Bad Moon Rising - e

Transcription

Bad Moon Rising - e
BaDMOonRiSinG
1erpartie-Choc
MarikaGallman
ÉditionsduPetitCaveau-Sang%numérique
Laluneestlapremièrechosequejeremarqueensortantdelavoiture.Immenseetd’unecouleur
étrange, elle fait remonter des frissons le long de ma colonne vertébrale. Elle lévite entre deux
immeublescommesielleétaitentraindem’observertandisquejeverrouillemonvéhicule.
Cematin,àlacafétéria,j’aientendudescollèguesparlerduphénomène.Ilsannonçaientunelune
bleue,cequineseproduitparaît-ilquetouslesdeuxoutroisans.Maiscequisetientdanslecielest
d’uneétrangeteintejaunâtreetd’unetailledémesurée.Onnediraitpasunelune,etellen’ariende
bleu.Çaressembleàunvisageflétriendécomposition.Jen’arrivepasàmedébarrasserdumauvais
pressentiment qui m’a prise aux tripes tandis que je rejoins l’ascenseur qui me mènera en haut du
pont. Une fois dans la cage, cependant, je ne suis plus en mesure de la contempler et, lorsque je
parviensausommet,jen’aiplusloisird’ypenser.
J’aiàpeineletempsdefaireunpassurletrottoirqu’unepetitebouled’énergiemesautedansles
brasetm’étouffetoutenriant.Jehoquettedesurprise,carjenem’attendaispasàlatrouverlà.Sandra
n’ajamaisétéconnuepoursaponctualité,etj’aicinqminutesd’avance.
—Çamefaittellementplaisirdetevoir!s’exclame-t-ellesansrelâchersonétreinte.Jecompte
lesheuresdepuismidi!
Je suis tentée de la rabrouer gentiment en lui faisant remarquer que nous nous sommes vues le
moispassé.Sionconsidèrequenosrencontressontengénéralplusespacéesetqu’onsetéléphone
tous les jours, c’est un peu comme si on s’était vues hier. Pourtant je me tais et savoure l’instant.
Sandraestcequiserapprocheleplusd’unefamille.Elleaétémapremièreamie,etjesuispersuadée
qu’elleseraégalementladernière.Pourlafilleuniquequejesuis,elles’estrévéléeêtreunebouffée
d’oxygène.
Je ris lorsqu’elle me pince une côte pour obtenir une réaction de ma part. Elle me répète sans
arrêtquejesuistropstricteetquejenemelaissepasassezaller.Jesaisqu’ellearaison,maisçane
me vient pas aussi facilement qu’à elle. Sandra est une touche à tout. S’il est possible de poser les
mains sur quelque chose, elle le fera. Moi, je suis du genre à vérifier qu’il n’y a pas de panneau
d’interdictionavantdetoucheràquoiquecesoit.Jesuisprêteàparierqu’ellenes’attendpasdutout
àcequejevaisluiannoncer.
—Çamefaitplaisirdetevoiraussi,jeluirépondsquandellemerelâche.
Lesourirequ’ellem’envoieestrayonnant,etjefaismonpossiblepourluienrendreuntoutaussi
réjoui. La vérité, c’est que je suis très tendue. J’ai des choses à lui dire. Je sais qu’elle va être
transportée de joie à la minute où les mots franchiront mes lèvres, mais, comme c’est la première
personneàquijecompteenparler,jenepeuxempêcherl’angoissedenouermesintestins.
—Allons-y,luidis-jeenlaprenantparlamain.Ernestonevapasencroiresesyeuxquandil
nousverraarriveràl’heuredelaréservation!
Elle me tire la langue et rigole, puis nous nous mettons en marche. Durant les cinq minutes de
trajet qu’il nous faut pour rejoindre notre restaurant fétiche, elle me fait un résumé éclair de son
déplacementauxÉtats-Unisetdel’ennuimorteldesréunionsauxquelleselleadûassisteravecson
patron.Commeelledoitlesuivrepartout,elleaàpeineeuletempsdevisiterquoiquecesoit,etje
n’imaginequetropbienàquelpointçaadûêtredurpourelle.Elleadorevoyager,partirsacaudos
etselaisseralleràl’aventure,mais,depuisqu’elleestàsonposteactuel,ellen’aplusl’occasiondele
faireautantqu’ellelevoudrait.Quelquepart,ellemefaitl’effetd’unoiseaudontonauraitcoupéla
pointedesailes,etj’aidelapeine.L’empêcherdevoler,c’estunpeucommel’empêcherderespirer.
