1 - Blessure au cœur La courbe se profilait sous les yeux de Charlie

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1 - Blessure au cœur La courbe se profilait sous les yeux de Charlie
1 - Blessure au cœur
La courbe se profilait sous les yeux de Charlie, à deux cents
mètres sur sa droite. Un tournant décisif, même si elle l’ignorait
encore. La jeune femme quitta l’autoroute et s’engagea sur les voies
landaises longues et droites, interminables, qui invitent le regard
au loin et les voitures à la vitesse. Elle filait sans regarder les croix
fleuries sur les bas-côtés, refusant de s’attarder sur ces sorties de
route prématurées. Elle était venue réfléchir sur son avenir, pas
ruminer le passé.
À la sortie de Magescq, son pied appuya machinalement sur
l’accélérateur. Plus que quelques kilomètres et elle serait arrivée.
Dernier virage. Elle aperçut enfin le chemin blanc menant à l’airial1. Au bout de l’allée, le lourd portail en fer forgé était ouvert,
laissant apparaître la bâtisse de son enfance.
Charlie se gara devant le perron, ouvrit la portière et sortit dans le
frais de ce matin de janvier. Évitant de regarder le hangar sur le côté,
elle se concentra sur la « Gaillarde », bloc austère de deux étages,
1. L’airial est un terrain couvert de pelouse et planté de quelques chênes, jadis au-devant de la plupart des habitations des Landes de Gascogne situées hors des bourgs.
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surmonté d’un toit biscornu aux multiples lucarnes. Une maison
de maître plus destinée à trôner dans le centre d’un bourg qu’à se
cacher au fond de la forêt landaise. Charlie inspira profondément,
la gorge serrée par l’émotion. À l’exception des fêtes de Noël, elle
avait passé ici toutes les vacances scolaires. Chaque centimètre
carré était imprégné d’un moment heureux, un bobo, un rire…
Ses 10 ans lui revinrent. Elle ferma les yeux et s’amusa à avancer
à l’aveugle, uniquement guidée par les bruits familiers : le crissement des semelles sur la pelouse sableuse, le craquant des feuilles de
châtaigniers séchées, le martèlement de ses talons sur la terrasse en
pierre. Quand elle posa la main sur la clenche, l’odeur du chocolat
chaud, ronde et sucrée, finit de la guider jusqu’à la cuisine.
Devant son piano à six feux, Simone faisait fondre la tablette
directement dans le lait bouillonnant. Charlie s’approcha, posa ses
mains sur les épaules et un bécot sonore sur la joue ridée.
– Adiou Mona.
Simone se retourna et prit Charlie dans ses bras. La jeune femme
resta un instant penchée, la tête enfouie dans le creux du cou fripé,
savourant la fragrance de l’eau de Cologne. Bergamote, agrumes,
lavande et romarin. Une formule indémodable, comme sa grandmère. Ses muscles se relâchèrent, libérant la tension et l’air coincé
dans ses poumons. Ici, elle pouvait se laisser aller ; ici, elle retrouverait la paix. L’appétit aussi, songea-t-elle en entendant son estomac
gronder.
Simone examina sa petite-fille, sourit devant sa chevelure flamboyante, les yeux vert doré et les taches de rousseur ponctuant la
peau claire.
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– Tu es rentrée quand ?
– Ce matin, j’arrive directement de l’aéroport.
– Tu es bien pâlotte pour quelqu’un qui revient des îles. Et tu as
coulé quelques kilos. Viens à table, on va te requinquer avec un bon
petit-déjeuner, bien solide.
Malgré ses 91 ans, la vieille dame portait droit, observa Charlie,
en la regardant se diriger vers ses casseroles. Même si des fêlures
étaient apparues en son absence, comme les veines sur sa peau plus
saillantes ou la cuillère de bois tremblotant dans sa main…
– Tiens ! Assieds-toi et mange.
Le chocolat mousseux emplit les bols en faïence, ceux avec les
losanges bleus.
– Allez, raconte-moi, c’est comment la Guyane ? Les photos que
tu m’as envoyées sont superbes. Tu as fait ta randonnée dans la
jungle, finalement ?
– Oui, c’était une expérience magnifique et très humide. On
devrait y emmener les touristes, ils arrêteraient de se plaindre qu’il
pleut toujours dans les Landes.
Charlie éclata de rire, mais Simone ne s’y laissa pas tromper.
– Tu t’es bien plu dans les îles ? insista-t-elle.
