Les Dauphinois et leurs forêts aux XVIII et XIX siècle
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Les Dauphinois et leurs forêts aux XVIII et XIX siècle
Les Dauphinois et leurs forets aux XVIIIe et XIXe SIECLES Recueil d’articles par Pierre CHEVALLIER Marie-José COUAILHAC Centre Historique et Juridique des Droits de l’Homme CHRESI, 1991 ISSN 0768-1127 ISBN 2-904661-07-7 © CHRESI, 1991 INTRODUCTION Une fleur de lys gravée sur un rocher au coeur d'un taillis, quelques bornes, les vestiges d'une scierie le long d'un ruisseau, de hauts murs couverts de lierre à l'emplacement d'une ancienne forge, les croix de pierre dressées à l'orée des magnifiques futaies de Grande Chartreuse ou à proximité des abbayes cisterciennes du Vercors font parfois resurgir un passé révolu. Toutefois ces images fugitives ne permettent pas d'imaginer concrètement la vie de la forêt au temps où le bois assurait la survie des populations citadines et rurales, l'approvisionnement de l'industrie et l'entretien de la marine militaire ou marchande. Fort jolie, l'expression "au son et ouïe de la cognée" évoque non seulement le temps des coupes, mais aussi la surveillance exercée par le garde pour surprendre les abattages clandestins si répandus aux siècles derniers. Cependant le "bûcherage" ne représente qu'une activité parmi bien d'autres. Tout un monde hante la forêt. Au printemps les charbonniers regagnent leurs huttes et préparent les fauldes1. Indispensables à l'industrie locale qu'ils approvisionnent en combustible, ils sont aidés par de nombreux muletiers dont le va et vient s'interrompt aux premières neiges. Les cendriers brûlent les souches et menues branches. Les fabricants d'ustensiles se préparent à vendre en ville bennes, barattes, instruments aratoires, écuelles et couverts. Tout un artisanat se développe en Dauphiné, avec différentes spécialités régionales selon l'essence des bois utilisés : le châtaignier réputé imputrescible fournit piquets 1 Faudes, Faudres, ou Fauldes : fosses où l'on fait le charbon ; elles doivent être désignées aux adjudicataires par les agents forestiers, qui en dressent procès-verbal. Employés dans les anciennes ordonnances, ces mots semblent provenir du latin focus, foyer, fourneau où peut-être de fodere fouiller, creuser. M. BAUDRILLART, Dictionnaire général raisonné et historique des Eaux et Forêts, Paris, 1823, T. II, p. 136. de clôture, échalas pour les vignes, tonneaux ; le buis d'excellents couverts ; le coeur d'épicéa des essendoles ou tuiles ; les sapins du Vercors les solives vendues dans le Royannais ; très recherché enfin, le mélèze du Queyras et de l'Embrunais s'utilise en menuiserie ou ébénisterie. Chaque année cueillette des fruits et baies sauvages, ramassage des feuilles pour la paillasse des hommes et la litière des bestiaux, récolte du sumac destiné aux teintureries, exploitation du bois de bourdaine utilisé pour fabriquer la poudre, préparation des simples entrant dans la pharmacopée familiale battent leur plein en été et en automne. La communauté vit ainsi en très étroite dépendance avec son environnement. Mais à cela ne se limite pas l'apport de la forêt. A une époque où l'usage du charbon de terre demeure pratiquement inconnu, elle répond à trois besoins essentiels pour les habitants : non seulement elle leur offre le moyen de se chauffer et cuire leurs aliments, de construire et réparer habitations, granges, routes ou ponts, mais encore elle leur permet d'entretenir le bétail qu'ils envoient paître dans les taillis et sous les futaies. Seuls les droits correspondants affouage [chauffage], maronage [construction] ou pacquerage- sont d'ailleurs reconnus par le Code forestier de 1827 comme grands usages susceptibles de cantonnement. Aux XVIIIe et XlXe siècles enfin, les forêts dauphinoises doivent aussi répondre aux exigences de la marine et de l'industrie. L'activité sidérurgique de la province exhibe volontiers ses lettres de noblesse, dont certaines remontent au moyen-âge. On compte parmi les maîtres de forges, outre les Chartreux, plusieurs grandes familles locales. Les fers et aciers fabriqués dans la province jouissent d'une excellente réputation. Au XlXe siècle Stendhal vantera leur qualité dans ses Mémoires d'un touriste en visite à Fourvoirie2. Quant aux entreprises plus modestes -verreries, tuileries, poteries, fours à chaux et surtout scieries disséminées le long des moindres ruisseaux- elles s'avèrent également dévoreuses de bois, par leur multitude. Reste enfin la mainmise de l'Etat. Toujours en quête de fûts de sapins propres à la mâture et avide de bois chêne ou hêtre de la meilleure qualité, le gouvernement envoie ses commissaires de la marine en reconnaissance, avec mission de marquer d'office les arbres "bons pour le service", destinés à être abattus et ensuite acheminés vers les arsenaux de Toulon. 2 "FouIVoirie, situé sur le Guiers, entre deux rochers presque à pic à l'entrée de cette belle vallée, est une usine fort pittoresque : on y fait du fer admirable et qui ne casse point. L'eau du torrent qui s'échappe des barrages forme des chutes fort bruyantes ; on y change en fer de la fonte qui arrive d'Allevard et de Rioupéroux ; on y emploie l'air chaud. J'y ai commandé quatre essieux de fer doux pour ma calèche". STENDHAL, Mémoires d'un touriste, éd. François Maspéro, 1981, T. II, p. 171. Dans un tel contexte comment les populations et les pouvoirs publics percevaient-ils le rôle crucial de la forêt ? Réalisaient-ils son importance dans la vie économique du pays ? L'estimaient-ils à sa juste valeur ? De manière significative les paysans dauphinois eux-mêmes, tout comme les forestiers, disent parfois "déshonoré" un arbre ébranché et couronné3. Dans tout le Dauphiné méridional Gapençais, Embrunais, Queyras- les communautés octroyaient en outre à leurs syndics des pouvoirs étendus pour réprimer les délits, limiter et contrôler strictement les coupes et surveiller étroitement les zones soumises aux risques d'avalanches. Ce respect apparent ne doit pourtant pas masquer la réalité quasi générale : la forêt, tant en montagne qu'en plaine, est régulièrement mise à mal par des délinquants d'habitude ou occasionnels vivant la plupart du temps dans son voisinage. Comme presque partout en France les riverains considèrent qu'elle leur appartient et imaginent ses ressources inépuisables. Misérables, ils la pillent sans vergogne pour survivre ; plus aisés, ils outrepassent leurs droits d'usage au mépris des titres ou concessions seigneuriales, coupant sans se soucier de bornes ou limites, ni des saisons et de l'âge des plantations. Dans une région où les procès n'en finissent jamais le dicton "Dauphinois, fin matois, ne vous y fiez pas" s'applique tout particulièrement au droit forestier. Administration, police et justice en savent quelque chose. Effectivement l'Etat ne se résigne nullement à laisser faire. A la différence des individus il considère la situation dans son ensemble, hanté par la crainte d'une pénurie susceptible de provoquer une récession économique catastrophique à la fois pour la population et pour la marine. Tout au long des XVIIIe et XIXe siècles le prix du combustible ne cesse d'augmenter. Dans certaines régions même allumer le feu dans l'âtre devient trop coûteux. Il faut de toute urgence enrayer pareille inflation, réprimer la délinquance, régénérer la haute futaie, préserver le taillis de la dent du bétail, préparer l'avenir. Aussi la grande Ordonnance de 1669, élaborée par Colbert, renferme-t-elle une longue suite d'interdits. Le Code forestier de 1827 en reprendra 3 "Dans beaucoup d'endroits des montagnes et de la plaine, on est dans l'usage d'étêter, d'ébrancher, d'ébotter tous les grands arbres de quelque espèce que ce puisse être, ce qui est expressément défendu par l'Ordonnance de 1669. Cela les déshonore et les empêche de croître". Mémoire Alphabétique des abus qui se commettent dans les bois et artifices du Dauphiné et les moyens d'y remédier, sur la visite faite par M. de BOISSIER, Grand Maître et Commissaire Général de la Réformation des bois du Dauphiné en l'année 1724. Cf. "Branches d'arbres qui se coupent". Archives départementales de l'Isère et de l'ancienne province du Dauphiné, II C 934. l'essentiel. Une législation de plus en plus sévère tend à réprimer les délits, limiter les droits d'usage, régler les exploitations, organiser un approvisionnement rationnel des établissements industriels et reboiser. L'ensemble des textes a pu faire illusion. Plusieurs historiens du XIXe siècle s'y réfèrent en effet comme s'ils s'étaient appliqués tout naturellement. Sous leur plume la situation devient aussitôt idyllique. De leur côté quelques auteurs contemporains, constatant la sévérité du Code de 1827, accusent un peu trop volontiers représentants de l'Etat ou responsables forestiers d'avoir manifesté un manque total de compréhension et une excessive rigueur envers les populations rurales. L'analyse des documents d'archives [procès-verbaux des réformations sous l'ancien régime, constats de gardes, statistiques des intendants, puis au lendemain de la révolution correspondance des sous-préfets avec les maires ou def, agents forestiers avec leurs supérieurs hiérarchiques] autorise cependant un point de vue plus nuancé. Le hiatus entre les règlements et l'application s'avère évident. Lourd d'implications, il révèle le comportement et la mentalité des dauphinois vis-à-vis de leurs forêts. Simples jalons en vue d'un ouvrage de synthèse ultérieur, les quatre articles présentés dans le présent volume sous le titre ambitieux : "Les dauphinois et leurs forêts aux XVIIIe et XIXe siècles", tentent de décrire comment les modalités d'exploitation et de conservation des ressources forestières, dans une province riche en bois, varient en fonction des besoins et mentalités des habitants. Deux d'entre eux concernent le XVIIIe siècle. Le premier -"Industrie et Déboisement en Dauphiné au début du XVIIIe siècle"- révèle la vulnérabilité du patrimoine forestier dauphinois face au développement industriel, tandis que le second -"Etat des forêts et comportement des usagers en Dauphiné au début du XVIIIe siècle"- évoque la relation possible entre un environnement forestier souvent très difficile et la façon d'agir des hommes. Les deux autres -"Utilisation et défense de la forêt dans le Vercors central au XIXe siècle" et "Sauvegarde des forêts de montagne en France au XIXe siècle [l'exemple du Dauphiné]"retracent les difficultés de l'Administration pour sauver et régénérer les bois dans une région où paysans et montagnards attachent le plus grand prix aux traditions. Carte extraite de l'Histoire du Dauphiné, par G. LETONNELlER, Paris, 1958, (Que sais-je ?), p. 8 INDUSTRIE ET DEBOISEMENT EN DAUPHINE AU DEBUT DU XVIIIE SIECLE Carte extraite du Guide du Voyageur à Grenoble et ses environs et aux eaux thermales du département de l’Isère, Grenoble, 1854. Confronté à une disette de bois devenue dramatique dans certaines régions, le Conseil de Commerce lance, en juillet 1701, une vaste enquête nationale. La réponse de Bouchu, Intendant du Dauphiné, confirme toutes les appréhensions : "C'est avec raison qu'on s'alarme, il n'y a point de province où il n'y ait eu une plus grande quantité de bois que le Dauphiné, ni desquelles on eût pu tirer plus d'utilité pour la mâture et la construction. Mais le désordre qu'on remarque dans d'autres provinces a été poussé encore plus loin en celle-ci, à cause "des forges du Dauphiné, des manufactures d'acier, d'ancres, de lames d'épées et de toutes autres espèces"4. Une vingtaine d'années plus tard le grand maître renchérit : "Les grands défrichements que l'on a faits depuis longtemps dans la province et que l'on continue tous les jours sont aussi pernicieux que la consommation des artifices"5. Ce terme désigne, précise-t-il, les fourneaux, forges, martinets, scies à eau et verreries. Cependant il évoque aussi, plus brièvement, les autres industries : tanneries, teintureries des environs de Romans, blanchisseries du Voironnais, tuileries, poteries et fours à chaux. "Le fourneau est l'endroit où l'on coule des gueuses. C'est ce qui consomme une prodigieuse quantité de charbon, qu'il faut qu'il soit du plus gros bois celui-là ayant plus de chaleur pour dissoudre les mines. Il y en a tel qui consomme cinquante charges par jour"6. La charge représente ce que peut porter un mulet : "Cela va d'ordinaire à deux quintaux et dont le quintal pèse cent livres"7. Le martinet est "un bâtiment couvert sur le bord d'un ruisseau ou d'une chute d'eau pour faire aller les roues dont on a besoin pour faire battre le maillot ou marteau sous lequel il y a une forge où l'on fond la gueuse". Mais il y a aussi des martinettes, où l'on 4 M. DEVEZE, La Crise forestière en France dans la première moitié du XVIIIe siècle et les suggestions de Vauban, Réaumur, Buffon, in La Forêt et les Communautés rurales, XVI-XVIIIe siècles, recueil d'articles, Paris, 1982, p.596. Cf. également E. CHABRAND, Histoire de la Métallurgie du fer et de l'acier en Dauphiné et en Savoie, Grenoble, 1898, p. 49. 5 Mémoire Alphabétique des abus qui se commettent dans les bois et artifices du Dauphiné et les moyens d'y remédier sur la visite faite par BOISSIER, Grand Maître et Commissaire Général de la Réformation des bois du Dauphiné en l'année 1724. Cf. "Essarts" et "Défrichements". Arch. dép. Isère, II C 934. 6 Ibid., "Artifices", "Fourneaux". 7 Ibid., "Charge". ne fait que de menus ouvrages comme pesles, poëIons, marmittes, chauderons [sic] et autres menues bagatelles"8. Les scieries ou scies à eau -appellation plus modeste de l'époque s'accordant mieux avec la médiocrité de ces petites usines, leur multitude, leur dispersion"9- encouragent tout un commerce clandestin. Quant aux verreries elles consomment uniquement du hêtre fendu en quartier. Les teintureries et blanchisseries enfin utilisent des bois de fente essence chêne ou autres en très grande quantité. De la sorte, note l'Intendant Fontanieu en 1730, "le Dauphiné périssait et cette province qui par la proximité des mers du levant, la facilité du transport et la nature de ses bois propres à la mâture peut être d'une grande ressource pour l'Etat, courait le risque de devenir une espèce de désert inhabité"10. Voici donc que s'élève, crucial dans la vie économique de l'époque, le conflit entre industrie et forêt. Le Grand Maître Boissier n'en sous-estime nullement la portée : "TI faut en dernier lieu bien faire attention au bois convenable pour les fourneaux et autres artifices, car si d'un côté il faut conserver le bois, de l'autre il faut aussi en réserver pour l'usage des artifices parce que les fers et aciers produisent plus d'un million dans la province par an .... De plus ce travail fait vivre plus de six mil malheureux qui sont emploiés [sic] à ce commerce, soit pour tirer les mines, soit pour le travail des artifices et cela met en état de paier [sic] les tailles et impositions"11. S'il prend une acuité toute particulière au cours du dix-huitième siècle, le problème avait déjà attiré l'attention des dauphins et du parlement à diverses reprises. Dès le quatorzième siècle il y avait de nombreux fourneaux, forges et martinets installés aux environs de Grenoble où le prix du bois augmentait chaque jour. Mais en 1339, sur la demande du Pape Benoît XII qui avait imposé cette condition à l'établissement de l'Université de Grenoble12, le Dauphin Humbert n ordonne leur démolition et interdit d'établir de 8 Ibid., "Martinet" et "Martinette". J. BIACHE, Les Massifs de la Grande Chartreuse et du Vercors, Grenoble, 1932, T. II, p. 83. 10 G. DUBOIS, Un Manuscrit de l'Intendant dauphinois Fontanieu : "Mémoires généraux sur les Productions et le Commerce en Dauphiné", in Bulletin Société Scientifique du Dauphiné, Grenoble, 1933, p. 176. 11 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Réformation". 12 "Humbert II voulut avoir son université. Il profita d'un séjour qu'il effectua en Avignon pour obtenir du Pape Benoît XII la bulle, datée du 13 mai [1339], qui fonda sa nouvelle école ... Humbert II par diverses dispositions de ses lettres du 2S juillet 1339 promet aux écoliers une protection vigilante et s'efforce de leur assurer les vivres à des conditions très douces ... Etendant à tout sa sollicitude, il tient à ce que les écoliers puissent se chauffer à bon marché ; aussi, dans un rayon de trois lieues autour de Grenoble, il proscrit les forges, parce qu'elles font une consommation exorbitante de bois, si bien que le combustible devient plus rare et plus cher." Livre du Centenaire de la Faculté de Droit, Grenoble, 1906, p. 15. 9 nouvelles usines de ce genre dans la vallée du Grésivaudan depuis Bellecombe jusqu'à Voreppe 13. Toutefois la mesure reste sans effet. Le Dauphiné partage ensuite le sort général du pays, avec une récession de l'activité sidérurgique et de tous les autres secteurs industriels. La crise dure de la fin du quatorzième au milieu du quinzième siècle. La guerre de cent ans laisse le pays exsangue. L'industrie du fer marque alors un recul spectaculaire en Dauphiné. Une enquête des prud’hommes, de 1427, révèle qu'à Rives, symbole et fleuron des entreprises locales, sur huit martinets un seul reste en activité. En 1447 on signale également une forte baisse de la production dans la région d'Allevard. Plusieurs épidémies de peste -en 1420, 1424 et 1439- ont réduit la population de moitié. Puis dans la seconde moitié du quinzième et au début du seizième siècle les progrès techniques permettent un redressement économique. L'activité de la région rivoise se réveille autour des années 148014. Au cours du seizième siècle diverses concessions d'établissement sont accordées à des usines. En 1547 le dauphin octroie les eaux du Bréda aux habitants d'Allevard pour construire des martinets. L'approvisionnement en bois devient vital. L'exploitation intensive entraîne d'inquiétantes conséquences à la fois écologiques et économiques. Le défrichement à flanc de montagne provoque souvent la destruction de pâturages ou parfois des vignes situées au dessous des forêts ; il risque aussi de générer avalanches et ravines, cause d'inondations dans les vallées. Les prix augmentent, les vols se multiplient, tandis que les paysans se livrent à un commerce plus ou moins licite : les bois du Vercors par exemple, après avoir été débités en solives, se vendent dans la région de Saint-Jean en Royans. Partout l'on charbonne de façon anarchique. Les incendies se multiplient. Plus rapidement reconstitué, le taillis se développe au détriment de la futaie. Le bois d'oeuvre se raréfie, il faut souvent le faire venir de loin. Le bois de chauffage disparaît des zones où l'extraction et le transport se font aisément, aux alentours des grandes villes surtout. Les bois de marine enfin, souci majeur pour le gouvernement, s'avèrent de plus en plus difficiles à acheminer vers le bord d'un fleuve ou d'une rivière. 13 J. BRUN DURAND, Le Dauphiné en 1698 suivant le Mémoire de l'Intendant Bouchu sur la Généralité de Grenoble, Lyon-Grenoble, 1874, p. 43, note 1. 14 B. GILLE, Les Origines de la Grande Industrie Métallurgique en France, Paris, 1947, p. 8. Le Parlement du Dauphiné interdit les défrichements dans les lieux ''penchans et montueux" sous peine de fortes amendes, ordonne la suppression des chèvres considérées comme un véritable fléau, aggrave les sanctions contre les délinquants. Las ! Des usages reconnus ou non grèvent inexorablement la forêt. Selon leur mode de vie les riverains en font un "troisième grenier"15 ou une "étable sans pareille". Elle reste néanmoins indispensable pour le chauffage, le pâturage des bestiaux, la construction et l'entretien des bâtiments, la pharmacopée familiale, ou simplement pour survivre. Tout un monde de bûcherons, cendriers ou fabricants de vaisselle, "boëtes"16, pelles, bennes, perches pour les vignes en hautin17 et des charbonniers surtout la hantent. Les scies à eau18 se multiplient le long des ruisseaux. La seule vallée du Vercors central en compte vingt-trois au début du dix-huitième siècle. Pareille situation, au moment où la misère des paysans s'aggrave un peu partout en France, ne pouvait laisser les pouvoirs publics indifférents. Les innombrables règlements successifs n'ayant guère eu d'effet, ils attendent beaucoup de la grande refonte mise en chantier par Colbert en 1660. Neuf ans plus tard l'Ordonnance sur les Eaux et Forêts, premier Code forestier français, entre en vigueur. Somme de toute la législation antérieure, conçue dans la grande tradition classique avec rigueur, logique et clarté, cette longue suite d'interdits comble peut-être le juriste, mais s'avère inefficace. "Les officiers sont peu accoutumés à faire exécuter l'Ordonnance de 1669 et l'on n'est pas dans l'habitude dans la province de s'y conformer"19 reconnaît le grand maître. L'obligation de réserver des balivaux lors des exploitations reste lettre vaine, il en va de même pour celle de couper "à rez de terre". Les chèvres abondent en dépit de leur interdiction, elles paissent un peu partout et l'on ne s'en cache pas. "Il serait inutile d'entrer dans le détail de tous les autres abus qui se pratiquent, déplore l'Intendant Fontanieu en 1730. Il suffit de dire qu'aucune loi n'y était connue ; que le Parlement qui n'avait enregistré l'Ordonnance de 1669 15 On tire tant de profit de la forêt que •nous disons cela valoir une troisième portion du grenier du pays [un tiers] et c'est pourquoi les laboureurs l'appellent le troisième grenier ... • L'expression serait venue de Bourgogne. Cf. P. DEFFONTAINES, L'Homme et la Forêt, Paris, 1933, p. 97. 16 « II y a sur les montagnes où il y a des forêts de sapin plusieurs villages dont le commerce est de faire de petites planches pour toutes sortes de boettes et de caisses ... » BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., « Boettes et autres ouvrages », « Pesles et Beines » . 17 Cf. D. DUPRAZ, Une Viticulture disparue : les Vignes en hautin du Dauphiné [XV-XIXe], in Economie et Sociétés des pays de montagne, 108ème Congrès des Sociétés Savantes, Grenoble, 1983, pp. 81-98. 18 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., « Réformation ». 19 Ibid. que par lettres de jussion refusait de s'y conformer ; qu'il s'était arrogé le droit de faire luimême des règlements arbitraires, règlements encore qui n'étaient jamais exécutés"20. Tout concourt donc, en ce début de dix-huitième siècle, à renforcer la disette de bois. Une réformation générale des eaux et forêts21 s'impose en Dauphiné, procédure devenue habituelle sous l'ancien régime. Il s'agit de parvenir à ce que les bois de toute appartenance soient conservés, réglés et exploités conformément aux ordonnances. Or rien ne saurait contribuer davantage "aux éclaircissements nécessaires pour y parvenir qu'une visite exacte de chaque communauté de cette province et des eaux, bois et forêts situés en icelle"22. Une commission composée du grand maître, d'un procureur du roi et de l'intendant, accompagnés de quelques arpenteurs, se transporte dans chaque communauté et soumet tout un questionnaire à ses représentants [consul, châtelain, secrétaire greffier, ou autres principaux habitants]. Des réponses recueillies il ressort que la plupart des forêts n'ont jamais été arpentées ni figurées, terres encore ignorées23. Mais les commissaires réformateurs se préoccupent également des causes de déforestation : essarts, pâturage des bestiaux, commerce, industrie. La question n° 21 tend à établir "s'il y a des dégradations dans les bois et si elles ont été commises par les fourneaux, scies ou verreries »24. A la suite de cet interrogatoire figure un procès-verbal de la visite effectuée par les commissaires pour vérifier l'exactitude des déclarations. L'opération prescrite en 1699 pour toute la province [bien que seuls subsistent les registres relatifs aux élections de Grenoble, Gap, Vienne et Romans, ceux de Montélimar et Valence ayant disparu] s'avère décevante. Boissier le constate en 1724 : "Il y a vingt ans qu'il fut fait une réformation qui n'a eu aucune suite. M. Bouchu et M. Ribier le Grand Maître firent prendre plusieurs ordonnances, dont très peu ont été suivies"25. La situation continue ainsi de se détériorer, les bois du domaine eux-mêmes tombent dans un état pitoyable, l'exercice des droits d'usage et les exploitations prennent une extension immodérée. Frappé par la gravité du mal, le gouvernement se détermine à ordonner une 20 G. DUBOIS, op. cit., p. 175. "Réformation, ce que c'est ... " Cf. JOUSSE, Commentaire sur l'Ordonnance des Eaux et Forêts du mois d'Août 1669, Paris, 1775, pp. 18-19. 22 Cf. texte réglementaire ordonnant aux officiers municipaux d'obéir aux Commissaires réformateurs, arch. dép. Isère, II C 926, f° 9-10. 23 "Les forêts françaises à cette époque ne sont pas des terres vierges mais des terres ignorées". A. CORVOL, L'Homme et l'Arbre sous l'Ancien Régime, Paris, 1984, p. 6. 24 Questionnaire type en 32 points, arch. dép. Isère, II C 926, f° 9-10. 25 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Réformation". 21 nouvelle réformation, en 1724. Mais dans l'espoir d'obtenir cette fois de meilleurs résultats, il estime bon de lui donner une sorte de prologue : "Pour apporter et proportionner à ce mal les remèdes convenables et travailler sur des principes plus assurés, nous avons cru en devoir connaître auparavant les différents genres et c'est dans cette vue que par arrêt de notre Conseil du 20 octobre 1713 nous avons commis le Sieur Boissier, Grand Maître .... et le Sieur Jobert, ancien Grand Maître des eaux et forêts du Lyonnais pour faire la visite et dresser des procèsverbaux de l'état des bois et forêts de la dite province et des forges, martinets et autres artifices qui existent actuellement et travaillent dans les dits bois et forêts"26. Ces procès-verbaux d'enquête préliminaire, suivis du Mémoire Alphabétique de Boissier et des registres de réformation proprement dite [conservés en totalité], forment un fonds d'archives extrêmement complet. Mais quel crédit convient-il de leur accorder ? Il s'avère indéniable qu'à chaque enquête dans les communautés rurales, pour une révision des feux ou toute autre raison, les habitants avaient toujours tendance à noircir le tableau et les intendants eux-mêmes à insister sur la misère des paysans afin d'éviter une augmentation d'impôts ou des taxes supplémentaires. D'autre part l'inégale valeur des réponses, dont certaines demeurent assez vagues ou inconsistantes, ne permet guère une statistique fiable. Cette réserve émise, l'ensemble des documents donne une vision intéressante des problèmes concrets posés aux responsables forestiers dans les trois premières décennies du dix-huitième siècle. Les désordres infinis constamment dénoncés dans les lettres patentes, rapports ou écrits les plus divers appellent des remèdes appropriés. Au discours alarmiste annonçant la disparition prochaine des industries faute de bois, répond un effort de sauvegarde sans précédent en Dauphiné. 26 Lettres patentes du 14 novembre 1724. DESORDRES LIES A L'INDUSTRIE Le Mémoire de l'Intendant Fontanieu, publié par G. Dubois, offre un panorama global de l'industrie dauphinoise en 1730. Plusieurs auteurs R. Blanchard27, M. Gadoud28 et P. Léon29 entre autres- reprennent ensuite la question dans de remarquables ouvrages. Un problème ponctue] retiendra cependant ici notre attention, celui de l'interaction industrie-forêt, c'est-àdire de l'indispensable recherche du bois comme source énergétique ou éventuellement comme matière première. A en croire les procès-verbaux de la première réformation, seuls une usine d'ancres à Vienne30 et un martinet31 feraient alors usage du "charbon de terre". A quelques exceptions près tout continue de fonctionner au bois jusqu'à la fin du 19ème siècle. Encore faut-il transformer celui-ci en charbon avant de le transporter aux établissements métallurgiques, non sans dommage pour les forêts parfois : "Les charbonniers font un grand tort dans tous les bois par la mauvaise habitude où ils sont d'abattre tout ce qu'ils trouvent à leur convenance sans distinction d'âge. Il leur arrive souvent d'abattre avec leurs serpes une douzaine de jeunes rejetons pour pouvoir plus aisément abattre un petit arbre ou un rondeau qui leur convient. Cela fait un dégât considérable dans le bois puisque ces brins sont quelquefois de trois à quatre ans et deviendroient beaux en peu de temps"32. L'engouement pour le bois tient à la qualité du fer obtenu et aussi, pour certains, à l'idée que les montagnes environnantes offriraient des ressources inépuisables. D'après le dénombrement général de 1730, ces dernières se répartissent de la manière suivante : 27 R. BLANCHARD, Les Alpes occidentales, 7 vol., Paris, 1941-1956. M. GADOUD, Les Forêts du Haut Dauphiné à la fin du XVIIe siècle et de nos jours, Grenoble, 1917. 29 P. LEON, La Naissance de la Grande Industrie en Dauphiné, 2 vol., Paris, 1954. 30 "Outre le chauffage des habitants, il y a plusieurs fabriques importantes à l'Etat, pour l'entretien desquelles il faut du charbon, car sans parler de celles des ancres pour la marine laquelle ne consomme que des charbons de pierre qu'on tire du côté du Forest et du Lyonnais, il y a encore celle des lames d'épées qu'on estime sur toutes les autres et celles du cuivre, lesquelles à la vérité n'étant que pour battre ce métal en font une plus légère consommation". Procès-verbal de Réformation, Vienne, 4 décembre 1702, arch. dép. Isère, II C 971. 31 Un martinet près de Vienne utilise du charbon de pierre. Ibid. 32 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Charbonnier". 