henri thomas et l`ile d`houat
Transcription
henri thomas et l`ile d`houat
Henri Thomas et l’île d’Houat1 Je pourrais parler d’Henri Thomas qui m’honora de son affectueuse amitié ses vingt dernières années, je pourrais en parler pendant des jours et des nuits, surtout des nuits calamiteuses, aux pluies fouettant les vitres noires, aux bruits mal définis qui déchirent les ombres autour du feu, aux vents qui semblent naître dans les noueuses charpentes et descendre les murs et les escaliers. « ll pleut tellement qu’on dirait que le ciel a son idée, qui serait de nous faire une grosse farce. » (Houat, 23 mai 1984.) « Cette nuit j’écoutais les mugissements irréguliers du vent, avec une attention de caractériel. » (Houat, 7 décembre l986.) Et j’implore que l’on me pardonne d’utiliser des souvenirs personnels, écueils difficiles à contourner, puisque mon propos est de prolonger mon amitié avec celui qui signait ses lettres houataises d’un « Ton ami dans les tempêtes », « Ton vieux crabe », « Ton vieux paléographiste des cailloux rencontrés dans la lande », que précédaient de nostalgiques invitations, par exemple : « Cramponnons-nous aux bons souvenirs », ou de précises incitations : « Regarde le ciel, c’est l’époque des grands vols migrateurs, — grues, canards sauvages, etc. » 1 Texte qui aurait dû paraître dans la collection « Bretagne, terre écrite » dirigée par Marc Le Gros aux éditions Blanc Silex. Dès sa première lettre, une carte à en-tête de la NRF, comme l’enveloppe, expédiée de Paris le 18 janvier 1974, Henri Thomas évoque l’île d’Houat qu’il appellera, quinze ans plus tard, lorsqu’il l’aura définitivement quittée, et qu’il l’apercevra de Quiberon, comme un trait plus foncé de la ligne d’horizon : « Ma pauvre île ». « Le plus curieux, c’est que je pars ce soir avec l’espoir d’atteindre l’île d’Houat, demain samedi ; mais les tempêtes des jours derniers ! Et une amie qui est très sujette au mal de mer — Enfin, on verra — Je vais donc me rapprocher de vous pendant une huitaine de jours — Et j’emporte votre livre, qui va peut-être faire naufrage avec moi ? » Je l’avais rencontré aux Rencontres poétiques du Mont-SaintMichel que dirigeait avec une nonchalante rigueur Michel Velmans, notaire à Granville, quand la poésie, et surtout les poètes, lui abandonnaient quelques miettes d’un temps qui paraissait, de toute facon, ne représenter pour lui aucun argent. Cette année-là, en 1973, un hommage fut rendu au poète Jean Follain, ancien avocat puis magistrat, qui avait épousé le peintre Madeleine Denis, fille de Maurice Denis, le nabi. Natif de Canisy, dans la Manche, Jean Follain était mort deux ans auparavant, dans un stupide accident de la circulation, place de la Concorde à Paris, au sortir d’un dîner avec des poètes. Lui qui se plaisait à déclarer qu’il souhaitait vivre une agonie, il fut tué sur le coup. Dans la salle Belle-Chaise de l’abbaye du Mont, Henri Thomas nous entretint de son ami disparu. Il avait notamment souligné que ses poèmes ne contenaient « aucune métaphore », ce qui m’avait frappé. « Comme n’apparaît jamais qu’avec une valeur exclamative. » Aux repas de Canisy puis de Saint-Lô, nous nous retrouvâmes côte à côte, par hasard, plus exactement à cause de nos timidités, ou de notre réserve, non hostile, envers les autres participants. « Je me souviens bien du dîner de Saint-Lô et du déjeuner de Canisy — surtout de Saint-Lô où nous étions voisins en bout de table. » (Paris, 18 janvier 1974.) Je n’ai pas conservé, hélas ! les sujets de nos conversations, je ne notais rien à l’époque, je me fiais à ma mémoire que je savais pourtant peu sûre. Ainsi, il ne me reste rien de ma visite à Jean Follain, place des Vosges. Il revenait d’un voyage en Côte d’Ivoire, moi je repartais le lendemain vers le Tchad. Les Ivoiriens étaient pour lui le peuple le plus intelligent de la terre. Ne plantaient-ils pas, avant la construction d’une ville nouvelle, d’abord les lampadaires ? C’est sa femme Madeleine qui m’avait ouvert. Elle portait un tablier de cuisine, ou celui de son atelier, et je l’avais confondue avec une femme de ménage, ce qui avait accentué ma déférence — que je témoigne volontiers aux employés de