Le rire de Charlie s’arrêta net. Elle choisit de ne pas répondre à
la question implicite et préféra évoquer les enfants dont elle s’était
occupée à l’hôpital de Cayenne. Elle lui parla de Rose de Mai, si
fière quand elle comptait ses neuf opérations sur ses doigts osseux.
Et l’œil malicieux de Martin quand il se vantait de son « cœur de
quelqu’un de mort » et puis… Tant de souvenirs se bousculaient
dans sa tête.
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Au fil de son récit, elle entendait à nouveau les rires joyeux
malgré leur douleur et leurs nausées, elle se rappelait les câlins
ensommeillés. Des moments bouleversants, si riches, pendant que
les parents épuisés reprenaient quelques forces.
– C’était parfois fatigant, j’avoue. Il faut de l’énergie pour courir
après des gamins plus rapides qu’Évinrude. Certains soirs je me
couchais complètement épuisée !
– C’est parfait, non ? Ça évite de penser.
Charlie sursauta, mais sa grand-mère se dirigeait déjà vers l’évier
pour y laver la vaisselle. L’un des nombreux talents de Simone :
débusquer la poussière cachée sous le tapis et faire comme si de
rien n’était.
– J’aimerais bien rester quelque temps, Mona, si c’est possible.
– Tu sais que oui, ma Charlie. Je viens justement d’aérer ton
ancienne chambre là-haut. Comme si j’avais eu une intuition.
– Ne te dérange pas, je vais emménager dans le hangar.
– Eh non, ce n’est pas possible Charlie, j’y loge déjà quelqu’un.
– Ah ! Bon… Et il s’en va quand ?
– Pas tout de suite. Il faut d’abord qu’il finisse de… il est en train
d’aménager le hangar.
Charlie se tendit. Simone n’aurait pas autorisé un simple étranger
à pénétrer son domaine ! Elle redouta soudain de croiser une
ancienne connaissance.
– Qui est-ce ? Je le connais ?
– Non, je ne pense pas. Lucas est le petit-fils d’un ami très cher,
mais qui habite assez loin. Il y a bien longtemps que je ne l’ai vu.
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Charlie laissa sa grand-mère à sa cuisine et monta dans son
ancienne chambre. Encore contrariée, elle sortit ses vêtements de
sa valise et les jeta en vrac sur l’édredon fleuri. D’habitude, les visiteurs étaient logés dans le bâtiment principal, « la Grande Maison ».
Le studio du hangar à tabac était réservé aux proches, c’est-à-dire
elle et Marc…
Décidément, cet intrus qui s’interposait entre elle et ses souvenirs
l’agaçait. Elle attrapa ses clés de voiture et sortit précipitamment de
la chambre.
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Quelques minutes plus tard, Charlie se garait sur le parking
aménagé dans la pinède. Délaissant la côte goudronnée, elle partit
à travers la dune. À mesure qu’elle avançait, les parfums familiers
l’enveloppèrent : les pins citronnés, l’iode piquant. Ici, le vent
mêlait le sel et la sève dans un dosage subtil qu’aucun flacon n’emprisonnerait jamais.
Ses pieds s’enfonçaient dans les grains fins et clairs. Il fallait aller
loin sur la planète pour trouver un tel moelleux. Charlie grimpa
jusqu’au sommet de la dune et soudain, en contrebas, l’océan !
Une amplitude infinie offerte à l’œil dans un camaïeu de bleu,
de vert et d’argent fondus en un même horizon. La surface était
exceptionnellement lisse, les vagues roulaient en courbes douces
avant de s’égrener avec l’élégance d’un clavier actionné par un
pianiste invisible. Comment résister à cet appel ?
La plage était déserte malgré le soleil d’hiver. Ni surfeur, ni chasseur de trésor. Charlie se dit que c’était son jour de chance. Elle jeta
un bref coup d’œil à ses chaussures plein cuir avant de les envoyer
voltiger et remonta son jean jusqu’aux genoux. Puis elle ouvrit ses
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bras au vent dans un geste d’offrande et dévala la pente en hurlant.
Ses cris redoublèrent quand elle sauta à pieds joints dans l’immense
flaque, quand l’océan agrippa ses chevilles dans des cercles glacés.
Elle riposta par des sautillements désordonnés, lança quelques
coups de pied malhabiles dans l’écume mousseuse. Un courant plus
puissant lui faucha les jambes. Charlie se retrouva le rire toujours
haut et les fesses dans l’eau.
