Peut-on convaincre quelqu`un qu`une oeuvre d`art est belle
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Peut-on convaincre quelqu`un qu`une oeuvre d`art est belle
Peut-on convaincre autrui de la beauté d’une œuvre ? On peut convaincre autrui de la nécessité ou du bien-fondé d’une décision, mais il semble plus difficile de convaincre qu’une œuvre d’art est belle : car la beauté est sensible et non pas rationnelle, elle est l’objet d’un plaisir immédiat et non d’une réflexion. Pourtant, lorsque l’on trouve une œuvre belle, on ne peut s’empêcher de vouloir que chacun la reconnaisse comme telle. Pourquoi ne peut-on s’empêcher de chercher un accord avec autrui sur ce que l’on tient pour beau, si aucune preuve de cette beauté n’est possible ? I. Il n’est pas possible de convaincre autrui qu’une œuvre est belle. A. L’énigme du beau : difficile à définir. Pour convaincre quelqu’un qu’une œuvre est belle, il faudrait lui permettre d’en juger au moyen d’un concept de la beauté – une règle ou des critères. Or est-il réellement possible de déterminer par un concept ce qui fait l’unité de la beauté au-delà de la diversité des expressions et des œuvres artistiques ? Socrate, dans le dialogue de Platon appelé Hippias majeur, demande à Hippias ce qu’est le beau : celui n’est capable de donner que des exemples de belles choses, mais non de dire ce qu’est le beau en soi. Le dialogue est aporétique (sans réponse). B. Les œuvres d’art sont singulières. C’est ce qui distingue une œuvre d’art d’un objet industriel ou même artisanal produit en série. Il n’est donc pas possible d’en tirer des règles, servant de recettes et permettant d’expliquer sa beauté. C. Le jugement esthétique procède d’un plaisir, subjectif et immédiat : il n’est pas éprouvé par la médiation d’un raisonnement. Nous sentons qu’une œuvre est belle, sans pouvoir dire pourquoi ni susciter par preuves un tel sentiment en l’autre. II. Il est possible de convaincre autrui qu’une œuvre est belle. A. L’existence de la critique prouve qu’on peut discuter de la beauté. Si l’on cherche à convaincre d’une vérité, c’est que celle-ci ne va pas de soi. La conviction n’est pas la certitude démonstrative comme en mathématique. Si l’on peut discuter de la beauté, disait Kant, on ne peut en disputer : nous ne pouvons pas démontrer la beauté. B. Convaincre quelqu’un de la beauté d’une œuvre, ce n’est donc pas démontrer sa beauté, mais l’amener à voir ou revoir l’œuvre avec un nouveau regard. Il existe une éducation artistique, une éducation du goût qui se forme par la culture et la fréquentation des œuvres, sans que cette éducation soit l’apprentissage de règles précises. C. Si les œuvres du génie sont singulières, elles sont aussi paradoxalement exemplaires dit Kant : elles servent d’évaluation, de point de comparaison et forment le goût. III. La perception de la beauté est universelle sans être communicable par preuves. A. Le jugement esthétique est universel sans concept : nous n’avons pas besoin de connaître les règles de production de l’objet pour le trouver beau. Ce sentiment ne provient pas d’un jugement de connaissance : il n’est pas produit par un discours rationnel (même si le critique peut nous inviter à mieux voir). B. Il faut distinguer le beau et l’agréable. On n’aura pas l’idée de convaincre autrui d’aimer les céleris s’il les déteste, tandis que l’on ne peut s’empêcher de penser qu’il trouvera aussi une grande œuvre belle. Tout jugement esthétique prétend à l’universalité, car il naît d’une contemplation désintéressée et non de la satisfaction d’un intérêt personnel. C. Comment la perception de la beauté se communique-t-elle ? C’est que le sentiment de beauté repose sur des facultés communes à tous les hommes, le libre accord entre l’imagination et l’entendement, ce que Kant appelle le « sens commun ». L’idée de sens commun indique explique que dans le jugement esthétique est présupposée la communicabilité entre les hommes de ce que l’on ressent. D. On ne cesse de discuter des œuvres d’art précisément par ce qu’elles sont tellement riches qu’on ne peut en épuiser le sens, sans pouvoir réduire cette richesse à une connaissance démonstratives : c’est ce que Kant appelle les « Idées esthétiques » : quelque chose dont j’ai l’intuition sans parvenir à lui faire correspondre un concept précis. « Par l’expression Idée esthétique, j’entends cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser sans qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate et que par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible. »