Je suis une fois de plus frappée par toutes les différences qu’il y a entre nous. Physiquement, déjà,
nous ne pourrions pas être plus contrastées. Ses cheveux courts sont roux et bouclés tandis que les
mienssontnoirsetlisses,etcascadentjusqu’aumilieudemondos.Sesyeuxsontd’unbrunpâleetles
miens d’un bleu nuit qui est souvent confondu avec du noir. Quant à sa peau, elle est laiteuse et
parsemée de taches de rousseur alors que je tiens mon teint de ma mère, qui était indienne. Et j’ai
quinzebonscentimètresdeplusqu’elle.Maisnosdifférencesmajeuresn’ontriendephysique.Sandra
a toujours rêvé de voyager à travers le monde. Moi, je suis fille de diplomate. J’ai été trimballée
commeunevalisetoutemavie,sansjamaisresterlongtempsaumêmeendroit,sansnouerdeliens
avec les gens que je rencontrais. J’ai eu des dizaines de domiciles, mais jamais de maison. Jamais
avantSandra,entoutcas.
Lorsque nous entrons dans le petit italien dans lequel nous avons nos habitudes, le patron nous
accueilled’unlargesourire.Samoustachegrisefrémittandisqu’ilnoussalueetnousdemandedele
suivrejusqu’àunetablenonloindufouràpizza.Lecuistotnoussalueégalementquandilnousvoitet
s’empressederetirerunepizzadufeu.L’odeurestsifamilière.
Sandraetmoiavonsdécouvertcerestaurantilyabientôtdixans,etnousyallonsdèsquenous
avons du temps. Une grande partie de notre budget étudiant a dû passer dans les pâtes maison, qui
proposedesplatsàsereleverlanuit.
— La même chose que d’habitude ? nous demande Ernesto avec un air complice tandis qu’on
s’assied,ellesurunechaisequigrinceetmoisurlabanquetterouge.
En effet, depuis le temps, nous avons nos petites habitudes, et nous commandons pratiquement
toujourslamêmechose.Cequiestuncrimequandonsaitlestrésorsquerenfermelacarte.
—Oui,jeluirépondsavecunsourirechaleureux.
— Pas moi ! s’exclame Sandra. Soyons fous ! Aujourd’hui je prendrai les parpardelle
gorgonzola,gambasetmartini,s’ilvousplaît.
Ernesto s’en va en nous lançant un clin d’œil. Il ne nous a même pas demandé ce que nous
voulionsàboire.Ça,çan’ajamaischangé.IlaunpetitvindeLiguriequiestàseroulerparterre.
Àpeinea-t-iltournélestalonsqueSandrasesaisitdemesmainspar-dessuslatableetplanteses
yeux dans les miens. Ils sont brillants d’excitation, et je ne peux m’empêcher de remarquer les fils
d’orquilesmarbrentaujourd’hui.Pendantuninfimeinstant,çamerappellelaluneau-dehors,mais
jechassevitecettepensée.
—Crachelemorceau!m’ordonne-t-elle.Tut’esremiseaveclui,avoue!
Mabouchesecontractemalgrémoienunemoueamusée.Sandraétaittellementheureusequandje
luiaiannoncéquej’avaisquittéPhilippe.Depuis,elleaconstammentpeurquejeretombedansmes
traversetretournedanssesbras.Cen’estpasquePhilippeaitunemauvaiseinfluence,aucontraire.
Sur beaucoup de points, Philippe est exactement comme moi. Bien élevé, respectueux, cherchant
toujoursàfaireplaisir.Maisiln’yajamaiseul’étincelle.J’aipasséplusieursannéesavecluipour
faireplaisiràmonpère.J’aiénormémentd’affectionpourlui,maisjen’aijamaisétéamoureuse.
En face de moi, Sandra comprend qu’il ne s’agit pas de ça. Sa curiosité est piquée. Elle me
connaît, et sans que j’aie la moindre idée de pourquoi, elle sait que je lui cache quelque chose. La
situation m’amuse, et j’ai envie de la prolonger, de regarder les rouages s’activer tandis qu’elle
chercheàdécouvrircequisetrame.
—C’esttonpère?demande-t-elled’unepetitevoix.
Donald Bellegarde, mon diplomate de père, n’est pas un tabou. Cependant, on le mentionne le
moins possible. Objectivement, je n’ai manqué de rien en grandissant. J’ai eu tout ce dont j’avais
besoin,saufdel’amour.
—Vousvousêtesreparlé?
Monpèreetmoiavonsdûnousparleràdeuxoccasionsdepuisquej’aiquittéPhilippe,ilyacinq
mois. La première fois, il m’a dit que je commettais une monstrueuse erreur, la deuxième qu’il ne
m’adresseraitpluslaparoletantquejenel’auraispasréparée.
—Voilà,ragazze.Salute!
