron, et des hordes innombrables d’orcs, de trolls, et autres créatures
sombres, menées par les spectres, sont en route pour ce combat décisif. Mais Gandalf lui intime de
prendre un « raccourci ».
On raconte en effet qu’au second âge, lors de l’apogée de Sauron, une peuplade humaine,
dirigée par un roi couard, se défila et s’enfuit dans les montagnes pour ne pas avoir à combattre
l’ombre. Le châtiment fut terrible : ils sont devenus des fantômes, emprisonnés au cœur de la
montagne, jusqu’au jour où le roi légitime viendra les délier de leur serment. Ce roi légitime n’existe
plus, selon eux, après la mort d’Isildur. Ils sont donc, aux yeux de beaucoup, condamnés à l’errance
jusqu’à la fin du monde dans ces sombres cavernes. Quelques hommes ont tenté de prendre ce
chemin sous la montagne, avide des richesses, mais aucun n’est revenu. Avec ses compagnons
rôdeurs, mais aussi Legolas (l’elfe) et Gimli (le nain) qui refusent de le laisser seul, Aragorn décide
d’emprunter le chemin des morts, allant à une mort certaine. C’est ainsi qu’il descend dans les
cavernes sombres du Dimholt.
Aragorn avait apporté des torches de Dunharrow, et maintenant, il marchait en tête, en
brandissant une bien haut ; et Elladan allait en queue, avec une autre, tandis que Gimli, tout
trébuchant, s’efforçait de le rattraper. Il ne voyait rien d’autre que la faible flamme des torches,
mais si la compagnie s’arrêtait, il lui semblait entendre tout autour de lui un murmure sans fin,
un murmure de paroles en une langue qu’il n’avait jamais entendue auparavant.
Rien n’assaillit la compagnie, ni ne s’opposa à leur passage, et pourtant la peur envahissait
toujours davantage le nain à mesure qu’il avançait : surtout du fait qu’il savait à présent qu’il
n’y avait plus aucune possibilité de retourner en arrière ; tous les chemins étaient remplis par
une armée invisible qui suivait dans les ténèbres. (…)
- Les morts nous suivent, dit Legolas. Je vois des formes d’hommes et de chevaux, et de
pâles étendards semblables à des lambeaux de nuages, et des lances comme des gaulis
dans une nuit brumeuse d’hiver. Les morts nous suivent.
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- Oui, les morts chevauchent derrière. Ils ont été appelés, dit Elladan.
Ici, on remarque une autre dimension du mystère pascal, celle trop souvent oubliée de la descente
aux enfers. Selon la pensée juive, les morts descendent sous la terre, suivant une pensée
cosmologique verticale : Dieu et les anges en haut, dans le ciel, et les morts sous la terre, en bas. Les
hommes sont au milieu. Cette cosmologie biblique et mythologique est d’ailleurs à l’origine de
l’appellation « Terre du Milieu » : nous sommes au milieu, entre la vie et la mort, dans cette tripartition
cosmologique.
Aragorn effectue donc un véritable chemin pascal, comme le démontre bien le mot
« passage » : le mot « Pâques » signifie en effet « passage » (pessah en hébreu). Pour les juifs, la
fête de la Pâque commémore le passage du peuple juif à travers la mer des roseaux, les faisant ainsi
changer de condition : les juifs sont passés de la condition d’esclave à une condition d’hommes libres.
C’est un accomplissement qu’ils continuent à fêter. Mais on peut aller plus loin : pour les juifs, la mer
est symbole de mort. D’ailleurs, elle engloutit les soldats égyptiens : lourdement armés, symbole de
domination et de force brutale (que l’on peut associer au mal selon Tolkien), ils ne peuvent nager et
coulent. C’est donc déjà une victoire de la vie sur la mort.
9
La Communauté de l’Anneau, p. 425.
Le Retour du Roi, p. 84 et 86.
10
6
Le Christ, lors de la commémoration de cette grande fête, accomplit ce passage à un niveau
supérieur, à savoir non pas pour le peuple juif uniquement, mais pour l’humanité toute entière. Ainsi, il
meurt, descend aux enfers (le shéol) pour y prendre avec lui tous ceux qui sont morts avant lui. Toute
cette armada de morts pourra donc le suivre sur son chemin, son passage (son pessah) qui mène de
la mort à la vie éternelle. On retrouve ici la dimension royale du Christ qui mène son peuple.
