S`il n`y avait pas eu le dentiste, j`aurais continué
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S`il n`y avait pas eu le dentiste, j`aurais continué
1 S’il n’y avait pas eu le dentiste, j’aurais continué ma route et quitté la ville. Le type avait un cabinet de deux pièces dans le vieux centre médical de la rue principale et j’allai le voir les lundi, mercredi et vendredi de la première semaine que je passai en ville. Il lui avait fallu tout ce temps pour me poser une couronne sur deux incisives. Ça me faisait un mal de chien, mais, lorsqu’il eut fini, je n’eus plus peur de sourire en public. –ÞVous avez repris figure humaine, me lança Sy Daniels. Je me levai du fauteuil et me souris dans la glace au-dessus du lavabo. Mes dents étaient comme neuves. Je me retournai, radieux. –ÞÀ présent, les filles ne s’enfuiront pas, reprit-il. –ÞVous avez fait du bon travail. Mes dents sont géniales. À l’accueil, je restai debout à fumer une cigarette pendant qu’il prenait un papier et un crayon pour calculer combien je lui devais. Sy Daniels avait entre quarante-cinq et cinquante ans, un visage rond, des sourcils broussailleux et de 11 grosses lunettes. Son trait le plus marquant était le goût de ses doigts. Il fumait plus que la plupart des dentistes à qui j’avais jamais eu affaire, un mélange turc spécial au goût encore pire que l’odeurÞ; après être allé le voir trois fois, je redoutais autant le goût de ses doigts que le plombage et les couronnes. J’en avais presque terminé avec ma cigarette quand il se retourna pour me dire que je lui devais soixante dollars. Le montant semblait raisonnable, mais faisait quand même mal. Je sortis mon portefeuille et comptai le fric en billets de dix. Je les lui donnai, il inscrivit «ÞPayéÞ» sur la note et me la tendit. Je la fourrai dans ma poche et parvins à sourire. –ÞEntre vous et quelques parties de poker, lui disje, ce portefeuille commence à s’aplatir. –ÞVous jouez au pokerÞ? –ÞUn peu. Je perdais quelques dollars par semaine à Chicago. On y jouait régulièrement. Mais je n’ai pas joué depuis que j’ai débarqué dans votre jolie ville. –ÞOn joue beaucoup ici. –ÞÀ condition d’aimer jouer avec des inconnus. Moi, je n’aime pas. Le dentiste secoua son paquet pour en faire tomber une cigarette, puis il me le tendit. Je lui dis non merci, sans façon, il alluma la sienne et empuantit encore plus son bureau. –ÞJe vois ce que vous voulez dire, enchaîna-t-il. Sur le fait de jouer avec des inconnus… Mais si vous aimez les parties entre amis, nous avons un petit groupe qui se réunit tous les vendredis soir. Il nous reste une place ce soir, si ça vous intéresse. 12 Je laissai mes yeux briller. Puis je les baissai et me mordillai la lèvre supérieure quelques instants. –ÞJ’adorerais jouer, dis-je. Mais… –ÞMais quoiÞ? –ÞEh bien, je ne voudrais pas que ça m’entraîne trop loin. C’est quoi, la mise minimaleÞ? Il m’expliqua que c’était juste une partie entre copains, avec un dollar de mise max, au choix du donneur. Ils jouaient au stud à cinq et sept cartes et au poker fermé. Ils se limitaient à trois enchères, pas de bluff, pas de cartes de communauté, pas de jokers. Là, mes yeux brillèrent à nouveau. Je lui dis que ça me semblait quasiment parfait, que j’avais craint un instant que ce soit une partie avec des mises sauvages où il faut avoir quelques centaines de dollars pour jouer. –ÞOh non, rien de tout ça, me dit-il. C’est juste une partie entre amis, Bill. Je pense que ça vous plaira. Nous prîmes rendez-vous. La partie avait lieu chez un certain Murray Rogers, avocat fiscaliste. Daniels devait rentrer chez lui pour dîner. Il m’invita à goûter la cuisine de sa femme, mais je me défilai en prétextant un autre dîner. Il m’indiqua un drugstore dans les quartiers chic et ajouta que si je pouvais y être vers huit heures moins le quart, il passerait me prendre en voiture pour me conduire chez l’avocat. –ÞD’accord, lui dis-je. Je lui serrai la main et m’en allai. Le moment était venu de déjeuner. Je me payai deux hamburgers dans une cafète de Main Street et 13 essayai mes dents neuves sur du steak haché, peutêtre dans le rond. Pouvoir mordre à nouveau dans la nourriture me fit plaisir. Je bus quelques tasses de café, fumai une cigarette, quittai le boui-boui et revins à mon hôtel en bus. Je logeais dans le centre, au PanmoreÞ; je traversai le hall et gagnai l’ascenseur sans jeter un coup d’œil à la réception. J’étais en ville depuis une semaine et l’hôtel allait sûrement me demander une partie de ma note, ce qui risquait d’être gênant. Je n’étais pas vraiment plein aux as. Arrivé dans ma chambre, je vis à quel point je ne l’étais pas. Je jetai mon portefeuille sur le lit, puis je trouvai le