Ernesto s’est rapproché de nous. Je ne l’ai même pas entendu, et heureusement que je n’ai pas
sursauté,sinonj’auraisrenversélepichetdevinqu’iltient.Ilnoussertennoussourianttoutdulong.
Avant de s’en aller, il me pose la main sur l’épaule et la caresse à la manière d’un oncle, ou d’un
grand-père,mêmes’iln’estpasassezâgépourl’être.Onvienticidepuissilongtempsqu’ilnousa
adoptées. Depuis que nos visites se sont espacées, il a redoublé d’attentions pour nous. Je sais déjà
qu’ilnousoffriraledessertetledigestif,etqu’onaurabeauprotester,onnelestrouverajamaissur
l’addition.
Une fois qu’il nous a laissées en tête-à-tête, nous trinquons en silence. Sandra me dévisage
toujours,attendant.Elleestsifacileàfairetournerenbourriquequejefinisparéclaterderire.
— J’ai démissionné, je lui dis, et j’ai la satisfaction de voir ses yeux s’écarquiller tellement
qu’onal’impressionqu’ilsvontluisortirdelatête.Cematin.
—Tucharries?
Ellenesemblepasycroire.Ondiraitpresquequ’ellepensequejememoqued’elle.Etpourcause
: c’est mon père qui m’a trouvé ce poste d’analyste financière junior dans l’entreprise d’un de ses
amisdelonguedate.
—Qu’est-cequetuveuxqu’ilfassedeplus?jerépondsàsaquestionmuette,ungrandsourire
auxlèvres.Qu’ildécidedeneplusm’adresserlaparole?
—Quiêtes-vous,etqu’avez-vousfaitdeNeela?
Sesyeuxsontencoreécarquillésauxmaximumdeleurcapacité,savoixunpeuplushautperchée
qu’àl’accoutumée,maislesourirequisedessinesurseslèvresmemetdubaumeaucœur.
—Ernesto!crie-t-elle.Deuxcoupesdechampagne!
Deux heures plus tard, nous avons eu le temps de parler en long et en large du mois que nous
avonspasséloinl’unedel’autre.Lorsquel’additionarrive,elleneporteaucunetraceduchampagne,
dudigestif,ouduvin.Ledessertenestaussi.J’aihonte,maisj’aiàpeinetouchéaumien.Monplatde
pâtesauxtruffesétaitdéjàtellementconséquentquejenesuispasparvenueaubout.J’ail’impression
quelesassiettesdoublentdetailleàchaquefoisqu’onvientici.
—J’aimeraisvraimentqueturéfléchissesàmaproposition,dis-jeàSandra.
—Jesais,maisjenepeuxpas,Neela.J’aidûbataillerpouravoircejob.Jenesuispascomme
toiqui…
—…aunpèrequiarrangetout?jesuggèredevantsonsouriregêné.
Çanemedérangeraitpasqu'elleleformuleàhautevoix.Aprèstout,c'estlavérité,etunegrande
partieduproblème.
—C'estprécisémentcequivachanger,jeconfirme.
Ma voix trahit une émotion que je ne reconnais pas. Je crois que c'est de l'espoir. J'ai attendu
pendant si longtemps d'avoir le courage de prendre ma vie en main, parce que j’étais terrifiée.
Maintenantjesuisau-delàdelapeur.
Enfacedemoi,Sandraoscilleentredeuxexpressions.Ondiraitqu'elleesttristeetcontenteàla
fois.Quandellelanceenfin,mapoitrineseserre.
—Maistuaurastoujoursl'héritagedetamère.
Jesoupire.Ellearaison,unefoisdeplus.Jenesautepassansfilet.Jepourraismepermettredene
pasretrouverdetravailsansavoirdeproblèmed'argentavantunbonmoment.C'estencoreunechose
qui diffère tellement entre Sandra et moi. Cela fait des années que je propose de l'aider
financièrementetqu'ellerefuse.Jelacomprends,pourtantjenepeuxpasm'empêcherdecontinuerà
le faire, même maintenant qu'elle a un travail et gagne plutôt bien sa vie. C'est pourquoi je savais
avantmêmedeleluiproposerqu'ellerefuseraitdepartirenIndeavecmoi.J’aienvied'yallerdepuis
des années, de me rapprocher de l'autre partie de mes racines, celles que mon père ne m'a jamais
laisséapprocherdepuisledécèsdemamère.
J’adresseàSandraunpetitsourireetunregardqui,jel'espère,luiferontcomprendrequejene
luienveuxpaspourcequ'ellevientdemedire.
—J'iraiseuleenInde.
Ellesemblesoulagéeetmesouritenretour.L'affaireestréglée.Lorsquenoussortons,jemesens
étonnamment légère, presque euphorique. Ce soir, tout commence. Malgré la sensation étrange qui
mereprendauxtripesdèsquenoussommesdehors,jemedisqueriennepourraentachermabonne
humeur.