28 Dénombrement général des bois du Dauphiné33 Sapins Taillis Futaies Au roi 16 995 26 147 1 608 Aux communautés laïques 82 714 63 767 13 295 Aux ecclésiastiques 20 499 4 599 1 292 Aux particuliers 9 624 69 036 14 382 129 832 arpents 163 549 arpents 30 577 arpents Totaux Toutefois une grande diversité se manifeste dans la province. "Certaines régions avaient un manteau forestier important ; c'était le cas de l'ensemble de la haute montagne, de la Chartreuse et du Vercors, des trois plateaux du Bas Dauphiné, et aussi des parties des vallées et des plaines immédiatement en contact avec les uns et les autres. D'autres n'avaient plus que des surfaces boisées proportionnellement restreintes, tous les massifs préalpins du sud de la province, du Dévoluy au sud des Baronnies, et la plus grande part des grandes vallées alpines et des plaines, de façon cependant assez inégale selon les régions"34. Riche en forêts et en minerai35, le Dauphiné dispose en outre de torrents et cours d'eau particulièrement précieux : "La force motrice est en général associée au combustible. De ce côté la montagne avait encore accordé une grande facilité à l'homme et cette facilité se prolonge dans le relief accidenté et heurté du Bas Dauphiné, jusques sur le seuil de Rives, jusques aux bords du Rhône où la rivière de Gère reproduit en miniature les chutes et les rapides des torrents alpestres ... La majeure partie de l'industrie dauphinoise dépendra donc de l'activité de ses torrents. C'est sur le bord de ces rivières, de ces humbles ruisseaux même, auprès de chacune de leurs chutes que se perpétueront, mues par ces vieilles roues à aubes, les usines métallurgiques, les papeteries, les tanneries et les mégisseries, les battoirs et les foulons"36. 33 Extrait de G. DUBOIS, op. cit., p. 95. B. BONNIN, La Forêt en Dauphiné à la fin de l'Ancien Régime, in Informations Régionales, n° 35, Grenoble, 1981, p. 57. 35 La province compte 136 fosses ou filons en activité, dont 23 à Allevard, 78 à Pinsot et 23 à Saint-Pierre d'Allevard. Cf. G. DUBOIS, op. cit., p. 158. 36 P. LEON, La Naissance de la Grande Industrie en Dauphiné, Paris, 1954, T. 1, p. 21. 34 Déjà nombreux au seizième siècle, ces établissements ne cessent ensuite de se multiplier. Cependant le grand maître chargé de l'enquête préliminaire à la réformation de 1724 n'a pas à en dresser le bilan complet. Aux termes de l'arrêt du Conseille commettant à cet effet [20 octobre 1723], il doit plutôt établir une sorte de diagnostic sur l'état des forêts et répertorier les artifices travaillant dans leur périmètre. Si chemin faisant il évoque également les problèmes posés par les tuileries, poteries, fours à chaux, teintureries37 ou blanchisseries38, il ne mentionne pas les tanneries, ni la draperie, la papeterie ou l'élevage des vers à soie. Il n'ignore pourtant aucune des pratiques nuisibles aux arbres, comme l'écorçage des chênes pour en tirer le tan ou la déplorable habitude, en Vercors et Briançonnais notamment, d'inciser sapins ou mélèzes pour extraire la gomme et fabriquer la térébenthine. Mais s'en tenant à l'objet précis de sa mission, il prépare des procès-verbaux sur divers points : nombre de fourneaux, martinets, etc... ; emplacement, nom des propriétaires, titres en vertu desquels ils ont été établis ; qualité et quantité des bois utilisés ; si les propriétaires ou exploitants possèdent en propre des forêts suffisantes pour leur approvisionnement ou doivent s'en procurer ailleurs et en quelle quantité ; à quelle distance des villes se situent les bois charbonnés et s'ils se trouvent à proximité d'une rivière navigable susceptible de faciliter le transport. Effectivement l'enquête en cours a pour raison première la crainte de voir un jour des agglomérations importantes privées de bois pour le chauffage ou les constructions. Pareille inquiétude semble d'ailleurs justifiée. Au début du XVIIIe siècle un procès-verbal concernant Grenoble [curieusement daté du 6 avril 1705, soit deux années après la fin de la réformation Bouchu] signalait déjà l'augmentation considérable des prix du bois dans cette ville, pourtant toute proche de l'Isère. "Les bois de charpente et de chauffage des habitants de la ville de Grenoble sont pour la plupart voiturés à Grenoble des communautés voisines par la rivière de l'Isère. Mais bien qu'elle passe au milieu de la dite ville le bois ne laisse pas d'être d'une 37 "II Y a à Romans et aux environs beaucoup de teinturiers en drap et autres marchandises qui font un grand dégât de bois à cinq ou six lieues aux environs. Comme ils n'usent que du gros on abat pour leur en fournir des futaies de chesnes, faiards et autres et du châtaignier en grand nombre dans les plus beaux endroits. Car comme il faut qu'ils l'emportent en grosses bûches, ils cherchent les endroits où le charriage est le plus aisé et n'en prennent pas dans les montagnes dont on ne le peut [sortir] qu'à dos de mulet. Il faut empêcher cette grande consommation, leur défendre le bois de futaie et leur marquer les endroits où ils peuvent se servir". BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Teinturiers". 38 "II y a dans le Voironnais et dans d'autres endroits de la province des blanchisseries pour faire blanchir les toiles dont on fait un grand commerce. Pour y parvenir avant de les étendre l'on fait des lessives où l'on consomme une grande quantité de bois. Comme on coupe les taillis de très bonne heure dans ces cantons et qu'il n'y a point de grands arbres, cela fait une grande consommation". Ibid., "Blanchisseurs". extrême cherté, quoique anciennement les montagnes qui bordent la dite rivière du côté de la vallée jusques en Savoie fussent toutes en bois qui ont été détruits par les fourneaux, martinets et autres artifices que contre les défenses de François 1er et d'Henri III l'on a sans aucune formalité laissé établir dans le coeur des plus belles forêts, même de celles qui sont propres au service de la marine"39. La question du renchérissement occupe une place essentielle dans l'histoire forestière française au cours du dix-huitième siècle. E. Labrousse estime qu'entre 1726 et 1789 le bois avait augmenté d'environ 91%, l'élévation moyenne des prix se situant autour de 65%40. "En Dauphiné les propriétaires d'artifices -écrivent les commissaires lors de la deuxième réformation- donnent jusqu'à huit livres de ce qui ne valait que trente sols pour une toise de bois, qui est la mesure du pays pour le mettre en charbon .... de sorte que l'on coupe à six, sept et huit ans des taillis qui ne devraient être abattus qu'à quinze ou vingt. Comme le bois à cet âge est très menu il faut une bien plus grande quantité pour faire cette mesure de bois"41. Les hausses successives se répercutent évidemment sur le cours du charbon de bois. Toutefois l'industrie métallurgique peut suivre grâce à la réputation des fers et aciers du Dauphiné, très recherchés non seulement dans la province mais aussi à l'extérieur. A la hantise de la pénurie s'ajoutent d'ailleurs bien d'autres préoccupations : écologiques et climatiques, mais aussi économiques et sociales car la survie des populations montagnardes reste largement tributaire de la forêt. Dans l'esprit des autorités enfin, déforestation et charbonnage intensif -sans respect des normes d'exploitation réglementaires- privent le pays des hautes futaies indispensables à la création ou à l'entretien de la flotte militaire et marchande. Tout laissait donc penser que les états demandés aux grands maîtres, suivis du Mémoire Alphabétique de Boissier, permettraient d'établir de manière très précise la relation bois-industrie en Dauphiné au dix-huitième siècle. En réalité l'historien reste pourtant un peu sur sa faim. La description des forges, martinets et autres artifices ne représente, pour l'ensemble de la province, que 143 feuillets recto verso écrits en caractères larges et les 39 Procès verbal de Réformation, Grenoble, 6 avril 1705, arch. dép. Isère II C 828. E. LABROUSSE, Esquisse du Mouvement général des Prix et des Salaires au XVIIIe siècle, cité par M. DEVEZE, op. cit., Paris, 1982, p. 602, note 2. "Dans la longue durée du XVIIIe siècle la hausse du prix du bois, dont on se rappelle ce qu'il pèse pour le décompte des matières premières, battait déjà tous les records du marché des produits", D. WORONOFF, L'Industrie Sidérurgique en France pendant la Révolution et l'Empire, Paris, 1974, p. 8. 41 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Bois des particuliers et des communautés régulières et séculières". 40 renseignements restent le plus souvent vagues ou assez sommaires, peut-être faute de temps avant une nouvelle réformation reconnue urgente. Tels qu'ils se présentent ces textes offrent néanmoins un réel intérêt. Ils renferment un total• de soixante-six procès-verbaux concernant cinq élections [Grenoble, vingt-sept ; Vienne, dix ; Romans, vingt -deux ; Valence, cinq ; Gap, deux]. Leur contenu témoigne de la diversité des situations à considérer. La fabrique de canons de Saint -Gervais, les forges de Grande Chartreuse, la martinette de Briançon ou la verrerie de Filan par exemple suscitent des difficultés fort inégales. "A trois lieux de Voreppe en suivant le cours de la rivière de l'Isère après avoir passé au pont de Saint-Gervais on trouve auprès du rocher la fabrique de canons pour la marine .... Elle avait cessé pendant quelques années faute de bois pour mettre en charbon et la même chose pourrait bien lui arriver en ce moment, le bois devenant très rare dans les environs de cette fabrique. Actuellement les bois employés sont futaie sapins fayards, quelques taillis chênes et bois blanc situés dans les endroits inaccessibles et dont on ne peut faire usage que pour les charbonner". Voici donc un établissement prestigieux, établi par le roi en juillet 1679, dont les approvisionnements ne se trouvent déjà plus régulièrement assurés42, contraint de les faire venir de lieux particulièrement difficiles. C'est dire à quel point l'on a épuisé les environs immédiats de la fonderie. Les forges des Chartreux fonctionnent également par intermittence, mais le manque de combustible ne semble pas ici en cause. Les bois nécessaires proviennent des déserts de Grande Chartreuse et leur appartiennent en propriété. Sans doute pour ménager des forêts propres à la mâture, ils les prennent même sur le bord des précipices, où il n'y a pas d'autre usage possible. Les bûcherons chargés de l'abattage doivent s'attacher à des câbles, faisant tomber les arbres du haut des rochers aux pieds desquels ils viennent se briser et là on les charbonne pour les porter aux martinets. Troisième exemple, le martinet de Briançon a des besoins plus modestes : "On y fond les vieux cuivres pour les remettre en lames. Il travaille peu et ne consomme qu'une charge de charbon par jour lorsqu'il travaille. Le propriétaire se sert la plupart du temps de Saint42 "Ces fourneaux ne coulent guère que quatre mois de l'année par la grande consommation qu'ils font, en usant jusqu'à cent charges par jour". Arch. dép. Isère, II C 971. Chaffray et pour le reste de sa fourniture il fait faire quelques charges de bois qu'il achète de côté et d'autre. C'est le plus petit artifice de la province"43. De toute évidence ce dernier ne cause guère de tort aux forêts. Il n'en va pas de même pour la verrerie du Filan de Grane : "Elle n'a pour titre de son établissement qu'une permission de Monsieur le Prince de Monaco sous le cens de deux cents livres de rente tous les ans. On y travaille en bouteilles de toute espèce et en verres. Elle consomme environ treize à quatorze charges de bois par jour. Le bois dont on s'y sert sont des futayes magnifiques que M.le Prince de Monaco permet d'abattre au propriétaire moyennant la redevance ci-dessus. On en coupe sans ménagement et sans discernement"44. Devant un tel gâchis au mépris des règles les plus sacrées sur l'exploitation des futaies, les Grands Maîtres Boissier et Jobert préconisent une mesure de suppression. Les difficultés rencontrées présentent ainsi une très inégale acuité. Certains propriétaires d'artifices disposent d'une complète autonomie, d'autres doivent faire appel à des approvisionnements extérieurs, totalement ou partiellement lorsque l'exploitation de leur domaine propre ne suffit pas. Tel est le cas des forges d'Allevard, les quantités de charbon nécessaires au fondage variant selon les qualités de bois : "On comptait généralement 3 à 4 charges par quintal de fonte. Il fallait donc 18 000 à 24 000 charges, soit 1 500 à 1 800 tonnes pour produire en un an 600 tonnes de fonte. Le domaine forestier, d'environ 2000 hectares vers 1750 et de plus de 2500 hectares à la fin du siècle, pouvait fournir ainsi 700 à 900 tonnes de charbon, à peu près la moitié des besoins. Le reste devait être acheté. Mais la répartition exacte entre auto-production et approvisionnement externe résultait de l'aménagement forestier"45. Il reste à présenter, à travers les procès-verbaux des réformations proprement dites, un état des scies à eau, fourneaux, martinets ou verreries répertoriés et vérifiés par les commissaires, cela sans prétendre à une absolue certitude. En effet il ne semble pas inconcevable que certaines installations aient pu échapper aux investigations des commissaires. D'autre part les données restent sujettes à constante évolution. 43 Arch. dép. Isère, II C 971. Ibid. 45 J.F. BELHOSTE, Histoire des Forges d'Allevard des Origines à 1970, Grenoble, 1982, p. 14. 44 Réformation de 1699 Elections Grenoble (1) Vienne (2) Gap (3) Montélimar (5) Romans (4) Valence (5) Scies à eau 61 1 7 69 Fourneaux 7 3 10 Martinets 11 2 1 14 Verreries 2 5 TOTAL (6) 1 8 (1) 177 procès-verbaux. (2) 169 procès-verbaux. (3) 62 procès-verbaux. (4) 118 procès-verbaux. (5) Registres disparus. (6) Sont mentionnés également, sans autre précision : 2 « artifices » dans l’élection de Grenoble, 1 dans celle de Romans et 1 dans celle de Vienne. Réformation de 1724 Elections Grenoble (1) Vienne (2) Gap (3) Montélimar (4) Romans (5) Valence (6) TOTAL Scies à eau 99 2 2 34 (7) 8 22 167 Fourneaux 10 (8) 5 15 Martinets 30 (9) 15 (10) 5 78 Verreries 1 3 28 4 1 9 (1) 208 procès-verbaux concernant 233 communautés. (2) 170 procès-verbaux., 193 communautés. (3) 104 procès-verbaux., 115 communautés. (4) 212 procès-verbaux., 220 communautés. (5) 65 procès-verbaux., 92 communautés. (6) 37 procès-verbaux., 59 communautés. (7) La majeure partie de la vallée du Vercors : 13 à St-Agnan, 8 à St-Martin, 3 à la Chapelle et 1 à StJulien. (8) Dont 8 fourneaux et 1 martinet appartenant à M. d’Herculais, établis en 1678 pour la fabrique de canons et autres ouvrages destinés à la marine (Fabrique royale de St-Gervais). (9) Dont 3 martinettes. Dont 8 à Vienne, sur le ruisseau de la Gère. (10) (11) La comparaison entre les deux tableaux montre la progression du développement industriel dans les élections de Grenoble et Vienne durant les trois premières décennies du dix-huitième siècle. Elle révèle également l'augmentation inquiétante du nombre des scies à eau au cours de la même période, surtout dans l'élection de Grenoble. "Les scieries sont les établissements industriels les mieux répartis, bien qu'elles soient plus nombreuses dans le nord, plus riche en bois. Tandis que les centres de l'industrie métallurgique sont d'une part les grandes vallées intérieures [Grésivaudan, vallée d'Uriage et basse Romanche, Trièves, Bochaine], d'autre part les vallées extérieures aux massifs subalpins [Guiers, Bourne, Vernaison, Basse-Isère], c'est-à-dire les régions où les communications sont plus faciles, les scieries, elles, sont installées partout et plus encore sur les torrents affluents jeunes, où la pente et la rapidité fournissent un moteur plus actif. Dans l'ensemble la répartition des industries dans le Haut Dauphiné, accrochées aux flancs des grandes dépressions ou des hautes vallées se trouve calquée sur le réseau hydrographique"46. Les scies à eau par leur multiplicité, les forges par l'importance de leur consommation risquent d'amplifier une déforestation déjà préoccupante. Les 99 scies à eau mentionnées dans les procès-verbaux relatifs à l'élection de Grenoble47 se répartissent entre 55 communautés, avec une concentration plus marquée sur quelques points : dans treize communautés il y en a deux, trois dans cinq autres48, sept à Sassenage sur le Furon et huit à Villard-de-Lans sur la Bourne. La petite communauté de Chartrousse, paroisse de Saint-Pierre de Chartreuse49, composée de trente-neuf habitants chefs de famille seulement, n'en compte pas moins de neuf. Il en appartient vingt-trois aux seigneurs, dont une dizaine concédées à des particuliers qui les exploitent pour leur propre compte moyennant redevance. Certaines travaillent ordinairement deux mois de l'année au plus "faute d'eau et de bois"50, quelques mois seulement51, "pendant la fonte des neiges" uniquement [Sappey] ou "presque pas" [Miribel]. 46 M. GADOUD, op. cit., p. 14. Un procès-verbal unique peut regrouper les différentes communautés d'un même mandement, ou plusieurs communautés voisines peu importantes. Les 208 procédures figurant dans les registres de l'élection de Grenoble concernent 233 communautés, elles-mêmes divisées en plusieurs paroisses parfois. 48 Lavaldens, Veurey, Saint-Maurice Lalley, Theys, Valjouffrey. 49 Une paroisse unique englobait alors la communauté de Saint-Pierre de Chartreuse, la Manche delphinale d'Entremont et de Chartrousse composant aujourd'hui la commune de Saint-Pierre de Chartreuse. 50 Séchilienne et Saint-Barthélémy, Sassenage, Froges, Brignoud, Faudon et Saint-Jacques en Valgaudemar. 51 Périer, Valjouffrey. 47 Celles de Sassenage enfin "ne peuvent aller toute l'année tant à cause de la sécheresse que par manque de bois". Par contre les trois scies de Veurey "travaillent continuellement pour la construction des bateaux dont on se sert sur l'Isère et le Rhône"52. Quelques unes -comme à Villard-de-Lans, Voreppe, la Morte ou Saint-Maurice Lalley- se livrent à une exploitation immodérée, au préjudice des bois communs. Les représentants des communautés eux-mêmes s'en plaignent à diverses reprises. Quant aux forges et autres artifices, la marche de certains se trouve déjà réduite ou compromise lors de la seconde réformation. Sur trente martinets [ou martinettes] signalés dans l'élection de Grenoble, plusieurs ont même cessé toute activité. Celui de Bellecombe et Chapareillan ne fonctionne plus depuis dix ans, faute de bois est-il bien précisé. A SaintMichel les Portes sur deux martinets l'un travaille continuellement, l'autre a cessé depuis deux ans. A Vizille un fourneau à faire gueuse et un martinet ont disparu, toujours "faute de bois pour leur subsistance". Quant aux hauts fourneaux ils avaient la plupart du temps, pour des raisons d'ordre pratique, une activité purement épisodique, comme celui des Chartreux : "La consommation de bois était telle que, à de rares exceptions, le fourneau ne coulait pas toute l'année. On interrompait sa marche pour accumuler le charbon et le minerai et on rallumait ensuite pour une nouvelle période de fusion. Le repos du fourneau durait quelquefois plusieurs années. Une forge qui roulait de deux ans en deux ans dépensait par an 700 charges de charbon de bois, soit à 100 kg la charge 700 tonnes de charbon. Or pour produire une tonne de charbon, il faut une moyenne de 8 à 10 mètres cubes de bois, soit une dépense annuelle de 7000 mètres cubes. On sait aussi qu'un hectare de forêt en plein rapport produit environ 3,35m cubes de bois par an, ce qui fait une superficie de 7000/3,5, soit 2000 hectares"53. Des difficultés identiques se manifestent dans l'élection de Romans. Lors de la visite des commissaires, en octobre 1726, un martinet à fer établi à Montrigaud ne travaillait déjà plus depuis sept mois, par manque de charbon. Les Chartreux de Bouvante enfin, qui entretenaient un fourneau et trois martinets dans cette communauté [élection de Valence], les font démolir en 1715. Mais il se peut que des litiges incessants avec les habitants usagers de leurs forêts ne soient pas demeurés étrangers à cette dernière suppression. 52 53 Les propriétaires tirent des bois des forêts de Corrençon et montagne de Sassenage ou même de Voreppe. L. BOUCHAYER, Les Chartreux Maîtres de forges, Grenoble, 1927, p. 170. Pour tous les autres le problème continue de se poser. Il ne s'agit pas d'une mince affaire pour des établissements comme les forges d'Allevard : "Le directeur et ses commis consacraient une part majoritaire de leur temps aux questions d'approvisionnement et de transport. La fourniture de bois les préoccupait tout particulièrement ; pendant huit à neuf mois ils s'employaient à faire réaliser les coupes, charbonner puis voiturer les charges de charbon de bois jusqu'aux halles du fourneau. La coupe et le charbonnage mobilisaient à eux seuls près de quatre-vingts hommes vivant dans les forêts le plus clair de leur temps"54. Pour assurer le transport jusqu'aux forges de Rives -appelée autrefois la Tolède de France-, environ deux cents mules circulent en permanence sur les chemins reliant celle-ci à Saint-Geoire, Bressieu, la Frette, Champier ou Paladru. "Il en fallait aussi près d'une centaine pour acheminer les gueuses de fonte et la nourriture de ces troupeaux absorbait une part non négligeable de la production agricole"55. Certes un cas de figure idéal se rencontre de temps à autre. Le seigneur de la paroisse de la Ferrière [communauté du Gua] possède ainsi un martinet à fer pour lequel il n'a jamais acheté aucun bois, se servant dans deux forêts dont il est propriétaire, coupées à trente et trente-cinq ans. Une fois l'exploitation terminée, il fait cesser l'activité jusqu'au moment où les arbres atteignent de nouveau l'âge requis et entre temps il fait soigneusement veiller à leur conservation. De même M. de Marcieu possède sur Saint-Vincent de Mercuze un fourneau à faire gueuse où il consomme ses propres bois. Toutefois la plupart ne jouissent pas, loin s'en faut, d'une réelle autonomie. Les bois ou charbons provenant de forêts communes leur étant formellement interdits, ils doivent en acheter aux particuliers dans les localités voisines. Huit forges ou martinets établis sur la Gère, aux portes de Vienne56, s'en procurent ainsi des quantités fort importantes. Les représentants de la communauté prétendent cependant "qu'ils ne causent aucun préjudice à la ville, le bois étant assez abondant sur le marché ; qu'au contraire il seroit avantageux qu'il pût s'en établir davantage, cela faisant subsister quantité de pauvres familles occupées pendant que ces artifices travaillent". Les consuls d'Oyeu et Charavines [élection de Vienne] affichent 54 J.F. BELHOSTE, op. cit., p. 80. G. CLEMENT, Le Pays Rivois et ses Maîtres de Forges au XVIIIe siècle, Grenoble, 1988, p. 111. Cf. également R CHABOUD, La Métallurgie sur la moyenne Fure et le Réaumont, Bull. Acad. Delph., Grenoble, 1989, pp. 131-140. 56 Une partie de ces artifices "mettent la gueuze en fer et le fer en acier et le commercent en Loire", les autres travaillent le cuivre et le transportent à Lyon par le Rhône. 55 une satisfaction identique57. Quelques kilomètres plus loin, de l'autre côté du lac, les habitants de Saint-Michel et Saint-Pierre de Paladru se plaignent néanmoins de ne plus trouver de bois pour se chauffer, à cause des martinets de Rives. Autre sujet de mécontentement, d'importantes dégradations se produisent sur la montagne de Larp [mandement du PontenRoyans] où le seigneur fait charbonner à l'usage de son fourneau des bois lui appartenant, mais sur lesquels s'exercent des droits d'usage. Sans égard aux conditions et clauses du marché passé avec eux, leur interdisant de couper aucun sapin, les charbonniers en avaient laissé quelques uns à peine. Encore les avaient-ils ébranchés pour faire de la daze58, ce qui les fait mourir dès la première année. Les habitants usagers "protestent de dommages et intérêts", avec l'appui des commissaires : "Les charbonniers, non contents d'employer les plus gros sapins à leur charbonnière, esbranchent depuis en haut jusques en bas les jeunes sapins d'un, de deux et de trois pieds de tour, ce qui cause leur perte totale et qu'il est nécessaire de réprimer aussi bien que de faire nettoyer la dite forêt des bois traisnants [sic] et morts et secs que les dits charbonniers ont négligé de charbonner et qui empêchent le jeune revenu de pousser"59. Par contre les verreries du Dauphiné ne semblent pas préoccuper le grand maître ni l'intendant outre mesure. Le Mémoire Fontanieu en dénombre huit, occupant un total de quarante-quatre ouvriers. Utilisée au transport des vins de l'Hermitage et de Vienne, toute leur production se vend dans la province60. "On peut compter qu'une verrerie sur le pied commun consomme ordinairement le produit de quatre arpents de taillis de l'âge de vingt-cinq ans et sur ce point les huit verreries n'en consomment en tout que trente-deux et même moins, parce qu'il y en a qui ne travaillent pas tant que les autres, d'où il résulte que les verreries ne sont pas un grand objet par rapport aux bois du Dauphiné"61. On les voit d'un assez bon oeil dans la mesure où elles offrent parfois un précieux débouché. Celle de Bonnevaux, appartenant à un particulier, achète chaque année les coupes ordinaires de l'abbaye "qui sans cette verrerie auroit peine à consommer les bois qui s'y coupent, étant fort éloignés des villes et rivières". Le procès-verbal 57 A propos des 4 martinets établis dans la communauté ils déclarent que ces artifices, subsistant des charbons achetés aux propriétaires "ne causent aucun préjudice aux habitants du mandement, au contraire qu'ils donnent de l'ouvrage aux pauvres". Procès-verbal de Réformation, Oyeu et Charavines, 13 juilIet 1726, élection de Vienne, arch. dép. Isère, Il C 958. Pour. Saint-Michel et Saint-Pierre de Paladru, 14 juin 1726, ibid., Il C 959. 58 Branches de jeunes sapins utilisées pour faire prendre les charbonnières. 59 Procès-verbal de Réformation, mandement du Pont-en-Royans, 27 octobre 1726, élection de Valence, arch. dép. Isère, Il C 963. 60 Ces verreries ne fabriquent pas les verres de vitres. "La qualité des verres du Dauphiné n'est pas belle, à beaucoup près ; celui des bouteilles est un verre bleuâtre dans lequel le vin ne se conserve pas bien et les gens d'un certain rang en font venir presque tous de Lorraine par la voie de Lyon". G. DUBOIS, op. cit., pp. 167-168. 61 Ibid., p. 167. de visite dans la forêt domaniale de Saou préconise même, après l'avoir rétablie, "d'y établir des verreries qui en feraient la consommation"62. Seule ombre au tableau, les habitants de Grâne protestent contre l'utilisation par l'une d'elles, implantée sur leur communauté, de bois pris dans la forêt de Filan, dont une concession passée en 1511 par Louis aîné de France leur avait accordé l'usage. On ne saurait pourtant considérer les industries évoquées ici comme cause unique de déboisement en Dauphiné, car il semble possible de distinguer : - Une région frontière entre Dauphiné et Piémont, occupée par la troupe pendant plusieurs décennies et dévastée à plusieurs reprises [invasion savoyarde de 1692, attaques des barbets]. Palissades, fortifications, chauffage des garnisons, pillages constituent ici la cause première de dégradation63. On y remarque surtout les fours à chaux nécessaires à l'entretien des murs. - Une autre où les scies à eau abondent tout spécialement, dans les massifs du Vercors et de Chartreuse, favorisant un commerce abusif des bois. - Une zone où la déforestation tient essentiellement au nombre excessif de fourneaux, sur la rive gauche du Grésivaudan, véritable "rue de martinets"64 : un fourneau et deux martinets à Uriage ; des hauts fourneaux, plus deux artifices à fer sur le Doménon, à Revel ; un fourneau à la Combe de Lancey ; un fourneau et un martinet à Laval ; enfin les hauts fourneaux d'Allevard65. - Divers centres sidérurgiques importants : Grande Chartreuse, région de Rives et Beaucroissant, Vienne, Allevard, Saint Gervais, quelques uns s'apparentant déjà à la grande industrie de l'époque par le nombre d'ouvriers. 62 Procès-verbal de Réformation, Saou, 5 novembre 1728, élection de Montélimar, arch. dép. Isère, II C 966. "Tout d'abord le Dauphiné province frontière se trouve, au premier chef, frappé par la guerre. Les rapports franco-savoyards, excellents sous Charles Emmanuel II [1638-1675] se tendent sous Amédée II [1675-1730). La Savoie se heurte aux prétentions ombrageuses de Louis XIV qui veut la dominer et la guerre de la Ligue d'Augsbourg amène rapidement Amédée à jeter le masque et, en 1690, il appelle ses sujets aux armes. Dès 1692 le Duc de Savoie envahit la province, s'empare d'Embrun et de Gap, brûle de nombreuses localités. En 1694 et 1696 le Queyras, déjà pillé en 1690 et 1691, le sera à nouveau par les barbets ou Vaudois du Piémont. Plus tard, au moment de la guerre d'Espagne, les passages de troupes seront perpétuels, avec leur cortège habituel de réquisitions, de pillages et d'incendies". P. LEON, op. cit., T.I, pp. 108109. 64 "Le Grésivaudan, de son côté, fut une rue de martinets et de petits fourneaux, surtout sur sa rive gauche". G. VEYRET-VERNET, L'Industrie des Alpes françaises, Grenoble, 1948, p. 68. 65 "Nous avons le spectacle d'un véritable essor industriel qui représente probablement le développement de l'impulsion donnée à l'activité dauphinoise par le Connétable de Lesdiguières dans la première moitié du [17ème] siècle". R. BLANCHARD, Le Haut Dauphiné à la fin du XVIIe siècle d'après les procès-verbaux de la Révision des Feux de 1700. Recueil de travaux R.GA., Grenoble, 1915, p. 49. 63 Il ne faut cependant pas oublier que ces derniers font charbonner pour leur compte. Ils peuvent ainsi devenir cause de déforestation dans des endroits totalement dépourvus d'usines. Tel est le cas du Vercors occidental aux alentours de l'Abbaye de Léoncel, où l'on charbonne de façon anarchique pour le compte de la fabrique royale de Saint-Gervais. La perspective d'une pénurie et les difficultés déjà rencontrées par certaines industries dauphinoises suscitent, dès le début du dix-huitième siècle, une inquiétude justifiée. Le processus engagé risque de s'aggraver sous les pressions les plus diverses : surpopulation des montagnes, demande accrue de la part des villes et bourgs pour le chauffage ou la construction, progrès technique, développement des idées physiocratiques, délinquance au quotidien. Cette crise, liée en partie au phénomène industriel, appelait des remèdes spécifiques66. 