La BIENhEUREUSE dOULEUR d`éCRIRE

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La BIENhEUREUSE dOULEUR d`éCRIRE
146 | HISTOIRE
Reconstitution
de la chambre
de Colette
au Palais-Royal
(Photo : Georgette
Gouge)
Bureaux d’écrivain
à droite, Colette
écrivant, dans les
années 1940 (Photo :
Harcourt, Collection
du Centre d’Études
Colette)
Colette
la bienheureuse
douleur d’écrire
Gabrielle Sidonie Colette qui avait fait
de son patronyme à la fois un nom et un
prénom, est décédée il y a soixante ans.
La France, vieux pays qui n’aime rien tant
que les anniversaires et les commémorations,
la célèbre cette année à travers diverses
cérémonies et expositions. Retour sur le
travail acharné et les rituels de celle qui fut
la plus grande romancière du siècle passé.
Il y a 68 ans, le 3 août 1954, Colette s’éteignait
à son domicile parisien du 9, rue de Beaujolais,
au Palais Royal. Elle avait 81 ans. Auteur de plus de soixante
romans, journaliste, elle était née le 28 janvier 1873 à SaintSauveur-en-Puisaye, rebaptisé Montigny-en-Fresnoy dans ses récits.
C’est donc dans cette Bourgogne, aux paysages doux et tendres,
qu’elle a passé ses jeunes années durant lesquelles s’est nourrie
son œuvre et façonné sa pensée et son style.
De Sidonie, sa mère tant aimée, qu’elle a immortalisée sous son
diminutif de Sido, elle tient sa forte empathie pour les animaux, son
amour de la nature et son goût de l’observation. « Regarde ! » lui
disait sa mère. Cette injonction lui a inculqué une certaine façon de
voir, de s’attacher aux petites choses de la vie. Colette, c’est un regard
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de chat qui vous étudie avec attention, qui semble retenir chacun de
vos gestes. C’est le regard d’un écrivain qui, après avoir observé, vous
restitue sa vision des choses et une réalité que « nos sens engourdis
avaient désappris à appréhender », note Marlène Amar.
Bien qu’elle ait eu diverses maisons de vacances à Saint-Tropez, en
Bretagne et en Corrèze et qu’elle ait beaucoup déménagé dans Paris
(quatorze déménagements qu’elle évoque dans Trois-six-neuf), elle
a toujours conservé ses racines. « J’appartiens à un pays que j’ai
quitté » écrit-elle en 1908 dans Les vrilles de la vigne. Elle a expliqué cette irrépressible bougeotte avec des mots simples et justes :
« Quand un logis a rendu tout son suc, la simple prudence exige
de le quitter. « À la fin de sa vie, clouée dans son appartement par
une arthrose de la hanche, elle affirmait : « on n’a jamais envie
de quitter le Palais-Royal », mais elle faisait constamment changer
ses meubles de place, autre façon de déménager.
Son écriture fluide et claire pourrait laisser accroire
qu’elle écrivait avec facilité, or c’était tout le contraire. À
Cocteau, qu’elle considérait comme son petit frère, qui lui dit un
jour « tes livres ont l’air de s’écrire tout seuls. Tu es une fontaine
d’encre », elle répliqua « comme c’est triste ! » Elle écrivait dans
une grande souffrance, cherchant le mot juste comme un chien
truffier cherche les diamants noirs. Elle pouvait passer des jours
sur une seule page. Elle raturait beaucoup et jetait énormément.
HISTOIRE | 147
Sido, n’a jamais rédigé que des lettres, mais elles témoignent d’un
Elle considérait son travail comme celui d’une fourmi : « je hisse
réel talent de plume ; son père, le capitaine Colette, avait des
quelque chose et puis je le fous en bas et je recommence. » Pour
ambitions littéraires, mais sans en avoir les moyens. Blessé à la
arriver à la meilleure formulation, elle équarrissait ses phrases
bataille de Melegnano et amputé d’une jambe, il s’ennuyait ferme à
comme un bûcheron débarrasse un tronc de ses branches.