– Ah c’est comme ça ? s’écria-t-elle.
Elle se releva d’un bond chancelant et inspira profondément
avant de plonger tête la première dans la vague qui se cambrait
devant elle.
Quand elle sortit de l’eau, le vent d’hiver la saisit. Ses vêtements
mouillés pesaient lourd, sa peau frigorifiée piquait sous le sel, le
sable se collait à son corps… Quel bonheur ! Charlie se sentait
revigorée, prête à reprendre son monde en main. Elle rejoignit ses
chaussures en courant, se déhancha pour s’extirper de son jean qui
menaçait de la congeler. Alors elle se souvint ; elle n’avait pas pris
de serviette ! Elle contempla le pantalon recroquevillé sur le sable et
gémit. Pourquoi est-ce qu’elle ne réfléchissait jamais avant d’agir ?
Pieds nus sur les gravillons pointus du bitume, elle regagna le
parking, le plus vite possible, regardant de droite et de gauche, pour
s’assurer que la plage était toujours déserte.
Elle avait presque atteint sa voiture quand elle repéra l’ombre
qui observait l’océan depuis le haut de la dune. Lunettes noires,
silhouette carrée, masculine. Charlie baissa la tête, plus gênée
d’être vue avec ses dessous que si elle avait été complètement nue.
Elle serra son jean trempé sur sa poitrine et pressa le pas.
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Que ce soit à cause du décalage horaire ou de ses retrouvailles
avec l’océan, le reste de la journée s’évanouit dans les limbes d’un
sommeil réparateur. Quand Charlie descendit, c’était l’heure du
dîner et le « visiteur » était déjà attablé dans la cuisine. Simone
l’accueillit avec un apéritif.
– Viens Charlie. Tu as passé une bonne journée ?
La jeune femme entra dans la pièce. L’homme, parfait goujat,
resta assis sans ciller. Gardant son sourire affiché, elle s’approcha.
– Bonsoir, je suis Charlie, la petite-fille de Simone.
– Lucas Villardie. Enchanté, marmonna l’étranger sans ôter ses
lunettes noires.
Le laissant à sa morosité, Charlie prit le verre de floc2 que lui
tendait sa grand-mère et le leva à son attention.
– Hum, ta garbure sent toujours aussi bon, Mona. J’ai bien choisi
mon jour pour rentrer.
– Je me suis dit que ça te ferait plaisir.
– Carrément ! Je suis gâtée. Tu veux que je mette la table ?
En se tournant vers le buffet, Charlie regarda furtivement vers
le visiteur, toujours immobile devant la table. La vision de la
silhouette sur la plage s’imposa. Elle secoua la tête. Des lunettes
noires et carrées, il devait s’en vendre des millions par jour. Les
cheveux bruns étaient chose courante, de même que la barbe naissante tellement à la mode aujourd’hui.
Simone traça une croix sur le pain avant de le trancher puis elle
tendit la corbeille à Charlie et apporta la soupière sur la table.
Dans le creux de l’assiette, le chou déployait ses feuilles frisées. Les
2. Vin cuit du Sud-Ouest, servi en apéritif.
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carottes et les pois épais surnageaient entre les pommes de terre et
les filaments de canard tombés de l’os. Charlie y plongea sa cuillère
qui tint presque droite, comme le voulait la tradition. Puis elle la
porta à sa bouche et le bouillon gras enveloppa sa langue d’une
traînée brûlante.
– Hum… un vrai délice Mona, encore meilleur que dans mes
souvenirs.
À ses côtés, l’étranger avalait la soupe fumante avec une application mécanique loin de lui rendre honneur. Un peu plus vieux
qu’elle à en juger par les cheveux blancs sur les tempes. Du coin de
l’œil, par-dessus la soupière, elle observa à nouveau les lignes régulières, les traits anguleux. Un visage dur certes, mais intéressant.
À condition d’apprécier les mines renfrognées d’adolescents mal
embouchés bien sûr. Vivement qu’il s’en aille !
L’homme leva soudain la tête, la surprit en train de le dévisager.
Sentant ses joues s’enflammer, Charlie se leva sous prétexte d’aller
chercher le dessert. Tournée vers les fourneaux, elle s’appliqua à
atténuer les rougeurs qui lui brûlaient le visage. Quand elle revint
vers la table, elle saisit un regard complice entre Simone et son visiteur. Elle hésita un instant, les mains encombrées par la tourtière.