66 "La conservation des bois comme étant une des principales choses à quoi on doive s'attacher dans la province du Dauphiné, la grande quantité qu'il y en a et le mauvais ordre où ils sont doivent faire juger de l'importance d'y remédier. Ce n'est pas l'essence des bois qui manque dans la province, mais bien la manière de le conserver", BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Bois communaux à conserver". Etat général des fourneaux, forges et martinets de la province de Dauphiné avec leurs produits et le nombre d’ouvriers 67 67 G. DUBOIS, op. cit., p. 160. Etat général de toutes les fabriques d’acier du Dauphiné, de leur produit et nombre d’ouvriers68 Etat général des mines de fer du Dauphiné, de leur produit et nombre d’ouvriers69 68 Ibid., p. 161. Ibid., p. 158. Les mines d'Allevard étaient fort anciennes, certains faisant remonter leur exploitation à l'occupation sarrasine et même, à l'époque romaine. 69 LES REMEDES Face aux problèmes posés par les industries dauphinoises, il n'existe pas véritablement de solution miracle. Il s'agit seulement d'établir un compromis entre exigences du développement économique et impératifs d'une saine gestion forestière, équilibre difficile à préserver dans une province où l'on ignore ou feint constamment d'ignorer les lois et dont le Parlement avait enregistré l'Ordonnance de 1669 avec réticence. Les autorités attendaient donc beaucoup des réformations ouvertes en 1699 et 1724, confiées à deux commissions investies de pouvoirs exceptionnels, habilitées à prendre tous les règlements généraux ou particuliers, d'après le contexte de chaque communauté visitée. Seule une telle ébauche de décentralisation dans un système absolutiste laissait espérer une amélioration possible. Simultanément se manifestait une volonté interventionniste plus affirmée de l'Etat. Si l'Ordonnance de 1669 ne consacrait aucun titre particulier aux artifices ou industries70, un arrêt du Conseil [9 août 1723] venait d'interdire expressément à tous particuliers et même aux seigneurs "d'établir à l'avenir aucun fourneaux, forges, martinets et verreries .... sinon en vertu de lettres patentes bien et dûment vérifiées, à peine de trois mille livres d'amende et de démolition". Depuis quelques années il s'en installait journellement sans permission du roi. De la sorte "une partie considérable des bois qui étaient destinés au chauffage du public est consommée par ces nouveaux établissements qui ne doivent être mis en usage que pour la consommation des bois qui ne sont pas à portée des rivières navigables et qui par leur situation ne peuvent servir ni aux constructions, ni au chauffage, à quoi Sa Majesté voulant pourvoir .... "71. Il importe en effet de régler l'utilisation du bois de manière à préserver durablement les intérêts fondamentaux, sans perdre de vue trois données essentielles : répartition taillis-futaie, avec les durées de rotation et aménagements propres à chaque type de boisement ; importance des voies de communication terrestre ou fluviale et situation d'une bonne partie des forêts dauphinoises en des lieux escarpés où l'exploitation n'offre guère de rentabilité ; nécessité 70 L'art. 4 titre XXIV interdit notamment aux ecclésiastiques et gens de mainmorte "de rien entreprendre au delà des coupes ordinaires et réglées, sinon en vertu de lettres patentes bien et duement registrées". Non seulement ils ne pouvaient effectuer aucun défrichement, ni donner leurs bois à bail emphytéotique ou à titre de cens et rentes, mais il leur est défendu, comme à toutes personnes généralement, d'y établir des forges sans en avoir reçu l'autorisation dans les formes prescrites. Cf. JOUSSE, op. cit., p. 295. 71 Préambule de l'Arrêt du Conseil, du 9 août 1723. Cf. M. BAUDRILLART, Traité Général des Eaux et Forêts, Chasses et Pêches, 1ère partie : Recueil chronologique des règlements forestiers, Paris, 1821, T.I, p. 235. d'approvisionner les agglomérations en bois d'oeuvre ou de chauffage, priorité indiscutable enfin. L'action des commissaires prend deux formes différentes. Plus indirecte à l'égard des forges, martinets ou verreries, elle consiste à instruire des dossiers et donner un avis, la décision restant au roi en son conseil. Mais quand il s'agit de scieries, les commissaires ont toute latitude pour ordonner les mesures reconnues indispensables ou urgentes, sur plaintes éventuelles ou d'après leurs propres constatations. En effet, elles apparaissent souvent comme un simple instrument de délit à écarter. Sur quatre-vingt-dix-neuf scies mentionnées dans les procédures de l'élection de Grenoble [seconde réformation], dix-sept72 tombent sous le coup d'ordonnances provisoires à l'issue des visites dans les communautés73. Ces mesures visent essentiellement la protection des communaux, comme à Voreppe74, Villard-de-Lans ou Saint-Maurice Lalley. Huit scies travaillent sur le territoire de Villard, "dont chacune peut bien faire chaque mois quatre grosses de planches, soit un total de cinq cent soixante seize"75. Les représentants de la communauté précisent "qu'elles causent des dégradations dans les bois communaux, cela étant aisé à voir par leur consommation". Les commissaires ordonnent sur le champ de détruire les six plus nouvellement établies76. De même à Saint-Maurice Lalley, "comme des trois scies à eau .... l'une .... suffit pour l'usage du pays, les deux autres ne servant qu'à occasionner les délits fréquents qui se commettent dans ces bois par la facilité qu'il y a de les transporter en Provence", ils ordonnent que seule la première subsistera, les deux autres devant être démolies dans la quinzaine77. Cependant ils ne prescrivent pas toujours un remède aussi brutal. Concernant l'unique scierie de la Morte, trouvée en infraction, ils se bornent à interdire, "sous peine de cinquante livres 72 1 sur 2 à Prémol ; 1 sur 3 à Lavaldens et Valjouffrey ; 1 sur 2 au Périer et à Voreppe ; 2 sur 3 à Saint-Maurice Lalley et Theys ; 6 sur 8 à Villard-de-Lans. 73 Il appartenait ensuite au Bureau de la Commission établi à Grenoble de mettre au point l'Ordonnance qui ferait l'objet d'une signification officielle et devrait être publiée dans la communauté concernée à l'issue de la grand messe paroissiale trois dimanches successifs. 74 Il y a deux scies dans la communauté de Voreppe, dont l'une très ancienne travaille uniquement des peupliers ou autres bois venant des Pères Chartreux. La seconde appartient à un particulier qui débite des sapins extraits pour la plupart des bois communs. Il y avait d'ailleurs une procédure engagée à ce sujet. Par Ordonnance du 16 août 1726, les commissaires prononcent la suppression sous quinzaine. 75 Une grosse représente douze douzaines. Toutes ces planches se transportent partie à Grenoble, partie dans le voisinage et le reste à la foire de Beaucaire. 76 Ordonnance du 22 février 1726, arch. dép. Isère, II C 956. 77 Ordonnance du 13 mai 1725, ibid., II C 955. d'amende, de confiscation et de plus grande peine si le cas y échoit.. .. d'y scier aucun bois pour vendre soit chevrons, poutres ou planches, mais seulement pour les réparations des bâtiments de la communauté de la Morte"78. En l'occurrence il ne convenait pas de priver une population isolée en haute montagne du moyen de réparer des bâtiments fréquemment endommagés par les intempéries. Les solutions se dégagent ainsi de manière empirique. Pour l'élection de Montélimar les procédures font état d'une seule interdiction immédiate, à Marignac79. Quelques mois plus tôt le grand maître luimême écrivait pourtant : "Il y a dans la seule vallée du Vercors vingt-trois scies à eau qui causent des désordres infInis par la facilité des sciages. Cela occasionne les paysans d'aller voler le bois et de l'abattre pour le vendre ... "80. Peut-être le laxisme apparent sur le terrain s'explique-t-il par la présence de forêts encore très denses, l'isolement des bois et leur éloignement de Grenoble, la misère de populations vivant d'un tel commerce ou la nature des titres invoqués par les habitants usagers. Mais de nouvelles suppressions pouvaient encore intervenir ultérieurement, sur décision du bureau de la commission siégeant à Grenoble. Une ordonnance du 16 janvier 1726 dispose ainsi que des vingt-cinq scies à eau installées dans les quatre communautés de St-Julien, St-Martin, La Chapelle et St-Agnan les vingt plus nouvellement établies seraient démolies sous quinzaine à compter du jour de la publication. "Les scies à eau devraient être défendues totalement -écrira même Fontanieu en 1730- mais l'usage de scier en long étant presque inconnu dans la province, il a fallu se prêter à la nécessité et en laisser subsister quarante en en diminuant quatre-vingt. Il en a résulté la cessation totale du commerce des bois à Beaucaire et dans les provinces voisines ; le transport hors du Dauphiné en a été généralement défendu, mais c'était un mal nécessaire pour un bien et s'il en passe, ce n'est que par une fraude qu'on ne peut jamais totalement empêcher"81. Si le sort des scies à eau ne laisse guère place aux états d'âme, bien plus complexe et lourde de conséquence reste la question des autres artifices : fourneaux, forges, martinets et verreries. Dévoreuses de bois elles aussi, ces entreprises deviennent néanmoins, à l'aube de l'ère industrielle, un atout décisif pour le développement économique de la province. De plus elles 78 Ordonnance du 18 mars 1728, ibid., II C 956. Il y a deux scies dans la communauté de Marignac, qui occasionnent des dégradations considérables dans la forêt usagère de Vassieux ; l'une appartient à un particulier, la seconde au chanoine de la Cathédrale de Die. Les commissaires décident que la seconde sera démolie. Procès-verbal de Réformation, Marignac, 1er août. 1725 et Ordonnance du Bureau de la Commission, 10 avril 1726, élection de Montélimar, arch. dép. Isère, II C 966. 80 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., « Scies à eau ». 81 G. DUBOIS, op. cit., p. 91. 79 procurent au Trésor une source de revenu appréciable. A leur égard il y a donc lieu d'envisager, si possible, des solutions moins radicales que la suppression pure et simple, comme établir un plan d'aménagement sur les forêts charbonnées, réglementer les approvisionnements en combustible, limiter la production ou modifier certaines implantations. Dès les premiers mois de la Réformation Bouchu, en 1700, les commissaires préconisent de supprimer une partie des martinets et forges établis sur le rebord occidental de Belledonne, cause de "charbonnements" [sic] à outrance. Sur le territoire de Revel les bois ont été complètement détruits pour l'usage des fourneaux et artifices travaillant dans cette communauté et à la Combe, "en sorte que les habitants sont entièrement privés non seulement de bois à bâtir, mais de bois de chauffage et obligés de couper de leurs arbres fruitiers pour fournir au seigneur la traîne de bois qu'ils doivent par habitant chef de famille apporter chaque année au château de Revel". Les commissaires prescrivent un plan d'aménagement très strict avec réserve de balivaux, conformément aux règles établies par l'ordonnance de 1669. Ils n'hésitent pas à déclarer que si l'on en avait usé ainsi dans cette province, "tant de belles forêts dont les artifices ont causé l'entière ruine seraient encore garnies de bois"82. A Laval ils insistent sur la nécessité d'établir des périmètres protégés : "Afin de prévenir à l'avenir les désordres que causent les martinets et autres artifices qu'on établit impunément dans le coeur des plus belles forêts, ce qui détruit non seulement les bois propres au service de la marine mais encore a mis les particuliers dans l'impuissance de réparer un incendie dans les lieux qui n'étaient autrefois que bois, la fureur de vendre et charbonner les bois étant allée si loin qu'après avoir charbonné des montagnes immenses, il y a encore presque dans chaque communauté contiguë à celle de Laval un fourneau et un martinet pour l'entretien desquels l'on coupe jusqu'aux châtaigniers et autres arbres fruitiers ; il doit être défendu à toute personne sous peine de 3000 livres d'amende .... de construire à l'avenir aucun fourneau, martinet ou autres artifices de cette nature à la distance de six lieues des rivières navigables et flottables qu'elle n'en ait obtenu la permission, laquelle ne sera accordée que sur le procès-verbal qui sera fait par l'un des officiers des eaux et forêts de l'état, consistance et situation des bois qu'on voudra faire couper"83. Dans la région de Villard-Bonnot, les commissaires entendent également protéger les habitants contre leur propre imprévoyance. Devant une demande accrue de combustible, le 82 83 Procès-verbal de Réformation, Revel, 30 octobre 1700, élection de Grenoble,.arch. dép. Isère, II C 928. lbid., Laval, 1er novembre 1700, ibid. prix élevé du bois les incitait en effet à sacrifier parfois de manière inconsidérée une ressource précieuse pour leur subsistance : "Les principaux bois de la communauté consistent en châtaigniers entre lesquels il y a fort peu de chênes et quelques plantes de bois blancs. Il y a tout lieu de craindre que les dits châtaigniers ne servent dans peu à l'usage du fourneau à fer et du martinet construits dans la dite communauté, attendu que tout le bois tant de sapin que d'autre essence des montagnes voisines ayant été depuis plusieurs années employés à purger et faire couler la mine du fer il ne se trouve plus de bois à portée .... que les dits châtaigniers, lesquels on a commencé à faire charbonner en quelques endroits, ce qui serait l'entière ruine de toutes les communautés de la vallée du Grésivaudan .... s'il n'y est promptement remédié, n'y ayant aucun ruisseau .... où il ne se trouve construit des scies, des fourneaux à fer ou à cuivre et des martinets et cela en si grande quantité que depuis environ soixante ans tous ces artifices ont consommé les bois de toute espèce sur une étendue de huit lieues de long et de deux à trois lieues de large"84. Pour conserver le peu qui subsiste et rétablir les forêts dégradées, les commissaires estiment indispensable de réduire le nombre des artifices, non seulement dans la vallée du Grésivaudan mais aussi dans le Trièves et autres endroits visités. Ils insistent sur le préjudice créé par la dissipation de bois peu éloignés de l'Isère jusqu'où l'on pourrait aisément les descendre en toute saison et les mettre en radeaux. Enfin ils se soucient de la nature des approvisionnements : "Pour conserver dans les dites communautés les arbres fruitiers et empêcher la consommation qu'en feraient les dits artifices, ce qui attirerait indubitablement la ruine du territoire situé au dessous et réduirait les possesseurs d'iceux à l'impossibilité de payer leurs charges et dans la nécessité d'abandonner leurs fonds, il doit être défendu sous de rigoureuses amendes aux propriétaires des dits artifices d'acheter aucun châtaignier et autres arbres fruitiers pour les convertir en charbon pour l'usage des dits artifices et aux particuliers... de les commercer à ce sujet"85. Les objectifs restent identiques à l'époque de Fontanieu, bien que les registres de la seconde réformation ne consacrent plus à la question des développements comparables. Le problème des rapports forêt-industrie n'en reste pas moins au centre de toutes les préoccupations. Il apparaît même suffisamment sérieux pour justifier le travail préliminaire confié aux deux 84 85 lbid., Villard-Bonnot, 6 novembre 1700, ibid. Ibid. grands maîtres et faire ensuite l'objet d'une action étroitement concertée avec le Conseil du Roi. Le résultat de l'enquête préalable mérite une attention particulière. Les propositions tendant à limiter la consommation des bois figurent aux rubriques suivantes du Mémoire Alphabétique : Marque des fers, Mines, Défenses de couler dans les fourneaux pour autrui, Défense d'enharrer86 les bois, Suppressions, Réformation. Elles mettent en cause deux privilèges particuliers à la région et les abus auxquels se livrent quelques maîtres de forges. Premier privilège, la marque de fabrique permettant d'identifier les produits manufacturés avant de les mettre dans le commerce supportait une taxe dont la province se prétendait exemptée87. Cependant, déclare Boissier, "il est à présumer que si on l'établissait, comme la quantité qui s'y fait ne vient que du gain que l'on fait dessus, les artifices tomberaient d'euxmêmes et les particuliers ne vendraient plus leurs bois si aisément dès qu'ils n'y trouveraient pas leurs profits et les propriétaires des artifices ne s'engageraient pas à de si grandes dépenses en en achetant de tous les côtés, ni même ne feraient pas abattre le leur en si grande quantité pour le faire réduire en charbon s'ils n'y trouvaient pas leur compte"88. Mais une moindre rentabilité pouvait-elle réellement freiner la consommation ? Rien ne semble moins sûr, car les exploitants pouvaient tout aussi bien produire davantage pour compenser le manque à gagner. Second privilège propre au Dauphiné, chacun y jouit d'une totale liberté pour rechercher des mines89. Quiconque en possède dans son terrain peut faire ouvrir. Or cela nécessite d'importantes quantités de bois, "tant pour étançonner les galeries que pour donner une coüison [sic] à ces pierres pour les calciner"90. De plus les propriétaires, alléchés par le prix élevé du fer, ont tendance à forcer les coupes de leurs forêts sans jamais les régler, sous prétexte qu'elles se trouvent situées en partie sur des rochers. Pour éviter ces fréquentes ouvertures, Boissier préconise d'exiger une autorisation, après enquête préalable tendant à 86 Cf. note 90. "Le Roi reçoit dans les fennes plus de 50 000 écus par an pour le droit de sortie hors de la province qui ne paie rien pour la marque des fers et prétend en être exempte". BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Conservation des fers et aciers". 88 Ibid., "Marque des fers". 89 "Les anciens souverains du Dauphiné avaient eu une attention particulière pour la recherche des mines. Ils avaient fait à ce sujet un règlement appelé Chartres minières [sic] par lequel il est porté qu'il est permis à toutes sortes de personnes de chercher les dites mines sous une modique redevance au seigneur censier". BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit. : "Mines". 90 Ibid., "Mines". 87 vérifier si les demandeurs possèdent assez de bois pour étayer les galeries et cuire le minerai. Quelques années plus tard effectivement, un arrêt du Conseil [14 janvier 1744] fera prévaloir pour l'ensemble du pays une conception plus étatique des sous-sols. Encore faut-il combattre les abus constatés : "Il y a plusieurs seigneurs et particuliers qui ont des bois et quelques uns des mines qu'ils font couler pour leur compte dans les fourneaux lorsqu'ils ont fini de travailler pour leur maître, moyennant certaines redevances ou en fer ou en argent qu'ils donnent au propriétaire pour le louage du fourneau lorsqu'il ne coule pas et que le charbon lui manque. Cela fait qu'un fourneau qui ne peut couler que trois mois et quelquefois six marche toute l'année et fait une consommation affreuse .... Cela cause les plus grands désordres. Les païssants [sic] quittent la charrue pour faire ce négoce, ruinent leurs bois, leurs châtaigniers et leurs vergers et en volent pour le tout mettre en charbon". Conséquence fâcheuse, les vols se multiplient dans les bois seigneuriaux et communaux, "y ayant des malheureux qui ne font d'autre métier que d'en aller voler pour le réduire en charbon et l'aller vendre aux particuliers qui en font des ornats [sic] pour aller couler dans les fourneaux de leurs voisins"91. On doit absolument, insiste le grand maître, interdire de les prêter ou de les louer et ordonner aux propriétaires de travailler uniquement pour leur compte, sans dépasser la possibilité des bois leur appartenant en propre et mis en coupes réglées. L'idée ne tarde pas à recevoir une suite partielle. Le Conseil du Roi l'accueille d'autant plus volontiers que l'abus incriminé violait indirectement ses arrêts de mars et août 1723, interdisant pour l'avenir d'installer des artifices sans avoir obtenu de lettres patentes. Il rend donc un nouvel arrêt, le 28 mars 1724 : "Sa Majesté étant informée que différents particuliers de la province de Dauphiné qui n'ont ni bois ni fourneaux en propriété, pour éluder la disposition des dits arrêts, achètent des bois de toutes parts pour les convertir en charbons pour couler dans les fourneaux de quelques particuliers qui non contents des profits qu'ils font par eux-mêmes prestent leurs fourneaux moyennant quelque bénéfice à toutes sortes de personnes, ce qui produit le même désordre pour la consommation des bois que si l'on établissait de nouveaux fourneaux contre l'intention de Sa Majesté, et cette facilité de la part de quelques propriétaires des fourneaux à les prêter à toutes sortes de personnes engage des gens de tous états à entreprendre de couler, ce qui porte les bois à une cherté excessive .... le Roi en son Conseil .... fait très expresses inhibitions et 91 Ibid., "Défenses de couler dans les fourneaux pour autruy". défenses à toutes sortes de personnes de quelque qualité et condition qu'elles soient autres que ceux qui ont des bois et fourneaux en propriété dans la dite province d'acheter des bois ni charbons pour couler dans les fourneaux d'autrui à peine de six mil livres d'amende .... et de confiscation"92. Autre pratique devenue courante, les affectations et ventes anticipées de coupes concourent également à la destruction forestière : "Tel qui a des artifices achète indifféremment de tous les seigneurs et particuliers qui n'en ont point la coupe de leurs bois, tant futaie de sapins et hêtres que taillis chesnes et autres bois. Quoique plusieurs en aient beaucoup en propre ils en achètent où ils peuvent pour ménager le leur et les vont chercher très loin de chez eux et à quel prix que ce puisse être quoique les frais de transport leur coûtent des frais immenses. Le propriétaire qui voit qu'on lui donne de ses bois beaucoup plus qu'ils ne valent se détermine à les vendre à quelqu'âge qu'ils puissent être et trouve plus son profit qu'à les faire abattre et à l'envoyer à la ville"93. De simples mesures ponctuelles ne semblent pas toujours suffisantes Des moyens plus radicaux, tels la suppression ou le déplacement, s'imposent dans certains cas : "On ne peut se dispenser de supprimer plusieurs artifices, fourneaux, martinets et verreries. Il y en a plusieurs qui n'ont aucun bois pour les faire valoir, ce qui s'appelle n'avoir point d'affouage et c'est sur ceux là que doit tomber le cas de suppression quand même ils seraient plus anciens .... D'autres se trouvent plus près des villes et font une trop grande consommation de bois qui leur sont nécessaires pour leur chauffage ce qui en fait le renchérissement"94. Cependant, eu égard à la grande utilité du commerce des fers et aciers pour la province, considère le grand maître, "il faudrait engager les propriétaires de quelques artifices qui se trouveront dans le cas de la suppression d'aller s'établir dans les endroits où ils trouveraient des chutes d'eau convenables et des bois à portée même des mines"95. Une telle solution offrait à ses yeux un double avantage : permettre de rentabiliser des forêts écartées, situées sur 92 Registre des Arrêts du Conseil, arch. dép. Isère, II C 935-936. BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc.cit., "Défense d'enharrer les bois". Le mot "Ennarrer" se rencontre plus fréquemment dans les édits ou arrêts. Le 7 septembre 1655, entérinant une requête de son Procureur Général, le Parlement de Grenoble commet des magistrats pour informer : "ensemble sur les dits ennarrements & monopoles cy-devant faits, & sur les usurpations, menasses & intimidations contenuës en la dite requeste". Cf. Ordonnances d'Abbeville [Recueil des Edits et Déclarations du Roy, Lettres Patentes et Ordonnances, Arrêts et Règlements de ses Conseils et du Parlement de Grenoble], Grenoble, 1689, pp. 390-392. 94 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc.cit., "Suppression". 95 Ibid. 93 des terrains escarpés et tout juste bonnes à charbonner ; offrir une occupation stable à des populations misérables ne vivant que de coupes clandestines. Résumant l'ensemble de ses réflexions, Boissier propose une sorte de programme en quatre points en vue de la réformation96. Depuis longtemps quelques propriétaires de forges, fourneaux ou martinets "avides du gros gain .... ont poussé outrément le travail", sans se soucier de savoir si cela pourrait durer. Au point où en sont les choses, déclare-t-il, certains artifices "ne pourront subsister encore deux ans par l'impossibilité de trouver des bois à portée pour faire les charbons". Tel s'avère en particulier le cas de quelques martinets établis sur la frontière de la Savoie depuis que le roi de Sardaigne a défendu, "sous peine de la vie", de tirer des bois ou charbons de ses Etats. "Il faut donc trouver le moyen de conserver cet avantage sans d'un autre côté nuire aux bois et pour cela il faut après avoir examiné les endroits où sont situés les artifices : 1°/ abolir ceux qui se trouveront soit par leur proximité, soit par leur consommation, à charge du public ; 2°/ obliger les propriétaires des artifices qui seront conservés à ne se servir que de leur bois, que ce soit du taillis et non des futaies et au cas qu'ils aient des futaies sur le retour qu'ils ne puissent les abattre qu'après en avoir obtenu la permission du roi et que l'on aura reconnu la nécessité de le faire ; 3°/ régler le temps que les fourneaux pourront couler et les martinets travailler suivant la quantité de bois et charbons qu'auront les propriétaires ; 4°/ régler la quantité de ballons par jour que pourront faire les martinets afin qu'ils ne fassent pas une si grande consommation. Cela peut aller à trois ballons par jour quand ils travaillent fort"97. Reste tant bien que mal à mettre les principes en oeuvre. Le gouvernement joue sur le velours en déplaçant le problème sur un terrain plus juridique, celui des titres d'établissement. Comme il le sait pertinemment, il en existe fort peu en Dauphiné, ou de très anciens et fort difficiles à produire. Dès le 23 décembre 1723 les Commissaires nommés pour la vérification des titres concernant les forges, fourneaux et martinets [en exécution de l'Arrêt du 20 octobre 1723] ordonnent qu'ils soient produits au greffe de la maîtrise. Pareille exigence dut semer le trouble. La 96 "Dans la conservation des bois en Dauphiné nous avons quatre choses à considérer : la première, les bois pour la marine ; la seconde, ceux pour les bâtiments ; la troisième ceux pour le chauffage ; et la quatrième ceux pour l'usage des forges, fourneaux et martinets de la province". Ibid., "Réformation". 97 Ibid., "Réformation". Un ballon représente 100 livres [livre, poids de marc. Elle valait une livre et quart]. Cf. E. CHABRAND, op. cit., p. 51. plupart n'ont en effet, tel M. de Revel à Lancey, "d'autre titre .... que le droit où chacun étoit en Dauphiné avant les derniers arrests d'establir sur ses propres fonds tels artifices que bon lui sembloit et une possession immémoriale"98. Parmi les pièces présentées99 figurent essentiellement des extraits de reconnaissances, actes de vente ou d'albergement (97), peu de titres d'établissement et plus rarement encore des lettres patentes. Dans ces conditions plus d'un exploitant préfère s'abstenir et voir venir. TI fallut donc imposer une échéance : par règlement du 4 février 1726, les Commissaires réformateurs prescrivent aux propriétaires de fourneaux ou autres artifices non établis par lettres patentes de cesser leurs travaux dans les six mois, sauf à se pourvoir au Conseil pour les obtenir durant ce délai [sous peine de démolition et de 3000 livres d'amende pour chaque contravention). Mais cette fois encore certains continuent de faire la sourde oreille. Un nouvel arrêt du Conseil [11 janvier 1727] vient cependant confirmer la résolution du gouvernement : "Ayant été représenté à Sa Majesté que plusieurs des propriétaires en exécution de ce règlement se sont pourvus et ont été confirmés dans la possession où ils étaient de faire travailler leurs dits artifices et d'autres supprimés et qu'il en reste encore dont les propriétaires regardant les peines portées au dit règlement comme comminatoires ne se sont point pourvus, espérant qu'elles n'auraient point d'effet après la dissolution de la dite réformation, sur quoi Sa Majesté voulant pourvoir ... ordonne que dans six mois ... pour toute préfixion et dernier délai .... les propriétaires .... seront tenus de se pourvoir ... "100. Plusieurs personnages importants essuient à cette occasion une fin de non recevoir : François Francon, seigneur de Saint-Marcel devra faire démolir sous quinzaine le fourneau à gueuse établi à Chapareillan, sur la frontière de Savoie [30 juillet 1726]. Joseph Francon de Revel reçoit pareillement injonction de détruire le sien, situé à Lancey [30 juillet 1726]. Jacques Gaillard, conseiller secrétaire du roi à la Chambre des Comptes de Grenoble, qui demandait à 98 Déclaration devant les Commissaires du Conseil par M. de Revel de Francon au sujet de ses artifices de Lancey, Arch. dép. Isère, II C 835-936. 2S août 1724, arch. dép. Isère, II C 936. 99 Albergement, nom donné en Dauphiné à une sorte de bail emphytéotique. "C'est la tradition du domaine utile pour une redevance en directe perpétuelle portant lotz et vente. Il y a beaucoup de seigneurs qui ont albergé leurs bois depuis un temps infini. Les paisants [sic] à qui les bois sont albergés en abusent journellement en les ruinant totalement. Pour y remédier il faudra absolument restreindre les gens à qui ces bois sont albergés à n'en prendre que pour leur besoin et s'ils en font des ventes à les faire par coupes réglées dans la saison convenable en y réservant des baliveaux dans les taillis et des arbres de réserve dans les futaies quand ils auront obtenu la permission de les abattre et en observant les règles prescrites par l'Ordonnance des Eaux et Forêts de 1669". BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Albergement". Sur ces questions Cf. G. CHIANEA, La Condition Juridique des Terres en Dauphiné au 18ème siècle, 17001789, Paris-La Haye, 1969. 