Quitte ou Double Chère moi-même de demain matin, Je t`écris car

Transcription

Quitte ou Double Chère moi-même de demain matin, Je t`écris car
Quitte ou Double
Chère moi-même de demain matin,
Je t’écris car aujourd’hui a été une journée, disons, riche en rebondissements.
Cela a commencé par le coup de fil de maman. J’espère qu’à l’heure où tu liras ces lignes,
tu te souviendras encore qu’elle travaille à l’hôpital. Il m’a assuré que oui mais permets-moi
d’avoir de gros doutes. « Il », c’est un type plutôt étrange dont je te parlerai un peu plus bas.
Mais revenons-en à maman. Je devais rejoindre Eliott au café d’Henri à 16h (ça aussi
normalement tu dois t’en souvenir) mais il n’est pas venu. Oui je sais ce que tu penses :
« Mais qu’est-ce que j’ai bien pu boire hier, pour écrire de pareilles énormités ? » Je peux te
jurer que je suis sobre et saine d’esprit. A partir de ce moment, nous avons deux versions
différentes de l’histoire. Et là où ça se complique, c’est que les deux sont justes car les deux
ont bien eu lieu.
D'abord ta version.
Toi ce dont tu te souviens, c'est que tu as décidé de rejoindre Elliot près de chez lui, que
vous – nous – avez passé l'après-midi ensemble et qu'ensuite, tu es rentrée chez toi. Ça on l'a
vécu toutes les deux (tu vas me dire « c'est normal, on est la même personne »). Seulement,
il y a une partie de l'histoire que tu as oubliée. C'est celle où je remonte dans le temps pour
sauver Eliott. Oui, tu as bien lu. Tu te rappelles du coup de téléphone de maman dont je t'ai
parlé plus haut ? Tu la connais, si on ne décroche pas tout de suite, elle lance un avis de
recherche national dans les cinq minutes. Mais ça n'a aucun rapport. Elle m'appelait pour
m’annoncer qu'une ambulance venait d'arriver avec Eliott. Oui oui, notre Eliott. Comme
maman était affolée au bout du fil, et moi aussi, je n'ai compris que la moitié de ce qu'elle
m'a dit après la phrase « Eliott vient d'être emmené en salle d'opération ». Je n'ai pas réfléchi
longtemps après que maman ait raccroché : j'ai foncé à l'hôpital. Là-bas, je me suis
directement dirigée vers les urgences, où travaille maman. Tu connais l'endroit, ça ne change
pas. Toujours gris, toujours étouffant, toujours plein de gens plus ou moins blessés assis sur
ces chaises en plastique bleu alignées contre les murs et au milieu du hall. J'ai cherché
maman pour avoir plus de détails. Dès que je l'ai aperçue à l'accueil, j'ai couru vers elle :
- Maman !
- Ma chérie !
- Maman qu'est ce qu'il s'est passé ? lui demandais-je.
En voyant son visage s'assombrir, j'ai su que la situation était grave.
- Maman, s'il te plaît, dis moi au moins s'il va bien.
Après quelques secondes d'hésitation pendant lesquelles je la regardais avec des yeux
sûrement désespérés, elle soupira et ouvrit la bouche.
- Il y a eu un accident au coin de la rue Malbrau. Eliott a été percuté par une voiture. Quand
il est arrivé, ils l'ont emmené directement en salle d'opération, mais ma puce, il a été très
violemment renversé et sa tête a été touchée.
Je la fixais de plus en plus inquiète.
- Et qu'est-ce que ça veut dire ?
(Tu sais bien que la médecine n'est pas un savoir très développé chez nous.)
Maman a gardé le silence quelques instants avant de me répondre.
- Cela veut dire qu'on ne sait pas s'il va s'en sortir. A cause des travaux, l'ambulance a mis
beaucoup plus de temps pour arriver sur les lieux de l'accident et...
- Et ? dis-je pour l’inciter à continuer.
- Et il se peut qu'il ne survive pas.
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Tu es moi. Tu sais ce que ça m'a fait. Elle m'aurait frappé en pleine poitrine qu'elle ne
m'aurait pas fait plus mal. J'ai reculé d'un pas. J'avais comme l'impression qu'une force
invisible compressait mon cœur comme un casse-noisette avec une noix. Si tu te rappelles
de l'été de nos cinq ans, alors tu te rappelles sûrement Minou-le-chat qui est mort. J'ai eu
l'impression de revivre la mort de Minou-le-chat puissance dix. Je suis partie en courant. De
l'air. Il me fallait de l'air. Je crois que j'ai entendu maman m'appeler, mais je ne me suis pas
retournée. Au moment où je franchissais les portes de l'hôpital, je suis rentrée dans
quelqu'un. A cause du choc, j'ai basculé en arrière, mais l'inconnu m'a rattrapée juste à
temps. Je l'ai remercié en reniflant. Je ne m'étais même pas rendu compte que je pleurais.
Oui, je pleurais ! Dire que ça faisait trois ans que ça ne m'était pas arrivé. Enfin pour toi,
comme tu ne t'en souviens pas ça va, on peut faire une impasse sur ce moment gênant.