À croire que c’était elle l’intrus ! Elle posa le plat bruyamment,
attrapa le couteau cranté et découpa la pâte sans hésiter. Tout en
tranchant dans les pommes, elle fixa l’étranger et lui demanda :
– Vous venez de loin, Lucas Villardie ?
– Non.
– Lucas est de Grenoble, la renseigna Simone.
– Grenoble ? Ce n’est pas la porte à côté. Qu’est-ce qui vous
amène dans notre région, vacances ou travail ?
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– Le repos. Jusqu’ici, c’était l’endroit parfait.
Le sourire de Charlie se crispa devant l’affront. Qu’est-ce que je
fais ? Je le gifle ou je le gifle ? Sa main trembla, la part de tarte atterrit
dans l’assiette côté fruits. Évidemment !
– Laisse-le tranquille avec tes questions, Charlie. Raconte-nous
plutôt ce que tu as fait de ta première journée, demanda Simone.
– Je suis allée à Messanges. Au départ, je voulais juste me tremper
les orteils, mais pour finir, j’ai carrément piqué une tête. C’était
fabuleux, encore mieux qu’en été.
– Vous voulez rire ! Vous vous êtes baignée en plein hiver ? En
risquant l’hypothermie ?
– Des racontars de fillettes. Un bain glacé, c’est excellent pour la
santé et ça chasse les humeurs. Vous devriez essayer.
Simone se leva en proposant une infusion. Sa silhouette dressée
rejeta l’indésirable dans l’ombre. Un répit bienvenu pour Charlie
qui mourait d’envie de l’éjecter par la fenêtre. Sa grand-mère
remplissait les tasses, imperturbable. L’eau bouillante s’échappait en
longues vapeurs transparentes. Charlie ressentit l’envie d’en faire
autant, de se fondre elle aussi dans la douceur fleurie de la verveine
et de s’envoler vers d’autres latitudes. Avant de se rappeler qu’elle
venait juste de rentrer et qu’ici, c’était chez elle.
– Si vous recherchez la paix, vous êtes au bon endroit, Monsieur
Villardie. Chez nous, il y a suffisamment d’espace pour préserver
notre intimité. Et quand nous nous retrouvons le soir, c’est toujours
avec plaisir, pour partager des bons moments. Comment vous faites
dans vos montagnes ? Vous vous marchez sur les pieds toute la
journée et vous vous étripez au dîner ?
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– Touché, sourit Lucas. Vous êtes aussi douée que votre grandmère pour les sermons, surtout quand ils sont mérités.
– J’étais à bonne école avec Simone. Et puisque vous le reconnaissez, j’accepte vos excuses.
– Des excuses ? Lesquelles ?
– Celles que vous alliez me présenter pour votre mauvaise humeur.
– Hum ! une femme qui anticipe les désirs ? Vous avez raison,
votre éducation est parfaite.
À ces mots, Charlie se leva brusquement, se cognant contre la
table épaisse. Éperdue, elle frotta sa hanche meurtrie, chercha le
soutien de sa grand-mère, se raccrocha à son regard brillant de
tendresse.
– Je vais me coucher Mona, il y a certaines choses qui me fatiguent
ici. Adischatz3.
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Malgré sa lassitude, Charlie peina à s’endormir. Ses pensées tournoyaient, les idées fusaient dans les recoins de son crâne. Quand
enfin ses paupières se fermèrent, elle rêva qu’elle volait.
Elle planait de courants en courants, surfait sur les nuages. Un
souffle d’euphorie gonfla ses poumons, la fit monter de plusieurs
mètres dans les airs. Légère et libre, maîtrisant son vol par le seul
pouvoir de sa volonté. Rien ne pouvait s’opposer à sa course. Ni
carburant, ni mécanique. Elle filait, rapide et fluide…
3. Bonjour ou au revoir (à la cantonade).
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Le nez pointu d’un Airbus pointa derrière un nuage. Trop tard !
Percutée de plein fouet, elle se retrouva sur un siège étroit et dur,
retenue par la ceinture de sécurité.
L’avion se posa sur un lac encastré au milieu d’un volcan. Partout,
les voyageurs se dressaient. Ils s’alignaient dans l’allée les uns
derrière les autres, dominos en costumes sombres qu’une pichenette aurait suffi à renverser. Charlie s’enfonça au creux de son
fauteuil. Elle ne voulait pas descendre. Pas déjà. Dehors, derrière
le hublot, un soleil rond nimbait les coulées de lave en fusion d’une
lumière violette.