100 Extrait des registres du Conseil, 11 janvier 1727, arch. dép. Isère, II C 937. être confirmé dans la possession et jouissance d'un fourneau et deux martinets ou forges à Saint-Laurent en Royans, se trouve également débouté [10 juin 1727]. Le roi en son Conseil enfin refuse d'octroyer les lettres patentes réclamées par les Chartreux de Saint-Hugon pour être maintenus "au droit et en la possession plus qu'immémoriale .... des fourneaux, martinet et martinette établis sur les héritages dépendant de leur monastère"101. A ces quelques exemples le Mémoire Fontanieu permet d'ajouter un bilan plus global de l'action menée entre 1720 et 1730 : "Le nombre des fourneaux, forges et fonderies a diminué de plus de moitié eu égard à leur consommation ; les propriétaires de ces usines ont été forcés de se pourvoir de lettres patentes. Il en subsiste encore trop sans doute, mais il eût été d'une trop grande conséquence de supprimer pour ainsi dire un commerce qui .... est un objet de plus de 1100 000 livres dans la province. Il a fallu attendre qu'il s'établît des fabriques dans des lieux où il n'y eût aucun danger pour détruire celles qui pouvaient être dangereuses ; cependant de cent vingt artifices qui subsistaient en 1720, il n'en reste plus aujourd'hui que quatre-vingt-quatre"102. Le président de la seconde réformation lui-même exprime ainsi une satisfaction relative et un point de vue réaliste. En définitive, comme l'écrit fort bien D. Woronoff, "les oublis, les retards, les passe-droits expliquent l'observance mitigée du document de 1723. Beaucoup de nouveaux maîtres de forges comptaient sans doute gagner cette légitimité de l'ancienneté qui vaut titre, dans les mentalités sinon dans les textes de la France ancienne. Mais l'Ordonnance a ouvert la voie d'une législation qui va parfaire l'intention première ; l'Etat est décidément entré en Sidérurgie"103. 101 Ibid. G. DUBOIS, op. cit., pp. 90-91. 103 D. WORONOFF, l'Industrie sidérurgique en France pendant la Révolution et l'Empire, Paris p.16. 102 Tous ces efforts sur le terrain, tous ces projets, toutes ces propositions furent-ils couronnés de succès ? Il ne semble pas. A l'enquête sur les forges françaises, réclamée par l'abbé Terray au moment où il prend la direction du contrôle général des finances, en 1772, l'intendant du Dauphiné répond en effet : "La fabrication du fer serait susceptible d'accroissement considérable dans la province, vu la quantité de mines qui sont exploitées et de celles qu'on y découvre tous les jours, si les forêts pouvaient fournir une suffisante quantité de bois pour alimenter de nouvelles fabriques. Mais l'état de dévastation où elles sont pour la plupart par l'abus qu'en font les habitants, non seulement rend les nouveaux établissements qui pourraient se faire impraticables en beaucoup d'endroits, mais encore arrête l'activité de ceux qui existent. Il serait fort à désirer que l'on pût trouver des moyens efficaces pour empêcher de plus grandes dégradations et pour rétablir les bois dans les endroits où ils manquent, sans quoi, loin de voir augmenter la fabrication des fers, l'on doit s'attendre à une diminution considérable"104. Les deux réformations engagées en 1699 et 1724 n'auraient-elles rien changé ? Le bilan présenté en 1730 dans le Mémoire Fontanieu afficherait-il un optimisme ou une satisfaction de pure commande ? Parviendrait-on jamais à juguler réellement cette crise du bois si inquiétante pour l'avenir de l'économie ? Face à un mal chronique et séculaire tenant à la mentalité des habitants riverains de la forêt, particulièrement sensibles à son mystère et à ses innombrables ressources, mais en même temps défricheurs et plieurs invétérés, existe-t-il seulement un remède ? D'autre part comment s'étonner, à une époque d'industrialisation, de progrès technique et de capitalisme naissant, devant les difficultés grandissantes à trouver du bois, principale source énergétique. Un peu 104 B. GILLE, Les Forges françaises en 1772, Paris, 1960, p. 114. partout en France se posent d'ailleurs des problèmes similaires. On redoute comme l'écrit Réaumur, de voir fermer les forges, fourneaux à fer et verreries, faute de combustible105. A certains égards la situation du Dauphiné apparaît plutôt moins mauvaise que celle d'autres provinces, Franche-Comté par exemple. En effet il renferme encore quelques forêts magnifiques, reconnaît le grand maître. Certes il s'y trouve très peu de bois bien conservés, ceux des Chartreux exceptés106, mais quelques uns se régénèrent d'eux mêmes facilement en dépit des abus commis par les usagers, comme dans le massif du Vercors ou certaines zones difficiles d'accès. Porteur d'implications graves pour l'avenir économique du pays, le problème forestier reste préoccupant tout au long du XVIIIe siècle. Après 1750 la poussée démographique et les nouveaux défrichements de forêts encouragés par les théories physiocratiques l'amplifient sensiblement. Il en résulte une véritable envolée des prix du bois d'oeuvre ou de chauffage, avec des conséquences parfois dramatiques pour les populations les plus défavorisées. On signale à cette époque quelques villages de Bourgogne dont les habitants, trop pauvres, n'ont "plus de feu". Désireux de dénouer la crise, plusieurs scientifiques de renom -tels Buffon, Réaumur, Vauban entre autres- incriminent la consommation excessive des industriels, les constructions de fortifications ou autres ouvrages militaires, la mauvaise exploitation, enfin et surtout la prolifération d'usages. Ils préconisent diverses mesures immédiates : créer des chemins d'exploitation et de vidange afin de permettre la mise en valeur de forêts inaccessibles ; déplacer les "usines" vers des endroits où le bois abonde, le plus loin possible des villes ; semer des glands, comme les procédures de la première réformation le prescrivent fréquemment en Dauphiné ; respecter scrupuleusement le principe du quart de réserve. Turgot suggère même d'importer les fers produits dans des pays étrangers dotés de forêts immenses et encore inexploitées107. 105 Cité par M. DEVEZE, op. cit., p. 601. L'enquête effectuée par le Chevalier de Grignon sur les difficultés de la sidérurgie dauphinoise, à la demande de Necker, mentionne en 1778 encore : "De tous les bois du Dauphiné il n'y a que ceux des Chartreux qui soient bien conservés ; le surplus, tant ceux des particuliers que ceux des communautés, sont dans un état déplorable". B. GILLE, Les Origines de la Grande Industrie Métallurgique en France, op. cit., p. 73. Cf. également P. LEON, Les Techniques métallurgiques dauphinoises au dix-huitième siècle, Paris, 1961, pp. 29 et suiv. 107 Cf. B. GILLE, Les Forges françaises en 1772, op. cit., pp. 129-130. 106 Toutefois le salut véritable, on en prend de mieux en mieux conscience, passe par une source énergétique autre que le charbon de bois. Connu en Chine depuis l'antiquité, l'usage du "charbon de terre" ou de "pierre" était déjà largement répandu en Angleterre : "A l'aube de la guerre civile anglaise, qui éclata en 1642, la houille était le combustible le plus important de la cité de Londres, devenue peut-être la ville la plus peuplée d'Europe. Elle était aussi le combustible le plus employé dans la plupart des autres villes britanniques et dans les villages voisins des mines ou situés au bord de la mer où il arrivait par bateau. Entre 1580 et 1640 et surtout au début du XVIIe siècle, la houille devient en Grande-Bretagne le combustible le plus répandu dans beaucoup de manufactures"108. En France son utilisation ne reste pas totalement inconnue, signalée à diverses reprises depuis François 1er, notamment dans la vallée du Gier109. Cependant les industries dauphinoises fonctionnent encore fort peu avec ce minerai au début du XVllle siècle. "Celui qu'on tirait du bassin de La Mure ne servait guère qu'à alimenter les deux clouteries de cette localité et un petit commerce à Grenoble"110. Dans la région de Vienne une fabrique d'ancres de marine ainsi qu'un martinet à lames de couteau emploient également le "charbon de pierre"111. Mais on ne l'utilise pas sans réticence et seulement comme pisaller, à défaut de bois. Il inspire une réelle défiance : nuisible à la santé des forgerons, il ne permettrait pas la fabrication d'objets de qualité. De plus, inconvénient plus réel, son transport toujours délicat coûte cher, ce qui freine les maîtres de forges. Il fallait donc combattre les préventions. Le Grand Maître Boissier s'y essaie timidement : "Il se trouve dans le Briançonnais beaucoup de mines de charbon de pierre dont on pourrait faire de la ouille [sic] comme en Flandres. Après en avoir parlé avec les consuls de Briançon j'en ay fait la proposition à Mr. Dargenson Commandant du camp et à la ville de Briançon, qui a fort approuvé cette idée et l'on est convenu d'écrire à des personnes de Flandres pour avoir des mémoires de la manière dont la ouille se compose. Il y a plusieurs mines de charbon à portée de Briançon et des forts dont on pourra faire usage"112. Il croit ensuite devoir expliquer, non sans une certaine candeur : "Pour le service de ce charbon ou "ouille" on a une grille de fer très forte. On met un peu de bois sur la première. Ensuite on met dessus le charbon de pierre ou ouille entrelassé [sic] de quelques morceaux de bois pour le faire prendre. Ensuite on remet 108 John U. NEF, La Naissance de la Civilisation Industrielle et le Monde Contemporain, Paris, 1954, p. 46. Cf. également B. GILLE, Les Origines de la Grande Industrie, op. cit., pp. 79 et suiv. 109 Cf. entre autres, A. BOUCHAYER, op. cit., p. 228. 110 M. GADOUD, op. cit., p. 15. 111 Arch. dép. Isère, II C 971. 112 Mémoire Alphabétique, doc.cit., "Charbon". la seconde grille et là dessus on met la marmite de soldats et autres choses dont on a besoin. Cela fait un feu fort chaud et il y a apparence que les soldats pourront s'en accommoder"113. Si la proposition reste encore timorée, l'idée fera son chemin. Une étape essentielle sera franchie le 14 janvier 1774, avec l'arrêt du Conseil rendu sur rapport du Contrôleur général Orry. Désormais une conception plus étatique des sous-sols va prévaloir, favorisant l'exploitation de la houille114. Cependant le processus engagé supposait une transformation radicale des techniques115, comportements et modes de vie. Aussi la forêt française subira-telle longtemps encore le poids de l'industrie avant qu'une nouvelle civilisation, celle du charbon, prenne enfin la relève. 113 Ibid. "Les veines de charbon étaient rarement et mal exploitées avant 1774. On n'avait jamais en effet osé toucher à la propriété du sous-sol qu'on laissait au propriétaire du sol. La petite exploitation était prédominante et n'avait donné que de piteux résultats en général. En reprenant pratiquement pour lui la propriété du sous-sol, en accordant désormais des concessions à des entrepreneurs importants et à des compagnies sur des périmètres étendus, le Roi allait en 1774 favoriser immédiatement la production de la houille". DEVEZE, op. cit., p. 614. 115 "Nous nous trouvons avant la première fusion de l'acier [1740], avant la généralisation de la fonte au coke, avant la longue séquence des noms et procédés célèbres : Bessemer, Siemens, Martin, Thomas ... encore dans une autre planète". F. BRAUDEL, Civilisation matérielle et Capitalisme, Paris, 1967, p. 285. 114 ETAT DES FORETS ET COMPORTEMENT DES USAGERS EN DAUPHINE AU DEBUT DU XVIIIe SIECLE En dépit des avertissements de l'histoire, la déforestation fait encourir à l'humanité un risque majeur. Grecs et Romains le pressentaient déjà lorsqu'ils proposaient d'instaurer une magistrature chargée de surveiller les espaces boisés. Si dans notre pays les rois francs ne tardent pas à prendre conscience de la richesse d'une Gaule presque entièrement couverte d'arbres et de la nécessité de préserver la chasse, les premières mesures de protection remontent au XIIIe siècle seulement. A partir de cette époque l'exploitation abusive et les défrichements intensifs suscitent toute une série d'ordonnances, destinées à créer une administration des eaux et forêts, établir des tribunaux spécialisés et imposer d'innombrables interdits sans cesse renouvelés. Ces efforts restent vains ou presque. Soucieux de l'avenir, dans l'intérêt de l'industrie et de la marine en particulier, Colbert décide donc de reprendre la question. Il met en chantier l'Ordonnance de 1669, véritable compilation des règlements antérieurs, actuellement considérée comme notre premier Code forestier, qui révèle toute l'importance du temps et de l'expérience en ce domaine. Les responsables forestiers disposent ainsi, au début du XVIIIe siècle, de règles d'aménagement précises, d'un vocabulaire spécialisé et de techniques sylvicoles déjà éprouvées. La promulgation de l'Ordonnance de 1669 va-t-elle permettre enfin la régénérescence de la forêt française ou du moins une amélioration durable ? En Dauphiné rien de tel ne se produit. Les dégradations se poursuivent à un rythme accéléré et les autorités locales redoutent le dépeuplement de régions où les arbres se font de plus en plus rares. La situation semble d'autant plus délicate qu'il s'agit d'un pays "où la disposition des lois a été ignorée jusqu'à présent et dans lequel même une partie de celles qui ont été prescrites par l'Ordonnance de 1669 se trouve impraticable par la nature du terroir et l'espèce de bois qu'il produit", comme les commissaires réformateurs le reconnaissent eux-mêmes116. Effectivement les forêts dauphinoises échappent aux normes générales. Leur situation en haute et moyenne montagne, leur caractère ''penchans et montueux", le climat contrasté de la province, la rigueur des hivers, les risques d'avalanche ou d'incendie, les difficultés d'accès, l'isolement, l'altitude, créent un cadre et des conditions d'existence particulières. Ce contexte explique bien souvent le comportement des usagers. Celui-ci ne saurait donc se comprendre sans une description préalable de l'environnement. L'ENVIRONNEMENT FORESTIER Une étude des forêts dauphinoises au début du XVIIIe siècle suppose quelques remarques préliminaires sur les points suivants : diminution constante des bois, difficultés d'arpentage ; priorité consentie à la recherche et à la mise en valeur de plantations d'arbres propres au service de la marine et à leur transport ; enfin jugement assez sommaire que l'on porte alors sur le paysan usager de la forêt. "Il est à remarquer que l'on appelle forêt en ce pays un très petit espace de bois ... six, huit, dix, douze, quinze et vingt sestérées [sic]. Une très considérable ne passe pas deux mille arpents"117. Celle de Couranson, note le grand maître, contient 2500 arpents. "L'on croit dans ce pays un bois de pareille grandeur une grande forêt"118. Ces indications renferment néanmoins une grande marge d'imprécision. Si l'arpent représente une surface à peine supérieure à un demi hectare, soit 51,07 ares119, la sétérée -"terre ensemensable avec un sestier de grains"- reste tout-à-fait insaisissable ; rien ne varie davantage que cette mesure, le tableau dressé à l'époque révolutionnaire n'en donnant pas moins de dix-neuf valeurs 116 Règlement Général des Commissaires du roy députés par lettres patentes du 14 novembre 1724 pour la Réformation des Eaux et Forêts de la province du Dauphiné, Grenoble, 1723, p. 32. 117 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, "Forêt", "Réformation", arch. dép. Isère, II C 934. 118 Ibid., "Réformation". 119 Il s'agit de l'arpent du roi ou d'ordonnance, appelé aussi "arpent des eaux et forêts", de 100 perches carrées des eaux et forêts. différentes. Dans les régions alpestres elle oscille entre 22,17 ares et 68,33 ares. Approximativement dix sétérées représentaient donc une étendue de 2 à 7 hectares, cinquante sétérées de 10 à 35 hectares120. Ainsi le terme forêt recouvre-t-il les réalités les plus diverses : quelques belles futaies, mais aussi beaucoup de mauvais taillis et broussailles, surtout dans le midi de la province où les bois sont très rares au début du XVIIIe siècle. En tout état de cause c'est surtout leur disparition progressive et parfois totale de certaines régions qui inquiète. Dans plusieurs grandes villes, à Grenoble notamment, elle entraîne un renchérissement du prix du chauffage et des constructions. Au coeur de la province la forêt de Bièvres, autrefois territoire de chasse favori du Roi François 1er, fortement attaché à sa conservation "parce qu'il n'avait eu dans aucune forêt de Dauphiné un aussi beau passetemps"121, a disparu, transformée en une plaine entièrement cultivée. "Il n'y a pas d'endroit dans le Dauphiné où l'on ne fasse des défrichements, dans la plaine comme dans les montagnes, surtout dans les bois communaux où chacun tâche d'agrandir son terrain. Des gens de 60 ans se souviennent d'avoir vu des lieues entières de pays qui sont à présent en terres labourées"122. A propos de la délicate question des concessions et permis d'exploiter, une constatation identique s'impose : "C'est un très grand abus que ces permissions. Elles étaient bonnes dans le temps qu'il y avait tant de bois dans le Dauphiné que l'on en savait que faire, mais à présent qu'il devient très rare, qu'il y manquera si l'on n'y met bon ordre très promptement... il faut décharger ceux qui sont propriétaires de la redevance ou du moins les restreindre en sorte que cela ne puisse être nuisible à la province"123. Les difficultés d'arpentage ne permettent pas de bien apprécier l'ampleur du mal : "la situation des bois de Dauphiné étant pour la plupart dans des rochers escarpés et montueux, il est quasi impossible de les arpenter sur le terrain. On ne peut le faire que géométriquement et comme peu de gens sont capables de faire cet ouvrage, on n'est pas dans l'usage de le faire. Il n'y a 120 Cf. M. GADOUD, Les Forêts du Haut Dauphiné à la fin du XVIIIe siècle et de nos jours, Grenoble, 1917, pp. 98-99. 121 De LAGREE, Mémoire sur la concession de la plaine de Bièvres, Grenoble, 1780, pp. 1-2. 122 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Essarts et défrichements". 123 Ibid., "Permissions et Concessions". "Comme le Dauphiné était tout en bois, il n'était pas étonnant que l'on donnait la permission. A présent que par la plus grande quantité que l'on a abattue, il devient très rare, on ne peut se dispenser d'en retrancher une partie". Ibid., "Artifices". point même d'arpenteur sur la maîtrise"124. Dans les plaines et vallées par contre, plans et papiers terriers indiquent l'ancienne limite des bois, les places vides et facilitent leur réensemencement. Complication supplémentaire, là encore les mesures varient d'une localité à l'autre. L'unification réclamée par l'Ordonnance de 1669 ne se réalise pas. Dans des régions très voisines les terres sont estimées tantôt en sétérées, tantôt en journaux125, tantôt en arpents et parfois même les bois en charges126. Seuls les commissaires de la marine semblent avoir effectué des recherches très exactes "de tous les bois propres pour les bâtiments de mer, tant de ceux qui étaient en état d'abattre que de ceux qui devaient être propres un jour. On a dix gros volumes de plans et ouvrages qu'ils firent en ce temps là, où est expliqué la quantité de bois et l'usage auxquels ils peuvent être propres". Qualifiés ultérieurement [1724] par le grand maître comme "des plus curieux par la propreté des dessins et rien de plus d'usage à présent"127, ils remontent à la précédente réformation [1699], qui avait déjà accordé une place essentielle aux bois de marine, à leur exploitation et à leur conservation. La restauration de notre marine constitue en effet une des préoccupations les plus instantes de Colbert, l'Ordonnance de 1669 ayant été élaborée en grande partie pour satisfaire aux besoins de la flotte. Un de ses articles impose en effet aux particuliers propriétaires de futaies situées à moins de dix lieues de la mer ou à deux lieues de rivières navigables de déclarer six mois à l'avance leur intention d'exploiter, afin que l'administration puisse réserver les pièces lui convenant. Un autre ordonne de maintenir les peuplements à l'état serré, de manière à allonger les tiges au dépens du diamètre des arbres et à obtenir des bois de mâture. Un troisième enfin prévoit l'envoi sur les lieux de commissaires chargés "de visiter exactement chaque forêt, faire une description entière de leur étendue ... marquer les arbres propres pour la construction, pour la mâture et pour les rames", mais aussi "avoir soin de bien expliquer l'âge des bois, l'état auquel ils sont, de sorte que l'on puisse bien connaître ceux qui sont sur le retour, leur 124 Ibid., "Bois arpentés géométriquement". Journal : ancienne mesure agraire, très répandue mais aussi très variable dans sa contenance, quoique devant représenter le travail d'une charrue pendant un jour. Le journal de Bourgogne, scion Varenne-Fenille, comprenait 32400 pieds carrés ou 34 ares 19 centiares. Cf. : sous la direction de M. L. VIVIEN, Cours Complet d'Agriculture, Paris, 1842, T. VI, p. 132, "Journal". 126 La charge est ce que peut porter un mulet, 100 kg environ. : "un bois deî50 charges" [Procès-verbal de Réformation communauté de Pellautier, 27 juillet 1699, élection de Gap, arch. dép. Isère, II C 926]. II s'agit aussi d'une ancienne mesure de superficie usitée dans diverses localités de Provence ou du Dauphiné, dont la contenance varie de 0,399 à 0,64 ha [ou 39 ares neuf dixièmes et 64 ares]. 127 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc.. cit., "Réformation". 125 éloignement ou proximité des rivières, les difficultés qui peuvent se rencontrer dans leur transport, les moyens d'y remédier"128. Dans les procédures de réformation des forêts du Dauphiné se manifeste une véritable obsession : découvrir, marquer, prévoir l'extraction et préserver l'avenir des fûts de sapins, d'épicéas, de hêtre~ ou de chênes aptes à la construction des vaisseaux de Sa Majesté. Offrant une meilleure qualité ils apparaissent en effet susceptibles de remplacer avantageusement ceux de Bourgogne, Franche Comté et Provence. Cet impératif majeur continue de peser sur l'ensemble de la politique forestière en France jusqu'au milieu du XIXe siècle, quand le fer prend le relais dans les arsenaux. Enfin on ne saurait passer sous silence le climat d'hostilité établi entre agents des Eaux et Forêts et usagers. La description des "paisants" par le grand maître semble tout-à-fait révélatrice : "Il est à remarquer que les paisants du Dauphiné sont mauvais et insolents, ils ne cherchent qu'à piller ; les seigneurs ne sont pas maîtres de leurs bois qu'ils vont voler tous les jours impunément. .. ". Ces "coquins" menacent de tuer les gardes et de les brûler dans leurs maisons et le font parfois. "Ces gens là ne craignent pas la punition et habitent pour la plupart dans de mauvaises cabanes dans le sommet des rochers et seraient les maîtres n'aiant jamais entendu parler ny d'ordonnance, ny de règlement pour les bois ou du moins faisant semblant de les ignorer"129. Cette défiance, vraisemblablement réciproque, ne facilite pas le déroulement des procédures dans les différentes élections de la province lors des réformations de 1669 et 1724. Bien souvent les réponses aux interrogatoires130 consistent en un laconique "ne savent pas". Très peu de communes, même lorsqu'elle en sont capables, acceptent de préciser les limites de leurs bois ou l'origine de leurs droits d'usage. L'oubli, en l'occurrence, constitue un moyen de défense, une façon de se protéger des empiétements éventuels du seigneur. Sous l'ancien régime les français se sont d'ailleurs toujours ingéniés à paratrre plus pauvres qu'ils ne sont et les intendants du roi eux-mêmes, pour diminuer le poids de l'impôt de répartition, faisaient volontiers étalage de la détresse de leur province. 128 Extrait du Mémoire pour servir d'instruction au Sieur Hubert, Commissaire ordinaire de la Marine, arch. dép. Isère, II C 926, f° 13-15. 129 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Paysant". 130 Le Commissaire réformateur convoque "en son hôtel pour l'interrogatoire préliminaire à la visite sur les lieux les notables du lieu : consuls, châtelains, commis du consul, maires, greffiers ou secrétaires greffiers, "députés" des communautés, lieutenant de châtellenie, procureur d'office, garde parcellaire, ou très rarement, dans les localités ne comptant que quelques dizaines de personnes, les chefs de famille. Faut-il en conséquence se fier aux seuls compte-rendus des visites effectuées sur le terrain ? Nous ne le pensons pas, car les questions posées en 1699 et 1724 ont le mérite de bien cibler les problèmes, y compris ceux touchant au statut juridique et à la composition des forêts. Statut Juridique Le statut juridique des forêts en France au début du XVIIIe siècle présente fort peu d'analogie avec la situation actuelle. Dans leur immense majorité elles appartiennent au roi, à l'église et aux grands seigneurs. Mais les communautés rurales en possèdent également, en particulier dans les pays de montagnes, Vosges, Jura et surtout Alpes. En Dauphiné, les bois des communautés laïques apparaissent de beaucoup les plus nombreux. Estimés dans la statistique de Fontanieu à 169 701 arpents, soit environ 85 ()()() hectares, ils représentent près de 50 % des bois de la province. Ils se répartissent dans toutes les élections, celle de Grenoble venant en tête avec 60.291 arpents, suivie par celle de Gap -39 120 arpents-, Montélimar 28 919 arpents-, Vienne -20 005 arpents- et Valence -2316 arpents-131. Après sa visite de 1724, le grand maître les définit de la manière suivante : "Nous entendons par bois communaux ceux qui appartiennent à différents villages qui ont un droit d'y aller prendre du bois à bâtir, à réparer et même en quelques endroits pour s'en vendre"132. Puis il ajoute : "La conservation des bois communaux étant une des principales choses à quoi on doit s'attacher dans la province du Dauphiné, la grande quantité qu'il y en a et le mauvais ordre qu'ils sont doit faire juger de l'importance d'y remédier"133. Le Briançonnais renferme même des bois communaux uniquement, tous répertoriés en futaies de sapins sur une étendue de 9 450 arpents, ce qui représente assez peu. Fauché-Prunelle134, dans son ouvrage "Essais sur les anciennes Institutions autonomes ou populaires des Alpes Cottiennes Briançonnaises" émet diverses hypothèses pour tenter d'expliquer ce particularisme. Mais quelle que soit la manière dont la propriété des forêts parvint aux 131 Dénombrement des bois du Dauphiné, ordonné par l'Intendant Fontanieu, terminé en 1730, bibl. nat., ms. n° 8361. 132 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Bois communaux". 133 Ibid. 134 FAUCHE-PRUNELLE, Essais sur les anciennes Institutions des Alpes Briançonnaises, Paris, Grenoble 1856, T. l, pp. 281 et suiv. communautés briançonnaises, on sait avec certitude qu'elles y jouissaient d'une protection administrative remarquable135. Le grand maître la cite souvent en exemple, souhaitant la voir étendue à l'ensemble du Dauphiné136. Or les bois communaux s'avèrent pratiquement impossibles à restaurer, alors qu'ils sont malheureusement beaucoup plus endommagés que ceux des particuliers137. Cela ne signifie nullement que ces derniers - 28,72 % du total- se trouvent en parfait état. De loin s'en faut. Si le grand maître nuance son appréciation138, il condamne néanmoins l'exploitation anarchique faite par les nobles, membres du Parlement bien souvent, mieux que quiconque au fait des lois, mais se gardant de les faire appliquer, afin de s'enrichir plus vite. Le roi pour sa part lia très peu de bois dans la province", avec une étendue de 44 750 arpents ou 13,82 % de la totalité139, engagés pour la plupart à des nobles, roturiers, communautés laïques ou ecclésiastiques. Tempérament au principe de l'inaliénabilité du domaine, l'engagement ne constitue pas une aliénation définitive. Pour se procurer de l'argent en cas de guerre ou d'absolue nécessité le roi peut, contre deniers comptants, remettre à un "engagiste" la jouissance indéfinie de telle partie de son domaine, mais à tout moment la reprendre en remboursant la somme perçue. Toutefois on confondait déjà aliénation et engagement. "Il est à remarquer que dans la province du Dauphiné, le Roya beaucoup de bois du domaine qu'il a aliénés soit à des seigneurs, soit à des particuliers, soit à des communautés. Tous ces bois sont dans un état pitoyable, surtout ceux aliénés à des communautés. Ils sont pour la plupart engagés pour de si petite redevance que cela fait pitié. Il faudrait donc que le Roy rentre en ses domaines en remboursant ceux qui sont en possession"140. 135 "II est bon de remarquer que dans l'escarton de Briançon ils ont des règles pour l'abattage des bois communs qu'il serait à souhaiter que l'on observât dans les autres communautés de la province". BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Briançonnais et Embrunais". 136 Dès le temps du Dauphiné, les habitants du Briançonnais avaient le privilège de s'administrer eux-mêmes au moyen d'assemblées représentatives nommées "escartons". Ils surent conserver cette liberté même au temps de Louis XN, de sorte qu'ils formaient une république très curieuse pour cette époque de centralisation administrative. 137 A titre d'exemple nous pouvons citer cet extrait du procès-verbal de réformation concernant la commune de Creys-Malville : "II est certain cependant que si elles [les forêts communales] appartenaient à un particulier on pourrait les mettre en coupes réglées et en faire un revenu certain par la proximité du fleuve Rhône, mais on ne doit pas espérer pareilIe chose d'un bois commun auquel on ne donne jamais le temps de s'élever". Procès-verbal de Réformation, Creys-Malville, 27 mai 1702, élection de Vienne, arch. dép. Isère, II C 930. 138 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "taillis". 