—Ça te dit, un dernier verre ? Il y a le pub de l'autre côté du pont. Et il y a souvent de très
séduisantstouristes.
Elle me donne un petit coup de coude malicieux pour ponctuer sa phrase, et je la prends par le
braspouravancer.J'aimenotreproximité.J'ail'impressionque,tantquenousseronsensemble,rien
de mal ne pourra jamais arriver. À vrai dire, je suis si soulagée en sortant du restaurant que j'ai
l'impressionquejepourraisdécrocherlalune.Puisjeposelesyeuxsurcettedernière,etjen'entends
plus Sandra glousser tous les trois mots en me parlant de l'un de ses collègues, qu'elle trouve très
séduisant.
Il me semble que l'astre a encore grossi. Il y a peu de nuages, mais il doit y avoir beaucoup
d'humidité dans l'air pour qu'elle paraisse si déformée. Je crois que je ne l'ai jamais vue occuper
autant d'espace. C'est comme si elle voulait conquérir le ciel et éclipser toutes les étoiles. Quelque
part,jemedisquejedevraistrouverquec’estunbonprésagepourmesnouvellesrésolutions,queje
suiscommecettelune,prêteàprendrelavied'assaut.Cependant,unfinfiletd’airfaitsedressermes
poils.Ilyauneodeurquejen’arrivepasàplaceretquimedérangeatrocement.Mamèremerépétait
toujoursd’êtreàl’affût,d’écouterleventetdeprêterattentionauxsignes.C’estundessouvenirsles
plus vivants qu’il me reste d’elle. Écoute son chant, Neela. Le vent ne ment jamais. Je me souviens
tout aussi bien de mon père lui ordonnant d’arrêter de me remplir le crâne avec des bêtises, alors
j’essaiedechassercetteimpression.
La cathédrale se dresse en face de nous, illuminée comme tous les soirs. Le vert domine
aujourd'hui, ce qui jure atrocement avec le jaune de la lune. Je sens que je ralentis parce que je
regarde partout autour de moi, cherchant un signe, mais je n'en prends vraiment conscience que
lorsqueSandras'arrêtetotalementetmelance:
—Tuesencoreparminous?LaTerreappellelaLune!
Ellerigole,etj'essaiedemedétendre.Jeluiassurequetoutvabien,quej'aijustetropmangéet,
mêmesiellemesermonnesurlefaitquej'aiàpeinetouchéàlamoitiédemonassiette,ellesemblese
satisfaire de mon explication. Nous avons presque traversé le pont lorsque mes poils se dressent à
nouveau. J'ai toujours détesté cet endroit. Les barrières de sécurité ont été élevées quelques années
auparavant pour diminuer le nombre de suicides. Maintenant, quand on l’emprunte, on dirait qu'il
nousretientprisonnier.C'estpeut-êtreparcequ'ilestsurnommélepontdessuicidesquejemesens
commeuneintrusequandjesuisdessus.Maisilnem'ajamaisfaituneaussimauvaiseimpressionque
cesoir.
Lorsquenousledépassons,nousnefaisonspastroismètresavantquejem'arrêtenet.Jesuis
sûrequej'aivuquelquechosebouger.
—Neela?
Jesensdanssavoixqu'ellen'estpasrassurée.Aussisimplementqueça,jecomprendsqu'ellea
remarqué quelque chose également. On se retourne, à l'affût d'une ombre, mais on ne voit rien.
Pourtant, sans échanger un mot, sans preuve que quelque chose se trouve autour de nous, nous
sommesimmobilesetcontinuonsàobserverlesalentours.Noussommessousunréverbère,dansla
lumière.Jesaisquejen'aipasenviedebougerdecettepositionetlaisserlesténèbresm'engloutir,et
jesuispersuadéequeSandraressentlamêmechose.
—Tulesensaussi?demande-t-elle.
Je me contente d'acquiescer. Il y a une boule dans ma gorge qui diffuse un parfum ferreux,
commesijem'étaismordulalanguejusqu'ausang.Puisl'ombrefrappe.
J'entendsSandracriersouslechoclorsqu'elledisparaît,etjehurleaussitôt.Jehurleàlamort.Je
ne la vois plus, mais j'ai entendu. Quelque chose l'a projetée dans l'allée adjacente, qui n’est pas
éclairée. Je ne vois rien. Je crie son nom, mais elle ne répond pas. Mon cœur bat si vite que j'ai
l'impressionqu'ilvaexploser.
—Sandra!
Je suis persuadée que je viens de me déchirer les cordes vocales. Quelqu'un va m'entendre.
Quelqu'undoitm'entendre.Alorsjecontinueàcriersonnom,encoreetencore.Maisoncroiraitque
lesruesontétévidéesparunespritmalin.Laseuleprésenceestcelledelalune,quisemoquedemoi.