Pendant qu’elle s’agrippait à son accoudoir, les silhouettes avançaient d’un même pas vers la sortie. Sur le seuil, ils se retournèrent.
Soulevèrent leurs masques crayeux. Le visage de Marc souriait sur
toutes les faces.
Charlie se réveilla en sursaut, haletante. Le réveil marquait
4 h 15. Elle se tourna vers le mur. 4 h 30. Repoussa les couvertures,
les reprit. 4 h 40. Se retourna vers la fenêtre. 4 h 55. Elle gémit. Dès
qu’elle fermait les yeux, les masques revenaient tournoyer sous ses
paupières.
Le message était clair. La culpabilité flamboyait dans son esprit
comme les chiffres sur le réveil. Elle dit adieu au répit qu’elle avait
voulu se ménager. 5 h 10. Les masques continuaient à tournoyer
dans sa tête et dans son lit.
– D’accord ! Je me lève, se résigna-t-elle.
En passant dans la salle de bains, elle revisita sa liste de choses
à faire. Rendre sa voiture de location, récupérer la sienne chez ses
parents, affronter leur curiosité excessive et leurs regards compatissants – elle ne savait pas lesquels étaient les plus pénibles. Charlie
grimaça et lissa ses cheveux vers l’arrière. Passer la soirée avec
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Laura et Gaëlle. Elle sourit. Ébouriffa ses boucles cuivrées. Aller
voir Marc…
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Depuis le hangar, Lucas observait la lumière briller dans la
chambre du haut. Apparemment, il n’était pas le seul à qui le
sommeil refusait d’accorder la paix et l’oubli. Il espérait ne pas être
totalement responsable de l’insomnie de la jeune femme. La pauvre,
elle n’avait pas mérité d’être prise pour cible.
Les poings serrés à blanchir les jointures, il rentra dans le studio
aménagé, enfila un jogging et sortit courir. Une mauvaise habitude
qu’il avait prise. À sortir hurler la nuit à la lune, il allait se transformer en loup-garou.
❀
À cette heure matinale, Charlie ne croisa que quelques phares
égarés sur l’autoroute. Arrivée à Bordeaux, elle se dirigea vers la
Garonne et attendit sur les quais que le reste du monde se réveille.
Pendant son absence, les hangars sombres de la rive droite avaient
disparu, remplacés par des écoquartiers ornés de murs végétaux.
Rive gauche, les immeubles haussmanniens toisaient les parvenus
de toute leur hauteur. Entre les deux, la ligne sinueuse du fleuve
coupait toujours la ville en deux. Charlie se demanda si le tramway
avait suffi pour combler le fossé.
Ses formalités terminées, il fut l’heure de se rendre chez ses
parents. Chez les Monset, le déjeuner était servi à 12 heures 15
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précises. Effleurées d’embrassades, remarques mouchetées sur sa
coiffure.
– Toujours aussi échevelée ma fille.
Qu’est-ce qu’elle y pouvait si ses cheveux ne rentraient pas dans
un carré ? Marc avait aimé enrouler les longues mèches autour de
ses doigts. Émincé de canard, soupe de nectarine baignant dans
l’ennui.
– Quel dommage que tu ne sois pas rentrée à temps pour les fêtes
de Noël, déplora sa mère pour la énième fois. Nous avions un sapin
magnifique, dans les tons blanc et argent. Et le fils des Branteix
est rentré d’Australie ; vous auriez pu échanger vos impressions de
voyages.
Charlie se félicita intérieurement d’avoir repoussé son retour. Une
soirée mondaine était la dernière chose qu’elle aurait souhaitée. Le
silence s’installait. Son père se racla le fond de la gorge, préalable
à la première question. Sa mère se redressa, buste droit et chignon
parfait, prête à approuver sa parole.
– Si nous parlions de tes projets, Charlotte-Sophie ?
La jeune femme sursauta. Quand son père se mettait à composer
ses prénoms, cela ne présageait rien de bon.
– Papa ! Je viens de rentrer !
– Je peux appuyer ta candidature à l’université, si tu le souhaites.
La rentrée de janvier est presque clôturée, mais avec mes relations,
je…
Sur le manteau de la cheminée, la pendule actionna son carillon.
Charlie saisit l’occasion.
– Déjà ! s’exclama-t-elle en se levant, je suis désolée, mais il faut
que je file.
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