Julien Lestel - Passeurs de danse

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Julien Lestel - Passeurs de danse
Julien Lestel
Julien Lestel, chorégraphe et danseur, a fait ses classes à l’école de danse de l’Opéra de
Paris et au Conservatoire Supérieur de Paris où il a obtenu un premier prix. Il a intégré des
compagnies aussi prestigieuses que les « Ballets de Monte-Carlo » ou le « Ballet de l’Opéra
National de Paris ». Il a été le partenaire de Marie-Claude Pietragalla en sa qualité de
danseur principal du « Ballet National de Marseille ».
Il a fondé sa propre compagnie, la compagnie Julien Lestel, en 2006. Depuis il a créé, entre
autres, « Somewhere » et « Constance » au Ballet de Marseille, « Corps et âmes » au
théâtre des Champs Elysées, « Fragments» pour le Centre culturel JM Tjibaou à Nouméa
et remonté «Somewhere» à l’Opéra de Paris. Il est actuellement en résidence à l’Opéra de
Massy où il vient de présenter ses nouvelles créations « Puccini » et « Anastylose ».
Dans le cadre de ce dossier thématique, l’association « Passeurs de danse » a interviewé
ce chorégraphe de premier plan à propos d’Anastylose. Dans cette pièce en effet, trois
danseurs et un pianiste se partagent le plateau et se mettent réciproquement en vedette.
Cette subtile conjugaison du travail d’un chorégraphe et de celui du musicien François-René
Duchâble, tous deux de renommée internationale semble particulièrement intéressante.
François-René Duchâble, premier prix du Conservatoire National Supérieur de musique,
onzième au Concours musical international Reine Élisabeth de Bruxelles, prix de la
Fondation Sacha-Schneider, s'est produit en récital à travers le monde, en Europe, aux
États-Unis, au Canada et au Japon. Il est particulièrement salué pour ses interprétations de
la musique romantique (concertos de Beethoven, Brahms, Schumann, Liszt, Poulenc, etc.).
Passeurs
Comment les musiques d'Anastylose ont-elles été choisies ? A quel moment ? Par qui ?
Julien Lestel
Anastylose est née d'une envie partagée : François-René Duchâble désirait faire un
spectacle avec moi autant que j'avais envie de travailler et de créer avec lui.
La thématique de la chorégraphie, ou plutôt la sphère émotionnelle que j'avais envie
d'explorer, était déjà présente à mon esprit au moment où nos échanges ont commencé. Je
souhaitais m'intéresser à la reconstruction d'un être, à ce qu'une personne - et
particulièrement un artiste - fait pour continuer à vivre avec ses cicatrices. Comment un
homme panse-t-il ses blessures ? Comment puise-t-il dans son passé pour exister ?
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Comment tient-il debout en dépit des traumatismes qu’il a subis ? Que (qui ?) devient-il ?
J'avais envie d'écrire à ce propos une pièce romantique qui soit pleine de vivacité, quelque
chose de profond et de tonique à la fois.
François-René Duchâble, quant à lui, rêvait de réinterpréter en public des œuvres
romantiques qu'il connaît par cœur, de donner une vie nouvelle à un répertoire incorporé qui
lui est personnel. Or, ce répertoire étant très vaste, il lui fallait nécessairement procéder à
des choix avant de les porter à la scène. Il m'a donc fait entendre des extraits de tous ces
morceaux sur lesquels il souhaitait revenir et il m'a laissé sélectionner ceux qui me
semblaient les plus adaptés à ce que je ressentais, eu égard à ce que je voulais exprimer et
à ma danse.
Au-delà de ces deux projets individuels, notre dialogue se fondait sur des envies qui se
répondaient : François-René Duchâble voulait d'abord me proposer une musique qui
corresponde à mes attentes, des airs qui entrent en écho avec mes intentions d'écriture. Je
souhaitais, tout aussi nettement, lui donner l'opportunité de jouer des œuvres qu'il aimait ; je
voulais que notre spectacle lui fasse plaisir.