Jenepeuxpasresterlàoùjesuis.JenepeuxpaslaisserSandra.
Jeviensdedéciderdem'élancerdansladirectionoùSandraadisparulorsquejel'entendscrierà
nouveauetmefigetotalement.Simultanément,lalumièreduréverbèrecommenceàclignoter.
Unefois.
Deuxfois.
J'arrêtedecompterlorsqu'uneformenoirefilesivitedevantmoiquejefaisunbondenarrière.
La lumière joue les stroboscopes quand je me retourne pour essayer d'apercevoir ce qui vient de
passeràcôtédemoi.Aumomentoùl’ampouleexplose,jecrieetmemetsàcourir.J'entendstoujours
Sandrahurler.Jesaisquecen'estpascequ'ilfautfaire.Jesaisquej'aitort.Pourtantjem'enfuisen
direction du prochain lampadaire, en direction du bar où nous comptions aller, en direction de la
civilisation.Jemerassureenmedisantquejetrouveraidel'aide,maistoutaufonddemoi,sousmon
cœurquibatlachamade,j’aiconsciencequejesuisunelâche.Jeneméritepassonamitié.
Jen'aipascourudixmètresavantdemefaireattraper.Toutmoncorpssefigelorsqu'unemain
griffueserefermesurmoi.Jesaisquejevaismourir.Jen'aipasvulevisagedemonagresseur,mais
personnenepeutavoirunemainpareille.Lapeauestdumêmejaunequelalune,etsesonglessont
aiguiséscommedespoignards.Jesensqu'ilsontentaillélechandailquejeporteparcequ'unliquide
chaudserépandsurmapeau.Quelquepart,danslebrouillarddemoncerveau,j'aiconsciencequ'il
s'agit de mon sang, mais je ne ressens aucune douleur. L'adrénaline doit éclipser toutes mes
sensations physiques. Je ne sens même pas vraiment la main qui s'est refermée sur mon épaule, ni
l'autrequim'asaisieàlagorge.J'aiseulementconsciencequemestalonsrâpentletrottoirtandisque
mon agresseur me ramène en arrière, là d'où proviennent les cris de Sandra, plus déchirants que
jamais. Chaque fois qu'elle pousse un hurlement, c'est comme si une bombe explosait dans mon
ventre.
Malgrémoncorpsrigideetmespiedsquitraînentsurl'asphalte,monagresseurmetirederrière
luicommesijenepesaisrien.Jecroisqu'ilm'aattrapéeparlescheveuxet,dansunflashquin'arien
à faire là, je me souviens avoir lu un article un jour qui conseillait aux femmes de s'attacher les
cheveuxpourdiminuerlerisqued'agression.Maisjen'ypensepaslongtemps,carjesuisjetéesurle
sol.
Lesréverbèresontaussisautéici.Jenevoisrien,pourtantjesaisquejesuisprochedeSandra.
J'entendssesgémissementstoutprèsdemoi.Aucunsonnefranchitmeslèvres,commesilapeurétait
entraindem'étranglerphysiquement.
Jememetsàtâtonnerlesolàlarechercheden'importequoiquipourraitmeservird'arme,mais
il n'y a rien. Je sens que mon agresseur va revenir à l'attaque. J'ai la sensation désagréable qu'il
m'observe en ce moment même. Si j'écoutais ma terreur, je l'entendrais me dire qu'il trouve cela
amusant.Maisjen'aipasbesoindelefaire,jesaisquec'estlecas.Jen'aijamaisétéaussipersuadée
dequelquechoseaucoursdemavie.Jen'aipeut-êtrepasvusonvisage,maisjesaisquelachosequi
m'a saisie n'avait rien d'humain. Cette peau, sa couleur, les griffes, et l'odeur qu'elle dégage. Cette
choseestmorte,j'enailacertitude.
Marespirationestsaccadée.Monsoufflebatsurmalèvresupérieure,commeunfouetirrégulier
mais trop rapide. Sandra gémit toujours, et l'acide coule dans mes veines. Elle va mourir. Je vais
mourir.
Alorsjesautesurmespieds.Jesensl'airbougeretjecomprendsquelacréatureadécidéque,si
jefuis,c'estqu'elleatropattendu.Quandellemepousse,matêteheurteunmurquejenevoispas.Je
suiscomplètementsonnée.J'aivaguementconsciencedecrieràSandradetenirlecoup,maisjene
saispassij'arriveàtermineruneseuledesphrasesquejecommence.Chaquefoisquejemeredresse,
l'agresseur me pousse de nouveau. Je suis sûre qu'il joue avec moi. S'il souhaitait ma mort, je ne
respireraisplusàl’heurequ’ilest.C’estmapeurqu’ilrecherche.