Saint-Sauveur et s’enfermait seul pendant des
Après relecture, chaque page avait perdu la
Elle pouvait passer des heures dans son petit bureau de percepteur.
moitié des adjectifs. Elle compare le travail
de l’écriture à celui d’un artisan, et confie
jours sur une seule page Ses proches pensaient que, piqué de poésie,
il s’épanchait en vers ou en prose. Tous soupolir chaque phrase pour obtenir le plus beau
haitaient lire, un jour, cet ouvrage écrit dans le plus grand secret.
brillant, pour que « chacune d’elles soit comme un joyau. » Pas
« Quand il est mort, on ne découvrit que des pages blanches, une
étonnant qu’elle considère l’écriture comme un travail à la fois
œuvre imaginaire, le mirage d’une carrière d’écrivain », raconte
intellectuel et manuel. C’est si vrai qu’à la fin de sa vie, percluse
Samia Bordji, responsable du Centre d’études Colette. « Sa mère
de rhumatismes, ne pouvant plus guère tenir un stylo en main,
qui n’avait aucune prétention littéraire écrivait très bien et son
elle brodait souvent (notamment des dossiers de fauteuils) et disait
père qui se rêvait écrivain n’écrivait pas. Le talent ignoré de l’une,
avoir, ainsi, l’impression de continuer à écrire en couleur.
marié au rêve avorté de l’autre a fait de Colette un des plus grands
Cette difficulté qu’elle avait à écrire, cet amour haine qu’elle entreauteurs français. »
tenait avec la littérature a tout d’un héritage génétique. Sa mère,
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C’est dans cette hérédité qu’il faut chercher la source de ses rapports extrêmement ambigus avec l’écriture, oscillant entre la douleur d’écrire et le soulagement, le bonheur, d’avoir écrit. Elle ne
cachait pas les souffrances que la littérature lui faisait endurer : « Je
travaille comme je peux, avec beaucoup de peine. Je ne dissimule
pas. Je tire, avec une peine de terrassier, un volume de nouvelles
de ma mémoire et de mon imagination mais quel dégoûtant travail. » Elle prit un jour congé de sa grande amie, la comédienne
Marguerite Moreno, avec ces mots : « je te laisse pour aller pondre
goutte à goutte, avec répugnance. »
Cette vocation s’était imposée à elle, à son corps défendant :
« J’étais la seule faite pour ne pas écrire et pourtant ma vie s’est
passée à ça. « Ce que Joseph Kessel confirma : « toute sa vie elle
a détesté l’écriture. Elle en avait la haine. Si elle avait pu gagner
sa vie autrement, elle l’aurait fait. » En 1949, dans Le fanal bleu,
elle confie à la page blanche : « écrire ne sert qu’à écrire. Avec
humilité je vais écrire encore, il n’y a pas d’autre sort pour moi.
Mais quand s’arrête-t-on d’écrire ? Quel est l’avertissement ? Un
trébuchement de la main ? J’ai cru autrefois qu’il en était de la
tâche écrite comme des autres besognes ; déposé l’outil, on s’écrie
de joie : fini ! Et on tape dans ses mains d’où pleuvent les grains
d’un sable qu’on a cru précieux… C’est alors que dans les figures
qu’écrivent ces grains de sable, on lit ces mots : à suivre. « Après
avoir achevé ce livre, elle avait d’ailleurs déclaré « c’est fini, je n’ai
plus rien à dire. » Elle ne souffrira plus d’écrire.