maison, ma mère avait longtemps « frotté les parquets des appartements bourgeois », comme elle aimait à le rappeler. Il ne me reste rien non plus de ma rencontre, brève, certes, avec Michel Leiris, dans les sous-sols du musée de l’Homme où il conservait un bureau minuscule et étrange : une sorte d’entonnoir horizontal, très allongé. J’étais allé saluer Francine, une Bretonne, épouse du peintre sénégalais Iba Ndiaye qui avait illustré mon africaine Géographie du fleuve. Elle m’avait annoncé soudain : « Monsieur Leiris vient d’arriver. Si vous voulez le voir… » Je n’en avais pas envie, mais j’avais accepté, pour ne pas décevoir Francine. Devant cet homme au visage quelque peu fermé, de petite taille, menu, âgé de près de quatre-vingts ans, peu disert, que je dérangeais de toute évidence — mais, comme moi, il n’avait pas voulu contrarier Francine —, je m’étais senti aussitôt mal à l’aise, tel un importun, un quémandeur. Je n’avais rien à dire à cet écrivain célèbre et célébré — il recevait une fois par mois de l’Argus une volumineuse enveloppe d’articles de presse — que le Quimpérois Max Jacob aurait embrassé, par surprise, sur la bouche, je n’avais rien à offrir que ma timidité et des propos de politesse à cet aventurier de la poésie, a ce méticuleux secrétaire de la fameuse traversée de l’Afrique noire dont j’avais coupé le périple, dans les années soixante, à de nombreuses reprises, de Yaoundé au Cameroun à Bangassou en Centrafrique. Que faisais-je en face de ce vieil homme qui ne le paraissait pas et qui ne souhaitait pas subir longtemps ma maladroite présence ? Et je ne pouvais même pas recevoir quelque soutien du regard de Francine qui s’était aussitôt éclipsée, par discrétion, deux poètes qui se rencontrent doivent avoir des secrets à partager. Elle devait se réjouir de sa suggestion, et des remerciements que je lui présenterais ensuite, alors que je la maudissais tout au long de ces longues minutes. Par bonheur, la planche de salut m’apparut soudain : notre ami commun Jacques Baron, le poète surréaliste de la première heure, avec qui j’avais déjeuné la veille dans son sinistre duplex de la rue Simon-Dereure sur la butte Montmartre. Je dis « sinistre » parce qu’il ne s’y plaisait plus. Paris était devenu vide de ses copains de jeunesse et d’aventures poétiques. La ville maintenant l’ennuyait. Jacques Baron était d’origine nantaise. Il n’échafaudait plus que des rêves d’accourir sur la terre bretonne, de Belle-Île en particulier où il se rendait dès qu’il disposait d’un peu d’argent. Odette, sa femme, aux lèvres fardées presque jusqu’aux narines, à cause, peut-être, de sa forte myopie qui lui faisait rater les trottoirs, était dentiste dans un quartier à prostituées. Elle en était la praticienne préférée, elle leur accordait, il est vrai, des tarifs préférentiels, la Sécurité sociale ne les remboursant pas. Dans sa dernière lettre, du 28 février 1986, Jacques m’avait écrit : « Je veux mettre les pieds en Armor pour en finir avec les enthousiasmes du passé et visiter le cimetière de Nantes ou j’irai retrouver ma chère grand-mère et mes autres vieux. » Il mourut peu après et fut enterré au Père-Lachaise. Odette, que j’aimais bien, était-elle myope à ce point ? Il en va des dernières volontés des poètes comme de celles du commun des mortels… Sa demeure pour l’éternité serait, en compensation, proche de celle d’Oscar Wilde. Malgré les indications, très précises au téléphone, de la chère Odette, je n’ai pas réussi a découvrir la dalle de mon ami. Elle pèse aujourd’hui d’un double poids sur le poète : son nom n’apparaît plus guère. Je reviens au repas de Saint-Lô. De nos échanges, du monologue d’Henri Thomas, en fait, il me reste le chiffre du tirage de ses Poésies dans la collection de poche de Gallimard : 15 000 exemplaires. Trois ans plus tard, il s’en déclarait encore émerveillé, presque incrédule. Il se sentait d’avance coupable d’une faillite de la collection. Ses premières lettres répondaient à l’envoi de recueils de mes poèmes, elles furent donc espacées. La deuxième me parvint un an après la première (14 février 1975). Puis deux nouvelles années s’écoulèrent. À partir de la mort de Georges Perros, en janvier 