L’iconographie orientale représente ainsi le Christ ressuscité tirant de la terre Adam et Eve,
représentant l’humanité de l’Ancien Testament, du shéol dont les portes sont définitivement brisées et
condamnées.
Aragorn vit donc dans ce passage une expérience pascale très importante : il est le roi des
hommes, il peut sauver son peuple. C’est ainsi qu’il mène son peuple de la damnation à la délivrance,
en leur redonnant une chance de tenir leur serment bafoué près de trois mille ans auparavant.
c. la guérison
Bien qu’ayant fait tourner le courant de la Guerre de l’Anneau en faveur du camp du bien
grâce à la libération des damnés, Aragorn ne se montre pas encore roi de manière officielle. En effet,
il doit être reconnu par la population qui est habituée à avoir toujours connu une lignée d’intendants
pour diriger le Gondor, d’une part, et qui pense que la lignée des Nùmenoréens est éteinte depuis
longtemps d’autre part. Il s’agit donc, maintenant que la Guerre de l’Anneau est terminée, de montrer
que le retour du Roi est réel, et qu’il annonce un âge nouveau.
Puisque Aragorn est une figure christique, il est capable de faire quelques miracles de
guérison. Le lecteur l’aura remarqué dès le premier tome, quand Frodon est poignardé par une lame
de Morgul : Aragorn ralentit le pouvoir maléfique de la blessure en le soignant avec une plante
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appelée Feuille des Rois. Pour tout le monde, il s’agit d’une mauvaise herbe, qui ne sert à rien. Mais
la légende dit que cette feuille a de forts pouvoirs de guérison dans les mains d’un roi, d’où son nom.
Là encore, c’est une plante délaissée par tous qui est choisie pour être un élément salvifique. La
pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle : on pourrait dire ici « l’herbe qu’ont
rejetée les médecins est devenue la panacée suprême ».
Mais une fois revenu dans la cité blanche, Aragorn, au lieu de prendre le trône qui lui est dû, occupe
les maisons de guérison afin de soigner les maléfiques maux dus au souffle noir des spectres.
Aragorn s’agenouilla alors au chevet de Faramir et posa une main sur son front. Et ceux qui
l’observaient sentirent qu’une grande lutte se déroulait. Car le visage d’Aragorn devint gris de
fatigue ; et de temps en temps, il prononçait le nom de Faramir, mais chaque fois de façon
moins audible, comme si lui-même était éloigné des assistants et marchait à distance dans
quelque sombre vallée, appelant quelqu’un de perdu.
Enfin, Bergil entra en courant, et il portant six feuilles dans un linge. « C’est de la feuille des
rois, Monsieur, dit-il, mais pas fraîche, je crains. Elle doit avoir été cueillie il y a au moins deux
semaines. J’espère que cela pourra servir, Monsieur ? » Puis, regardant Faramir, il fondit en
larmes.
Mais Aragorn sourit. « Cela servira, dit-il. Le pis est maintenant passé. Restez et reprenez
courage ! » Il saisit deux feuilles qu’il déposa dans le creux de sa main ; il souffla alors
dessus, puis les écrasa, et aussitôt une fraîcheur vivante emplit la pièce, comme si l’air même
s’éveillait et picotait, pétillant de joie. Il jeta ensuite les feuilles dans des récipients d’eau
bouillante qu’on lui avait apportés, et tous les cœurs furent immédiatement soulagés. Car la
fragrance qui vint à chacun était comme un souvenir de matins humides de rosée par un soleil
sans voile en quelque terre dont le monde au printemps ne serait lui-même qu’un souvenir
éphémère. Mais Aragorn se redressa comme rafraîchi et ses yeux souriaient tandis qu’il tenait
un des récipients devant le visage de Faramir plongé dans le rêve.
- Ah ça, qui l’aurait cru ? dit Ioreth à une femme qui se tenait auprès d’elle. Cette herbe est
meilleure que je ne le pensais. Elle me rappelle les roses d’Imloth Melui quand j’étais gamine,
et nul roi ne pourrait désirer mieux.