La danse dure encore quelques instants. Je n'ai plus aucune notion du temps, ni aucune idée du
nombredefoisquejeheurtecemuravantqu'ilnesautesurmoi.Sonodeurestinsupportable.Jeme
souviensl'avoirdéjàsentie,unefois.J'étaispetite,jejouaisdanslejardindenotremaisonàTel-Aviv.
Plustard,lorsquenousavionstrouvélecadavred'unchatderrièreunbuisson,ilgrouillaitdevers,et
safourrures'étaitratatinée.Lanounoum'avaitexpliquéqu'ildevaitêtrelàdepuisplusieursjours,en
pleinsoleil.C’estçaquesentlachosequej'aisurlecorps.
Unevoiturepassesurlepont.Jel'entendsarriver,etj’ail’impressionquec’estlepremiersonque
qui me parvient clairement depuis des heures. J'essaie de hurler, mais la créature pose une main
griffuesurmabouche.Etlà,danslalumièredespharesquinelabalayentqu'unefractiondeseconde,
jelavois.Moncœurs'arrête.Sapeaujaunâtreestparcheminée,commesielleétaittellementridée
qu'elleallaittomberenlambeaux.Sessourcilssontépars,commesescheveux,filassesetnoirs,qui
strient ses joues. On dirait le pelage d'un animal malade. Ses yeux sont deux puits d'obscurité sans
pupilles.Maisleplusatroce,c'estsabouche.Deuxlignesexsanguesetémaciéesquineparviennent
pas à dissimuler les dents aiguisées qui seront ma perte. Deux canines beaucoup trop longues font
leurapparition.Lalumièredespharesadisparudepuislongtemps,maisjelesaibienvues,jesaisce
qui se rapproche de moi en même temps que le souffle putride. Il me semble que les secondes se
figent.Mavienedéfilepasdevantmesyeux,pourtantjesaisquemadernièreheureestarrivée.Je
n'auraimêmepaseuletempsdeprofiterdelaliberté.J’aiquittéunecagepouruncercueil.
Lorsquelescaninestouchentmapeau,jemesensmourir.Contretouteattente,monagresseurest
projetéloindemoi,etjevoissoudaindelalumière.Ellem'aveugle.Moncœursemetàpomperà
toutevitesse,commes'ilavaitfaitunepauseaprèsavoirvulemonstreetrattrapaitd'uncouptousles
battements qu'il a manqués. Je vois deux silhouettes en face de moi, ombres noires se détachant de
l'obscurité au-delà du halo lumineux. Peut-être que des anges sont venus nous chercher, Sandra et
moi.Peut-êtreque,lorsqu’onmeurt,ladouleurfinalenousestépargnée.Maisjecomprendsviteque
cen'estpaslecasquandl'unedesdeuxombreslèveunbras.Elletientquelquechosequiressembleà
unfusil,mêmesil'armeestpluscourteetpluslarge,etvisemonagresseurquifonçaitsurelle.Celuici fait un bond en arrière lorsque l'impact le touche. Je crie. Les silhouettes échangent quelques
parolesquejenesaisispas.L'undesdeuxmedésigneavantdeprolongersongestejusqu'àunpoint
derrière moi. Je tourne la tête et la nausée s'empare de moi. Je me relève d'un bond même si j'ai
l'impression de n'avoir plus aucune force. Puis je me mets à courir loin des hommes sans visage.
C'estlecorpsdeSandraquej'aivu,dumoinscequ'ilenreste.Toutceciestuncauchemar.Çanepeut
êtrequ'uncauchemar.
—Non!
C'estundeshommesquiacrié.Jenem'arrêtepas.Jenesaispasquiilssont,jenesaispasqui
nous a attaquées. Je sais que je dois fuir. C'est tout ce que je comprends. Malgré la douleur qui
rayonnedansmesmembres,jecoursetcoursencore,jusqu'àceque,finalement,jeremarquequeje
ne me trouve plus dans le noir total. Je suis dans une petite rue, entre deux séries d'immeubles. La
routen'estpastrèslargeetnepeutlaisserpasserqu'unevoiture.Jeralentisparcequemesjambesne
veulent bientôt plus me porter. Je suis paniquée. Je jette des regards partout autour, à l'affût. J'ai
l'impressionquemarespirationfaitunbruitdetouslesdiables.Etlesruessonttotalementdésertes,
commesilavilleavaitétéabandonnée.
Jesursauteetpousseuncrilorsquej'entendsdubruit,maiscen'estqu'unvieuxsacplastiqueque
leventfaitmollementbouger.Lamainsurlecœur,j'essaied'avancerunpeu.Jereconnaisenfinles
lieux. La rue St-Martin. Si je parviens à la traverser, je trouverai l'hôtel de police. Ils pourront
m'aider.C'estleurboulot.