1978 — « J’avais revu Perros au cercueil. Si calme, toute question résolue à jamais. Enviable. » (Paris, 31 janvier 1978.) — notre correspondance s’intensifia : une moyenne d’une lettre par mois jusqu’au 23 août 1993, deux mois et demi avant son décès dans une maison de retraite, rue Rémy-Dumoncel à Paris. « Quitter cette maison, aller ailleurs — c’est toute une histoire. J’ai 81 ans, figure-toi. C’est l’âge pour mourir et autant ici où je suis relativement tranquille, qu’ailleurs. » Il se réjouissait que Samuel Beckett eût séjourné dans l’établissement dont le bâtiment ne se différencie pas des immeubles de la rue, il s’en réjouissait comme pour se laver de ses remords d’avoir perdu son indépendance qu’il cultiva, au prix fort, sa vie durant. Il fut un oiseau migrateur qui ne revenait pas toujours à son point de départ. La rue RémyDumoncel n’était qu’une branche nouvelle. I1 ne quittait jamais sa chambre, mais il en était en constante évasion. Sa porte était toujours close comme pour signifier qu’il en était absent, qu’il naviguait ailleurs. Il ignorait tout des pensionnaires, refusant de les rejoindre à la salle à manger. Il y recevait de nombreux amis : des poètes de passage dans la capitale, des Parisiens tels Jean Dutourd, Jacques Réda, Salim Jay qui lui apportait chaque jour Le Monde. « Il y a des personnes ici qui me disent qu’elles ont connu Samuel Beckett, qu’il était gentil, etc. — Même mon kinésithérapeute dit qu’il l’a bien connu, qu’il avait gardé son amour du whisky irlandais — Je me demande si tout cela est vrai, même pour mon kiné en qui j’ai confiance. En tout cas je pense que Beckett n’est pas mort ici : on a dû l’emmener dans un hôpital. Ce que je sais de plus certain, c’est encore Ah les beaux jours et En attendant Godot. Ainsi la vie reste cachée. » (Paris, 6 juin 1992.) Beckett décéda-t-il au 26 de la rue Rémy-Dumoncel ? J’avais lu, sans noter, hélas ! mes sources, qu’il avait été autorisé à partager la chambre de sa femme internée au proche hôpital Sainte-Anne. À sa mort, il avait obtenu la permission d’occuper encore la pièce. J’en avais parlé à Henri qui m’avait promis de se renseigner. « La divergence des points de vue est étonnante. Quelqu’un m’a raconté que la femme de Samuel Beckett l’avait forcé à s’en aller, elle ne le supportait plus ; il était venu rue Rémy-Dumoncel. Qui croire ? Personne ou tout le monde ? Mais ceux et celles qui l’ont connu ici sont unanimes : il était très gentil. » (Paris, 21 juin 1992.) J’ai le goût de la statistique et des index, qualité ou défaut. Je qualifie volontiers ce penchant de travers lorsque je le rencontre chez autrui. Relisant et classant l’épaisse liasse des lettres d’Henri Thomas, il me vint à l’esprit d’en établir l’index. J’entrepris donc de recenser les personnes, les œuvres citées, les lieux, les monuments, etc. J’y renonçai à l’année 1986. Mes fiches étaient déjà couvertes de centaines de noms propres. Je m’aperçus aussi que j’avais commis des erreurs dans les références aux lettres. Il m’aurait fallu tout recommencer. Je préférai me livrer au jeu — l’index représentait un fastidieux travail — consistant à remplir de croix des colonnes verticales. En voici le résultat tristounet, et significatif à la fois : — 52 lettres de Paris, dont 21 de la rue Rémy-Dumoncel ; — 55 d’Houat ; — 59 de Quiberon ; — 15 de Rennes ; — 4 de Cabris, près de Grasse. D’autres me furent adressées de Souvigny-en-Sologne, de Meudon, de Saint-Malo, de Laval, d’Auray. Ces chiffres, Thomas les aurait qualifiés d’imbéciles, encore que je n’en sois pas sûr, il était un lecteur de correspondances, celle de Flaubert le passionnait. « Ton vieux solide, comme dit Flaubert. » (Quiberon, 11 novembre 1988.) « Cet âge qui n’écrit plus de lettres est friand de celles qui furent écrites dans un passé récent ou lointain. Plusieurs pages seraient nécessaires pour seulement énumérer les grandes correspondances publiées depuis la guerre, et particulièrement dans ces dix dernières années. André Gide, à lui seul, a ajouté à son œuvre une masse de lettres qui, pour une bonne part, sont un prolongement, un commentaire, un trousseau de clés pour cette œuvre… Je songe à celles de