139 Ibid., "Réformation". 140 Ibid., "Bois du Domaine". REPARTITION DE LA PROPRIETE FORESTIERE EN DAUPHINE Extrait du Dénombrement des bois du Dauphiné ordonné par l’Intendant Fontanieu [1730] "Les engagistes à qui les forêts du domaine ont été aliénées en usent comme de leurs propres biens"141. Pour les sauver il faut commencer par en dresser l'inventaire et connaître leur état. Aussi les officiers municipaux des communautés dépendant du domaine de sa majesté devront-ils donner les indications dont ils disposent, "pour acquérir des connaissances suffisantes des usurpations ou dégradations qu'on a faites dans les forêts de sa Majesté, des aliénations d'icelles sous le nom de te"es vaines et vagues bien que ce fussent grasses pâtures et qui pourraient être rétablies en nature de bois, et de la connaissance des eaux, bois et forêts du domaine de Sa Majesté tenues à titre de domaine, concession, engagement et usufruit ce qui est le principal objet que nous devons nous proposer dans la procédure de la réformation des eaux et forêts dont il s'agit"142. Afin de collecter tous les renseignements les commissaires réformateurs rédigent un questionnaire spécifique143. Seules les élections de Grenoble, Vienne, Romans, Montélimar et dans une moindre proportion Valence sont concernées, celle de Gap ne renfermant pas de forêt domaniale. Quant aux bois des ecclésiastiques et gens de mainmorte, ils représentent 8,4% de l'ensemble seulement. Le roi leur accorde néanmoins une grande importance dans les lettres-patentes ordonnant la réformation de 1699 : "Voulons aussi que les ecclésiastiques, communautés et gens de mainmorte qui tiennent par concession de Nous et de nos prédécesseurs des bois et forêts vous en présentent pareillement le titre, que les dits bois et forêts, ensemble celles qui leur appartiennent en propriété soient vus, arpentés, figurés et bornés pour en estre la quatrième partie au moins mise en réserve pour croistre en futaye et le surplus réglé en coupes ordinaires"144. De même le règlement général adopté en 1732 par les commissaires de la seconde réformation consacre-t-il à la question non moins de treize articles, dans son titre troisième145. Cela n'a rien d'étonnant. Les bois ecclésiastiques, tels ceux des Chartreux, approvisionnent les arsenaux. Il importe de les conserver à tout prix, en prévision de l'avenir, 141 Ibid., "Engagiste". Texte rappelant l'objet de la Réformation [1699] lors du transport des commissaires à Voiron, arch. dép. Isère, II C 928, f° 260. 143 Il s'agit de déclarer : s'il y a dans l'étendue de la communauté des bois appartenant à Sa Majesté ; s'il y a des usages, s'ils sont fondés en titre et si les riverains n'ont fait aucune usurpation ; s'il s'est fait quelques usurpations sous le nom de terres vagues et vaines ; si l'engagiste ou usufruitier tient les bois en coupes réglées ; si les dits bois ou forêts ont été dégradés depuis le 1er a06t 1693. Arch. dép. Isère, II C 928, f° 262-263. 144 Réformation des forêts du Dauphiné, 1699. Teneur des lettres-patentes, extrait. Arch. dép. Isère, II C 926, f° 3. 145 Règlement Général des Commissaires du Roy, doc. cit., pp. 60 et suiv. 142 car en ce début de siècle ils n'échappent pas à la règle générale : eux aussi sont souvent pillés et dégradés, tandis que leurs propriétaires omettent bien souvent de faire respecter les lois en vigueur. Après avoir abordé le statut juridique des bois, le questionnaire de 1669 demande : "s'ils sont en futaye, taillis ou broussailles" ; "quels sont ceux de chaque espèce et de quelle nature d'arbres chacun d'yceux est principalement composé", questions relatives à la composition de la forêt. Composition de la forêt Le grand maître écrit : "Ils [les bois] sont de différentes natures et qualité. Nous avons la futaie de bois noirs qui sont sapins, sérantes, suiffes et pins ... celle des hêtres, chataigniers et autres bois divers. Et les taillis de différente nature qui s'exploitent par coupes à neuf, dix, quinze, vingt et trente ans"146. "Les chênes, les hêtres, les pins, les sapins et les mélèzes sont presque la seule espèce qu'on laisse croître en futaie, parce que parmi les grands arbres forestiers les plus connus ce sont ceux qui fournissent le meilleur bois pour les constructions et les autres objets de tant de service…"147. La préservation des futaies occupe une place privilégiée dans tous les règlements. L'Ordonnance de 1669 interdit de les couper, "sinon en vertu de lettres patentes bien et dûment rédigées ... à peine d'amende arbitraire"148, sauf cas exceptionnel. Le règlement de 1732 exige que dans les forêts du roi elles soient "repeuplées de semence et bornées"149 ; seuls les arbres sur le retour150 pourront être abattus, aucun ne sera réputé à maturité à moins "qu'il n'ait au moins un pied de diamètre ou trois pieds de tour" ; lors des 146 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Bois". M. BAUDRILLART, Dictionnaire général raisonné et historique des Eaux et Forêts, Paris, 1823, T. Il, p. 191, "futaie". 148 Ordonnance de 1669, Titre XXIV, art. 4-5 ; Titre XXV, art. 8 ; Titre XXVI, art. 3. Cf. JOUSSE, Commentaire de l'Ordonnance des Eaux et Forêts du mois d'août 1669, Paris, 1775. 149 Règlement Général des Commissaires du Roy, op. cit., p. 36. 150 C'est un bois trop vieux, qui commence à diminuer de prix et à dépérir. Il n'y a cependant pas d'âge précis où un bois soit sur le retour ; c'est son état individuel, joint à la nature du sol qui hâte ou éloigne l'époque de sa caducité. M.L. VIVIEN, Cours complet d'Agriculture, op. cit., T. II, p. 254, "Bois". 147 coupes les adjudicataires se chargeront de la conservation des jeunes plantes et devront "empêcher qu'elles ne soient endommagées par la chute de gros arbres"151. Cette préoccupation s'inscrit dans une double logique nationale et locale : satisfaire aux exigences des arsenaux d'une part ; répondre à l'impérieuse nécessité de rebâtir en cas de catastrophes telles incendies, avalanches, dévastations liées aux occupations militaires ou à la guerre d'autre part. De nombreuses communes de montagne, totalement isolées, ne peuvent compter que sur la futaie conservée à proximité, au prix de grands sacrifices. Bien souvent elle protège aussi leur village des risques d'avalanche ou des ravinements152. Ceci explique peut-être sa place dans la surface boisée dauphinoise : 49,52%, soit presque la moitié d'après la statistique de Fontanieu153. Elle s'avérait pourtant moins rentable que le taillis, dont Baudrillart donne la défInition : "Le bois de la classe des arbres non résineux qui se coupent à différents âges, c'est-à-dire depuis cinq à six ans jusqu'à trente ans. Nous disons de la classe des arbres non résineux, parce que les arbres résineux ne repoussent point et qu'il faut qu'un bois puisse repousser de souche et de racine après avoir été coupé pour être considéré comme taillis"154. Il Y a beaucoup de taillis de toutes espèces dans la province, surtout dans le Bas-Dauphiné, note le grand maître, "mais le mauvais usage au bois de les abattre en toutes sortes d'âges en cause la ruine totale". Les communautés surtout agissent inconsidérément, multiplient les coupes et laissent le bétail "pliturer' au milieu des jeunes renaissants. Ici les intérêts immédiats priment. "Les seigneurs particuliers et communautés prétendent que les gros arbres ne peuvent s'extraire aisément dans le roc et mauvais chemin, ils aiment mieux les taillis dont ils jouissent plus commodément"155. Aussi les forêts des particuliers comptent-elles 74,20% de taillis. Ils dominent également dans les bois du roi [58,43%], moins nombreux dans ceux des communautés [39,91%] et surtout des ecclésiastiques [17,43%]. Cela correspond à la politique des grands ordres, Chartreux plus peut-être que Cisterciens, mais aussi à l'optique des gens de mainmorte, peu soucieux d'entamer leur patrimoine et désireux d'en assurer la pérennité. 151 Règlement Général des Commissaires du Roy, op. cit., p. 36. "Le dit bois est fort sujet aux lavanches et d'une grande importance à dix hameaux de la communauté tout couverts de chaume qui n'ont pas d'autres bois à bâtir et qui dans un incendie seraient dans l'impossibilité d'en faire venir d'ailleurs les chemins étant absolument impraticables". Communauté de Saint-Christophe en Oisans, arch. dép. Isère, II C 928. 153 Dénombrement des bois du Dauphiné ordonné par l'Intendant Fontanieu, terminé en 1730. doc. cit. 154 M. BAUDRILLART, Dictionnaire, op. cit., T. II, "Taillis", p. 864. 155 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Balivaux". 152 La statistique de Fontanieu ne tient pas compte des broussailles. Pourtant "ces méchants bois qui ne profitent point, des touffes de buissons, des genêts, épines, bruyères, etc...156 sont très fréquemment mentionnés dans les procès-verbaux de réformation. De nombreuses communautés affirment "ne posséder qu'une broussaille de noisetiers, de buis et autres morts bois servant à chauffer le four", permettant tout au plus de ramasser "quelques bourrées de fagots", sur laquelle parfois on ne pourrait pas seulement faire une houssine157. Elles restent bien souvent abandonnées aux pauvres ; ils y envoient pat"tre leurs chèvres et les exploitent, si l'on peut dire, à outrance. L'administration dans ce cas ferme les yeux et fait preuve de pragmatisme : inutile de priver les plus déshérités de ces maigres ressources et de tenter une remise en état vouée de toute façon à l'échec. A l'intérieur de chaque catégorie figurent différentes espèces. Nature des bois La nature des bois correspond à la diversité de la province, qui rassemble deux zones géographiques presque antinomiques : "Le Haut-Dauphiné, pays de roches escarpées, montueux et pour la plupart du temps couvert de neiges, excepté quelques belles vallées que forment les montagnes"158, bénéficie d'un climat humide. Le Bas Dauphiné, improprement appelé la plaine, "prend de Voreppe à trois lieux de Grenoble où l'on sort des montagnes, va jusqu'à Pont de Beauvoisin, de là suit le Rhône jusqu'à Lion et revient cotoiant le Rhône par Vienne, Romans et Montélimar jusqu'aux Baronnies, communauté comprise dans l'escarton de Briançon et de l'Embrunnois"159 ; il jouit d'un climat beaucoup plus sec, de type méditerranéen au midi, d'où une différence totale de végétation. En montagne coexistent bois noirs et bois blancs160. Cette summa divisio pourrait prêter à confusion si Boissier n'avait précisé : "Nous comprenom sous le nom de bois noir le pin, le sapin, le suisse ou sérante"161. 156 M. BAUDRILLART, op. cit., T. 1, p. 491, "Broussaille". Baguette ou balai de houx. 158 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cir., "Distinction du Haut et Bas Dauphiné". 159 lbid. 160 "II y a des forêts magnifiques de bois noirs et de bois blancs", note le grand maître à propos du Vercors. Ibid.,. "Vercors et Vassieux". 161 Ibid., "Bois sapin à conserver et bois noir". 157 Les pins et sapins sont connus dans tout le royaume, à l'inverse des sérantes et suiffes. Si le mot sérante désigne habituellement l'épicéa, le mémoire alphabétique l'assimile au suiffe : "Le suiffe ou sérante, est la femelle du sapin qui porte la graine et sert pour le repeuplement"162. Cette synonymie ne ressort pas des nombreux procès-verbaux de visite, ni du règlement des commissaires où la distinction entre les deux espèces apparaît clairement, comme dans la déftnition de Baudrillart : "Suiffe, c'est le pin suffts de Briançon. Cette espèce de pins est abondante dans la forêt de Grande Chartreuse, département de l'Isère"163. Les mélèzes, autres bois noirs, moins connus alors que de nos jours, ne présentent aucune ambiguïté. L'Intendant Fontanieu les décrit comme "des espèces de sapins dont le bois est rouge en dedans presque comme le cèdre, beaucoup plus dur que le sapin et moins susceptible des injures de l'air"164. Très recherchés pour la construction des forts et défenses militaires, ils croissent en abondance dans l'Embrunais et constituent pratiquement la seule espèce connue en Briançonnais, mais on en trouve aussi en Grande Chartreuse. Souvent entremêlés de bois blancs, hêtres principalement, plus rarement de chênes, de frênes et de chataigniers dans les lieux "penchons", ces bois noirs prospèrent en altitude : "Sous le glacis de ces rochers et dans les plaines qui sont dans les plus élevées se trouvent plusieurs forêts de sapins, pins, suiffes et sérantes avec quelques faiards et chênes. La plus grande partie est en futaie. Il s'y trouve de très beaux arbres pour des mâts de vaisseaux et autres ouvrages de marine qui se font avec du sapin pour des rames de galère et autres"165. Cette description correspond tout-à-fait aux forêts de haute montagne actuelles : la vigueur de la végétation et la force de la nature réparent au fil des ans la dégradation opérée par les hommes. Rien de tel dans les plaines, la moyenne montagne, les zones méridionales sujettes à la torrentialité, où la nécessité de reboiser s'impose au XIXe siècle. A l'exception des lieux les plus défavorisés [Diois par exemple, où domine une broussaille, souvent mêlée de chênes rabougris et émondés, noisetiers, buis], les essences offrent une grande diversité : "Ils consistent en futaie et taillis de chênes, hêtres, coudriers et autres bois"166, mais il y a aussi, 162 Ibid. M. BAUDRILLART, Dictionnaire, op. cit., T. II, p. 837, "Suiffe". 164 G. DUBOIS, Un Manuscrit de l'Intendant Dauphinois Fontanieu, "Mémoires généraux sur les productions el le commerce du Dauphiné' ; in Bulletin de la Société Scientifique du Dauphiné, XII/S, Grenoble, 1933, p. 173. 165 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Distinction du Haut et Bas Dauphiné. 166 G. DUBOIS, op. cit., p. 173. 163 comme dans la vallée de la Romanche, des trembles, fresnes, bouleaux, peupliers et osiers167. Parmi les "autres bois" l'orme est très recherché pour les besoins de l'artillerie. Quant au chêne il mérite la première place : "Les chesnes doivent être d'une grande considération, on ne peut en élever qu'en faisant conserver les balivaux de cette espèce dans les taillis et faisant resemer le gland dans beaucoup d'endroits qui y sont convenables, surtout dans le Bas Dauphiné"168. Or les chênes, très utiles pour la construction navale, indispensables à la glandée, se trouvent très souvent ébranchés, déshonorés et réduits à l'état de "tétards". Dans certaines régions ils disparaissent complètement au profit du mort bois, appelé aussi "bois des neuf espèces", parmi lesquelles figurent le saule et le sureau. Comme le mort bois aux multiples utilisations, le bois mort constitue un appoint important pour le chauffage des communautés villageoises les plus déshéritées169. Enfin le mémoire alphabétique de Boissier et les textes de Fontanieu font allusion aux noyers, châtaigniers et mûriers "qui sont une grande richesse", considérés comme arbres fruitiers, mais parfaitement intégrés au paysage forestier dauphinois. Le paysage forestier "On voit beaucoup de plantes châtaigniers, écrit le grand maître, et les chemins en sont bordés pour la plupart... Il y en avait des forêts entières qui ont toutes péri par le grand hiver de 1709. Il en reste encore quelques taillis qui reviendraient si on leur en donnait la temps et quelques gros arbres, ou qui ont échappé à la rigueur de l'hiver, ou qui sont revenus. On voit aussi quelques cantons où il y a des noyers"170. Quant aux mûriers il y en a beaucoup dans le Dauphiné pour la nourriture des vers à soye qui en fait le principal commerce. IJ faut avoir attention d'en faire beaucoup planter dans les chemins"171. 167 Procès-verbal de Réformation, la Grave [Oisans], 30 septembre 1700, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 928. 168 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Chesnes". 169 Titre XXIII, art. 5 de l'ordonnance de 1669 : "Les possesseurs des bois sujets à tiers et danger pourront prendre par leurs mains pour leur usage des bois des neuf espèces contenues dans la Charte Normande du Roy Louis dixième de l'année 1315 : qui sont saulx, morsaulx, épines, puisnes, seur, aulnes, genests, genèvres et ronces et le bois mort en cime et racine ou gisant". Seur, c'est la même chose que sureau. Saulx, c'est la même chose que saule. Morsaulx ou Marsaux ou Marsaule, c'est une espèce de saule que l'on appelle ordinairement saule des bois. On peut joindre à ces neuf espèces le coudre sauvage, le fusain, le sanguin, le troisine et le houx. JOUSSE, op. cit., p. 231. 170 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Bois". 171 Ibid., "Mariers". A côté de hautes montagnes aux cimes enneigées, omniprésentes dans les tableaux et gravures des XVIIIe et XIXe siècles, cette évocation de plaines, vallées et collines où croissent noyers, mûriers et châtaigniers, illustre la dualité dauphinoise. Les plaines et vallées cultivées présentent grasses pâtures, champs de céréales, vignes, mais aussi des futaies éparses, taillis, broussailles et "blaches"172. La montagne souvent abrupte et inhospitalière abrite la plupart du temps d'immenses futaies dominées par de vastes pâturages. Mais dans certaines régions -Oisans et Queyras en particulier- les arbres ont totalement disparu. Les habitants pour se chauffer utilisent de la fiente de vache séchée et pour réparer ou construire vont acheter leur bois fort loin et très cher173. Ils possèdent parfois quelques taillis de bois blanc dans les vallées, voire des boqueteaux de sapins ou de mélèzes, protection indispensable contre les avalanches. En dehors de quelques cultures vivrières, l'élevage constitue pratiquement leur seule ressource, bien maigre à l'évidence puisque, tels les instituteurs Briançonnais ou les colporteurs de l'Oisans, ils préfèrent souvent s'expatrier. Mais il ne faudrait pas oublier pour autant qu'un riche manteau végétal recouvre les versants humides des montagnes dauphinoises [Belledonne, Grésivaudan, Chartreuse, Vercors et Quatre Montagnes entre autres], richesse partiellement inexplorée et apparemment inépuisable. Les descriptions restent plutôt rares174. Dans leurs mémoires les Intendants Bouchu et Fontanieu ne s'y attardent guère. Quant au grand maître, il désigne comme "endroits stériles et affreux ... rochers et précipices escarpés effroyables"175, des lieux qui émerveillent aujourd'hui. La vie en hiver exigeait une longue patience. Ainsi en Grande Chartreuse "les habitants sont six mois de l'année dans la neige ... assignés dans leur maison et fermés avec les bestiaux, 172 "Il a esté dit r :y devant dans nos procès-verbaux que les blaches ne sont autre chose que des arbres en futaye de chênes et de châtaigniers assez éloignés les uns des autres, sous lesquels on laboure et on sème", Procèsverbal de Réformation, Saint-Paul les Romans, 20 mai 1701, élection de Romans, arch. dép. Isère, II C 929. 173 "II est reconnu pour Besse que les habitants n'ont en commun aucun bois en futaye, taillis ou broussaille et qu'à la réserve de quelques bouleaux et fresnes qu'ils ont autour de leurs fonds ; ils se servent pour leur chauffage de fiente de vache desséchée et ils vont acheter loin de chez eux les bois de charpente dont ils ont besoin, lesquels ils amènent avec beaucoup de peine et de dépense". Procès-verbal de Réformation, Besse en Oisans, 20 octobre 1700, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 928. Cf. également, visite et état des bois du Briançonnais, Embrunais et Gapençais, doc. cit., arch. dép. Isère, II C 971. 174 Procès-verbaux rédigés par les Commissaires BOISSIER et JOBERT à la suite de leurs visites dans les bois du Dauphiné, en 1723-1724, doc. cit., arch. dép. Isère, Il C 971. 175 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Chèvres". n'ayant autre chose pour vivre que ce qu'ils tirent des bois qu'ils vont couper au péril de leur vie"176. Il faut s'encorder bien souvent ou installer des câbles pour accéder aux sapins qui une fois abattus seront précipités du haut des rochers. Loin de ces lieux maudits où "l'on ne peut aborder que depuis le mois de may jusqu'au mois de septembre", l'aspect de la forêt change totalement, comme en moyenne montagne, d'où l'on extrait le bois de marine et où le taillis procure maintes ressources. Exception faite de quelques belles futaies appartenant à des ecclésiastiques ou gens de main morte, au premier rang desquels figurent les Chartreux, le spectacle ne réjouit guère. Les forêts de Bouvante et d'Ambelle en Vercors prennent des allures de chantier avec leurs villages riverains "entourés de bois sapins en billons escarris en poutres, solives et sciés en planches"177. Dans la forêt de Banier, proche de Romans, on ne voit qu'arbres "de mauvaise qualité, les jeunes rabougris et malvenans comme provenans d'un taillis de même nature et les vieux diffamés, couronnés et déshonorés, n'y ayant dans une grande quantité de bois que très peu de plantes qui puissent être employées à la charpente ; au dessous des dits chênes il y a un taillis de la même espèce abroutis et avortés de même que sur la lizière d'icelui du côté de Romans, les bestiaux y étant continuellement en pâture, le taillis est entremêlé de quelques morts bois et il y a plusieurs vuides de ce côté"178. Dans l'élection de Vienne la communauté de Villeneuve de Marc possède un taillis "non seulement abrouti, avorté et coupé sans ordre, règle, ni mesure, mais même exploité à deux ou trois pieds de terre : quantité de jeunes balivaux de chesnes ont eu un pareil sort, en sorte que le bois est comme massacré en plusieurs endroits"179. Pour décrire les résultats désastreux d'une surexploitation endémique, les commissaires réformateurs usent d'un vocabulaire riche et imagé. Il en va de même lorsque, changeant de registre, ils analysent les possibles ressources d'une forêt en bois de marine : mâts, rames de galères ou barres de cabestan. Seuls importent alors la nature des sols, des "fonds" [bons, pierreux, granuleux, trop humides, trop secs, etc...], la taille et la grosseur des arbres, leur âge, 176 Extrait des procès-verbaux de visite dressés par Je grand maître en 1723-1724, Grande Chartreuse, doc. cit., arch. dép. Isère, Il C 971, p. 159. 177 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. Cit., "Usages à défendre". 178 Procès-verbal de Réformation, Romans, 6 juin 1701, élection de Romans, arch. dép. Isère, II C 929. 179 Ibid., Villeneuve de Marc, 9 octobre 1702, élection de Vienne, arch. dép. Isère, Il C 931. la qualité de la fibre ligneuse, l'existence des voies de vidange indispensables, la proximité des rivières ou des routes carrossables. Or les difficultés d'accès dues à l'isolement des forêts et le risque permanent de catastrophes naturelles constituent un handicap parfois insurmontable. Pour parvenir au coeur des massifs il faut de nombreuses heures de marche impossibles par temps de neige, c'est-à-dire pratiquement six mois de l'année et même quelquefois de façon permanente. "Les bois n'étant accessibles qu'aux chamois et bouquetins, nous n'avons pas jugé utile de nous y transporter"180, avouent non sans naïveté les commissaires réformateurs. A Vaujany en Oisans les habitants portent les troncs coupés à dos d'homme, car les chemins difficiles ne permettent pas aux bêtes de somme de passer181. A Bourg d'Oisans la forêt de Galea appartenant à la communauté de Livet et Gavet croît sur des rochers "qui ne sont accessibles qu'à fort peu de gens du pays accoutumés à ces pratiques"182. Pour gagner la forêt des Ecouges, dans le Royanais, il faut passer "par des sentiers très étroits et très difficiles et par des précipices où l'on a été obligé de faire des ponts qui sont très dangereux pour le passage des mulets"183. A Venosc enfin on ne peut exploiter le bois qu'au "risque de la vie"184. Des hommes vivent pourtant dans ces contrées sauvages, à commencer par les Chartreux ou les Cisterciens de Léoncel. "La maison de Léoncel est seule absolument, située dans les bois et les montagnes les plus affreuses -écrit le Prieur Dom Périer au XVIIIe siècle-, l'accès de toute part est par des sentiers pratiqués à travers des précipices impraticables pendant six mois de l'année ; on ne peut y descendre qu'à pied et y monter qu'en se tenant au col du cheval que la frayeur fait serrer bien fort. Il y a trois heures de ce chemin et une distance de cinq heures à la ville la plus prochaine d'où il faut absolument tirer toute subsistance"185. Les nombreux villages de Vercors, de Chartreuse et de l'Oisans comptent plus d'habitants qu'aujourd'hui. Délinquants forestiers d'habitude, "ce sont des gens à peu près de la même nature des ours et qui habitent le même pais"186, écrit le grand maître. Non seulement ils risquent leur vie pour aller par des sentiers seuls connus d'eux "bûcherer" en plein hiver, mais 180 Ibid., Saint-Christophe, 28 septembre 1700, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 928. Ibid., Vaujany, 10 octobre 1700, ibid. 182 Ibid., Bourg d'Oisans, 12 octobre 1700, ibid. 183 Visite du grand maître, Royanais et pays de Romans, doc. cit., arch. dép. Isère, II C 971. 184 Procès-verbal de Réformation, Venosc, 5 octobre 1700, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, Il C 928. 185 Texte cité par H. TOUTANT, la Vie économique dans le Vercors méridional et ses abords d'après le cartulaire de l'abbaye de Léoncel [1137-1790], in Léoncel, une abbaye cistercienne en Vercors, Die, 1984, p. 35. 186 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Garde bois". 181 ils ont également à redouter les catastrophes naturelles : "Du produit d'une année commune en Dauphiné il faut déduire les pertes considérables que les grêles, les inondations, les incendies ne manquent jamais de causer annuellement dans la province. Ces accidents y arrivent plus brusquement que partout ailleurs. Les montagnes attirent sur elles-mêmes les orages et les répandent dans les plaines. La fonte des neiges fait souvent sortir les rivières de leur lit et produit des torrents impétueux qui causent des désordres inexprimables"187. Sous la plume de l'Intendant Fontanieu s'annonce déjà le conflit opposant, au XIXe siècle, gens d'en bas et gens d'en haut. Les trois fléaux les plus redoutés, selon Boissier, viennent des "eaux de pluie qui découlent des montagnes ... et entraînent la terre et les pierres dans les vallées"188, "des neiges qui tombent des plus hautes montagnes quand elles commencent à fondre"189 et du feu. Là encore les descriptions imagées abondent. Dans le sud de la province le ravinement emporte les bonnes terres ; dans les zones plus boisées de haute montagne les avalanches menacent souvent les villages et partout, y compris dans les régions les plus humides, les incendies transforment régulièrement de superbes futaies en ''bois arsin"190, tout juste bon au charbonnage désormais. Malheureusement aucune des méthodes traditionnelles, pas même celle des coupe feu, ne s'avère praticable dans les résineux. Pour tous les forestiers le feu représente déjà l'ennemi le plus dangereux, le plus imprévisible et le plus odieux, fréquemment imputable à la négligence ou à la malveillance. Mais comme bien souvent pour les ravines ou "lavanges", causées par la déforestation ou l'imprévoyance, le comportement des individus prend ici le pas sur les seules forces de la nature. COMPORTEMENT DES USAGERS Conditionné par l'environnement qui vient d'être présenté, le comportement des dauphinois vis-à-vis de leurs forêts au XVIIIe siècle présente deux caractéristiques essentielles que les fonctionnaires de l'ordre administratif et judiciaire soulignent encore à diverses reprises au 187 G. DUBOIS, op. cit., p. 133. BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. Cit., "Ravines". 189 Ibid., "Lavanges". 190 "Bois arsin : c'est le bois qui a été maltraité par le feu, soit qu'on l'y ait mis par malveillance, soit qu'il y ait pris par accident". M.L. VIVIEN, op. cit., T. II, p. 246. 