Soudain, Faramir bougea ; il ouvrit les yeux et regarda Aragorn qui se penchait sur lui ; une
lueur de reconnaissance et d’amour était dans ses yeux, et il parla doucement :
- Vous m’avez appelé, mon Seigneur. Je viens. Qu’ordonne le roi ? (…)
- Le roi ! Vous avez entendu ? Que disais-je ? Les mains d’un guérisseur, avais-je dit.
11
La Communauté de l’Anneau, p. 346.
7
Et bientôt la nouvelle partit de la Maison que le Roi était en vérité venu parmi eux, et qu’après
12
la guerre, il apportait la guérison ; et l’information se répandit dans la cité.
Là encore, la richesse de l’inspiration biblique est surprenante pour qui connaît les textes
évangéliques. S’il fallait mettre en roman un miracle de guérison du Christ, ce serait difficile de choisir
meilleur style que celui-ci.
Mais il ne s’agit pas de faire de l’exégèse des textes de Tolkien. Il suffit de constater qu’une
fois de plus, on se place dans une dynamique de combat entre la vie et la mort. En personnage
analogiquement christique, Aragorn guérit et sauve celui qui se perdait entre la vie et la mort : il le
ramène à la vie, tout comme il rapporte l’espérance. D’ailleurs l’un de ses noms elfiques est Estel, qui
13
signifie tout bonnement espérance .
Guérisseur miraculeux, libérateur des damnés, roi pèlerin qui se cache, Aragorn présente lui
aussi de nombreux traits que l’on retrouve chez le Christ dans sa dimension pascale. Tel un Moïse
libérant son peuple, Aragorn joue un rôle décisif dans sa responsabilité royale pour le salut de son
monde.
III. Frodon
a. description
Frodon est le héros principal du Seigneur des Anneaux. C’est en effet à lui que revient la
charge du porteur de l’Anneau : c’est lui qui doit marcher jusqu’à la montagne du Destin où il doit jeter
l’artefact dans la lave d’où il est sorti, en plein Mordor, territoire sombre de Sauron. Personne ne peut
résister eu pouvoir de l’Anneau, ni à la tentation de pouvoir qu’il suscite. Mais Frodon est un hobbit.
Un hobbit, c’est une petite créature de la taille d’un enfant, et ayant toutes les caractéristiques
de l’enfance (insouciance, légèreté, gaieté…). Un hobbit n’a aucun pouvoir, et de toutes les créatures
de la Terre du Milieu, ce sont certainement les plus insignifiantes, pour qui cherche le pouvoir et la
domination. En effet, les hobbits sont des gens simples, proches de la nature et se contentant de peu.
C’est cela qui perdra Sauron.
Un hobbit a donc une résistance toute particulière vis-à-vis de la tentation du pouvoir, et
comme ils n’ont eux même aucun pouvoir, l’Anneau ne peut pas grand-chose contre eux. Il existe un
exemple flagrant dans le personnage de Gollum. C’est lui qui a possédé l’Anneau pendant plus de six
cents ans. Au fil du temps, l’anneau a changé Gollum en ombre de lui-même, petite créature
famélique et arachnéenne, avec deux visages : le bon et le mauvais. Mais, bien que devenu une
créature infecte, les pouvoirs de Gollum sont restés très faibles en comparaison de ce que l’Anneau
pourrait apporter à des personnages puissants tel qu’Aragorn, Gandalf ou Galadriel (une reine elfe
très ancienne). Ces trois derniers ont eu la force de résister à la tentation lorsque l’Anneau leur a été
librement proposé par Frodon, qui aurait été très heureux de s’en débarrasser. Saroumane, en
revanche, a été pris par le désir de l’Anneau au point qu’il est devenu un traître tant pour l’Alliance que
pour Sauron.
b. la mort
En porteur de l’Anneau, Frodon va lui aussi sentir ses forces diminuer. D’une part, le trajet
jusqu’en Mordor comporte des embûches qui sont d’ordre naturel (montagnes, pays dévasté) et
d’ordre historique (entrer en Mordor qui reçoit tous ses alliés pour se préparer à la guerre, monstres
en tout genres). Il faudra mettre toutes ses compétences de discrétion de hobbit pour se faufiler en
pays ennemi.