Flaubert, à celles de Baudelaire… Très différentes à certains égards, elles ont en commun d’affirmer l’unité, l’unicité de toute une vie. Elles tracent la ligne d’une existence souvent heurtée, divagante, mais continue. » (La Chasse aux trésors, II. Chapitre « Les Lettres » — Gallimard, l992.) J’ajoute la correspondance de Georges Perros, dont l’édition est plus importante, en volume, que son œuvre de création. Une cinquantaine de lettres furent échangées entre Perros et Thomas. Le recensement auquel je me suis livré, et qui, je l’admets, est quelque peu stupide, démontre quand même l’importance de la Bretagne au cours des vingt dernières années de la vie d’Henri Thomas. Il ne s’agit pas d’une fracassante découverte. Notre ultime rencontre se déroula au funérarium de Montrouge. J’étais seul, et ce fut plus un tête-à-tête avec la mort en général qu’avec mon ami que je reconnaissais à peine. « Je n’ai plus d’avenir que celui de mes amis », m’avait-il écrit quelques mois auparavant. (Paris, l9 avril 1993.) Vêtu de la veste épaisse qu’il portait dans sa chambre rue Rémy-Dumoncel, son écharpe de laine autour du cou, rasé de frais, il attendait comme s’il avait à se rendre à quelque rendezvous dans un minuscule restaurant de la rue Saint-Jacques, le plus vieux de Paris, car il existait déjà avant la Révolution selon lui, ou de Saint-Germain-des-Prés où l’on partageait une table commune avec des clochards et des étudiants étrangers. Comme le temps était beau, ce vendredi 5 novembre, doux, printanier, un temps d’amoureux comme le fut Henri toute sa vie. Pour la première fois, je me trouvais seul à seul avec lui, vraiment. Je suis resté un quart d’heure, étonné de son silence. À force de me concentrer sur son visage détendu, mes yeux se sont troublés et j’ai eu l’impression que ses paupières tremblaient. Saisi d’angoisse, mon vieil atavisme breton — on pleure les morts, mais on ne souhaite pas qu’ils ressuscitent, en tout cas pas sans crier gare ! — j’ai abrégé mon adieu. Je suis sorti de la pièce à reculons, en répétant comme pour calmer sa déception que je ne sois pas resté plus longtemps : « Salut, Henri, Salut ! » Au cimetière du Nord, à Rennes, le mardi suivant, je me suis présenté en avance et j’ai donc eu le temps de repérer l’emplacement de sa sépulture en pleine terre. Le cercueil de sa femme Jacqueline l’occupait déjà. Nous n’étions que neuf pour le dernier hommage : sa fille Nathalie et Jorge, son compagnon, artiste-graveur qu’il estimait beaucoup, Claudine, sa compagne des jours heureux à Houat et Quiberon, son plus vieil ami de Saint-Dié, Jean-Jacques Duval et sa fille, un vieux couple de Laval. Une femme inconnue s’était jointe à notre maigre assistance, une fervente lectrice sans doute. C’était peu pour une grande ville universitaire comme Rennes. « C’est bien que la Bretagne le garde », m’avait-il écrit le 31 janvier 1978 à propos de Georges Perros inhumé à Tréboul. Au cours de nos promenades à Houat, nous poussions la barrière du petit cimetière suspendu entre l’église et l’océan. Il me désignait un carré d’herbes encore vierge devant lequel il méditait longuement, comme s’il l’habitait déjà. « C’est ici qu’il faudra m’enterrer », murmurait-il. Il repose là, pour moi, au sommet de la falaise mordue par le sel, couronnée par les « grandes herbes » et les « fleurs jaunes virant au blanc ». Tout le cimetière s’en va sur la mer et danse à travers l’écume en poussière1. 1 Les Maisons brûlées, poèmes (Gallimard, 1994). Henri Thomas était né dans les Vosges. « J’ai toujours pensé que les Vosges ressemblaient à la Bretagne : ce sont les terres les plus anciennement émergées. » (Paris, 6 juin 1992.) Il en avait conservé le caractère secret et la lente diction. Il les évoquait souvent à la fin de sa vie, mais n’y retournait jamais. Il le regrettait sans pouvoir s’y résoudre. La vue d’un sapin l’entraînait dans de longues mélancolies, alors, toute une forêt !