188 siècle suivant : esprit réfractaire aux règlements et volontiers frondeur d'une part ; attachement au sol et tempérament processif d'autre part. ALLERGIE AUX REGLEMENTS FORESTIERS Les habitants de la province opposent à l'exécution des règlements forestiers une ignorance feinte ou réelle, une force d'inertie quasi générale. Il leur arrive aussi, en diverses occasions, de commettre quelques actes de rébellion ouverte. Comme toujours certains adoptent pourtant une attitude raisonnable, plus soucieux de préserver leur environnement et d'assurer l'avenir. Désobéissance opiniâtre Ignorance ou refus délibéré, les dispositions forestières restent le plus souvent lettre morte, comme les consuls, châtelains, secrétaires greffiers ou autres représentants des habitants doivent bien le reconnaître lors des interrogatoires dans chaque communauté. Après la publication des lettres patentes ordonnant la Réformation Fontanieu, en 1724, désordres, délits et dégradations vont même s'amplifiant, par crainte des mesures que risquait de prendre la commission, perspective qui "loin de contenir les délinquants, les porte au contraire à se préparer par des malversations précipitées les profits illicites qu'ils s'en étaient promis par une suite de quelques années"191. Aussi les commissaires réformateurs s'empressent-ils de rappeler, dans leur règlement général préliminaire du 10 janvier 1725, les règles applicables à la conservation et à l'exploitation des bois de la province. Les deux premiers articles concernent les autorisations requises pour abattre des futaies, exception faite pour les bois situés à quatre lieues de Grenoble, ou deux lieues de Vienne, Valence, Romans, Montélimar, Crest, Die et Gap, afin de faciliter l'approvisionnement des agglomérations importantes. Le troisième a pour objet les vérifications de titres usagers, privilèges, concessions, albergements, engagements de forêts domaniales, etc. Les dix suivants portent sur le pâturage en forêt, la question des chèvres, l'époque des coupes et 191 Préambule du Règlement Général des Commissaires réformateurs nommés en 1724, du 10 janvier 1725, arch. dép. Isère, II C 949. manière d'y procéder, les modes d'exploitation des taillis, les arbres de réserve et balivaux, les pratiques dommageables à proscrire, les interdictions de défricher, briller ou essarter et l'obligation faite aux communautés d'entretenir un garde192. Le quatorzième et dernier article enfIn, traite des bois destinés au service de la marine ou achetés par le parfoumisseur général. Ce texte particulier au Dauphiné reprend les dispositions générales de l'ordonnance de 1669, notamment l'obligation faite aux propriétaires d'établir un quart de réserve à laisser croître en futaie, à l'intention du roi et des communautés, sauf impossibilité inhérente à la nature du terrain, qualité des espèces ou autres empêchements. Dans certaines zones montagneuses en effet, les risques d'avalanche et la nécessaire protection des sols commandent parfois de couper les arbres dont on a besoin en jardinant [contrairement à l'article 93], c'est-à-dire séparément, "de place en place" seulement. Mais les procédures de réformation permettent de prendre tout règlement adapté à la situation de chaque localité visitée193. Toutefois les réponses apportées aux questionnaires permettent de constater combien les dauphinois se montrent réfractaires à toute prescription forestière, qu'il s'agisse des formalités requises pour les coupes de futaies, de l'aménagement des taillis, des abus les plus courants ou de la surveillance à exercer. Si quelques endroits plantés de sapins, sérantes, chênes, fayards ou ormes marqués pour la marine apparaissent parfois mieux ménagés, les propriétaires ont l'habitude d'abattre leurs futaies sans demander aucune permission, ni même en donner connaissance aux officiers de la maîtrise, déplore le Grand Maître Boissier194. Souvent pressées par la nécessité, les communautés d'habitants n'ont guère le temps de laisser leurs taillis croître en futaie, à supposer qu'elles ne les aient pas déjà réduits en broussailles. Le problème concerne donc surtout des particuliers -nobles le plus souvent- ou communautés ecclésiastiques. Les Dames de la Visitation du couvent Sainte Marie d'en haut de Grenoble reçoivent même assignation devant le bureau de la commission, pour avoir fait couper, essarter et mettre en terres 192 Art. 13 : "Enjoignons à toutes les communautés de la province de Dauphiné d'avoir et tenir dans leurs bois un garde champêtre, lequel sera tenu de visiter exactement les dits bois et avertir les officiers et consuls de la communauté des délits qu'il aura reconnus, lesquels officiers et consuls seront tenus de se transporter sur le champ sur les lieux et de dresser procès-verbal qu'ils enverront au greffe de la commission huitaine après sa date". 193 A la Garde les commissaires eux-mêmes estiment peu souhaitable pour la communauté d'imposer une réserve dans la forêt de Maronne, où Irs habitants exercent un droit d'usage : "premièrement parce que les bois qui y croissent ne peuvent y résister plus de quarante à cinquante ans sans y dessécher par la pointe et en second lieu qu'il est avantageux de couper le ! bois dont on a besoin pour J'entretien des maisons en jardinant, pour ne pas dégarnir ur endroit qui causeroit des lavanches" Procès-verbal de Réformation, la Garde, 27 avril 1727 élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 950. 194 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Défense d'abattre les futaies sans permission". labourables environ quinze arpents de haute futaie depuis une dizaine d'années195. Il faut absolument, insiste le Grand Maître Boissier, établir un règlement pour les maisons religieuses comme dans les autres régions, afin de les obliger à demander les autorisations requises et à suivre les autres prescriptions des ordonnances196. Or certaines, les plus importantes précisément, se défendent de toute ingérence dans l'aménagement et l'exploitation de leurs bois. Les Chartreux possèdent de vastes étendues de forêts, soit comme seigneurs, soit en qualité d'engagistes ou à titre indivis et de nombreux usages compliquent encore le régime de ces propriétés. Depuis toujours ils prétendent échapper à tout contrôle, ne se reconnaissant d'autre obligation qu'administrer leurs bois en bons pères de famille, suivant une ancienne formule. Après la publication de l'Ordonnance de 1669, ils se font confirmer par Louis XIV dans leurs anciens privilèges197. Plusieurs grands maîtres estimèrent néanmoins que pareille exemption n'interdisait pas aux officiers des eaux et forêts de vérifier comment les religieux usaient de leurs droits, mais plusieurs arrêts du Conseil leur donnèrent tort. C'est dans ce contexte que les commissaires réformateurs entreprennent leurs opérations sur le terrain. Considérant que les lettres patentes de 1724 les habilitent à réformer tous les bois de la province sans exception, ils décident de visiter ceux des Chartreux comme les autres198. Ils ordonnent ensuite d'en séparer un quart de réserve, dont ils désignent l'assiette199. La commission les assujettit ainsi au droit commun et surtout fait instrumenter ses arpenteurs dans le Désert, traditionnellement regardé par les religieux comme enceinte fermée à toute autorité extérieure. Ils protestent encore et obtiennent, en 1727, de nouvelles lettres confirmant leurs privilèges, qu'ils représentent vainement aux commissaires200. En réalité ce conflit tenait surtout à des questions de principe : les Chartreux tenaient à leurs privilèges et exemptions, 195 Procès-verbal de Réformation, Grenoble, 21 juin 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 955. Laisser des balivaux dans leurs ventes de taillis et arbres de réserve dans celles de futaies, régler les coupes de leurs taillis, mettre le quart de leurs bois en réserve pour les besoins de l'Etat et de la communauté. 197 Lettres patentes de février 1670, leur permettant "de disposer de leurs bois ainsi qu'ils aviseraient bien être" Cf. M. BARTHELEMY, Etude sur une Réformation Générale des forêts dans la province du Dauphiné, 17251733, in. Bulletin de l'Académie Delphinale, 4° série, T. XX (1906), Grenoble, 1907, p. 225 198 Les unes situées sur le territoire des communautés environnant le monastère, les autres comprises dans l'enceinte de ce que l'on a toujours appelé le Désert, entre Fourvoirie et le Grand Logis. 199 Ordonnance prise au bureau de la commission siégeant à Grenoble, le 4 décembre 1725. 200 Le dernier règlement général publié par le bureau de la commission, en 1732, ne renferme aucune disposition particulière en faveur des Chartreux. Le Général de l'Ordre, les prieurs et religieux des Chartreuses du Dauphiné ayant présenté une nouvelle requête au roi, le Conseil rendit un nouvel arrêt, le 2 février 1734. Ce texte commence par reconnaître les privilèges précédemment accordés, mais impose aussitôt après aux religieux les règles ordinaires pour tous les bois qu'ils possèdent en commun ou par droit d'usage dans les communautés séculières. Ils doivent en outre, six mois avant de couper des futaies, envoyer une déclaration détaillée au contrôleur général et à l'intendant de marine. 196 les commissaires à une notion de mandat absolu. Mais tous savaient les forêts de ces monastères en général, et celles de la Grande Chartreuse en particulier, fort bien entretenues. Si les autres communautés ecclésiastiques n'ont pas de statut propre à invoquer et se prêtent plus volontiers aux procédures en cours, elles ne respectent généralement aucune norme, n'ayant ni coupe réglée, ni quart de réserve, ni balivaux, ou les suivent de manière très partielle201. Quant aux moines de Uoncel, ils venaient seulement, trois mois avant la visite des commissaires, d'effectuer pour la première fois une coupe conforme aux ordonnances et règlements ... "ne leur ayant pas été connus" jusques là !202 Le comportement des particuliers varie davantage suivant les situations de fortune : dans la communauté de Janeyria et Malatrait les propriétaires "qui sont commodes" coupent ainsi les taillis à douze ans, "les misérables à deux ou trois ans quand ils en ont besoin et envoyent paître leurs bestiaux dans la broussaille"203. A Beauvoir de Marc "les bois taillis des bons oeconomes se coupent tous les vingt ans et ceux des pauvres et mauvais ménagers tous les six à sept ans"204. Il arrive également à des seigneurs ou propriétaires fortunés saisis par l'appât du gain, surtout quand ils exploitent des forges, d'excéder la possibilité de leurs forêts, au détriment des usagers parfois. Diverses plaintes s'élèvent à ce sujet dans l'élection de Grenoble, l'une dirigée contre le Président de Ponat, seigneur de Gresse, qui a fait charbonner et exploiter ses bois sans laisser assez de bois pour servir les droits de la communauté205. Les officiers d'Allevard et la Chapelle du Bard intentent des poursuites aux Chartreux de SaintHugon, accusés de piller leurs communaux206 et ceux du mandement de la Buissière au seigneur de Saint-Marcel207, lui reprochant d'avoir charbonné à l'usage de son fourneau des bois noirs réservés pour leur bâtisse208. 201 Les pères Carmes de Lyon possèdent à Chavanoz -élection de Vienne- trois taillis exploités tous les 10 ans, où ils laissent le nombre de balivaux prescrit par l'ordonnance, mais n'ont pas apposé le quart de réserve. L'Abbaye d'Aiguebelles, Ordre de Citeaux -élection de Montélimar- n'a jamais aménagé ses bois. Le Chapitre de Saint-Chef à Vasselin -élection de Vienne- n'a établi ni coupes réglée, ni réserve. 202 Procès-verbal de Réformation, Léoncel, 18 octobre 1726, élection de Valence, arch. dép. Isère, II C 963. 203 Ibid., Janeyria et Malatrait, 27 juillet 1727, élection de Vienne, arch. dép. Isère, II C 958. 204 Ibid., Beauvoir de Marc, 10 juin 1727, élection de Vienne, arch. dép. Isère, II C 957. 205 Droits résultant d'une transaction de 1630 et autres actes. Ibid., Gresse, 5 août 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 951. 206 Procès-verbal de Réformation, Allevard, 15 septembre 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 949. 207 Ibid., mandement de la Buissière, 23 avril 1726, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 949. 208 Mandement de la Buissière, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 954. Les forêts royales elles-mêmes -Bièvre, Grand et Petit Lier, Claix surtout- n'offrent guère un spectacle édifiant. Ni arpentées, ni aménagées ou surveillées pour la plupart, elles restent livrées à la cognée de riverains dont les défrichements prennent une ampleur spectaculaire entre les deux réformations. Peu impressionnables, les délinquants continuent parfois leur ouvrage pendant la visite des commissaires209. Les bois compris dans les engagements passés au nom du roi, tels ceux de Chasse à Beauvoir de Marc, s'avèrent tout aussi négligés, car les habitants y exerçant pâquerage et bûcherage, l'engagiste n'en tire d'autre profit que quelques redevances210. Au lieu de freiner le déboisement, pendant une vingtaine d'années le seigneur perçoit même un droit de tâche211 sur les terrains défrichés et ensemencés dans la forêt du Grand et Petit Lier212. Les forêts des communautés laïques enfin se trouvent trop souvent dégradées par la licence ou le mauvais ménagement des usagers, réduites en broussailles à force d'être exploitées sans règle ni mesure, abrouties par les bestiaux que l'on y envoie paître à tous âges et saisons. Chacun coupe à sa fantaisie, à son gré. Toutes ces expressions, avec quelques variantes, reviennent dans les textes comme un véritable leitmotiv. "Les plus grands désordres se passent dans les bois qui sont situés dans les montagnes. Les habitants sont dans l'usage de couper dans leur commun tout ce qui leur est nécessaire tant pour leur chauffage que pour les réparations et même ils coupent du bois pour porter vendre à la ville aux endroits où ils en sont à portée et dans d'autres plus éloignés ils les mettent en charbon pour le vendre à ceux qui ont des artifices et en font commerce pour porter à la foire de Beaucaire ou ailleurs"213. Bien souvent les cantons mis en réserve à l'époque de Bouchu ne semblent guère mieux traités, à Méaudre, Autrans, Sarcenas et bien d'autres lieux encore214. 209 "Notre présence n'ayant pu contenir les délinquants, y avons trouvé plusieurs personnes qui y coupoient". Procès-verbal de visite dans la forêt domaniale de Claix, mandement de Beauvoir, 29 octobre 1726, élection de Valence, arch. dép. Isère, II C 957. 210 lbid., Beauvoir de Marc, 10 juin 1727, élection de Vienne, arch. dép. Isère, II C 957. 211 C'est-à-dire chaque vingt et unième gerbe de la récolte obtenue sur les terrains défrichés. 212 Leur nombre s'étant multiplié, après 1717 les essarteurs refusent de payer et menacent le fermier du seigneur chargé des recouvrements. Procès-verbal de Réformation, Coste Saint-André, 11 septembre 1726, élection de Vienne, arch. dép. Isère, Il C 959. 213 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Bois Communaux". 214 A Sarcenas les comparants déclarent qu'ils •ont entendu dire par leurs auteurs qu'il ya environ vingt-cinq ans le canton de Routin était regardé comme réserve, que cependant il n'a pas été mieux conservé que les autres, les habitants étant en usage de couper tous leurs bois communs sans règle et en jardinant, le nom de balivaux étant même inconnu parmi eux• [15 août 1725, élection de Grenoble, II C 955]. On signale aussi des essarts dans les parties mises en réserve par Bouchu à Lavaldens ou Saint-Maurice Lallé [Ibid., élection de Grenoble, II C 952 et 955], Qermont et Chirens [Ibid., élection de Vienne, II C 958] Les communautés désireuses de se soustraire à l'obligation de mettre la partie non réservée de leurs bois en coupes réglées, invoquent, parfois à juste titre, la modicité, la mauvaise qualité du terrain où ils croissent215. Si d'autres admettent une possibilité d'aménager leurs communaux, ils le feront "uniquement quand ils auront été conservés et produiront quelques pièces pour la bâtisse", précise-t-on à Susville216, au risque de s'enfermer dans un cercle vicieux. La question du pâturage pose en effet un problème souvent crucial, car l'aménagement suppose des restrictions momentanées suivant l'âge des bois. Les propriétaires doivent attendre le délai réglementaire avant de pouvoir introduire leurs bestiaux dans les coupes successives. Cela suppose, dans la phase initiale surtout, des sacrifices immédiats très pénibles en présence d'une population nombreuse et dénuée de ressources. La difficulté apparaît parfois insurmontable aux responsables des communautés concernées. Réalistes, les commissaires euxmêmes renoncent donc, après leur visite dans la communauté de Meyrieu, à faire régler dix sestérées de bois communs susceptibles de venir en taillis de dix années, estimant "convenable de la laisser en l'état pour le pâturage et chauffage des pauvres qui s'ils n'avaient pas cette liberté iraient voler ailleurs"217. Les comportements apparaissent en effet bien souvent liés à la misère, quand certains par exemple vont jusqu'à déraciner les souches, couper de rares balivaux laissés par les particuliers ou les ébrancher, mais surtout défricher et semer du blé en des lieux impossibles où ils doivent remonter dans des hottes la terre entraînée par la neige et les pluies218. Mais à cela s'ajoute une idée fortement enracinée dans l'esprit des propriétaires : "Les paisants du Dauphiné ... sont tous dans la mauvaise habitude de croire qu'il faut que le bois paie leurs tailles et tel va abattre cinq ou six gros arbres pour vendre et faire de l'argent"219. Quant aux habitants du hameau de Livet, ils contreviennent journellement aux dispositions prises par le seigneur pour établir une police des bois, prétendant "qu'elle n'est pas de droit et gêne leur liberté"220, réflexe bien dauphinois. 215 Mais les commissaires s'efforcent de faire la part des choses et adoptent parfois un moyen terme, ordonnant d'aménager à dix années seulement -au lieu des vingt-cinq années prévues pour les bois des communautés-, comme à Grane. Procès-verbal de Réformation, Grane, 29 septembre 1728, élection de Montélimar, arch. dép. Isère, II C 964. 216 Ibid., Susville, 9 octobre 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 955. 217 Ibid., Meyrieu, 27 mai 1727, élection de Vienne, arch. dép. Isère, Il C 959. 218 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Essarts ou défrichemens". 219 Ibid., "paisants". 220 Procès-verbal de Réformation, Livet, 22 avril 1727, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, Il C 950. En tout état de cause l'absence d'aménagement sérieux ouvre la porte à toutes sortes d'excès. Abusant de leurs droits d'usage221, les habitants coupent indistinctement les meilleurs bois, non seulement pour réparer, mais aussi "pour entourer leurs terres et leurs maisons qui sont palissadées comme des places de guerre"222. Il existe des communautés où contre une simple redevance de cent livres ou même moins, ils en abattent pour plus de deux mille livres par an223, y compris en période de sève, contrairement à l'Ordonnance de 1669224. Autre exemple de gaspillage, on n'hésite pas à choisir de jeunes plantes pour faire des échalas et des lattes, au lieu de prendre les vieux arbres sur le retour, plus productifs, mais plus difficiles à fendre ou transporter225. Inversement les "paisants des montagnes sont dans la mauvaise habitude de couper de très gros arbres faîards pour trouver dedans des morceaux de bois propres à faire des pesles et d'autres à faire des beines qui sont des manières de seaux très en usage dans le Dauphiné, où l'on met de l'eau ... Pour y trouver de ces morceaux propres qui valent cinq sols, il abattent un arbre de trois pistoles et quand ils ont pris ce qui leur est nécessaire, ils laissent le reste pourrir sur place"226. Ils entaillent également l'écorce des troncs à coups de hache pour faire de la résine, de la poix et de la térébenthine en temps de sève227. Imprudence ou dessein délibéré, ils provoquent en outre de nombreux incendies. En beaucoup d'endroits enfin les dauphinois couronnent, ébranchent jusqu'à la cime parfois-, ébottent les grands arbres de toute espèce, ce qui les déshonore et les empêche de croître, pratique expressément interdite par l'Ordonnance. Dans une région où il vient peu de fourrage, ils se procurent ainsi du feuillage pour nourrir leurs bestiaux pendant l'hiver. "Ils en 221 Usages dont Boissier reconnaît d'ailleurs que l'on ne peut absolument pas les priver, car ils contribuent à retenir les habitants et peupler les villages, mais qu'il faut du moins les régler et surtout les cantonner 222 BOISSIER, Mémoire alphabétique, doc. cit., "Usages à défendre". 223 Ibid. 224 "La principale raison est que les neiges étant souvent pendant six mois de l'année dans les montagnes, on ne peut aborder dans les forêts qui y sont situées que quand elles sont fondues, ce qui n'arrive ordinairement que vers le mois de juin, auquel temps on va abattre le bois. On ne doit, selon l'ordonnance, les couper que jusqu'à la mi-avril. il est à remarquer que les paisants qui vont les voler dans les montagnes ne laissent pas de les abattre pendant les neiges au péril de leur vie. Cela est cause que l'on a de la peine de les y surprendre, personne n'osant s'exposer dans ces précipices où l'on court le risque de s'enterrer dans la neige. On est aussi dans le mauvais usage dans les plaines du Bas Dauphiné de ne point observer les règles pour l'abattage", Ibid., "Couper les bois en saison convenable", 225 Ibid., 'Montagnes', 226 "Ils vont indifféremment dans tous les bois chercher de ces planches et vont voler pour cela partout. Il y en a tels qui abattent douze cents pieds d'arbres par an". Ibid., "Pesles et Beines". 227 "Lorsque la soeve monte la liqueur découle dans des vases qu'ils mettent au pied de l'arbre. Cela doit être défendu parce que les arbres ainsi éventrés meurent bientôt après". Ibid., "Raisine, poix et thérébentine" [sic]. font de grands amas qu'ils mettent par meules comme du foüin"228, avec tous les risques que cela comporte. De temps immémorial les habitants de Beaurepaire exercent un droit de pâturage dans les forêts domaniales de Moras et Revel. Or quelques uns, "surtout des pauvres, ne s'en contentent pas, allant dès le mois d'août et septembre couper les rejets de chênes pour emporter le feuillage dans leurs maisons, couvertes uniquement de bois sec et combustible, ce qui met le bourg de Beaurepaire en danger d'être totalement incendié"229. Ni la publication des règlements de la réformation, ni les remontrances faites par les officiers de la communauté n'ont pu les contenir ; ces derniers "appréhenderoient même que voulant les poursuivre ils ne soient incendiés". Dans ces conditions, seule une minorité de seigneurs, particuliers ou communautés se préoccupent de faire surveiller leurs bois. Encore ont-ils pour gardes, la plupart du temps, "des paisants qui ne savent ni lire, ni écrire, par conséquent hors d'état de faire des procèsverbaux contre les délinquants et ont très peu d'attention à leur conservation"230. Ils ont d'ailleurs souvent affaire à forte partie : les deux gardes bois nommés chaque année par la communauté de Saint-André "ayant été menacés d'être tués par la multiplicité des délinquants, il ne s'en trouve plus qui osent se charger de ces fonctions"231. De telles voies de fait s'apparentent déjà un peu à la rébellion ouverte. Actes de rébellion En certaines occasions la résistance prend une forme plus spectaculaire ou désespérée, pour faire obstacle à l'enlèvement des chèvres par la maréchaussée, aux saisies de récoltes sur essarts non cadastrés ou à la publication des ordonnances de la réformation. Si l'on présente fréquemment les chèvres comme le plus grand ennemi des forêts, elles représentent dans bien des cas l'unique ressource des plus démunis. L'exécution des arrêts du 228 Boissier ajoute : "Il sera assez difficile de remédier à cela, surtout dans les endroits où leurs bestiaux qui sont tous leurs biens mouroient de faim l'hiver sans ce secours". Ibid., "Branches d'arbres qui se coupent". 229 Procès-verbal de Réformation, Beaurepaire, 21 août 1726, élection de Romans, arch. dép. Isère, II C 961. 230 "Surtout pour les sapins qui étant dans le plus haut des rochers sont six mois dans la neige. On y parvient difficilement pour voir ce qui s'y passe ... On s'aperçoit pour la plupart du temps des désordres qu'ils ont causés que par la grande quantité de bois qui descendent des montagnes dans les vallées". BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Gardes Bois". 231 Procès-verbal de Réformation, Saint-André, 30 octobre 1726, élection de Vienne, arch. dép. Isère, II C 963. conseil du roi -des 15 mars 1723 et 4 septembre 1724- met donc le feu aux poudres à diverses reprises. Le premier défend expressément de tenir des chèvres dans la plaine ou en montagne dans les lieux cultivés et bois taillis, sous peine de cinquante livres d'amende232. Mais une mesure aussi absolue risquait d'aggraver considérablement la misère. Le second arrêt autorise donc les communautés du Dauphiné sans autre moyen de subsistance à se pourvoir devant l'intendant de province, pour obtenir l'autorisation d'avoir un nombre déterminé de chèvres et chevreaux. Un peu partout, on en conserve néanmoins sans aucune formalité ou en plus grand nombre que permis. Plusieurs particuliers de Villard de Lans "en ont même retiré à pention de différentes communautés de la plaine"233. D'autres "les font transmarcher dans la province et les commercent publiquement dans les foires et marchés". Plus grave encore, lorsque les cavaliers de la maréchaussée arrivent "pour saisir et motter les chèvres et chevreaux", les habitants "par attentat aux dits arrêts s'attroupent et font rébellion" contre eux234. Quelques énergumènes n'hésitent d'ailleurs pas à faire sonner le tocsin au clocher de leur paroisse en les apercevant235. De tels incidents se produisent, à diverses reprises, dans un hameau de Noyarey et différentes localités du Trièves. En décembre 1727, un sous-brigadier et un cavalier de la maréchaussée générale établie à Grenoble redescendent de la montagne du Pouyet236, après avoir capturé neuf chèvres chez un nommé Cottin dit Caravane et la veuve Aguiard. Les intéressés ont alors "poussé leur fureur si loin" qu'avec l'aide de quelques parents appelés à la rescousse, ils jettent "du sommet de la montagne une grelle de pie"es" et infligent aux deux hommes des blessures constatées par H. Gagnon, médecin à Grenoble et grand-père maternel de Stendhal. "Duement atteints d'être 232 Toute personne en détenant devait s'en défaire dans le mois à dater du jour de la publication. Procès-verbal de Réformation, Villard de Lans, 6 juillet 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 956. 234 Arrêt du Conseil d'Etat du Roi, 4 septembre 1724, arch. dép. Isère, II C 938. 235 Les commissaires retiennent l'inculpation "d'attroupement, émotion populaire, rébellion et violence publique" contre Joseph Bennont, Pierre Para et Jean Lesbos, "duement atteints et convaincus d'avoir sonné le tocsin ... au clocher de la paroisse de Gleyse et d'avoir attroupé plusieurs habitants de tout sexe avec lesquels s'estant joints ils ont attaqué les cavaliers de la maréchaussée et les ont troublés dans leurs fonctions à main armée et par violence en contravention des arrêts, ordonnances et règlements au sujet des chèvres". L'arrêt de condamnation fut publié à l'issue de la messe paroissiale de Veynes [élection de Gap], le 28 juin 1730. Arch. dép. Isère, II C 946. 236 Hameau dépendant de la communauté de Noyarey, élection de Grenoble. 233 rebelles à justice pour conserver leurs chèvres", les coupables s'entendront condamner par le bureau de la Commission à diverses peines corporelles, de bannissement et d'amende237. Quelques mois plus tard le sous-brigadier et deux cavaliers de la maréchaussée établie à Corps essuient une mésaventure analogue dans la région du Trièves. Une dénonciation les ayant amenés à se transporter dans un village appelé les Peyres, proche de Mens, ils aperçoivent de nombreuses chèvres, mais le consul ne peut leur exhiber la moindre permission. Ils en saisissent une dizaine dans des maisons, les autres ayant été cachées. Mais quand ils veulent les emmener jusqu'au village voisin pour les mater, les choses commencent à se gâter : "A environ deux cents pas de distance nous avons entendu tous les habitants du village hommes et femmes ... consul en tête au nombre de plus de cinquante personnes, armées les unes de fourches de fer à grande queue de bois, les autres de tridents ... venant sur nous en criant que nous étions des voleurs et autres injures atroces, que nous n'avions aucun ordre pour prendre leurs chèvres, qu'ils se f.... de ceux que nous avions et de force et de violence se sont jetés sur nous pour nous enlever les chèvres ...238 Selon certaines informations, les habitants du hameau auraient même passé avec ceux des environs "un accord parmi eux que le premier qui manqueroit de s'assembler pour se rebeller au mot du guet qu'ils se sont donné, lorsque nous serions pour prendre des chèvres, ils le condamneroient chacun à l'amende de cinq livres"239. Que l'idée d'établir ainsi une sorte de contre réglementation ou de contre autorité ait pu germer dans leur esprit illustre parfaitement le caractère frondeur propre aux dauphinois. Certains habitants du Vercors n'imagineront-ils pas, un siècle après, d'établir une espèce de syndicat pour payer en commun les amendes infligées aux délinquants pris sur le fait ! Mais, pour revenir à l'époque des réformations, les fortes têtes ont encore bien d'autres occasions de s'illustrer. 237 Arrêt du 30 août 1730, déclarant les accusés "duement atteints et convaincus d'être rebelles à justice pour conserver leurs chèvres : "Pour réparation de quoi avons condamné le dit Gaspard Cottin et la dite Peyrard sa femme à être fustigés et battus de verges le prochain jour de marché par l'exécuteur de haute justice dans les carrefours ordinaires de cette ville ; et avons banni tant le dit Gaspard Cottin, la dite Peyrard (son épouse) que la dite Aguiard (veuve de Gazon vieux) pendant trois années hors de la province, avec défense ... de rompre leur ban sous plus grande peine". A cela s'ajoutent 500 livres d'amende, 400 livres de dommages & intérêts envers les deux blessés, plus les dépens et frais de justice, le tout solidairement contre neuf inculpés. Arch. dép. Isère, II C 938. 238 Procès-verbal du sous-brigadier de la maréchaussée établie à Corps, 25 novembre 1728, arch. dép. Isère, II C 938. Par arrêt du 20 mai 1729, les commissaires condamneront : Pierre Roland, consul au moment des faits, à 300 livres d'amende en son propre et privé nom ; six autres inculpés à 20 livres d'amende et aux dépens du procès solidairement. Ils mettront deux personnes hors de cause sans dépens, mais tous avec pareille injonction de se conformer aux arrêts du Conseil et à leurs règlements tant généraux que particuliers sur le fait des chèvres, sous plus grande peine. Arch. dép. Isère, II C 938. 