J'ai donc écouté ce qu'il me proposait, cela a pris toute une journée. Ensuite, nous avons
discuté de l'ordre dans lequel les pièces retenues pouvaient s'enchaîner. Je donnais mon
avis en fonction de leur couleur, de leur rythme plus ou moins vif, et de ce que j'imaginais en
faire et il me suivait ou non. Il pensait surtout aux différentes tonalités des morceaux : selon
lui, certaines proximités heurtent l'oreille, tandis que d'autres produisent des enchaînements
harmonieux. Finalement, nous nous sommes accordés sur une liste ordonnée des morceaux
que François-René Duchâble a interprétés et que j'ai enregistrés. J'ai commencé à
chorégraphier en partant de cette captation.
Passeurs
Comment avez-vous utilisé cette musique au moment où vous avez composé votre
chorégraphie ?
Julien Lestel
Comme toujours. J’écoute d’abord beaucoup la musique, je m’en imprègne puis je
chorégraphie avec ou sans ce support musical, seul et/ou en collaboration avec les danseurs
de la compagnie. Dans le cas d’« Anastylose », la compagnie et moi avons périodiquement
rencontré François-René Duchâble qui s’est imprégné à son tour de la danse que je
proposais afin de colorer son interprétation en fonction de son ressenti : des suspensions,
des infléchissements du tempo, des silences sont venus se greffer pour répondre à notre
évolution et à nos mouvements. Ce dialogue entre la musique et ma chorégraphie a eu sa
part de magie. Rien n’a été mécanique, il y a eu des influences réciproques, souvent
relativement inconscientes. Un geste des danseurs en entraînait un autre du musicien, des
respirations apparaissaient. Parfois, et cela est visible dans l’œuvre présentée au public, les
danseurs ont commencé une histoire que le musicien a poursuivie ; ou à l’inverse, c’est la
musique qui a l’initiative. A certains moments, les danseurs évoluent en silence avant la
première note ; à d’autres, ils prolongent leur phrase dansée au-delà de la mélodie. Quand la
totalité de la pièce a été écrite, François-René Duchâble était au clair sur l’interprétation des
œuvres qu’il voulait donner tout comme moi sur mon œuvre ; mais l’échange immédiat entre
piano et danse et les aménagements sensibles qui en ont découlé a continué à exister ;
aucune interprétation n’a été la copie conforme d’une autre. François-René Duchâble ne
nous a jamais quitté des yeux en jouant, nous nous sommes laissé porter par la musique en
dansant. Cette manière de faire a permis aux deux parties de s’exprimer pleinement, à la
musicalité de chacun des interprètes d’exister et d’être portée par la musicalité des autres.
Rien n’a été mécanique, bien que tout ait été mille fois répété.
Passeurs
Comment une telle démarche est-elle encore possible au moment des représentations ?
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Bien évidemment, sur scène comme au studio, ce sont finalement les émotions qui prennent
le pas sur la forme, le ressenti immédiat sur le compte. Les couleurs l’emportent sur les
rythmes aussi bien au moment où on se produit qu’au début de l’écriture. Cette manière de
faire est aujourd’hui la mienne après que j’aie longuement réfléchi et suivi les cours de
nombreux professeurs ; elle m’est nécessaire. Elle me permet de ne pas seulement danser
sur la musique mais de danser la musique. Une pièce c’est un peu comme la mer, les
vagues succèdent aux vagues, mais la mer n’est jamais identique. Nous refaisons les
mêmes mouvements, mais on est toujours en train de découvrir et de danser quelque chose
de nouveau. De ce point de vue, une chorégraphie ne peut jamais être terminée, toute
réinterprétation constitue une nouvelle étape. A chaque fois qu’on entre sur le plateau, une
nouvelle phase de création s’ouvre. Sur la scène, les danseurs - parce qu’ils ont lâché prise se trouvent dans un état et dans un univers particuliers ; l’écriture est là comme un fond mais
le danseur laisse toute sa place à l’émotion. François-René Duchâble était dans la même
position, il adaptait tout : la vitesse de son jeu, la force de ses tapés, la longueur de
suspension, il avait l’impression disait-il, de faire vivre sa musique en écho à ce qu’il sentait
de notre danse, de « réanimer » une composition.