… Dans ses Papiers collés II, Perros en avait tiré cet instantané définitif, précis et trouble comme si son doigt avait tremblé sur le déclencheur, ou que le sujet avait bougé au dernier moment : « Ce qui m’a d’abord frappé, c’est son front, un front de résistance, un front vosgien. Je regrette maintenant de savoir qu’Henri Thomas est effectivement né dans les Vosges. Je le regrette par dépit. Car il n’est pas désagréable de deviner. C’est aussi ses yeux. Aussi sa diction. On se trouve devant un homme dont les meilleurs moments, et de loin, durent être de solitude. Il y a en lui quelque chose de chantant, d’indécis. » Dans une lettre à Maxime Caron, en mai 1965, il en avait déja dessiné un portrait fulgurant : « Je l’ai rencontré plusieurs fois. Il ressemble tout à fait à ce qu’il écrit, on a l’impression qu’il est aveugle, et ses mots viennent de loin. » Henri Thomas n’aspirait qu’aux horizons dégagés, qu’aux conversations muettes avec la mer, aux contacts intimes avec l’onde, aux séances d’amour avec l’eau des plages nues comme à leur apparition. L’île d’Houat lui offrait toutes ces relations, ces rendez-vous intimes quotidiens et chaque matin plus charnels. Les îles le fascinaient. Une vingtaine d’années plus tôt, il avait embarqué pour la Corse. Il y affectionnait les petites villes enchanteresses de la côte ouest, entre mer et montagne, Porto, Calvi, Girolata, Cargèse. Comme un migrant qui a atteint son but extrême, Houat fut son gite préféré, son observatoire de prédilection. Quand il se réfugia à Quiberon, ce fut pour des raisons de santé, aussi parce que Claudine Lecoq ne supportait plus les rudes conditions insulaires en hiver. Lorsqu’il y séjournait, il prenait pension à l’hôtel des Îles. « Je travaille emmitouflé, le chauffage est sans cesse défaillant. L’économie de l’auberge passée aux mains des femmes va de travers. Ici la décadence est une apparition hivernale qu’on ne repose (?) pas. On fait de vagues projets, on repeint les murs, on bâille à la télé. C’est encore le soleil qui tiendra le mieux parole, mais jusque-là, que vivre ? » (Houat, 24 février 1983.) Il était logé dans une chambre d’un modeste bâtiment annexe, avec vue sur un mur de parpaings. Pendant la saison estivale, les employées recrutées en face, sur la côte morbihannaise, y étaient hébergées. Les prix étant trop élevés alors, il se retirait à Rennes chez sa fille Nathalie, ou chez lui, à Paris, près de la porte d’Orléans. Il aima de passion l’île d’Houat. Il en connaissait tous les secrets, ou peu s’en faut, et ils étaient nombreux. « Je finirai peut-être par connaître un peu l’esprit de l’île, qui m’échappe depuis cinq ans. Or il existe et ses manifestations sont singulières : deux suicides en six mois… » (Houat, 21 juin 1979.) Peut-être en inventait-il, mais c’était alors de bonne foi. Les secrets les mieux protégés ne résistaient pas à son imagination, bien qu’il en fût dépourvu, certifiait-il. « J’ai parlé par rencontres, j’ai parlé de choses qui me frappaient. On ne connaît le monde que par soi. On est une espèce de sismographe qui répond plus ou moins au monde. Le tout, c’est de ne pas être brisé par le monde, de ne pas se laisser infléchir, ni salir1. » Quand il me rapportait certains faits, j’avais tendance à croire qu’il affabulait, et puis je découvrais que l’impossible, que le « poétique » dont il m’avait entretenu, correspondait à la réalité. Par exemple, cette lettre écrite le 11 mars 1979, que je reçus le lendemain, porte un cachet de la poste du 20.3.1979. Et il ne s’agit pas d’une agence postale perdue dans quelque campagne qui inciterait à broder sur la distraction du préposé, entre deux tours de bêche dans son jardin attenant au bureau, non, le bureau en question est celui de la gare PLM de Paris. S’il 1 Entretien avec Aliette Armel paru dans le Magazine littéraire (août 1989). m’avait conté qu’une telle anomalie s’était produite sur l’enveloppe d’un autre correspondant, je me serais déclaré sceptique. L’insolite dans lequel sinua sa vie n’était jamais inquiétant, mais joueur, taquin, comme il existe des fantômes espiègles, tel celui de Kermadeoua,·selon Lucie, qui subit les facéties de notre Célestin. Ainsi, pour en revenir à Houat, de ce fantôme des Bourbons réincarné dans la modeste condition d’un vacher de l’île… Il avait confié à la journaliste Marianne Alphant venue le visiter pour un reportage — « Henri Thomas, la plume d’Houat », qui paraîtrait dans