Discret, effacé et en même temps titanesque, le

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Discret, effacé et en même temps titanesque, le
6. La Dérive des continents ; 2. Carte : 08/C - association de la Galerie, novembre 2008
Discret, effacé et en même temps titanesque, le projet des balises que Jérôme Durand
a commencé il y a un peu plus de dix ans, se déploie aujourd’hui sur différents sites,
au Japon, à Ceylan, à New York ou encore en Bretagne, et se matérialise à chaque fois
par l’implantation d’une balise, simple petit cylindre de bronze de 31 mm de diamètre.
Objets modestes, les balises n’en sont pas moins des ponctuations dans le paysage, qui de
la même manière qu’une plaque commémorative, témoignent du passage, du choix
du site et de l’intervention de Jérôme Durand dans ces territoires traversés. Au final,
c’est une véritable dispersion à l’échelle du globe, pas moins de 90 balises ont été posées
à ce jour, que ce Work in Progress met progressivement en place. L’existence bien réelle
de ces balises, que les coordonnées GPS restituent dans l’espace, compose un ensemble qui
prend le monde comme terrain de jeu et oblige à penser cette succession d’actions en terme
de déploiement. La dissémination des balises est une forme de célébration du lieu, une
attitude qui interroge la possibilité de penser le monde comme espace de l’œuvre.
Dans l’héritage d’œuvres comme Entrare nell’opera – Entrer dans l’œuvre – (1971)
de Giovanni Anselmo, ou de la ligne de médaillons, Arago de Jan Dibbets1, les balises
s’attachent moins à l’objet en définitive, qu’à l’image de ce projet qui vient à la rescousse
de notre propre impossibilité à saisir visuellement l’ensemble.
Pour son exposition à la galerie de l’ÉSAB, Jérôme Durand a choisi en fonction des circonstances de
l’exposition, d’évoquer, de restituer, de documenter les balises par l’intermédiaire d’une représentation cartographique qui donne à voir les lieux où se situent les balises. Le renvoi au projet des balises
s’arrête là et les deux dessins muraux réalisés à la feuille de cuivre s’imposent par le décalage entre
l’expérience de l’artiste et la restitution de cette œuvre à jamais inachevée. Si la première carte,
sous la forme d’une mappemonde décentrée, se développe à partir de l’endroit où l’artiste a installé
la dernière balise en date, à savoir l’Asie, la seconde, sans aucun repère insiste sur la dissémination
par la seule présence des points à la feuille de cuivre, donnant à voir une réduction qui s’apparente
à la mise en place d’un réseau planétaire. Par une dialectique éprouvée, Jérôme Durand emprunte
à la cartographie rationnelle du XIXe siècle la représentation du monde comme une surface plane,
et dans un même temps détourne ces conventions cartographiques en imposant une représentation
plus imaginaire, une vision plus personnelle et subjective. Les cartes rendent ainsi compte des déplacements, des expositions, et surtout des rencontres à l’origine de la pose des balises. À l’instar du
célèbre Dymaxion2 que Buckminster Fuller dessina en 1943, les cartes de Jérôme Durand offrent
un autre modèle de représentation du globe terrestre. Elles mettent l’accent sur le lieu et l’espace,
le lieu entrevu selon Michel de Certeau, à l’encontre des géographes comme une configuration de
positions stables qui devient espace dès lors qu’il y a direction et pratique.
De cette forme de piraterie poétique, consistant à disperser aux quatre coins de la planète un réseau
d’objets témoins, à la forme bien plus codée et emblématique de la piraterie qu’est la tête de mort,
il n’y a pas un si grand pas. Un glissement marqué avant tout par un travail en fonderie qui va
donner naissance à partir de 2007 à un ensemble d’œuvres en bronze, dont sept crânes argentés.
Gravés de cartes géographiques des sept continents, ces crânes rappellent en partie les questionnements formulés avec les balises autour du territoire. Ils s’en éloignent toutefois radicalement par le
recours à la forme hyper référencée et universelle du crâne humain. Entre le fragment anatomique et
le symbole culturel, les crânes de Jérôme Durand renvoient sans distinction aux multiples appropriations du crâne dans l’histoire de l’humanité. Crânes peints ou décorés en dévotion aux défunts auxquels Jean Hubert Martin consacrait en 2000 la remarquable exposition La Mort n’en saura rien,
symbole des vanités, emblématique d’une certaine forme de romantisme ou, plus proche de nous
de l’icône rock particulièrement prégnante ici par l’aspect argenté et brillant des sculptures.
S’il partage avec les artistes qui reprennent aujourd’hui cette forme et ce répertoire culturel commun,
Jérôme Durand s’en distingue par une forte dose d’existentialisme. Le territoire, la mort et la vie
sont au cœur de ce travail et apparaissent systématiquement aux croisements de ces différents projets.
Ainsi le pistolet évoque à son tour la potentialité du danger, la mort, l’imagerie de la bande dessinée,
l’évocation du mythe de la frontière dans l’Ouest Américain. Dialoguant avec deux dessins muraux,
il suggère une fermeture des cartes, l’impossible découverte de nouveaux territoires et dénote un
regard à la fois métaphysique et nostalgique sur le monde.