Passeurs
Vous préparez actuellement des pièces, procédez-vous comme vous l’avez fait pour
Anastylose ?
Julien Lestel
Ce ne sera pas tout à fait la même chose car la musique sera enregistrée, essentiellement
pour des raisons économiques car j’apprécie énormément de travailler en live avec des
musiciens ; je prévois déjà de créer l’année prochaine en travaillant avec l’orchestre de
l’opéra de Massy.
J’ai deux compositions en cours : « Roméo et Juliette » sur la musique de Prokofiev et une
autre qui s’intitulera « Transmission ».
« Transmission » raconte ce que vit un chorégraphe avec ses danseurs, l’histoire d’une
création. C’est mon vécu de chorégraphe, mon histoire d’artiste que je mets en abyme dans
cette pièce. Je propose à mes danseurs des séquences de mouvements qui livrent mes
émotions, mes joies, mes peines, mes doutes, mes douleurs, etc. Les danseurs s’en
saisissent, se les approprient tout en y greffant leur propre sensibilité. Ces allers-retours sont
essentiels dans ma démarche, j’écoute beaucoup la personnalité de mes interprètes et je
veille à respecter leur identité. Originellement, cette pièce devait s’appeler « médiation »
mais, en la travaillant, j’ai préféré lui donner un nouveau titre, plus conforme à l’objet qui se
dessinait : le procès même de la transmission entre chorégraphe et danseurs.
L’univers sonore de cette création est un montage enregistré ; j’ai choisi une musique
contemporaine non ésotérique pour qu’elle parle à tout le monde, celle de Max Richter, qui
mêle beaucoup d’instruments à cordes à des voix chantées ou parlées, des poèmes en
russe ou en anglais. Dans ce cas, j’ai donc arrêté mes choix musicaux relativement a
posteriori. Cela ne m’empêche pas de mener le dialogue musique/danse tel que je l’ai
évoqué pour Anastylose. La danse à évolué pour se marier à la musique quand cette
dernière a été arrêtée, j’ai cherché à les unir intimement.
Pour « Roméo et Juliette », c’est encore autre chose, la musique préexiste. J’ai beaucoup
dansé « Roméo et Juliette », dans des versions très différentes : celles de Noureev,
d’Ashton, de Van Dijk, de Cranko, etc. J’avais très envie d’en faire une version, de me
confronter à cette pièce très riche que je pensais bien connaître de l’intérieur. Evidemment,
je crée dans un contexte qui influence mon travail. Je ne suis pas à la tête d’une compagnie
nombreuse, je ne peux donc pas faire la part belle aux scènes de rue ou aux
divertissements. Des aménagements se sont imposés de ce seul fait, je ne pouvais écrire un
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rôle que pour les personnages principaux. D’autre part, je ne voulais pas gommer la
dimension narrative de l’œuvre mais je ne souhaitais pas me focaliser dessus, je voulais la
traiter avec délicatesse et ne garder le coté théâtral que quand cela était important ; je
voulais aussi épurer la pièce de toutes les petites fioritures. Cela m’a conduit à couper un
peu la partition.
Enfin, et cela a constitué pour moi une surprise, j’ai découvert en écoutant la musique
quelques morceaux ici et là auxquels je n’avais pas été très attentif en tant qu’interprète.
Cela m’a interpelé, j’ai eu envie de leur donner une place. En clair, je me suis plongé dans la
musique de Prokofiev et dans l’histoire de Roméo et Juliette pour en comprendre et en
éprouver les émotions afin de les restituer à ma manière. C’est la dimension dramatique, la
tension qui règne de bout en bout, la force des sentiments que je veux traduire avec ma
danse. Cette dernière trouve sans doute une partie de ses racines dans le travail des
chorégraphes dont j’ai été l’interprète, qui demeurent en moi et qui nourrissent
indubitablement mon inspiration mais c’est - comme toujours dans ce que je fais - le dialogue
entre la partition musicale (ici celle de Prokofiev légèrement tronquée) et mes émotions
d’auditeur traduites en mouvements dansés qui caractérise le mieux mon cheminement de
chorégraphe.
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