Libération le 25 juillet 1985, avec sa photo à la une, sur un quart de page ! — : « L’histoire des îles est impossible à savoir. Les archives sont cachées. On dit qu’elles sont à Vannes, et puis qu’elles sont à Paris. C’étaient des îles de naufrageurs. ll paraît que le comte d’Artois qui faisait partie de l’expédition de Quiberon a vécu ici et a eu un bâtard. Ce qui ferait que l’unique descendant direct des Bourbons réside à Houat. » Il avait déja évoqué, trois ans plus tôt, ce mystérieux descendant qu’il avait découvert, à cause de son profil, ou par intuition. « Gaston le Voûté, l’homme sans Palais, le seul Bourbon légitime, ramène lentement ses deux vaches à leur obscure étable. » (Houat, 3 avril 1982.) Henri Thomas cultivait peu d’amitiés en dehors du paysage littéraire. Sa première, nouée au collège, les dominait toutes. Jean-Jacques Duval — c’est bien un nom de copain d’école ! — appartenait à une famille d’industriels. Le studio que Thomas occupait rue Paul-Fort, à Paris, lui appartenait. Il l’avait acquis afin que son ami d’enfance ne se retrouvât jamais à la rue. Henri Thomas fut l’ami de tous les écrivains qui comptent, cela signifie de tous les écrivains qui lui ressemblaient par leur penchant pour l’errance ou parce qu’ils manifestaient au contraire, dans leur mode de vie, un besoin de sédentarité, de sécurité qu’ils lui transmettaient, le sécurisant du coup, lui conférant cette stabilité qu’il enviait chez autrui, jusqu’à une certaine limite, toutefois, tant que son indépendance n’était pas menacée. (« Ce manteau te va très bien, me disait-il, la casquette aussi. J’aime que mes amis soient bien habillés. ») Il égrenait sur chacun de nombreux souvenirs, parfois banals, mais jamais sans portée, des anecdotes imprécises, comme d’un brouillard, et souvent à double ou triple sens. Il se prononçait sur les caractères plus que sur les œuvres, comme si celles-ci bénéficiaient d’une aura sacrée qui lui interdisait de les commenter. Il était un solitaire, mais suffisamment entouré, un absent qui ne s’éloignait guère, tout comme Georges Perros qui concentrait son admiration et son affection en Bretagne, peutêtre parce qu’il représentait un Breton de fraîche date et qu’il avait, comme lui, quitté Paris et choisi l’Océan. « Je suis lié avec la mer comme un Lorrain. C’est-à-dire que c’est plus fort que pour un Breton1. » Il visait souvent juste. Perros et Thomas appartenaient au bloc, au bastion, au clan des Gallimard, ce qui ne représentait pas pour eux un intérêt prépondérant, mais quand même, à bien regarder, dans leurs 1 Reportage de Mariane Alphant dans Libération (25 juillet 1985). amitiés… Thomas se montrait parfois sévère quant aux choix du comité de lecture de la Rue Sébastien-Bottin. Il se félicitait de ne plus en dépendre, ses manuscrits prenaient en effet la direction de l’imprimerie dès leur arrivée sur le bureau de l’un des nouveaux Gallimard. Au cours de l’une de nos vagabonderies sur l’île — comme les animaux libres, il empruntait toujours les mêmes itinéraires ; il descendait sur la grande plage blanche par la même dénivellation entre deux dunes —, alors que nous nous étions arrêtés devant une étrange maison en retrait de la route, au toit à quatre pentes égales et qui rappelait, de loin, un mausolée mauresque, maison inhabitée, la plus ancienne de l’île, selon lui, il me confia : « C’est la petite maison qu’il me faudrait… » Mais il s’était vite arraché à sa rêverie et il avait ajouté, pour tempérer son enthousiasme : « Qu’y ferais-je ? Écrire est ma maison. » Un peu plus tard, les jambes arcboutées au sommet d’un mamelon de sable qui dominait la baie, il avait décrété, comme après une sinueuse réflexion l’ayant dirigé vers une découverte capitale : « Tout appartient à Gallimard ! » La poésie nous rapprocha, certes — « J’ai toujours senti que la poésie est la flamme du langage. » (Houat, 31 mars 1987.) — mais la disparition de Perros scella définitivement notre amitié. Nous partagions un même deuil, nous nous acheminions dorénavant vers un exil commun. Thomas et Perros avaient un semblable comportement envers leurs visiteurs. Le temps d’enfiler un imperméable ou un kabig et ils les entraînaient