239 lbid. La saisie de récoltes sur essarts cultivés non cadastrés provoque quelquefois de véritables scènes de rébellion, avec la complicité des séquestres nommés bien souvent. Dans ces conditions, "si ces désordres ne sont pas arrêtés par l'autorité du roi, les officiers des communautés n'ont pas assez de crédit pour soumettre les rebelles"240. Les publications réglementaires des décisions royales et ordonnances des commissaires, trois dimanches consécutifs à l'issue de la messe paroissiale, occasionnent également, comme au Pont de Beauvoisin ou à Septème, de sérieux incidents. Le 18 mai 1727 le capitaine royal du Pont de Beauvoisin reçoit du bureau de la réformation une ordonnance concernant la communauté241, remise aussitôt au sergent ordinaire du lieu chargé de la lire à la porte de l'église. Une vingtaine de femmes se précipitent alors sur le malheureux pour lui arracher les feuilles des mains, criant qu'elles voulaient l'assommer. Deux camarades parviennent à le tirer de ce mauvais pas, mais le calme ne revient pas, "car ces femmes attroupées faisant des cris et des jurements horribles, disoient qu'il ne s'avisât pas de rien publier de la sorte, qu'elles ne le souffriraient jamais ... elles se feroient plutôt couper le col que de ne pas aller dans les communs"242. Le sergent se retire donc avant d'en avoir terminé, "nous estant à présent impossible, expose le capitaine châtelain, de trouver personne qui sazardât à la faire, ni mesme de garde bois qui ozdt faire aucune fonction de sa charge sans s'exposer à perdre la vie ... "243 Ce genre de manifestation se renouvelle à Septème le dimanche 22 mai 1729. A peine la deuxième lecture commencée "il seroit survenu un murmure", ou une émotion de femmes, autre euphémisme de l'époque. Plusieurs riverains des bois réservés, femmes en première 240 Les habitants de toutes les communautés usagères continuant leurs essartements et brûlements dans la forêt domaniale du Grand et Petit Lier, déjà réduite au tiers de sa surface boisée, les officiers de Bizonne font saisir, le 27 juin 1726, tous les grains croissant sur les essarts cultivés et non cadastrés de cette forêt. Ils désignent plusieurs habitants comme séquestres, "lesquels ayant eux-mêmes défriché, ainsi qu'ils l'ont appris depuis, pour empêcher l'effet de la dite saisie ont à eux officiers fait signifier un acte, le l0ème juillet suivant, par lequel ils sont sommés de leur donner 800 livres, avec des granges, chevaux et charrettes pour faire resserrer les dits grains". Procès-verbal de Réformation, Bizonne, 5t-Didier de Bizonne et Belmont, 13 septembre 1726, élection de Vienne, arch. dép. Isère, II C 957. 241 Portant règlement pour la forêt de Clermont, située sur la communauté, totalement réduite en broussailles par les habitants qui sont toujours allés y couper à leur gré. 242 "et que s'il était assez hardy, ni personne autre, de les empêcher d'aller dans les bois communaux, elles tueroient tous ceux qui se présenteroient, qu'elles se mocquoient des ordres du royet qu'elles n'y obéiroient jamais". Dépositions de Jean Perrier et Joseph Didier, cavaliers de la maréchaussée. Information et recensement du procès-verbal du 27 mai 1727, arch. dép. Isère, II C 948. 243 Comme à l'habitude les trois meneuses nient les faits lors de l'instruction, prétendant ne rien savoir de ce qu'on leur demande et n'avoir rien entendu de ce qui se passait à deux pas, sous le porche de l'église. Claudine Villet répond sans sourciller qu'elle "resta longtemps à prier dans l'église" et Claudine Clavel se trouvait tout aussi pieusement "occupée à faire la prière", lbid. ligne, tentent d'arracher les ordonnances pour les jeter à la rivière, vociférant qu'il fallait lapider et assommer secrétaire greffier, consuls et officiers. "Décrétés de prise de corps", le 14 juillet suivant, cinq d'entre eux se retrouvent dans les geôles de Grenoble. La procédure extraordinaire suivie dans cette affaire244 permet de mettre en lumière les motifs réels de tels agissements245. Après avoir prétendu qu'elle ne se souvient pas si le dimanche 22 mai elle fut à la messe de paroisse du dit Septème !, Françoise Rosset finit par confesser avoir arraché au sieur Dauthun déclarations, ordonnance et plan figuré des communaux. "Fâchée de ne savoir où mener son bétail au pâquerage, elle crut qu'en enlevant ces papiers elle empêcherait par cet endroit qu'on ne leur prît leurs communaux, qu'elle croyait leur être défendus en entier et pour toujours", explique-t-elle246. Toutefois la résistance opiniâtre généralement opposée à toute discipline ou règlement ne doit pas laisser ignorer les comportements positifs, car il en existe aussi. Attitudes positives A tout seigneur, tout honneur, la palme revient aux Chartreux : "Il faut pourtant rendre justice aux couvents des Chartreux qui sont entourés de beaux bois et dont ils ont un très grand soin, de manière que l'on vient chercher chez eux les bois dont on a besoin pour les bâtiments dans beaucoup d'endroits de la province"247. La Grande Chartreuse se trouve entourée de montagnes escarpées, couvertes de hêtres sur la partie inférieure et de sapins dans la hauteur. "Les religieux de cette maison en ont grand soin et ne font couper que les arbres qui dépérissent, pour le chauffage de leur maison et pour l'usage du martinet qu'ils ont sur le 244 L'article 9 du titre 11 de l'Ordonnance de février 1687 veut qu'en cas de rébellion il soit procédé extraordinairement, c'est-à-dire par information, recollement et confrontation des témoins, ceux qui ont dressé le procès-verbal ne pouvant faire preuve en leur cause. 245 L'un des seize témoins comparus a entendu une inculpée déclarer qu'il fallait bien se soutenir ... et tirer ces diables-là par leur perruque, car ils leur ôteront leurs communaux. Arch. dép. Isère, II C 948. 246 A la question suivante elle répond que personne ne lui a conseillé d'agir de la sorte, "qu'elle le fit de sa teste et qu'elle croit qu'elle était folle ce jour-là" [lundi 22 aoOt, accusée détenue]. Joseph Vallier affirme pour sa part s'être retiré à peine la messe dite, étant même impatient de la voir finir "parce qu'il n'a personne qui puisse mettre ni lâcher ses bestiaux au paquerage". Il prétend même avoir ignoré qu'il y avait "une assemblée indiquée ce jourlà" et ne se mêle aucunement aux affaires de la communauté, "parce qu'il est atteint d'une maladie qui le prend par intervalle, qui lui ôte souvent la mémoire et l'entendement pour quelque temps" [accusé détenu]. D'autres personnes impliquées dans ces événement n'auraient rien vu ni entendu non plus : l'une dans sa hâte de rentrer chez elle pour allaiter un enfant de trois mois, tel autre invité par une connaissance à rentrer au cabaret où ils burent chopine, etc. [accusés détenus]. Ibid. 247 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, "Bois des particuliers et des couvents réguliers et séculiers". torrent du Guiers mort"248. De même les grands maîtres pénètrent, au Val Froid, dans les bois de la Silve Bénite, autre couvent de Chartreux. Là encore ils constatent : "Il faut leur rendre la justice que ce sont les plus beaux bois de la province. Ce sont des futayes chesnes et fayards de belle venue des mieux conservés ... Ils ont aussi des taillis de même nature qui s'exploitent par coupes réglées et on y laisse le nombre nécessaire de beaux balivaux et des mieux venans"249. Quant aux particuliers, ils conservent généralement les chênes avec soin, car la glandée leur assure une ressource appréciable250 Certains plantent même des glands en quelques endroits où l'on manque de bois. Dans la communauté de Rives plusieurs délibérations commencent à interdire le défrichement, les broussailles qui y croissent étant nécessaires aux habitants pour le pâturage251. D'autre part, si loin de veiller au respect des règlements forestiers quelques uns font obstruction à toute discipline ou amélioration possible, les officiers municipaux conçoivent généralement qu'une disparition progressive et totale des bois rendrait nombre d'endroits proprement inhabitables252. Ils se montrent désireux d'apporter leur concours, mais trop souvent la pauvreté des budgets communaux253, ajoutée aux carences administratives, ne leur permet guère une action efficace254. Plusieurs d'entre eux reconnaissent leur impuissance "s'ils 248 Etats de visite des grands maîtres, Grande Chartreuse, arch. dép. Isère, II C 971, f° 159. Même constatation pour l'abbaye de Boscodon, ibid., f° 350-351. 249 Ibid., Forêt de la Sylve Bénite, ibid., f° 242. 250 "Les bois que le sieur de Bourchenu possède dans la communauté de Saint-Jean sont des chênes et d'une assez grande étendue ; comme ils sont plus en futaye qu'en taillis et conservés avec beaucoup de soin à cause du bénéfice qu'on tire de la glandée, l'on n'en doit pas craindre l'exploitation, ne s'y coupant aucune plante que de bois mort ou d'entrée". Procès-verbal de Réformation, Saint-Jean et Triol, 23 may 1701, arch. dép. Isère, II C 929. 251 Procès-verbal de Réformation, Rives, 22 septembre 1726, élection de Romans, arch. dép. Isère, II C 961. 252 A la Grave les représentants de la communauté déclarent "qu'ils n'ont point de gardes pour la conservation du dit bois [commun], mais que non seulement les consuls sont chargés d'y veiller, mais encore que tous les habitants veillent à ce qu'aucun n'en prenne en particulier, mesme la nuit, y ayant intérêt de manière que sans ce petit morceau de bois ils ne pourraient subsister". Il s'agit d'environ 25 sétérées de bois mélèzes croissant au bas du rocher, "de très difficile accès, si ce n'est pour les habitants du pays", utilisé pour l'entretien de leurs maisons et pour les réparations du chemin de Briançon, ponts et planchers. Ibid., la Grave, 1er mai 1727, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 950. 253 Comme en bien d'autres endroits plusieurs informations restent sans suite à la Morte, faute de moyens financiers. Ibid., la Morte, 21 avril 1720, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 956. 254 Lors de la publication des premiers règlements de la commission, les officiers municipaux de Saint-Auban d'Oze ont envoyé au subdélégué de Gap un état des essarteurs dont ils ne savent s'il s'est égaré, n'ayant reçu nulle réponse. Suite à la visite des commissaires, l'affaire se trouve en conséquence portée devant le bureau de la réformation, "la communauté n'étant pas en état de faire les poursuites". Ibid., Saint-Auban d'Oze, 16 juillet 1728, élection de Gap, arch. dép. Isère, II C 969. ne sont soutenus par l'autorité du roi"255, ou débordés par les délinquants "se sont rebutés et découragés"256. A Saint-Didier on a cependant puni avec sévérité des particuliers coupables d'avoir dégradé les communaux, condamnés à plusieurs mois de détention257. Cette communauté se situe dans les plus hautes montagnes du Dauphiné, en des lieux exposés où les habitants se montrent particulièrement attentifs aux dangers du déboisement258. Consul et secrétaire greffier de Vaujany veillent soigneusement à maintenir la forêt de Bessey, surplombant leur village, parce que s'ils permettaient d'y faire des abattages "cela leur causerait des lavanches par la fonte des neiges qui emporteraient les maisons"259. A Villard Reymond ils ont d'eux-mêmes établi des réserves "pour empêcher que les lavanches n'endommagent le chemin qui leur sert de communication d'une paroisse à l'autre, même pour aller au Bourg d'Oisans où il vendent leurs denrées et achètent ce qu'ils ont besoin"260. Les représentants de plusieurs communautés tiennent un langage analogue dans l'élection de Gap : celle d'Anielles en Beauchesne "serait en danger si l'on tolérait les dégradations". Pendant une dizaine d'années on a même cessé de couper dans les cent sestérées communes à cause des ravines, "n'ayant jamais eu de chèvres"261. Les villageois prennent également conscience de la nécessaire protection des sols à Breziers, Rochebrune262 et Roche sur Embrun où des bois communaux assez considérables sont conservés avec soin, mais malheureusement mis à contribution pour des fournitures militaires importantes263. 255 Ibid., Pélafort, 3 novembre 1725, élection de Grenoble, II C 954. De vaines délibérations interviennent également à Saint-Laurent du Pont, Marcieu. Ibid., élection de Grenoble, II C 953955. 256 Ibid., Roussillon, 6 décembre 1727, élection de Romans, arch. dép. Isère II C 962. 257 Ibid., Saint-Didier, 4 juin 1726, élection de Gap, arch. dép. Isère, II C 969. 258 Le consul de Mizouin déclare aux commissaires que s'il était défendu de couper leurs broussailles communes pendant douze ans, elles pourraient croître en taillis très utiles pour le chauffage des habitants, avec quelques mélèzes pour la bâtisse, "ce qui empêcherait les lavanges de descendre aux fonds inférieurs dans le temps de la fonte des neiges, même dans le grand chemin". Ibid., 1er mai 1727, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 950. 259 Les commissaires de la première réformation avaient mis cette forêt en réserve, dès l'année 1702, ordonnance renouvelée le 15 avril 1726, sur requête présentée par les habitants eux-mêmes. Mais cette fois ils demandent que soient mis aussi en réserve quatre bois adjacents, propriété de particuliers qui sous prétexte d'y aller couper ou mener paître leurs bestiaux, non seulement endommagent les forêts communes, "mais encore coupant le bois dans leur prétendue propriété causent des ravines qui mettent en péril les maisons estant au bas du dit continent cadastré". Ibid., Vaujany, 24 avril 1727, ibid. 260 Ibid., 28 avril 1727, ibid. 261 Ibid, Anielles en Beauchènes, 9 avril 1728, élection de Gap, arch. dép. Isère, II C 967. 262 Ibid., Bréziers et Rochebrune, 21 avril 1728, ibid. 263 Ibid., Roche sur Embrun, 8 juin 1728, élection de Gap, arch. dép. Isère, II C 968. Dans le bailliage de Briançon enfin, les communautés dotées de forêts en conservent toujours une partie avec grand soin "pour garantir les habitations et les fonds ensemencés des lavanches et neiges à quoi leurs montagnes sont sujettes"264. Les consuls s'empressent d'ajouter : "attendu la manière dont ils se gouvernent entre eux dans l'administration de leurs bois, ils croyent inutile que nous [commissaires] nous transportions dans les bois des dites communautés, qui sont des fustayes de mélèzes et pins". Dans cette région en effet personne ne peut couper une seule plante sans une délibération de la communauté. Quand un habitant a besoin de construire ou de protéger ses fonds d'un torrent, il avertit les consuls. Quelques personnes vont alors examiner les bâtiments à réparer et estimer la quantité, longueur et grosseur des bois nécessaires. "On ne lui accorde pas tout ce qu'il demande ; il est obligé d'en acheter toujours quelques pièces. Ensuite on se transporte dans les bois où l'on marque ceux que le demandeur peut abattre. On observe que ce soit dans les lieux les plus éloignés où les lavanges ne sont point à craindre. Si par hasard il s'abat plus d'arbres qu'il n'yen a de marqués, si c'est dans les endroits conservés pour empêcher les lavanges, on fait le procès criminel au délinquant"265, dans les autres cas on le condamne à de fortes amendes. Pour le chauffage enfin, deux fois par an au printemps et à l'automne, les responsables des communautés désignent le lieu où l'on peut aller couper pendant un nombre déterminé de jours passé lequel on ne peut plus aller au bois sans payer l'amende266. Il n'y a donc rien d'étonnant si Boissier rêve un instant de voir un tel exemple suivi dans le reste de la province, mais en ce domaine il faut beaucoup de temps et de patience pour transformer les habitudes. Réfractaires aux règlements forestiers et défiants vis-à-vis de l'administration, les dauphinois se montrent aussi très attachés à un sol souvent ingrat. 264 Ibid., Briançon et bailliage, 2 avril 1728, élection de Gap, arch. dép. Isère, II C 967. BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Briançonnois et Embrunois". 266 "La rareté du bois fait que les communautés les conservent si bien pour se rebâtir en cas d'incendie et aussi à cause des lavanges et ravines qui emporteraient les villages entiers s'ils n'étoient garantis par les bouquets de bois que l'on laisse au-dessus ... Il y a des communautés où l'on est si sévère que l'on empêche la sortie même des meubles et outils de bois". Ibid. 265 ATTACHEMENT AU SOL De manière générale les dauphinois aiment marquer leur territoire personnel ou celui de la communauté. Ce goût les rend parfois entreprenants et processifs. Sens de la propriété "Les habitants des montagnes et de la vallée sont dans la mauvaise habitude de couper de jeunes sapins, qu'ils traînent avec leurs branches autour de leurs héritages et le long des chemins de peur que l'on entre dans leurs fonds ... Ils entourent aussi leurs maisons et les advenues de leurs villages et hameaux de grosses palissades"267. Ces clostures de fonds occasionnent d'importantes dégradations dans les taillis des particuliers268. Toutefois ceci n'empêche pas les propriétaires de chercher à s'étendre et d'empiéter sur les bois voisins de leurs fonds, pour défricher, brûler et cultiver. Le phénomène prend une ampleur considérable dans les forêts domaniales et un peu partout aussi on essaye de s'agrandir aux dépens des communaux269, parfois sous couvert d'un albergement accordé par les seigneurs : à Claix "ceux qui en ont albergé un arpent en défrichent quatre"270. Plusieurs particuliers installés sans titre sur la montagne de Lavaldens ont même édifié des granges et fait des prairies dans leurs communaux : "ils prennent quantité de bestiaux étrangers pour faire pâturer à prix d'argent dans la dite montagne et privent par conséquent les habitants de leur droit de pâturage dans icelle, leur en ferment même le passage"271. Certains sont d'ailleurs assez malins pour faire jouer en leur faveur la prescription acquisitive : dans la communauté de Theys de nouveaux essarts apparaissent chaque année ; lors de la 267 Ibid., ''Montagnes". "Ce qui cause le plus de dégradations dans les taillis des particuliers, ce sont les bois que l'on coupe à tous âges pour les clostures de fonds", déclare-t-on à Chabon. Procès-verbal de Réformation, Chabon, 15 septembre 1726, élection de Vienne, arch. dép. Isère, II C 957. 269 Procès-verbal de Réformation, Virieu, 29 juin 1726, élection de Vienne, arch. dép. Isère, II C 960. 270 Ibid., Clay, 25 juin 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 951. Le même abus se commet à Roybon où le seigneur a albergé plusieurs parties de forêt à différents particuliers, sous prétexte d'un droit qu'il déclare tenir des dauphins d'en alberger trois sestérées à chaque particulier de la communauté : "ces albergataires se sont beaucoup étendus dans la dite forêt au delà de leur albergement". Ibid., Roybon, 21 ao(\t 1726, élection de Romans, arch. dép. Isère, II C 962. 271 A raison de quoi ils protestent de se pourvoir à la commission pour obtenir réparation de tels abus. Ibid., Lavaldens, 10 octobre 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 952. 268 confection du parcellaire quelques particuliers se sont arrangés pour les faire cadastrer sur leur parcelle, puis "par le laps de temps se les ont rendus propres et sous ce prétexte continuent de les essarter en tout ou en parties suivant le profit qu'ils en espèrent"272. Les ecclésiastiques eux-mêmes ne semblent pas toujours échapper à la tentation. A en croire les représentants de Virieu, les religieux de la Silve Bénite qui possèdent des bois voisins de leurs communs les auraient agrandis à leurs dépens, "ainsi qu'ils l'ont toujours entendu dire par leurs auteurs" et auraient même déplacé les limites273. Les habitants se montrent également très individualistes dans l'utilisation de bois communs très rarement exploités en corps de communauté274. D'autre part ils entretiennent volontiers une ambiguïté sur la nature juridique des bois communs, une confusion entre propriété et droits d'usage275. Rarement précisent-ils clairement, comme à Omay et Saint-Serve : "Il ne leur appartient en commun aucuns bois propriétairement, mais ... leur seigneur a concédé ... le droit d'envoyer paître dans deux parties futaies"276. Certes les titres s'avèrent souvent obscurs et la condition juridique des bois complexe. Mais les représentants de la Baume des Arnauds en tirent une conséquence inattendue, quand ils déclarent impossible d'établir tout le quart de réserve dans leur futaie à cause de leurs droits réciproques avec les seigneurs ... englobés les uns dans les autres et embrouillés de façon que s'ils restaient quelque temps sans y aller ils oublieraient les limites qui séparent leurs bois d'avec ceux de leurs seigneurs"277. 272 Ibid., Theys, 20 octobre 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 956. Ibid., Virieu, 19 juin 1726, élection de Vienne, arch. dép. Isère, II C 960. Les habitants de Ventavon accusent également les Chartreux de Saint-Hugon d'usurper quelques broussailles de chênes communes. Ibid., 16 août 1728, élection de Gap, II C 969. 274 A Chéchiliane ils n'ont aucune portion de leurs bois en coupes réglées. Dans tous les cantons, hors ceux réservés lors de la procédure Bouchu, les habitants ont toujours coupé à leur gré et ils n'ont jamais coupé en corps de communauté. Le total pourrait cependant être mis en réserve au profit de la communauté, attendu qu'ils ont une quantité suffisante pour leur chauffage au moyen des droits qu'ils ont dans les forêts de l'Esparron et du Lautharet. Procès-verbal de Réformation, Chéchiliane, 22 novembre 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 950. 275 Dans le mandement de Saint-Maximin et Grignon existe une montagne couverte de bois ... dont les habitants ont toujours joui de possession immémorée, mais ne peuvent en justifier la propriété, d'autant que par une reconnaissance passée au terrier du roy, le 26 mars 1680, ils ont reconnu tenir le droit d'y pâquerer et bûcherer". Ibid., Saint-Maximin et Grignon, 27 avril 1726, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 949. 276 Ibid., Ornay et Saint-Sevest, 4 avril 1727, élection de Romans, arch. dép. Isère, II C 962. 277 Ibid., Baume des Arnauds, 30 mai 1728, élection de Gap, arch. dép. Isère, II C 968. 273 L'indivision entre villages devient également "une cause de la confusion et un obstacle à l'exécution des règlements que l'on voudrait prescrire"278. Pareille situation résulte parfois d'un démembrement de communauté sans partage des communaux279. A Lans Lestang où la division pourtant ordonnée au temps de Bouchu ne s'est pas faite, la forêt commune de Momay a considérablement souffert, réduite en broussailles non seulement par les habitants de la communauté, mais aussi par leurs voisins de Moras qui outrepassent leur droit280 et par ceux de Beaurepaire. Ces derniers "s'immiscent d'y venir couper du bois quoiqu'ils n'y aient aucun droit et que l'on ait fait plusieurs saisies de bois et même de serpes et autres outils"281. Autant les dauphinois peuvent avoir un comportement individualiste à l'intérieur du village, autant en effet ils manifestent un esprit étroitement communautaire vis-à-vis de l'extérieur et se montrent jaloux de leurs droits. La communauté du Touvet et Saint-Michel entretient un garde, non pour éviter que les habitants ne coupent à leur gré, déclarent les officiers, "mais seulement pour empêcher les habitants des communautés voisines qui n'y ont point droit de venir voler leurs bois"282. Ils s'adressent fréquemment des accusations réciproques d'usurpation. Parfois même on assiste à de véritables batailles rangées : les hommes du Vercors font de fréquentes incursions dans les bois confinant leur territoire et "se sont souvent battus" à Villard-de-Lans283. Des violences se produisent aussi autour de Chambaran, entre usagers de Brézin et de Bressieu en particulier284, tout cela sur fond de chicane permanent. 278 Ibid., Lans Lestang, 10 décembre 1725, élection de Romans, arch. dép. Isère, II C 961. Exemple de Roussas, ibid.,.28 octobre 1728, élection de Montélimar, arch. dép. Isère, II C 961. 280 Ayant droit dans un canton bien déterminé, ils se servent en effet dans tout le bois indifféremment. 281 Procès-verbal de Réformation, Lans-Lestang, 10 décembre 1725, élection de Romans, arch. dép. Isère, II C 968. 282 Ibid., Touvet et Saint-Michel, 15 avril 1726, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C. 283 Ibid., Villard de Lans, 6 juillet 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 956. 284 Ibid., Brézin, 9 août 1726, élection de Romans, arch. dép. Isère, II C 962. 279 Esprit processif L'esprit chicanier s'exprime à la fois dans les déclarations préliminaires aux procédures de réformation dans chaque communauté et par les poursuites ou instances judiciaires. • Déclarations devant les commissaires réformateurs Un peu avant la date fixée pour la visite des Commissaires, le Bureau de la commission expédie une ordonnance aux officiers de communauté, pour les inviter à se présenter, leur communiquer la teneur de l'interrogatoire auquel ils devront répondre et les prier d'informer tous les propriétaires ou usagers intéressés aux opérations en cours. Le moment venu les seigneurs [ou un représentant] se retrouvent donc parfois aux côtés des secrétaires greffiers, châtelains, consuls et autres principaux habitants, afin d'assister aux interrogatoires, cela surtout si un sujet de désaccord existe entre eux. Chacun peut à cette occasion exprimer son point de vue sous forme de remontrances. Viennent alors en lumière bien des conflits latents entre communautés ou avec les seigneurs. Comme pour le nombre des procès, l'élection de Grenoble arrive en tête, avec une bonne vingtaine de sujets contentieux évoqués, sur des questions de propriété ou d'usage essentiellement. Très frappante apparaît l'opiniâtreté d'habitants enclins à remettre constamment en cause des affaires jugées. Les officiers de la Buissière déclarent ainsi que le canton de Combe Imbert fait partie intégrante de leur mandement, comme s'ils voulaient -proteste le seigneur de SaintMarcel- "malicieusement ignorer un droit de propriété reconnu par différents actes ou jugements contradictoires"285. D'autres essaient de semer le doute sur la propriété du seigneur286, ou la contestent ouvertement et lui reconnaissent un simple droit d'user des bois 285 Sentence arbitrale rendue entre eux le 15 mai 1643, acquiescée par les parties ; arrêt du Conseil du 16 février 1712, défendant aux habitants du mandement, à peine de 50 livres d'amende, de couper aucuns bois blancs et restreignant leur usage au pâquerage et à la coupe de bois morts pour leur bâtisse. 286 "II n'est pas de leur connaissance, déclarent les officiers de Livet et Gavet, que leur seigneur ait usé des dits bois que comme premier habitant, si ce n'est depuis environ 50 ans, qu'il a esté en différentes années tiré des bois pour le service de la marine, dont ils ignorent à qui le prix a été payé, cela ayant été fait sans leur participation. Ce qu'entendu par le Sr Garnier a dit que les habitants ne sauraient justifier la propriété des bois ; qu'au contraire eux et leurs devanciers ont toujours déclaré dans les reconnaissances contenues aux papiers terriers qu'ils appartenaient au seigneur de cette terre et que les habitants n'en avaient qu'un simple usage". Procès-verbal de Réformation, Livet et Gavet, 22 avril 1727, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 950. ou pâturages communs en qualité de premier habitant287. Dans le Vercors enfin, le seigneur de Saint-Andéol et les consuls de Saint-Martin, la Chapelle et Saint-Agnan en Vercors ont des contestations interminables sur des textes apparemment contradictoires288. Les usages soulèvent également discussion entre villages voisins -Entraigues et Valjouffrey289, Ciénol et Auris290, Ponsonnas et la Mure notamment291- ou avec les propriétaires. Les habitants de SaintAvers [paroisse de Saint-Maurice] contestent à leur seigneur tout droit d'accorder des usages aux étrangers sur leur sol, se déclarant seuls en droit de bûcherer en vue de leur consommation personnelle ou même pour vendre au profit de la communauté en cas de besoin292. De leur côté les seigneurs dénoncent les dégradations commises par les usagers ou relèvent d'éventuelles déclarations discutables : les habitants du Touvet et Saint-Michel peuvent prendre du bois d'oeuvre sur un tiers de leur montagne. Mais sous le terme général de bâtisse, ils cherchent à étendre ce droit aux deux tiers restants, où ils peuvent seulement couper du bois pour les abris indispensables au bétail qu'ils envoient paître ou le chauffage des pâtres. Le procureur du Marquis de Marcieu proteste aussitôt et eux reviennent alors sur d'anciennes transactions intervenues en 1621, déclarant avoir été surpris, trompés dans leur bonne foi293. Ce genre d'épisode se termine toujours de la même manière : tous protestent "que ce qu'ils ont pu dire les uns contre les autres ne pourra nuire ni préjudicier à leurs droits", en prévision de procédures judiciaires éventuelles. 287 Les habitants de Clay prétendent que la totalité des bois de leur montagne leur appartient en toute propriété, par possession immémorée et toujours suivie sans contradiction à la dite communauté ; le Chapitre de Grenoble déclare pour sa part "que les bois en question leur appartiennent par droit comme seigneurs, puisque la communauté n'a aucuns titres". Procès-verbal de Réformation, Clay, 21 juin 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 951. 288 Ibid, Saint-Andéol, 4 août 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II 955. 289 Les officiers d'Entraigues déclarent ignorer un prétendu droit d'usage des habitants du mandement de Beaumont dans plusieurs bois confinant la communauté de Valjouffrey. Ibid., Entraigues, 29 octobre 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 951. 290 Le consul d'Auris soutient qu'ils ont droit d'aller bûcherer dans la portion du bois de Roussillon situé sur la communauté de Ciénol, ce que dénie le châtelain pour l'intérêt de la communauté de Ciénol. Ibid., Auris en Rattier, 17 octobre 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 954. 291 Les habitants de Ponsonnas prétendent qu'ils ont droit de mener paître leurs bestiaux trois jours de la semaine sur la montagne de Simon et de Ferriou, le Sieur Benoît dans l'intérêt de la Mure ayant protesté au contraire. Ibid., Ponsonnas, 10 octobre 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 951. 292 Ibid., Saint-Maurice, 4 août 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 955. Le seigneur d'Engins a mis en réserve deux portions de bois où, prétend le consul, les habitants ont droit d'usage en vertu d'albergements. Ibid., Saint-Maurice, 4 août 1725, II C 955. 