Dernière pièce de cette trilogie des sculptures en bronze, une réplique de l’Origine du monde,
occulte étrangement le réalisme de Courbet. Ce corps-tronc, extrapolation sculpturale projetée hors
du cadre de la peinture donne lieu par sa finition à un curieux effet d’emprise. Plus que les autres
pièces, cette propension à réfléchir l’espace prend ici une dimension toute particulière, reflétant
de facto notre propre corps. C’est en ce sens que le travail du métal en fonderie prend toute son
importance. La série des bronzes est en définitive pour Jérôme Durand une manière de renouer
avec une technique et un matériau qu’il affectionne. Le travail du métal avec ses astreintes propres
devient d’une part l’affirmation d’une technicité éprouvée entre l’artiste et le matériau et d’autre part
affirme l’importance du fait main et de l’objet unique. « Ce que je peux faire » comme le dit Jérôme
Durand. Au-delà du caractère noble de ce matériau, c’est sa résistance au temps qui paraît emblématique du projet des balises, de la volonté de laisser une trace et cela quasiment pour l’éternité.
Joëlle Le Saux
1. Jan Dibbets a réalisé cette œuvre en 1994. Il s’agit de la dispersion le long du méridien de Paris
d’une série de 135 médaillons en hommage à François Arago, physicien, astronome et homme politique qui à la fin du XIXe siècle définit l’emplacement du méridien de Paris, sous la forme d’une ligne
en laiton située à l’observatoire de Paris, en concurrence avec l’Angleterre pour imposer le point
de départ des méridiens à partir du méridien originel, devenant de la sorte l’origine du monde.
Ce projet que Jan Dibbets a pensé comme un monument imaginaire contemporain tente de pallier
la destruction de la statue en bronze d’Arago détruite lors de la seconde guerre mondiale.
2. La carte de Buckminster Fuller « ne relève ni de l’ingénierie, ni de l’architecture » et consiste en
une « projection, géométriquement plus juste et politiquement plus équitable, qui fait apparaître
l’ensemble des terres émergées comme un amas solidaire d’îlots au sein d’un océan unique. » (Didier
Semin, « Qui est-ce qui joue Méduse à côté de Merce Cunningham », introduction à Robert Snyder,
Buckminster Fuller, Scénarios pour une autobiographie, éd. Images Modernes, Paris, 2004, p. 9.),
en opposition à la classique projection de Mercator qui reconduit les déséquilibres idéologiques
Nord/Sud et Est/Ouest.
Œuvres présentées
3. Carte : 08/C, dessin mural, ø 3 m, feuilles de cuivre
1. Viva el curator, Balise n° 44.
4. L’Origine du monde, bronze, 2007
Cibachrome. 1998
2. Carte : 08/B, dessin mural,
ø 3 m, acrylique et feuilles de cuivre
5. 31 mm à balises, bronze, 2008
6. La Dérive des continents, bronze, 2007
Jérôme Durand
né en 1965
vit et travaille à Brest et ailleurs
[email protected]
2002 « Opération Panier de crabes »,
exposition « Rivages », Martin-Plage /
ODDC 22
1990 DNSEP, école des Beaux-Arts de
2003 création-résidence et installations
Brest
1991 « Vous êtes ici », festival des Tombées de la Nuit, Rennes
1994 « Fragments d’Espace », galerie
Arénicole, Brest (première exposition
personnelle)
1995 début du processus de balisage
1996 « Local Heros, des artistes en
Bretagne » (FRAC Bretagne, université
Rennes 2, DRAC Bretagne,
école des Beaux-Arts de Rennes)
1997 « Ireland and Europe » installations, Sculptor’s Society of Ireland,
Dublin
2001 « Rade de Brest » avec Marcel Dinahet et Claudia Losi, création-résidence
Maison de la Fontaine, Brest et galerie
Artem, Quimper (2e prix Création Arts
Plastiques » de la Région Bretagne) ;
à La Métive, Creuse
2004 performance aux nuits « Douche
Électrique », le Vauban, Brest ;
création-résidence et installations
à Assesse, Belgique
2006 installations à Central Park
et à l’ONU, New-York ;
« Ils sont passés par ici », école des BeauxArts, Rennes ;
2006 renoue avec le modelage à l’atelier
et le travail en fonderie
2007 installation au Château de Chevigny avec le CRANE, Bourgogne
Carte : 08/C
2008 septembre, installations et performance à Mishima (Aïzu Art Festival) et
Tokyo (MMAC Festival) avec le CRANE ;
novembre, association de la Galerie, école
supérieure d’arts de Brest
« Nord-Ouest » Friche Belle de Mai,
Marseille
mc. nov. 08
Remerciements
à Rémy Fenzy et toute l’équipe de l’ésab, Joëlle Le Saux pour le texte,
Fa Ribaud-Millour, Philippe Jolliton, Xavier Jacolot et Loïc Paranthoine pour l’accrochage,
Le Conseil général du Finistère pour son soutien.
Crédits photos Jérôme Durand, Yvon Morvan.
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Viva el curator, Balise n° 44
La Dérive des continents
31 mm à balises
L’Origine du monde