hors de leur lieu de travail ou d’habitation, alors qu’ils auraient eu plaisir à converser au milieu du fouillis des livres et des papiers. Si chaque objet occupait sa vraie place, le visiteur, même attendu, ne bénéficiait d’aucune. Seule la rue, ou un quai, ou un bistrot, un chemin côtier bruissant de soleil ou hersé de vent, établissaient le contact, permettaient une conversation soutenue. Parmi les poètes qu’il ne se lassait pas de relire, qu’il entretenait dans son cœur, qu’il se murmurait sans cesse, Rimbaud et Baudelaire occupaient la première place ; les suivaient de près Jean-Paul de Dadelsen, Armen Lubin, et bien d’autres… « J’ai une mémoire paradoxale. Je retiens des poèmes sans les apprendre, mais jamais je n’arriverai, par exemple, à retenir les titres de mes livres. C’est tout de même curieux. Je les rejette à plusieurs reprises pour en retrouver un qui y ressemble. Pourtant il paraît qu’ils sont bien ! C’est même le seul compliment que Sartre m’ait jamais fait 1. » Parmi les poètes avec lesquels il était en communion constante figuraient deux Bretons. D’abord Tristan Corbière. « Il est aisé, certes, et aucun critique (sauf quelques étrangers, et surtout T.S. Eliot) ne s’est privé de cette facilité, de faire de lui un poète breton, sinon le poète breton, le poème le plus souvent cité de lui étant La Rhapsode foraine et le Pardon de Sainte-Anne, qui peut passer en effet pour le chef-d’œuvre du folklore armoricain. Verlaine lui-même, qui avait lu très vite Les Amours jaunes (on lui avait prêté pour quelques jours seulement ce livre rarissime), insiste un peu trop sur cet aspect de l’œuvre, encore qu’il en saisisse bien les autres éléments. Avec l’édition de Le Goffic, grand celtisant et lettré scrupuleux… l’auteur des Amours jaunes n’en prend pas moins rang, le plus haut assurément, parmi les poètes qui sont l’honneur de la Bretagne **. » Il lui consacra un essai, Tristan le Dépossédé (Gallimard, 1972) où il avance que le poète de Roscoff, « Un de nos patrons-poète », m’écrivit-il dans sa dédicace, devait être 1 Entretien avec Aliette Armel paru dans le Magazine littéraire (août 1989). La Chasse aux trésors, II. Chapitre « Bâtard de Créole et Breton » (Gallimard, 1992). ** *** * Ibid. atteint d’une véritable surdité, et non pas « évidemment métaphorique », comme la jugea Pierre-Olivier Walzer dans l’édition de la Pléiade, à propos du poème Rhapsodie du sourd. « Les maux physiques (au nombre desquels la surdité dont l’influence est comparable dans son œuvre à celle qu’elle eut dans l’œuvre de Beethoven et de Goya) lui interdisent toute activité utilitaire***. » L’autre poète breton particulièrement aimé était Armand Robin. Après son décès, pour le moins obscur — « Suicide ? Assassinat ? » —, à l’infirmerie spéciale du Dépôt de Paris, Henri Thomas et son vieux complice Alain Bourdon, ami également de Robin, se rendirent dans son appartement et remplirent une pleine valise de ses papiers avant que les employés de la voirie municipale n’arrivent et ne fassent place nette. « Dans le livre qu’il a consacré aux écrivains de Bretagne, Le Quintrec parle de Robin sans même se souvenir, apparemment, que c’est par moi qu’ont été sauvés les posthumes, et par Alain Bourdon, dans des conditions que Le Quintrec semble ignorer. » (Paris, 4 février 1979.) * * * Henri Thomas choisit la Bretagne comme cadre de ses dernières années, à l’instar de Saint-Pol Roux, Théophile Briant, Georges Perros. Cependant les anthologies bretonnes — nombreuses depuis la parution de Poètes bretons d’aujourd’hui qui combla, en 1976, un désert anthologique de près de soixante ans, référence aux Bardes et poètes nationaux de la Bretagne armoricaine, de Camille Le Mercier d’Erm — et les ouvrages du genre ne le mentionnent jamais, à l’exception, à ma connaissance, du livre de photographies de Geneviève Hofman, 40 écrivains en Bretagne. Henri Thomas n’apparaît pas d’emblée comme breton. Il l’était pourtant, de cœur, et par la moitié du sang de sa fille Nathalie dont la mère, que Thomas épousa en secondes noces à Londres, s’appelait Jacqueline Le Béguec. Elle était Rennaise. Ses parents habitaient au-dessus de la célèbre librairie Les