C’est son premier mari, épousé à 20 ans, Henri Gauthier
Villars dit Willy, écrivain mondain et grand employeur de
nègres, qui fit prendre conscience de son talent à celle qui n’avait
pas dépassé l’école primaire et dont l’institutrice jugeait l’écriture
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Willy et Colette en 1903
fort vilaine : « Vous n’avez jamais pensé qu’être illisible était
une grave impolitesse ? » Voulant rééditer le succès qu’Alphonse
Daudet avait connu avec Le Petit Chose, son époux lui demanda
d’écrire un livre de souvenirs d’enfance et ce fut Claudine à
l’école, paru en 1900 sous la signature de Willy. Le livre connut
un grand succès et connut trois suites : Claudine à Paris (1901),
Claudine en ménage (1902) et Claudine s’en va (1903). Soucieux
du rendement de sa négresse, Willy se soucie de ses conditions
de travail et fait relier son bureau à une salle de gymnastique
pour qu’elle puisse se relaxer et recharger ses batteries. Mais
Colette, la bienheureuse douleur d’écrire HISTOIRE | 149
il l’y enferme tous les après-midi et ne la libère qu’en échange
de pages écrites qu’il corrige et enrichit de passages de son cru.
Elle était parfaitement consciente et consentante. « Après tout,
la fenêtre n’était pas grillée et je n’avais qu’à casser
Avant d’écrire,
ma longe. « Plus tard, revenant sur cet épisode de sa
elle pratiquait
vie, Claude Farrère écrira : « Colette est un poulain
sauvage auquel l’entraîneur Willy a appris, à coups
une danse
de caveçon, à gagner le Grand Prix. Aurait-elle appris
d’insecte
toute seule ? Elle y a mis vingt ans au lieu de deux.
Peut-être n’y serait-elle, même, jamais parvenue car elle est très
paresseuse, elle a horreur d’écrire. » Après sa séparation, en 1906
(elle divorcera en 1910) lors d’une conversation avec Sido, celle-ci
lui répliqua « ton talent ne se serait jamais révélé si tu n’avais pas
vécu avec ce phénomène. »
Ses journées sont réglées comme du papier à musique. Au
petit-déjeuner, elle prend un café au lait, un croissant et une tartine
avec du beurre salé sur laquelle elle rajoute du sel. « Elle trempait
sa plume dans le sel et, sans lui, ses textes n’auraient pas pris des
accents rustiques » témoignait Maurice Goudeket, son troisième
et dernier mari. Suit une promenade ou, si elle est au bord de la
mer, une baignade, mais pas de plage. Vient l’heure du déjeuner,
un moment important pour cette vraie Bourguignonne qui disait
ne bien écrire qu’avec l’estomac plein. Une courte sieste suit
le repas, puis elle se met au travail. À Saint-Tropez, se rappelle
Dunoyer de Segonzac, elle écrivait « vers 4 heures de l’après-midi ;
elle s’y mettait avec difficulté. » Quand arrive l’heure du travail,
Colette devient aveugle et sourde. Pour s’extraire du monde et du
présent, rien ne doit la distraire, c’est ainsi qu’elle évite les fenêtres,
surtout celles qui lui font face. Elle est partagée entre l’envie de
plonger et celle de fuir. Selon la journaliste et romancière Germaine
Beaumont : « Elle retardait le moment par toute une comédie,
une danse d’insecte. Elle s’asseyait, se relevait. J’ai oublié ma
couverture. Je n’ai pas le bon stylo, pas assez de papier. Quelle
heure est-il ? Je l’ai vue demeurer la fenêtre close, devant la tâche à
entreprendre, cherchant quelque dessin en marge, quelque caresse
incantatoire aux objets qui, sur son bureau, amusent la main et le
regard, le difficile chemin du travail et puis tout à coup le trouvant,
s’y enfonçant, s’y perdant alors pour en émerger longtemps après,
délivrée. » Elle peut alors travailler jusqu’à onze heures d’affilée.
Comme tous les écrivains, elle a ses rites et ses habitudes. C’est ainsi
qu’il lui faut être pieds nus et porter son peignoir fétiche. À Germaine Beaumont, elle explique qu’en hiver une couverture sur les
genoux est indispensable : « Ne laisse pas pendre tes pieds, étends
tes jambes, tâche d’avoir un peu chaud quand tu travailles. Vient un
temps où la déperdition de chaleur nous coûte une page, du moins
me coûte une page. » Sa table doit respecter un certain équilibre,
son siège doit être à une certaine hauteur. Ses livres doivent être
facilement accessibles. Et il faut faire le choix du bon stylo dans sa
grande collection, constituée uniquement de Waterman.