Le Mordor pourrait bien en effet être une excellente image de l’Enfer. A croire même que
Tolkien s’est inspiré de ces images d’Epinal de la demeure du diable en personne pour illustrer le
Pays Maudit du Mordor. Aucune végétation, hormis quelques ronces et épines ayant la consistance
d’un enchevêtrement de fils de fer. L’air que l’on y respire est nauséabond, chargé de vapeurs
empoisonnées. Le peu d’eau qui coule est noirâtre. Le ciel est chargé de nuages noirs, chargé de
12
13
Le Retour du Roi, p. 216-127.
Cf Tolkien, Faërie et Christianisme, p. 23-53.
8
cendres. La lumière est rougeoyante, sortant des puits infernaux et des volcans. Le chemin est
encombré de pierres tranchantes et pointues.
Il souffrait, et il était si desséché qu’il ne pouvait même plus avaler une bouchée de nourriture.
L’obscurité demeurait, et pas seulement à cause des fumées de la Montagne : un orage
semblait monter, et, au loin dans le sud-est, il y avait des lueurs d’éclairs sous les cieux noirs.
Pis que tout, l’air était plein de vapeurs ; la respiration était pénible et difficile, et ils furent pris
d’étourdissement, de sorte qu’ils chancelaient et tombaient souvent. Mais leur volonté ne
cédait point, et ils avançaient tant bien que mal.
La Montagne, de plus en plus proche, grandissait lentement, au point que, s’ils levaient leur
tête lourde, sa vastitude dressée emplissait toute leur vision : énorme masse de cendre, de
scories et de pierre brûlée, d’où s’élevait jusque dans les nuages un cône aux pentes
escarpées. Avant la fin de la journée crépusculaire et le retour de la nuit véritable, ils avaient,
14
à force de ramper et de trébucher, atteint son pied même .
Dans ce pays infernal, il y a donc les trahisons, la fatigue, le manque d’eau et de nourriture, et surtout,
l’Anneau qui se fait de plus en plus lourd.
C’est ainsi : l’Anneau a sa volonté propre, et c’est une lutte au quotidien de le porter, au point
que Frodon vit une véritable mort à lui-même. C'est-à-dire qu’il n’existe plus. Tout ce qui fait de lui le
hobbit Frodon a disparu, il n’existe plus que pour l’Anneau, comme en témoignent ses dires
- Vous vous rappelez ce morceau de lapin, Monsieur Frodon ? dit-il (Sam). Et notre endroit
sous le talus chaud au pays du capitaine Faramir, le jour où j’ai vu un oliphant ?
- Non, je le crains, Sam, dit Frodon. Du moins, je sais que ces choses se sont passées, mais
je ne les revois pas. Il ne me reste aucun goût de nourriture, aucune sensation d’eau, aucun
son de vent, ni souvenir d’arbres, d’herbe ou de fleurs, aucun image de la lune ou d’étoiles. Je
suis nu dans les ténèbres, Sam, et il n’y a aucun voile entre moi et la roue de feu. Je
15
commence à la voir, même de mes yeux éveillés, et tout le reste disparaît.
L’Anneau est devenu une « roue de feu » omniprésente pour Frodon au point où tout le reste est
occulté. Tout le reste est ténèbre. Une fois de plus, on trouve ici une excellente définition du
dynamisme qui régit les forces maléfiques : un dynamisme d’emprise, de ténèbres, de domination.
Frodon a tout donné pour aller jusqu’à la montagne du Destin. Il a tout donné, tout ce qu’il était. C’est
pourquoi, arrivé au terme de sa quête, il ne peut jeter le bijou qui l’a accompagné depuis si longtemps,
qu’il a porté avec tant de souffrances. Une fois arrivé à son terme, il ne reste plus rien de lui, il est
totalement sous l’emprise de l’Anneau
- Je suis arrivé, dit-il. Mais il ne me plaît pas, maintenant, de faire ce pour quoi je suis venu. Je
n’accomplirai pas cet acte. L’Anneau est à moi.