Nourritures terrestres, étrange et très thomasienne coïncidence. Lorsqu’on évoquait Colette Gibert — il enrageait que l’on employât l’expression « première femme ». « Comme si j’étais un Barbe-Bleue », protestait-il — quand je l’interrogeais sur cette première épouse, mais comment dire autrement ? qui me fascinait, il me confiait qu’i1 en avait beaucoup souffert, parce qu’elle était folle. Elle était comédienne. « Colette était tellement maquillée au premier du Flore que, depuis l’escalier, je ne la reconnaissais pas. » (Houat, 1er janvier 1988.) Les comédiennes le séduisaient : Silvia Monfort, Jean Seberg. « Jean Seberg dont l’espèce d’agonie par la drogue, durant des mois, m’avait horrifié. » (Paris, 17 décembre 1980.) D’après les photos, Colette Gibert était d’une divine beauté d’adolescente blonde, transparente, déjà comme en dehors du temps. À leur mariage, en 1942 — 1’union dura quinze années, mais pas de vie commune —, la jeune femme était déjà minée par une affection mentale qu’accentua la fréquentation assidue, sans doute platonique, d’Antonin Artaud. Elle publia chez Gallimard, en 1954, réédité en 1978, sous le pseudonyme René, un livre étrange, déchirant, souvent inquiétant mais toujours vivifiant : Le Testament de la fille morte. « Mais là-bas au bout de l’égout dans la puanteur noire brille un petit visage clair, rieur, enfantin. Où as-tu rencontré ce regard ? Dans quelle pierre ? » L’autoportrait était ressemblant. J’aimerais reproduire de nombreux passages qui me bouleversent. Je retiens celui-ci, cette « Lettre en guise de préface à Du Véridique Théâtre », datée de « Fin septembre l947 » et signée « La Fille morte » : « Je ressens ce matin la fraîcheur de la nature — premier signe de l’animalité. Le règne végétal est sensible au vent — le règne animal à la fraîcheur — racine première de l’instinct. Le petit agneau et le petit chevreau tremble à la fraîcheur. Ils ont discerné la différence entre le sein de la nature et le sein de leur mère. Mais cette fraîcheur est douce à celui qui a remis son bienêtre au seul cœur du monde. » Henri Thomas se désintéressait complètement d’elle. Mes questions demeuraient sans réponse. Il se serait froissé que je les renouvelasse. J’ai dû tomber amoureux d’elle, de sa beauté pure, angélique comme la qualifiaient les témoins du film La Véritable Histoire d’Artaud le Mômo de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur. Les cinéastes enregistrèrent les propos d’Henri Thomas et utilisèrent des photographies de Colette. Elle me sembla être visitée par un ange et un démon, mais lequel la possédait en filigrane ? Au cours de la présentation du film, en 1993, à l’école de Kersquine à Quimperlé, Gérard Mordillat me dévoila qu’il avait retrouvé Colette Gibert dans le Midi. Elle avait près de 75 ans et vivait dans sa famille. Elle ne se rappelait rien de sa jeunesse, de son mariage avec Thomas, de ses relations avec Artaud. Elle aurait réagi au seul nom de Paule Thévenin qui consacra sa vie à la publication de l’œuvre d’Artaud. La Bretagne est très présente dans les livres d’Henri Thomas qui la découvrit très jeune. « À dix-sept ans, j’ai écrit une nouvelle qui m’étonne (J’étais à Saint-Samson, près de Morlaix. » (Quiberon, 25 mars l989.) Et tant pis pour les Bretons s’il est absent de leurs anthologies. Le chat de sa petite enfance que sa terrible mère, selon lui, l’institutrice Mathilde Bailly, avait fait noyer par son frère, la veille de leur déménagement d’Anglemont, s’appelait L’Universel. Un nom prémonitoire, sauf en Bretagne, pour son ancien compagnon de jeux et de confidences. Son souvenir ne le quitta jamais, pas plus que sa passion pour nos tendres et mystérieux félins. « Le contact d’une bonne fourrure de chat me manque toujours. » (Paris, 1er mars 1993.) Entre Henri Thomas et l’île d’Houat se développa une romance d’amour. Et comme dans les plus belles, elle se termina par une rupture brutale. Dans sa dernière lettre de l’île, le 6 juin 1988, il trancha définitivement : « Nul regret de Houat. » Il savait qu’il n’y retournerait pas. Plutôt que des larmes, il préféra nous transmettre du détachement feint, une indifférence menteuse. Kermadeoua, avril 2001.