Je fais encore quelques pas et je me fige. Quelque chose a fait du bruit. Cette fois-ci, je suis
persuadée que ce n'est pas le sac plastique. Mon sang se glace. L'hôtel de police est à quelques
centainesdemètres,jesaisquejenel'atteindraipassijememetsàcourir,quelachosemerattrapera
avant.Jesuisimmobilecommeunlapin,etj’aiconsciencequeçanem'aiderapas.Alorsjeregarde
autourdemoi.Ilyaunedeuxbennesàordures,dontunedébordedesacs-poubelle.Jepourraisme
cacherdansladeuxième.C'estcequejemedécideàfairequandj'entendsunevoiturearriver.Jene
réfléchisplusetjemeprécipiteducôtédelaroutepourfairedegrandssignes.Leconducteurpasse
toutdroit.Ilnem'asûrementpasvue.Jecontinueàcrier,cependant,mêmesimavoixmesembleun
finfiletenrouédansmagorge.Ondiraitundecescauchemarsoùl'onessaiedehurlersansqu'aucun
sonvienne.Maislemonstre,lui,arrivetoujours.
Jesuisencoreentraindefairedesgesteslorsquelesgriffesmedéchirentlebras.Jesuisprojetée
enarrièreetjeheurteviolemmentunedesbennes.Leslampadairesn'ontpassautéici,etjelevois
parfaitement.Ilestplusignoblequedansmessouvenirs.Cen'estpaslemême.Jem'enrendscompte
aumomentoùilfondsurmoi.Sescheveuxnesontpasnoirs,etsaboucheestrecouvertedesang.Je
saisquec'estceluideSandra.Laragequimeprendauxtripesmeredonnedel'énergie.Jeneveuxpas
mourir.Jerefusedemourir.
Ilarrivesurmoicommeunetornademiniature,etmondosaccuselecoupcontrelemétal.Jesuis
sûrequ'onpourraityvoirunebossedeformehumaineàprésent.Ilessaiedememordre,maismes
mains sur son visage en décomposition l'empêchent d'atteindre mes membres. Je ne savais pas que
j'avaisautantdeforce.Çadoitêtrel'adrénaline.J'ailuquelquepartqu'elledécuplelesforces.Jel'ailu
dans un article qui expliquait qu'un homme avait soulevé un tracteur dans sa grange pour sortir
l'enfantquiétaitprisonnierendessous.S'ilapusauvercetenfant,jesaisquejepeuxsurvivre.
Jecriesurlachose,maisjen'aiaucuneidéedecequejeluidis.Ellesedébat,jemedébats.Elle
estplusfortequemoi.Maisjeneveuxpasmourir,alorsqu'elleestdéjàmorte.J'ignorecombiende
tempss'écouleainsi.Jesaisjusteque,àunmoment,elleappuiesurmatêtejusqu'àmeplierendeux.
Jegémis,maiscen'estpasladouleur,c'estlacolère.Mescheveuxm'aveuglenttandisqu'elleessaie
d'atteindremoncou.Jeneveuxpaslalaisserfaire.Jetournelatête,etjesenslamorsuredelabêteà
l'arrièredemoncrâne.Jerugisetmeredressedetoutesmesforces.Jelafrappeenpleindanslenez,
cequiluifaitpousserungrognement.Ellefaitunpasenarrièresouslechoc,puisserattrapesurla
benne.Jeneréfléchispas.Jebaisselecouvercled'uncoupsec.Puisjelerelèveetl'abatsunenouvelle
fois.Puisencore.Etencore.Jecontinuejusqu'àcequemesmusclesm'élancent,jusqu'àcequemes
brasn'enpuissentplus,jusqu'àcequ'ellearrêtedebouger.Lorsquejeprendsconsciencequesatête
n'estplusrattachéeàsoncou,jetombeetatterrissurlesfesses.Jecommenceàreculeràmesureque
soncorpsserecouvredecloques.Ondiraitqu'ilestentraindebouillir.L'odeurquis'endégageest
plusinsupportableencorequeprécédemment.Jemeretourneetvomislespâtesauxtruffesquej'ai
mangéesuneheureplustôt.Lemélangedeparfumsestsibizarrequej'ail'impressiondereveniràla
réalitéd'uncoup,commesionm'avaitmisdesselssouslenezpourmeréveiller.