Colette vers 1910 (Photo : Collection du Centre d’Études Colette)
Lettre de Colette, sur papier azur, à Marguerite Moreno, 1947
(Document : Collection du Centre d’Études Colette)
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150 | HISTOIRE Colette, la bienheureuse douleur d’écrire
Colette écrivant, dans les années 1950
(Photo : Collection du Centre d’Études Colette)
Pour en savoir plus
Musée Colette,
89520 Saint-Sauveur-en-Puisaye.
www.musee-colette.com
Centre d’études Colette, Direction des affaires
culturelles, Conseil général de l’Yonne,
10, route de Saint-Georges, 89000 Perrigny.
Association la maison de Colette,
8, rue Monsieur-le-Prince, 75006 Paris.
À l’instar d’Alexandre Dumas, Colette écrivait
sur du papier bleu, sa couleur préférée dont
elle disait qu’elle est mentale. Dans L’étoile
Vesper, (1946), elle rappelle, comment 36 ans
plus tôt, elle en est venue à utiliser du papier
de cette teinte : « C’est à Henri Duvernois que
je dois la reposante habitude du papier teinté
en bleu. Quittez le papier blanc ma bonne
dame, il vous râpe la rétine. Choisissez entre
le mauve, le rose et le vert d’eau. Laissez-moi
le jaune un peu mélancolique, le bleu vous va
si bien. Vous demanderez à Gaubert, rue du
Jour, le simili-Japon teinté coupé pour avocat.
Bien que je ne fusse pas inscrite au barreau,
le papier bleu pour avocat m’accompagna
pendant longtemps puis je le perdis. Je n’en
ai plus, me dit Gaubert, je pourrais vous le faire si vous en preniez
une cuve. Va pour la cuve ! Mais je me résignai à un autre azur
quand Gaubert m’apprit qu’une cuve signifie vingt-cinq ou trente
mille kilos. »
Sa chambre bureau a été fidèlement reconstituée
dans le musée Colette au château de Saint-Sauveur. Elle y
écrivait en position assise dans son lit, sur une écritoire. Ce petit
meuble lui avait été donné par une de ses très grandes amies, la
princesse de Polignac, héritière des machines à coudre Singer.
« J’ai, me dit la princesse, un petit meuble anglais qui, agrandi,
vous conviendrait très bien. Elle ne se trompait pas. Il contente
depuis un quart de siècle mon repos et mon métier. » Elle a écrit
dessus tous ses livres à partir des années 1920 (La maison de
Claudine, La naissance du jour, L’étoile Vesper, Le fanal bleu).
Pour se concentrer Colette avait besoin de lumière artificielle. « Il
faut que la lampe soit allumée sinon je m’éparpille. Je ne peux
pas travailler à la lumière du jour. » Rue de Beaujolais, elle écrivait
à la lumière d’une lampe d’architecte, juponnée de papier bleu,
placée au-dessus de son lit et de son écritoire. Cette lampe qui
l’accompagnait dans sa traversée des mots, sur son chemin de
l’écrit, elle l’avait baptisée le Fanal bleu, en référence aux lanternes qui guident les égarés après le coucher du soleil. Dans les
jardins du Palais-Royal, elle était la seule clarté visible au cœur des
ténèbres. Elle servait de repère au promeneur et le lendemain les
commerçants lui disaient « Madame Colette, j’ai encore vu votre
fanal allumé jusqu’à deux heures du matin. » Et elle disait de lui,
« mon fanal n’éclaire pas d’événements de taille à étonner, choisir,
noter ce qui fut marquant. Garder l’insolite, éliminer le banal ce
n’est pas mon affaire puisque la plupart du temps c’est l’ordinaire
qui me pique et me vivifie. » L’ordinaire, c’est justement ce que
nous avons en commun, ce qui nous la rend si proche, ce qui fait
qu’elle reste si actuelle.
Francis Gouge
La maison natale de Colette à Saint-Sauveur
en Puisaye (Photo : Georgette Gouge)
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