16
Et soudain, comme il le passait à son doigt, il s’évanouit à la vue de Sam.
C’est une véritable mort à soi même que vit Frodon. Il se sacrifie tout entier pour faire le maximum.
Pour le reste, ce sont des forces supérieures, inconnues dans le roman qui prend la suite. Ces forces,
certains les appelleront le destin, d’autres, le hasard, d’autres encore, la Providence. Il est certain que
l’auteur se trouve dans la troisième catégorie. Ce sont ces mêmes forces qui renvoyèrent Gandalf sur
17
la Terre du Milieu pour continuer la mission qu’ils lui avaient assignés.
En effet, une fois débarrassé de l’Anneau (avec un doigt en moins, à l’instar du Prince des
Ténèbres quelques milliers d’années plus tôt), Frodon revient à lui. Bien sûr, il ne guérira jamais
totalement de cette expérience, mais avoir été porteur de l’Anneau lui confère une grâce toute
particulière.
c. le départ vers Valinor
14
Le Retour du Roi, p. 339.
Le Retour du Roi, p. 335-336.
16
Le Retour du Roi, p. 349.
17
Cf Et si on parlait du SDA, p. 102-109.
15
9
Il faut savoir maintenant que la Terre du Milieu, à la fin du second âge, a subi un changement
cosmique fort intéressant pour le théologien. En effet, avec la submersion du continent de Nùmenor,
devenu impie par orgueil et soif de pouvoir, la Terre du Milieu, jusqu’ici plate, s’est arrondie. Aussi,
l’autre continent, les Terres Eternelles, appelé Valinor, domaine des dieux, s’est retrouvé flottant dans
le vide. C’est ce continent que les Nùménoréens impies voulaient attaquer. Ainsi, Valinor ne fait
désormais plus partie du monde arrondi. Il existe une voie droite, pour certains bateaux elfiques, afin
de parvenir à ces Terres Immortelles. Au lieu de suivre la courbe arrondie du monde, ils continuent
tout droit, au travers le ciel, pour atteindre le Continent Béni, étanche à toute forme de mal.
Les descriptions de ce continent, non présentes dans le Seigneur des Anneaux, sont fort
éloquentes, et dévoilent une sorte de Paradis où l’on n’arrête pas de construire et de créer sans que
jamais aucune force de destruction ne vienne interrompre ou modifier le processus. Un monde en
constant développement, sans mort, sans mal, sans souffrance. Sous forme du roman, le théologien
peut s’extasier de la précision de ces descriptions. De fait, un scientifique ne pourra jamais expliquer
ce qu’est le Paradis : pour cela, il faut le poète, le romancier, qui saura trouver les images adéquates
à nos pauvres cerveaux incapables de concevoir un monde sans force de destruction.
Le roman se termine ainsi : Frodon est gratifié d’un aller simple pour Valinor, en compagnie
des derniers elfes qui quittent définitivement ce monde. La Terre du Milieu entre dans un nouvel âge :
celui des humains, le nôtre. La boucle est bouclée, et Tolkien fait ainsi le lien entre la Terre du Milieu
et le monde dans lequel nous vivons. Les derniers elfes sont partis, avec Frodon, pour vivre sur les
Terres Immortelles.
Frodon embrassa alors Merry et Pippin, et en dernier Sam, puis il monta à bord ; les voiles
furent hissées, le vent souffla, et, lentement, le navire s’en fut en glissant dans le long estuaire
gris ; et la lumière du verre de Galadriel que Frodon portait vacilla et disparut. Et le navire
sortit en Haute Mer et passa vers l’ouest, jusqu’à ce qu’enfin, par une nuit pluvieuse, Frodon
sentit dans l’air une douce fragrance et entendît flotter sur l’eau comme un son de chants. Il lui
sembla alors que, comme dans le rêve qu’il avait eu dans la maison de Bombadil, le rideau
gris de la pluie se muait en verre argenté qui se repliait ; et il vit les rivages blancs, et, au-delà,
18
un lointain pays verdoyant.
C’est sur cette note d’espoir que Frodon nous quitte définitivement, quelques paragraphes avant la fin
définitive du roman. On y voit, à peines esquissées comme dans un rêve, un léger trait du Continent
Béni, avec ses rivages blancs et ses contrées verdoyantes.