reste de mon fric dans la commode, entre deux chemises blanches. Je comptai le tout – quatre-vingts dollars et des poussières. J’en devais à peu près le double au PanmoreÞ; j’y avais pris deux ou trois repas par jour pour faire durer mon liquide le plus longtemps possible. Je rangeai tout l’argent dans mon portefeuille et glissai celui-ci dans ma poche. Puis j’ouvris le tiroir supérieur de la commode, sortis un jeu de cartes, m’assis sur le lit et commençai à m’amuser avec. Je fis deux ou trois faux mélanges, quelques donnes en second et en dessous et m’exerçai à lorgner la carte du dessus et à faire des fausses coupes. Mon pouce gauche était un peu rouillé. Les gars de Chicago ne me l’avaient pas cassé, mais ils avaient réussi à le déboîter et il me fallut un peu de temps pour retrouver ma dextérité. Je m’exerçai une heure dans ma chambre et ce pouce se remit à faire ce qu’il était censé faire. 14 Cette heure écoulée, je pris le miroir posé sur la commode et le calai en hauteur derrière le bureau. Puis je m’assis en face sur une chaise droite en bois et refis quelques donnes en second et en dessous en m’observant dans la glace. Lorsqu’enfin je n’arrivai même plus à me prendre en flagrant délit, je sus que les gars de chez Murray Rogers ne me démasqueraient pas. Ce serait une soirée parfaitement rentable. Je reposai le miroir sur la commode et fourrai le jeu de cartes dans un tiroir. Puis je descendis au bar et priai le barman de me verser un peu de Cutty Sark sur des cubes de glace. Je restai assis à siroter mon verre en repensant à Chicago, à mon pouce déboîté et à mes deux dents ébréchées. Chicago avait été une erreur complète. Il y a quelques méthodes qui permettent à un bon tricheur de gagner sa vie et si c’est le gagne-pain qu’on a choisi, il faut bien les connaître. La partie entre amis est la plus facile – on joue avec des gens parfaitement respectables, comme Seymour Daniels et ses potes de poker, et on peut faire tous les tours et les manipulations qu’on veut sans que personne ne s’aperçoive de l’entourloupe. Le joueur moyen ne guette jamais la triche et ne voit jamais quand il en est victime. On n’a même pas besoin d’être doué – moins d’un joueur sur trente sait reconnaître un jeu de cartes truquées quand on le lui donne pour faire une réussite. Servez-vous de cartes truquées, personne ne s’en apercevra. Je me contentais d’une seule méthode. C’est ce qu’on fait quand on triche en solitaire, en 15 indépendant, dans le circuit du poker. Une autre consiste à travailler en groupe avec ce qui s’appelle une bande de comparses. Il y a un manipulateur, un complice qui lui coupe les cartes en les pinçant pour les marquer et des joueurs maison qui font ce qu’ils doivent faire. Des putes amateurs vous servent les pigeons tout rôtis dans le bec en les attirant à la table avant une séance de gymnastique génitale. Les pigeons se font plumer et rentrent chez eux, après quoi la bande se partage le butin. À Chicago, j’avais essayé la troisième méthode. Je m’étais lancé dans une vraie partie contre de vrais pros, et qui jouaient gros. C’était une erreur, bien sûr, mais je voulais gagner deux ou trois mille dollars vite fait parce qu’il y avait une nana que je voulais épater et elle se laissait facilement épater quand on avait du fric. C’était une blonde canon avec des regards qui invitent au plumard et un corps de star. Il est facile de perdre son sens de l’équilibre pour ce genre de choses. J’avais perdu le mien. Et tout fait à l’envers. Les parties se tenaient très régulièrement dans l’arrière-salle d’un drugstore ouvert toute la nuit. La place se payait cinq dollars de l’heure, ce qui donnait droit à des sandwichs, à du café et à l’immunité contre les flics et les braqueurs, deux métiers quasiment identiques à Chicago. Je me jetai dans la partie à froid, sans m’arranger pour me lier avec un des joueurs, ce qui était une erreur d’entrée de jeu. Je commençai à dix heures et demie et à deux heures du matin, j’avais gagné deux mille trois cents dollars. 