J'allais reprendre mon chemin quand l'inconnu prononça une phrase qui m'arrêta.
- Vous venez de perdre un proche ?
Bien sûr, j'ai d'abord cru avoir mal compris. Sérieusement, qui pose ce genre de question ?
Mais quand je me suis retournée, l'homme me fixait. Il attendait vraiment une réponse. Il
était grand. Quand je dis grand, je veux dire énormément grand. Il me dépassait d'au moins
deux têtes et pourtant – tu m'en es témoin – je ne suis pas ce qu'on qualifierait de « petite »,
avec mon mètre soixante-dix. Il portait un chapeau en feutre indigo et un long manteau vert.
« Plus stylé tu meurs » comme dirait Paul. L'homme – comme tu l'auras deviné, c'est celui
dont je t'ai parlé au début de ma lettre – a continué sur sa lancée, comme si je lui avais
répondu.
- Je peux vous proposer un marché. Vous voyez l'homme là-bas ? a-t-il dit en pointant du
doigt un homme affublé d'énormes lunettes noires à l'autre bout du parking. Quand il
arrivera ici, dites-lui que je ne suis pas rentré dans cet hôpital. C'est bien comme cela que ça
s'appelle n'est-ce pas ? Si vous acceptez, j’essaierai de vous aider à arranger ce qu'il vous est
arrivé.
Ma première pensée a été que j'étais encore tombée sur un cinglé. La deuxième, c'est
qu'avec un pareil accoutrement, j'aurais dû m'en douter tout de suite. Et la troisième (la plus
folle, tu seras sûrement d'accord avec moi) c'est que je pourrais accepter. Je me suis rendue
compte soudain qu'il attendait une réponse.
- Je suis navrée monsieur, mais à moins que vous ne puissiez me faire remonter dans le
temps d'une heure...
- Je le peux.
Je l'ai regardé, estomaquée.
Je suis désolée, mais je vais devoir me dépêcher de t'écrire la fin car maman va rentrer dans
quelques minutes et si elle me voit debout à cette heure, elle va m'étriper.
Je ne peux pas vraiment t'expliquer pourquoi – il me faudrait encore trois feuilles – mais j'ai
dit oui. Quelque chose dans le regard de cet inconnu, m'a poussé à lui faire confiance. Je
sais ce que tu vas penser : ce quelque chose que j'ai vu c'est le reflet de ma folie. Et tu auras
raison, sans aucun doute. Toujours est-il qu'après avoir déclaré au poursuivant de l'agent 0
(c'est lui qui m'a demandé de l'appeler comme cela. M'est avis que c'est un nom de code),
que ce dernier n'était pas rentré aux urgences, l'agent 0 (c'est quand même pas très original
comme nom de code) m'a fait promettre de ne parler de lui à personne. Il est même allé
jusqu'à me faire signer un contrat ! Il m'a aussi prévenu que j'aurais tout oublié le lendemain
matin (c'est pour cela que je t'écris : il n'a pas précisé que c'était interdit donc je le fais). Je
ne me rappelle plus comment il m'a fait revenir dans le passé. Je crois que ma mémoire
commence déjà à s'effacer. Je me rappelle simplement que c'était une expérience assez
intense. Je crois que je comprends ce qu'a ressenti Harry Potter la première fois qu'il a
transplané. Je m'égare encore désolée. Je n'avais pas l'impression d'avoir remonté le temps, à
part que l'agent 0 avait disparu. Puis j'ai regardé l'heure sur mon téléphone et j'ai dû me
rendre à l'évidence : j'ai bien voyagé dans le temps. Seulement d'une heure, mais c'est déjà
pas mal ! Je ne savais pas à qu'elle heure l'accident avait eu lieu exactement donc je me suis
dépêchée de courir jusqu'à la rue Malbrau. Arrivée là, il me restait encore une trentaine de
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mètres avant le croisement. J'ai soudain aperçu Eliott au milieu de la route. Toujours
accompagné de ses mauvaises habitudes, monsieur ne traversait pas sur un passage piéton.
Je ne sais pas trop ce qui m'a pris, sûrement l'instinct féminin... ou peut-être le fait de savoir
qu'il courait un grand danger. J'ai hurlé son nom. Il s'est retourné dans ma direction et même
à cette distance, je l'ai vu sourire en m'apercevant. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser que
c'était vraiment le plus beau sourire de l'univers (tu sais exactement de quoi je parle, j'en
suis sûre). Il m'a fait un signe de la main auquel j'ai répondu de la même façon et il est
revenu sur ses pas pour me rejoindre. Au moment où il posait son pied sur le trottoir, une
voiture rouge est apparue à l'angle de la rue, et passant à la vitesse de la lumière (ou
presque) à l'endroit où, une seconde plus tôt, se trouvait Eliott. Le reste de l'histoire, tu la
connais.
Voilà, tu sais tout. Maintenant libre à toi de me croire ou pas. Mais pense que c'est toi-même
qui as écrit cette lettre. Si tout cela était faux, ce serait comme se mentir à soi-même. Et on
n'est pas du genre à se mentir toutes les deux. Je sais que c'est incroyable, mais crois moi,
c'est bien vrai.
Crois-toi.
Ton toi-même d'hier soir
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