C’est ici une manière différente de voir la résurrection. En effet, la mort et la résurrection de
Frodon sont fort dissemblables à celle d’Aragorn ou de Gandalf. C’est parce que l’on trouve ici un
autre aspect du mode de la résurrection. Cela semble logique : on ne ressuscite pas comme cela, le
monde ressuscitera avec nous. Le monde dans lequel nous vivons n’est qu’une ombre, une pâle
copie de celui qui nous attend par la suite : ce monde sans mort, sans mal, sans souffrance, à la fois
semblable au notre et pourtant différent. Avec le logos, cela paraît plutôt difficile à exprimer. Il faut
alors que viennent à la rescousse de grands mots savants (eschatologie par exemple). Mais pour le
romancier, une autre voie se dessine. Par l’analogie, il parvient à trouver des images qui seront
autrement plus riches que le discours raisonné.
Conclusion
Le Seigneur des Anneaux a connu un succès mondial, qui s’est amplifié avec la parution du
film dans les années 2001, 2002 et 2003 (un film par tome de la trilogie). Les personnages de
Gandalf, Aragorn et Frodon sont désormais connus par la plupart de la jeunesse mondiale. Aussi,
sachant que ces trois personnages renferment trois éclairages différents sur le mystère de la mort et
de la résurrection du Christ, on est en droit de penser que l’Evangile passe par là où on l’attendrait
peut-être le moins, à savoir le cinéma américain. Même si les milliers de personnes qui ont travaillé à
ce chef d’œuvre titanesque du cinéma moderne n’ont pas eu conscience de ce qu’ils faisaient d’un
point de vue « fait religieux », le succès énorme de la trilogie, littéraire et cinématographique, ne doit
pas laisser indifférent les personnes qui recherchent les moyens de nouvelle évangélisation.
C’est toute une aventure qui s’offre ici à nous. Et il n’y a pas de commune mesure entre ce
que nous pouvons perdre en nous lançant dans cette aventure, et ce que nous pouvons y gagner. A
18
Le Retour du Roi, p. 488.
10
l’instar d’un Christophe Colomb partant pour l’Amérique. Au pire, l’humanité perd trois bateaux. A
mieux ? Un nouveau monde, de nouvelles richesses, de nouveaux échanges… Hans Urs von
Balthasar a dit qu’« il se pourrait bien qu’il y eût chez les grands écrivains catholiques plus de pensée
vivante que dans notre théologie actuelle, au souffle un peu court et qui se contente de peu de frais. »
Il connaissait Tolkien, et on est en droit de penser qu’il devait penser à lui quand il a dit cela.
De fait, les théologiens qui parlent de la mort et de la résurrection du Christ, cœur de la foi
chrétienne, sont peu nombreux au vingtième siècle. On retient surtout le père Bouyer qui (ô
coïncidence…) était un grand ami de Tolkien ! C’est pourquoi il est fort rafraîchissant pour la foi d’un
chrétien de se plonger dans cette œuvre, tout en sachant ce qu’elle renferme, avec les clés
nécessaires. C’est une manière de redécouvrir le mystère pascal, dans toute la fraîcheur d’un roman,
et dans tout l’éclairage de trois personnages différents pour ne pas enfermer le mystère.
Aujourd’hui, des théologiens commencent à se pencher sur Tolkien, et la manière
19
d’évangéliser l’imagination. Une voie à suivre ?
Bibliographie
John Ronald Reuel TOLKIEN , Le Seigneur des Anneaux, Pocket, Paris, 2002.
Tome 1 : La Communauté de l’Anneau
Tome 2 : Les Deux Tours
Tome 3 : Le Retour du Roi
Bible de Jérusalem (trad. 1973)
Stanforf CALDECOTT, Didier RANCE, Grégory SOLARI, Tolkien, Faërie et Christianisme, Ad Solem,
Genève, 2002.
Irène FERNANDEZ, Et si on parlait du Seigneur des Anneaux ?, Presses de la Renaissance, Paris,
2002.
Diffusé par http://www.tolkienfrance.net
19
Cf Tolkien, Faërie et Christianisme, p. 53-74.
11

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