Je me relève et j'essaie de courir dans le sens contraire. Je n'ai fait que quelques pas quand je
prendsconsciencequej'ensuisincapable.L'adrénalineestredescendue,j'aimalpartout,jesaigne,la
têtemetourne.J'ignorecombiendetempsilmefautpourfairelecheminensensinverse.Toutceque
jesais,c'estquel’itinérairelepluscourtpourregagnermavoiturepasseparl'endroitoùons'estfait
attaquer.Çan'aplusaucuneimportance.Jeviensdemourir,d’unecertainefaçon.Sandraestlàet,si
mapremièreidéeétaitdefuir,jesaisquejenepourraipas.Jedoislaretrouver.Peut-êtrequ'elleest
encoreenvie.Ilfautqu'ellelesoit.Elleesttoutcequej'ai.
Quandj'arriveenvuedupont,mesespoirss'envolent,etjesuistroplourdepourlessuivre.La
lunemesourittoujours,ellen'apasfinidesemoquer.J’aperçoislecorpsdeSandra,deloin,etjeme
demandepourquoij'avaisl'impressiondenerienvoir,toutàl’heure.Mêmesanslelampadaire,elle
estéclairée.Jeboitejusqu'àelle.Chaquepasquejefaisestcommeuneannéedemoinsqu'ilmereste
àvivre.Quandjemelaissetomberàcôtéd'elle,jeprendsconsciencequejepleure.Peut-êtrequej'ai
commencé à le faire avant, mais je n'avais rien remarqué. Ma poitrine se lève et s'abaisse sous les
sanglots.Jen'aiplusenviederespirer.Jesuisfatiguée.
Sa fine veste n'est plus blanche. Tout est rouge, à présent, sauf ses yeux, grands ouverts, qui
regardentunpointquin'existepas.Jepasselamainsursajoueetsonsangsemêleaumien.Quand
j'entends du bruit, je ne réagis pas. Tout ce que je pense, en ce moment, c'est que nous partageons
enfinlemêmesang.C’estellemafamille.
Les deux silhouettes sont à nouveau là. L’une d’elles braque sur moi une lampe torche. Je n'ai
mêmepluslaforcedeleverunbraspourprotégermesyeux.Jevoissansvoir.Jerespiresansvivre.
—Celle-ciestencorevivante,ditundeshommes.
Savoixestprofondeetcalme.Beaucouptropcalme.Ondiraitqu'ilneremarquepasquejesuis
recouvertedesang.Peut-êtrequejesuisentrainderêver.Non,jesaisquecen'estpasuncauchemar.
Le sang qui coule de la plaie sur mon visage est chaud et épais. On ne sent pas ça dans les
cauchemars.
—Ilvautmieuxl'éliminer,répondl'autre.Elleacertainementétémordue.
—Onn'enaaucunepreuve.
Le premier homme semble agacé. Je suis toujours incapable de réagir. J'aurais envie de rire,
mêmesij'ignorepourquoi.
—Ilenresteun,ajoute-t-il.Onadéjàperdutropdetempsaveccelui-ci.Ilfautqu'ons’occupede
luiavantqu'ilnefassed'autresvictimesouqueDoylemettelamaindessus.
Soudainjecomprends.Cesombressontàlarecherchedecellesquinousontattaquées.Monenvie
derireestdécuplée.Pourtant,moncorpsnelerelaiepas.
—Ilestmort.
Il me faut quelques secondes avant de réaliser que c'est moi qui viens de parler. Ma voix est
enrouée,magorgedouloureuse,maisjesaisqu'ilsm'ontcomprise.
—Elledélire.Vulesangqu'elleperd,ellenedurerapluslongtempsdetoutemanière.Achève
sessouffrances,Marcus.
Ledeuxièmehommemeregarde.Jelesens,mêmesijenelevoispas,carsalampetorcheest
toujoursbraquéesurmoi.Lorsqu'ill'abaisse,jesuisànouveauaveugle.Ils'approchedemoijusqu’à
cequ’onseretrouvenezànez.Sescheveuxsontnoirs,bouclésetmalcoupés.Unebarbedeplusieurs
joursrecouvresesjoues.Maisjevoissesyeux,etjen'aipaspeur.Ilssontd'unvertsombre,etilssont
humains.Quandilparle,savoixestétrangementdouce.Ondiraitqu'ill'enrobedemielpournepas
râpermesoreilles.Lesoltangueautourdemoi.
—Ilestmort?
J'essaied'acquiescer,maismoncorpsneveutpasm'obéir.Alorsjefaisunderniereffort.
—Jel'aitué.
Touts'arrêteàcetinstant.Maisdansl'infimeinstantquiprécèdelesténèbres,ilmesemblequeles
yeuxvertssontsurpris.
©MarikaGallman,2012
Illustrationdecouverture:©FleurineRétoré,2012
ISBN(versionnumérique):978-2-919550-38-8
ÉditionsduPetitCaveau
9,rueMalteBrun—75020Paris
[email protected]
http://www.editionsdupetitcaveau.com