16 Écoutez, il n’y a rien de plus facile. Une partie rapide compte au moins trente donnes de l’heure et la partie que je jouais allait encore plus vite. Le pot moyen s’élevait à soixante ou soixante-dix dollars. Les plus gros se montaient à plusieurs centaines. Il n’y a pas besoin de gagner toutes les mains pour faire son beurre dans une partie. Il faut juste gagner un peu plus que sa part. J’avais veillé à gagner assez et à ne pas toujours gagner lors de mon tour de donne. J’empalmais des cartes en gardant un as ou une paire jusqu’à ce que ça me serve. Je reprenais les cartes avant de donner pour laisser deux ou trois rois en sixième et douzième positions dans le paquet et m’arrangeais pour qu’ils y restent quand je mélangeais. Puis, grâce à une carte repère, je pouvais laisser mon voisin de droite couper le paquet juste au bon endroit pour faire ressortir mes rois. Enfin… ce genre de trucs. Sauf que… eh merde… à deux heures du matin, un petit homme aux yeux caves me vit faire une donne en second. –ÞArnaqueurÞ! hurla-t-il. Sale manipulateurÞ! Ils ne me demandèrent même pas d’explications. Ils reprirent leurs deux mille trois cents dollars, plus les cinq cents que j’avais misés au départ. Puis ils me traînèrent dehors derrière le drugstore et me collèrent contre un mur. L’un d’eux enfila des gants en cuir noir. Puis il me tabassa, en m’envoyant presque tous ses coups dans le bide. Celui qui me cassa les dents ne l’avait pas fait exprès – j’étais tombé en glissant et il m’avait frappé à la bouche sans le vouloir. Le pouce, il voulait le casser, mais 17 il n’arriva qu’à le déboîter. On m’éjecta dans la rue, et j’atterris dans le caniveau. –ÞLes tricheurs comme toi, ça meurt jeune par ici, me lança le petit homme aux yeux caves. Tu n’as peut-être pas intérêt à rester trop longtemps à Chicago. Je ne me le fis pas dire deux fois. Je retournai à mon hôtel et ramassai les deux ou trois cents dollars que j’y avais laissés en réserve. Puis je me lavai et m’assommai avec du mauvais alcool. L’après-midi suivant, je me réveillai avec la gueule de bois, m’habillai, pliai bagage, fis l’impasse sur ma note et dégageai de Chicago. Je ne pris même pas le temps de dire au revoir à ma blonde canon – je sautai dans le premier train pour aller me mettre au vert dans ce patelin. Et pendant une semaine, je me contentai de dormir, de boire comme un trou et de me faire refaire les dents. Je faisais le même rêve toutes les nuits et, chaque fois, je me réveillais en sueur juste au moment où les types, dans mon rêve, me prenaient à tricher, me collaient un revolver sur la tempe et appuyaient sur la détente. Alors je me réveillais et me tâtais pour m’assurer que j’étais encore vivant. Les premiers jours, je m’essayai à donner les cartes en cherchant à comprendre ce qui ne tournait pas rond. Mon pouce ne marchait pas du tout. Je tiens le paquet de cartes dans la main gauche quand je distribue et le pouce gauche compte beaucoup. Il doit incurver la carte du dessus pour que je puisse y jeter un œil et avoir le bon geste pour la glisser hors du paquet avant de l’y remettre pour une donne en 18 second. Mon pouce gauche ne pouvait plus rien faire. Je laissai tomber, me fis soigner les dents, bus comme un trou et fis des cauchemars en patientant. À présent, le pouce s’était remis. J’étais de nouveau assez bon pour que Daniels et ses amis ne remarquent rien même s’ils se méfiaient et, ça ne leur serait jamais venu à l’idée. Je vidai mon verre et en pris un autre en essayant d’imaginer combien la soirée allait me rapporter. Le pot moyen, dans une partie aux mises limitées à quelques dollars, se monte à huit ou neuf dollars, dont le gagnant mise deux-cinquante ou trois. Ça, c’est dans une partie à cinq cartesÞ; dans le stud à sept cartes, le pot moyen approche des douze dollars, dont quatre ou cinq viennent du gagnant. On peut donc estimer à six ou sept dollars son bénéfice sur une main. En gagnant trois pots par heure, on peut ramasser autour de cent dollars dans une partie de cinq heures. Même sans me tailler la part du lion, je pensais gagner haut la main la partie de Daniels. J’avais plus de pratique et en savais plus sur le poker que les autres joueurs. Mais je n’étais pas capable de gagner par mon seul talent. Là, je rectifie. Par mon talent, si. Mais un talent réglo, non. Avec un peu de doigté, la partie vaudrait deux ou trois cents dollars et j’estimais pouvoir les gagner sans qu’ils se méfient. Je signai l’addition de mes consommations et laissai un dollar au barman. J’allai voir un film, puis je mangeai en vitesse. Après le dîner, je pris un taxi pour aller au drugstore, où j’attendis tranquillement que le dentiste vienne à moi. Comme un agneau à l’abattoir. Lawrence Block HEUREUX AU JEU R O M A N Traduit de l’anglais (États-Unis) parÞAline Weill Éditions du Seuil TEXTE INTÉGRAL Les droits français ont été négociés par l’agence Baror International, Inc., Armonk, New York, États-Unis TITRE ORIGINAL Lucky at Cards ÉDITEUR ORIGINAL A Hard Case Crime Book, published by Dorchester Publishing Co., Inc., New York © 1964 by Lawrence Block ISBN originalÞ: 978-0-8439-5768-6 ISBN 978-2-7578-1875-6 (ISBN 978-2-02-096576-7, 1reÞpublication) © Éditions du Seuil, marsÞ2009, pour la traduction française Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.þ335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.