293 Ibid., Touvet et Saint-Michel, 15 avril 1726, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 953. • Procédures L'examen des registres de réformation permet trois constatations essentielles : importance des litiges sur des problèmes de propriété ou d'usages et opiniâtreté des plaideurs ; nombre insignifiant des poursuites pour délits forestiers ; art consommé avec lequel les délinquants savent créer des conflits de juridiction. Une bonne partie des quatre-vingt treize procédures engagées mentionnées dans les procèsverbaux de la seconde réformation concerne la seule élection de Grenoble294. Les problèmes de propriété [titres, limites, usurpations]295 ou d'usages296 viennent en bonne place, vingt-sept seulement faisant suite à dégradations ou contraventions diverses297. Les revendications de propriété suscitent des procès particulièrement interminables, dont les parties profitent parfois pour dégrader les fonds litigieux. Dans les communautés domaniales d'Allevard et la Chapelle du Bard habitants et Chartreux de Saint-Hugon se disputent ainsi depuis un temps immémoré ... des droits très hypothétiques298. Les religieux, sous prétexte des droits par eux prétendus, ont fait couper taillis et futaies sans aucune règle pour charbonner à l'usage de leurs fourneaux et martinets. En outre, s'indignent les habitants, "une partie des charbons a été par eux emploiée à faire des grenades et boulets qu'ils fournissoient au duc de Savoie lors du siège de Montmélian ... "299. 294 Par élections : Grenoble, quarante ; Gap, quinze ; Vienne, quinzê ; Romans, douze ; Montélimar, huit ; Valence, trois. 295 Vingt-quatre revendications de propriété mentionnées : Grenoble, quinze ; Gap, trois ; Vienne, trois ; Romans, deux ; Montélimar une. 296 Vingt-quatre litiges sur des questions d'usage : Grenoble, sept ; Vienne, huit [dont deux entre communautés voisines] ; Romans, six ; Gap, deux ; Valence, une. 297 Election de Grenoble, dix-sept ; Gap, quatre ; Vienne, trois ; Romans, deux ; Montélimar, une ; Valence, une. 298 "Que cependant suivant quelques titres recueillis à la Chambre des Comptes il paroist que Sa Majesté y a le principal intérêt et qu'effectivement la contestation en a déjà été élevée par le procureur du roi d'une réformation établie dans la province en 1671, sur laquelle il n'y a pas eu de décision ... Les religieux de la Chartreuse de Saint-Hugon ont bien produit quelques titres par lesquels ils se prétendoient propriétaires de ces montagnes, mais ... sous prétexte d'y vouloir joindre d'autres les ont retirés ... Les habitants des communautés ont aussi représenté quelques titres informes, ce qui n'est pas suffisant pour constater le droit d'un chacun". Les commissaires réformateurs ordonnent en conséquence, par leur ordonnance provisoire, de produire tous les titres dans un délai d'un mois. Procès-verbal de Réformation, Allevard et Chapelle du Bard, 15 septembre 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 967. 299 De leur côté les Chartreux de Durbon revendiquent la propriété de montagnes dont jouissent les habitants de Montmaur [16 juin 1728, élection de Gap, II C 968] et disputent à ceux de Veynes le canton de Tombaret [Veynes, 17 août 1728, élection de Gap II C 969]. Une des revendications de propriété portées devant le Parlement de Grenoble300 oppose diverses communautés de l'élection de Gap entre elles : il appartient à la terre commune d'Embrun [Embrun, Saint-André et SaintSauveur] environ 20 sestérées de bois situés dans le mandement de Savine, "ruinés et dégradés" par les habitants de Savine, qui s'en prétendent propriétaires et par ceux des Crottes, sous prétexte d'usage. Ces voisins turbulents ont même assez longtemps empêché les habitants de la terre commune d'y aller bûcherer301. Ces problèmes d'usage apparaissent souvent liées aux précédents : litiges entre co-usagers302 et avec les seigneurs propriétaires, quand ces derniers contestent l'existence de toute servitude -comme à Chéchiliane303, Sain-tGeorge d'Espéranche304 au Gua, à Saint-Didier par exemple305-, ou s'ils veulent reprendre la situation en main. Les chanoines de Saint-Pierre de Vienne introduisent ainsi une instance devant le bureau de la réformation contre la communauté de Pommiers ; ils prétendent que les bois communs ayant été dégradés par les habitants, il convient de les réunir à la manse de leur collégiale d'où ils proviennent306. Encore faut-il s'entendre sur le contenu exact des titres : les Chartreux ont des contestations avec les habitants de la Cluze qui, pour une éminée d'avoine307, ont droit de bûcherer dans un canton de Chauforan où ils ont mis les sapins à mal. En l'absence d'autre précision, le terme 300 Une procédure est notamment engagée contre les Jésuites par les habitants d'Orcières [Orcières, 25 avril 1728, élection de Grenoble, II C 954] ; une autre entre la communauté du Villard de Lans et le baron de Sassenage sur la forêt de Valchevrière [Villard de Lans, 6 juillet 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 956]. 301 Procès-verbal de Réformation, Embrun, Saint-André et Saint-Sauveur, 10 mai 1728, élection de Gap, arch. dép. Isère, II C 967. 302 Les habitants du Sappey introduisent une instance à la maîtrise de Grenoble contre ceux de la Manche Delphinale d'Entremont, qui prétendent avoir droit de bûcherage et même de copropriété sur 40 arpents de beaux taillis hêtres sur leur communauté [Sappey, 16 août 1725, élection de Grenoble, II C 952] Les habitants de SaintPierre d'Entremont sont également en procès avec ceux de Saint-Pierre de Chartreuse, au sujet des forêts de la Scia, Beauplaine et la Ranchée où ils prétendent avoir les mêmes droits qu'eux [Saint-Pierre d'Entremont, 29 août 1725, élection de Grenoble, II C 950]. 303 Procès contre le Président de Ponnat, seigneur engagiste de Chéchiliane. Procès-verbal de Réformation, Chéchiliane, 2 mai 1726, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 951. 304 Procès entre les habitants de Saint-George d'Espéranche et la Commanderie de Saint-George de Malte : 'sur ce que le fermier de la Commanderie, prétendant que les bois dépendent de l'Ordre de Malte sans servitude, s'est opposé au dit usage, il y a instance au parlement de Grenoble". Ibid., 1er juin 1727, élection de Vienne, arch. dép. Isère, II C 960. 305 Procès au parlement contre le Comte du Gua, qui a fait prendre des informations contre ceux de la communauté ayant voulu se servir de prendre du bois pour la bâtisse [Gua, 10 avril 1726, élection de Grenoble, II C 952] ; procédure relative aux droits d'usage allégués par les habitants de Saint-Etienne en Dévoluy sur une forêt de pins confinant la communauté de Saint-Didier, dont le seigneur se déclare propriétaire sans servitude [Saint-Etienne en Dévoluy, 6 juin 1726, élection de Gap, II C 969]. 306 Les habitants au contraire traitent leurs prétentions d'imaginaires [Procès-verbal de Réformation, Pommiers, 4 juillet 1726, élection de Vienne, arch. dép. Isère, II C 959] Les habitants de Revel ont un problème analogue avec les chanoines de l'église collégiale de Vienne [Ibid., Revel, élection de Vienne, ibid.]. 307 Quantité produite sur une demi-sétérée. bûcherage ne doit s'entendre que de l'abattage des hêtres pour le chauffage et non pas de sapins pour la bâtisse", prétendent les religieux308. Comme toute infraction forestière, les abus d'usage tombent en principe sous le coup de poursuites judiciaires éventuelles. En réalité elles restent fort rares compte tenu des comportements précédemment évoqués. Dans maintes communautés de la province, "on n'a point de mémoire qu'on ait fait des informations pour dégradations"309. Là encore les plus fréquentes s'engagent dans l'élection de Grenoble, généralement pour usurpation ou dégradation de communaux310 et défrichements311. Mais comme les intéressés ne l'ignorent pas, l'éloignement et les difficultés d'accès limitent les risques de se faire prendre. Bien souvent aussi les poursuites engagées n'aboutissent pas. Elles rencontrent des obstacles insurmontables : misère de prévenus bien souvent insolvables ; absence de preuves ; difficultés financières de communautés ne pouvant mener à leur terme des procès ruineux312, car aux frais de procédure proprement dits et honoraires des hommes de loi s'ajoutent alors [devant le bureau de la commission excepté] les épices versées aux juges ; complexité des arcanes judiciaires sous l'ancien régime enfin. Les jugements prononcés ne reçoivent d'ailleurs pas toujours exécution : un habitant de la Côte Saint-André ayant bâti une maison sur des essarts faits par lui dans la forêt du Grand et 308 Procès-verbal de Réformation, Chartreuse de Durbon, 7 mai 1728, élection de Gap, arch. dép. Isère, II C 1728. 309 Ibid., Champagnier, 25 juin 1725, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 950. 310 Procédures et saisies sur contraventions commises par les Chartreux de Saint-Hugon [Allevard, 15 septembre 1725, élection de Grenoble, 11949] ; informations contre quelques habitants de Favel qui prétendent usurper les bois de Mayre [13 octobre 1725, élection de Grenoble, II C 953] i dégradations commises dans les communaux de Voreppe par le propriétaire d'une scie nouvellement établie [2 septembre 1725, élection de Grenoble, II C 958]. 311 Dans la communauté de G1ézier poursuites dirigées contre un particulier qui continue de faire des essarts à la montagne [14 mai 1726, élection de Grenoble, Ile 952] ; à Lavaldens où quelques personnes ont défriché des futaies mises en réserve par les précédentes procédures de réformation, bâti des granges et maisons, provoqué des ravines dangereuses pour le village et même coupé la fontaine utilisée auparavant pour l'arrosage des fonds taillables ; contre les habitants de Saint-Etienne en Dévoluy qui défrichent absolument les bois dans la communauté du Noyer, enlevant "jusqu'aux racines" [le Noyer, 16 mai 1726, élection de Grenoble, II C 952]. 312 Suite aux dégradations commises dans les bois communs de la Morte par les habitants d'un hameau de Chéchilienne et quelques uns du mandement de la Mure, une information s'est ouverte devant le juge de Vizille, mais les pièces sont restées au greffe de la juridiction, "faute d'avoir eu de quoi les poursuivre" [Procès-verbal de Réformation, la Morte, 21 avril 1727, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 956] De même la communauté de Beaune des Arnauds a-t-elle fait prendre des informations contre deux individus coupables d'avoir nuitamment coupé des sapins dans les bois communaux, pour les vendre aux villages voisins. Ensuite remises au greffe de la Maîtrise des Eaux et Forêts de Dauphiné, "elles sont restées sans exécution et les délits impunis", là encore faute de moyens. Ibid., Beaume des Arnauds, 30 mai 1728, élection de Romans, arch. dép. Isère, II C 968]. Petit Lier est depuis quatre années condamné à la démolir, "à quoi il n'a pas satisfait, ce qui a donné le mauvais exemple à d'autres particuliers du mandement qui ont bâti depuis ce temps"313. Enfin il convient de souligner la carence d'une maîtrise en état de déliquescence314 et dépourvue de moyens : "Comme il n'y a aucuns fonds dans la maîtrise pour subvenir aux frais et faire les affaires tout est à l'abandon et l'inspecteur de marine est absolument le maître, chose très préjudiciable et à laquelle il faut mettre ordre"315. De plus le Parlement de Grenoble, qui n'a jamais vu d'un bon oeil l'existence d'une autorité rivale de la sienne, contrecarre systématiquement son action. Il s'attribue fréquemment en premier ressort la connaissance d'affaires concernant les eaux et forêts, dont il devrait connaître comme Tablede-Marbre, c'est-à-dire sur appel seulement. Cela fait traîner les affaires en longueur, occasionne maints désordres et les délinquants deviennent "plus hardis à tomber en faute par l'espérance de l'impunité"316, car les plaideurs s'y entendent à merveille pour exploiter les dissensions, se pourvoir devant différents juges et créer des conflits de juridiction317. 313 Procès-verbal de Réformation, Coste Saint-André, 13 septembre 1726, élection de Grenoble, arch. dép. Isère, II C 959. 314 "Il n'y a pas de maître particulier ; c'étoit M. Chalvet qui étant aussi subdélégué [de l'intendant] négligeoit un peu la maîtrise pour la subdélégation. n y a depuis peu un lieutenant, fils de M. Reymond qui est mort, qui pourra faire son devoir, mais qui est très peu versé dans son métier. Le procureur est un homme âgé très attentif à son devoir, mais turbulent et un peu inquiet, qui aura je crois de la peine à vivre avec ses confrères. Le garde marteau est un bon homme qui a envie de bien faire, âgé, goutteux et peu en état de faire les courses nécessaires. Le greffier est assez bon homme, faisant ce que l'on dit, mais peu capable d'agir par lui-même. Il n'y a pas un garde, ni en charge, ni par commission. On ne sait ce que c'est que de tenir des audiences et autres règles prescrites par l'Ordonnance"... BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Maîtrise des Eaux et Forests". 315 Ibid. 316 Ibid., "Parlement". 317 Ils en usent ainsi notamment lors des poursuites consécutives aux actes de rébellion contre les officiers de la maréchaussée. Afin de permettre à ces derniers de remplir leurs fonctions, le roi a donc estimé devoir évoquer en son Conseil "toutes les contestations, tant civiles que criminelles mües et à mouvoir à l'occasion des ... chèvres et chevreaux", les renvoyant devant les commissaires réformateurs "pour être instruites et jugées souverainement et en dernier ressort", interdiction faite à toutes ses cours et juges d'en connaître. Arrêt fait au Conseil d'Etat du Roi tenu à Fontainebleau le 2 mai 1730, arch. dép. Isère, II C 938. "Ce n'est pas l'essence du bois qui manque dans la province, mais bien la manière de le conserver"318. Si l'environnement forestier dauphinois, en ce début du XVIIIe siècle, ne semble pas encore irrémédiablement compromis [la forêt de haute montage croît malgré les hommes et seules les régions sèches se déboisent vraiment], le comportement des individus par contre porte plutôt au pessimisme. Le développement démographique, la demande d'un confort accru, la rigueur de plusieurs hivers successifs à l'origine de disettes effroyables, les ouvrages royaux319 et surtout l'avidité des maîtres de forges ou autres industriels provoquent une forte augmentation de la consommation et du prix du bois. Les conséquences ne se font pas attendre : sans s'inquiéter de l'avenir ni des règles en vigueur, la plupart des propriétaires exploitent à outrance leurs taillis et futaies, tandis que presque partout vols et exactions se multiplient. Or l'Administration des eaux et forêts manque de cohésion, de personnel qualifié et de moyens financiers : "Il faut remettre la maîtrise sur le pied des autres départements qui font leur devoir, écrit le grand maître, obliger [les agents] à faire les visites prescrites par les ordonnances, à tenir des audiences, à avoir des registres, à condamner les délinquants. Il faut aussi établir quelques gardes qui fassent exactement leur rapport de ce qu'ils trouvent de délits. Et enfin il faut tâcher que ce corps de maîtres agisse unanimement et ne soit pas en querelle perpétuelle et se jalouse comme il arrive presque toujours, ce qui empêche que les affaires ne se terminent et que les devoirs ne se fassent"320. Afin d'éviter la corruption, gardes et inspecteurs triés sur le volet devraient aussi, d'après lui, recevoir une substantielle rémunération. En attendant la réforme idéale, l'Administration des eaux et forêts adopte une attitude apparemment contradictoire. Elle prône la plus grande sévérité tout en s'efforçant de tenir compte des intérêts particuliers. Les voleurs de bois "tant dans ceux des communautés que dans ceux des seigneurs" seront bannis et s'ils reviennent au pays et récidivent, condamnés aux galères ou à la peine de mort321. Pour les essarts et défrichements effectués sans autorisation, outre la confiscation aléatoire de la récolte, le grand maître réclame une amende 318 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, doc. cit., "Bois communaux à conserver". "Nous entendons par ouvrages roiaux tous les bois dont on a besoin pour la marine, pour les maisons roialles, pour les fortifications, leur entretien, les bâtiments des casernes et autres, pour la réparation des ponts, des digues, des rivières et torrents et enfin pour tout ce qui regarde les ouvrages que le roy fait faire soit par Mrs les Intendants, ingénieurs, commissaires de marine, parfournisseurs et autres. Ibid., "Ouvrages Roiaux". 320 Ibid., "Maîtrise des Eaux et Forets". 321 Ibid., "Voleurs de bois". 319 payée par l'ensemble de la communauté, dont une partie ira au délateur, "la peine des galères pour les hommes et garçons et celle de prison et de carcan pour les femmes"322. Toutefois ces sanctions d'une exemplaire sévérité ne peuvent s'appliquer : les usagers de la forêt en Dauphiné se montrent solidaires et prêts à tout, n'ayant rien à perdre de l'aveu même du grand maître323. D'où peut-être un certain réalisme et l'idée qu'il vaut mieux parfois ignorer les textes législatifs. Les commissaires réformateurs se soucient également de l'avenir des paysans, auxquels ils proposent de nombreux plans d'aménagement et des moyens de lutte contre les avalanches et les incendies. Comme dans les autres régions de France, ils connaissent leurs objectifs : sauver la forêt en péril et donner à l'industrie les moyens de se développer sans compromettre la survie des populations rurales. Malheureusement l'administration ne suit pas. Manque de moyens, incompétence, absence de conscience professionnelle, peu importe, les résultats sont là : partout dans le pays les désordres s'amplifient. Plusieurs arrêts dont la répétition même atteste l'inefficacité, rappellent régulièrement les interdits de l'Ordonnance de 1669. Tout cela en pure perte, car seules les difficultés d'exploitation ou l'isolement sauvent encore quelques belles forêts. Leur précarité n'échappe plus à un pouvoir, absolu en paroles seulement, qui sous l'influence des physiocrates renie sa politique et celle du pays depuis des siècles : en 1766 une décision de Louis XV exempte d'impôts pour quinze ans les terres défrichées et nouvellement cultivées. Quelques années plus tard Necker déclare que 950 000 arpents ont bénéficié de la mesure324, les surfaces boisées diminuant de jour en jour. Dans le duché de Lorraine et les Vosges, actuellement un des plus beaux fleurons du patrimoine forestier français, les arbres disparaissent. Un chroniqueur les qualifie de "chauves". En Franche-Comté le bois de feu commence à manquer. Un peu partout les industries se procurent leur combustible avec difficulté, tandis que celles utilisant des dérivés comme l'écorce ou la sève, cessent leur activité faute de matière première. 322 Ibid., "Essarts et défrichements". "Ce sont des drolles qui ne menacent que de brûler et de tuer et comme ils n'ont rien à perdre, ils sont très capables de le faire et cela arrive très souvent, ainsi on ne saurait les punir trop rigoureusement," Ibid., "Voleurs de bois". 324 "Dans un rapport au Roi en 1770 il est indiqué que 358282 arpents ont été défrichés. Quelques années plus tard Necker déclare que de 1766 à 1780 il a été accordé des autorisations de défricher portant sur 950000 arpents, plus de 476 000 hectares, chiffre qui devrait être sensiblement supérieur, l'autorisation n'ayant certainement pas été sollicitée avant chaque défrichement", L. BADRE, Histoire de la Forêt Française, Paris, 1983, p. 96, 323 Les cahiers de doléances révèleront bientôt l'ampleur d'une crise encore aggravée par les troubles révolutionnaires. Pourtant, en cette fin de XVIIIe siècle, les prémices d'un changement apparaissent. L'engouement des philosophes pour la nature et les jardins anglais trouve son prolongement dans le travail des scientifiques, à l'origine des techniques sylvicoles modernes. Le XIXe siècle saura en tirer parti, transformer l'Administration des eaux et forêts, si déficiente jusque là, en un grand corps de l'Etat et grâce à de nouvelles sources énergétiques, assurer le passage du monde agricole au monde industriel, préalable indispensable au renouveau de la forêt française. UTILISATION ET DEFENSE DE LA FORET DANS LE VERCORS CENTRAL AU XIXe SIECLE Extrait d'une carte présentée par J. DUCLOS et M. WULLSCHLEGER, in Le Vercors, Grenoble, 1990. La vie du Vercors traditionnel, appelé aussi Vercors central325, formé par les cinq communes de l'actuel canton de la Chapelle -Vassieux, Saint-Julien, Saint-Martin, Saint-Agnan et la Chapelle en Vercors- fut jalonnée autrefois d'innombrables conflits opposant la population aux évêques de Die et à leurs coseigneurs. Dans son Essai Historique, l'Abbé Fillet relate quelques épisodes de cette lutte séculaire, à laquelle se mêlent de fréquents démêlés avec des transhumants venus de Provence et autres usagers autorisés par l'évêque, dépendant de cités voisines comme Die, Chamaloc ou Romeyer326. Les textes anciens montrent l'extrême difficulté avec laquelle les différentes communautés parviennent à délimiter leurs bois et pâturages, tolérer le bétail étranger ou reconnaître une quelconque autorité extérieure. Cela tient en grande partie au fait que dans les zones de montagne le droit féodal ne reçut qu'une faible application, les données géographiques et l'isolement ne permettant guère aux seigneurs d'affermir leurs prérogatives suzeraines. C'est ainsi que pendant toute la période du Moyen-Age et d'ancien régime les habitants de la région se sont considérés comme propriétaires des forêts et pâturages entourant leurs habitations, dont ils avaient un impérieux besoin. Ils en ont donc usé et abusé. De la forêt ils puisaient le bois de chauffage indispensable dans un pays aux hivers rigoureux, mais aussi le bois d'oeuvre nécessaire pour construire ou réparer leurs maisons et fabriquer divers ustensiles domestiques. Des prairies ils tiraient le moyen de survivre dans une contrée où l'élevage constituait pratiquement la seule ressource. Mais une fois le temps de la colonisation passé et les communautés primitives s'organisant, bois et bétail deviennent objets de commerce. On se met alors à charbonner un peu partout 325 "Jusqu'au début de ce siècle, ce nom de Vercors ne désignait qu'un territoire restreint, limité aux cinq communes du canton de La Chapelle en Vercors. Ce Vercors là appartient au département de la Drôme, le nord et l'est du massif faisant partie de l'Isère. Puis vinrent les géographes, tels Jules Blache ou Raoul Blanchard. Pour eux, qui fondaient leur approche sur les grandes divisions longitudinales de l'arc alpin, l'unité du Vercors ne faisait aucun doute. Ils y voyaient trois parties : le Vercors septentrional, le Vercors méridional et le Vercors de l'ouest. Cette représentation, mais aussi le rôle que joua le massif en tant que refuge de la Résistance, conduisirent quelques municipalités de l'ouest et du nord, telles celles de Gresse ou Lans, à prolonger le nom de la commune d'un en Vercors significatif". J.O. DUCLOS et M. WULLSCHLEGER, Le Vercors, Grenoble, 1990, pp. 15-16. Mme Maguy DUPONT précise même : "Si la tribu celte des Vertacomocorii, qui occupa notre région préalpine, laissa bien son nom au massif montagneux auquel nous nous intéressons, il n'en demeure pas moins que le nom de Vercors a uniquement désigné, aux siècles passés son seul coeur, constitué aujourd'hui par le canton de La Chapelle en Vercors et ses cinq communes : La Chapelle, St-Julien, St-Martin, St-Agnan et Vassieux. De façon plus restreinte encore, le nom de "Vallée du Vercors" ne concernait, au Moyen-Age, que les quatre premières communes citées. Vassieux et son plateau était alors considérés comme extérieurs au Vercors proprement dit". M. DUPONT, Guide du Vercors, Lyon, 1986, p. 76. 326 Abbé FILLET, Essai Historique sur le Vercors, Valence, 1888. dans le Vercors. Des scies à eau327 s'établissent le long de la Boume et de la Vernaison. Un négoce plus ou moins clandestin de planches se développe avec des marchands du Pont-enRoyans. Très recherchés semblent également les bois de marine, pour la fabrication des mâts et avirons notamment. Aux dégradations alors constatées dans les forêts s'ajoutent les problèmes posés par l'imprécision des limites et l'incertitude des droits de propriété, les Commissaires de la Réformation en Dauphiné eux-mêmes ayant le plus grand mal à s'y retrouver. D'autre part, comme l'écrit J. Blache, "les habitants considèrent par habitude que les forêts ne sont à personne et que les produits sont à tous : beaucoup n'ont de moyens d'existence principaux que l'exploitation d'un bois qui ne leur appartient pas. Toutes les forêts autrefois ont souffert du pillage et l'on se trouve ici en présence d'une foule de textes édifiants parmi lesquels il faut se contenter de choisir ... Les voleurs de bois sont particulièrement nombreux dans le Vercors propre, sans doute parce que les tènements ecclésiastiques et féodaux sont des occasions de rapine et les forêts plus réduites"328. La révolution de 1789 amène un changement très important. Comme tous les biens d'église, les possessions des évêques de Die -principaux seigneurs du Vercors- passent entre les mains de la nation, tandis que les communes conservent leurs droits. L'Etat devient ainsi propriétaire de la majeure partie des forêts du Vercors central, au moment même où l'on prend conscience de leur importance primordiale en montagne. En effet les défrichements inconsidérés du XVIIIe siècle sous l'influence des physiocrates, puis les déprédations révolutionnaires ont anéanti la moitié des surfaces boisées dans le pays. Alors qu'elles couvraient 13,5 millions d'hectares à l'époque de Colbert, Martignac les évalue à 6,5 millions au moment où il présente le Code forestier de 1827. Plus que jamais le bois devient une denrée de première nécessité pour le chauffage des villes, l'industrie lourde ou la marine et les prix augmentent. Les forêts du Vercors dont les ressources excédaient autrefois largement les besoins de la consommation locale, prennent ainsi une valeur accrue. L'Etat entend donc mettre un terme à d'anciennes pratiques susceptibles de compromettre une partie appréciable du patrimoine national. A cet effet l'administration devra notamment, de même qu'en Chartreuse, mener à bien la politique 327 "Les scies à eau, espèces de moulins qui, par le moyen de quelques roues, débitent en planches les plus gros arbres en un moment étaient un nouveau genre d'abus très dangereux. On en comptait jusqu'à 120 dans la province et ces planches faisaient l'objet d'un assez gros commerce à Beaucaire où elles descendaient facilement par la navigation de l'Isère et du Rhône". Cf. G. DUBOIS, Un manuscrit de l'Intendant Fontanieu, "Mémoires Généraux sur les productions et le commerce en Dauphiné", in Bull. de la Société Statistique du Dauphiné, XII/5, Grenoble, 1933, p. 174. 328 T BLACHE, Les Massifs de la Grande Chartreuse et du Vercors, Grenoble, 1931, T. II, p. 21. des cantonnements prévue par le gouvernement. Ce terme désigne l'opération par laquelle on transforme le droit des anciens usagers en un droit nouveau considéré comme équivalent. Il s'agit en fait de leur abandonner une portion [canton] de la forêt grevée d'usages en pleine propriété, moyennant quoi le surplus se trouve entièrement libéré. Un tel partage entre propriétaire [l'Etat en l'occurrence] et usagers permet ensuite aux agents forestiers d'aménager et de rentabiliser des secteurs jusqu'alors négligés, chacune des parties en présence reculant devant les frais nécessaires à leur exploitation. Qu'elles prennent une forme administrative ou judiciaire, ces procédures s'avèrent le plus souvent complexes ; elles s'éternisent parfois plus de quarante années, comme cela se produit dans la vallée du Vercors central. Extrait d'une carte présentée par J. Duclos el M. Wullschleger, in le Vercors, op. cit., p. 6 Les dossiers sur le sujet, conservés aux archives nationales ou départementales de la Drôme, permettent une approche particulière de la vie quotidienne au XIXe siècle. Ils illustrent également, avec quelques aspects spécifiques, les difficultés rencontrées avant de parvenir à exécuter un cantonnement sur le terrain. LA VIE DANS LE VERCORS Dans son Dictionnaire Historique du Dauphiné Guy Allard, jurisconsulte grenoblois du XVIIe siècle, écrit : "Vercors est un petit pays dans le Diois qui appartient à l'évêque, sous la direction de son juge mage de Die, et pour les tailles sous celle de l'élection de Montélimar... Cinq paroisses le composent, elles sont nommées : La Chapelle, St-Martin, Vassieux, StJulien, St-Agnan"329. Delacroix note pour sa part, en 1835 : "Le Vercors est une vallée de 35 kilomètres de long sur 5 ou 6 de large, dans les montagnes de l'est. Il est limité au midi par le canton de Die, au couchant par celui de St-Jean en Royans, au nord et à l'est par le département de l'Isère. On trouve sur une même ligne les villages de St-Agnan, la Chapelle, St-Martin et St-Julien. La commune de Vassieux est seule dans une direction différente, au sud-ouest. Son territoire forme un plateau plus élevé, séparé du reste du Vercors par des bancs de rochers qui la circonscrivent et lui donnent la forme d'un vase. Il n'y a d'autres arbres que ceux des forêts qui l'entourent. Ces cinq communes composent un canton de justice de paix, d'une population de 5111 individus. La Chapelle, placée au centre, en est le chef-lieu. Elle est à 32 kilomètres nord de Die, 15 sud-est de StJean en Royans et 60 nord-est de Valence. Sa population particulière, en plus grande partie éparse dans la campagne, est de 1300 individus. Il y a une brigade de gendarmerie à pied et un bureau d'enregistrement. Il s'y tient trois foires par an"330. Ajoutés à quelques textes plus anciens, les dossiers consultés pour le XIXe siècle donnent une idée de l'importance des forêts et de leur état d'une part ; d'une surexploitation liée à la délinquance et des remèdes proposés d'autre part. 329 330 H. GARIEL, Dictionnaire Historique du Dauphiné de Guy Allard, Grenoble, 1864, T. II, p. 749. M. DELACROIX, Statistique du département de la Drôme, Valence, 1835, p. 449. Délimitation, importance, état des forêts Il s'avère très difficile de connaître avec précision l'étendue des forêts et pâturages du Vercors au début du XIXe siècle. Pourtant les statistiques ne manquent pas depuis le XVIIIe siècle. Les procès-verbaux dressés par les Commissaires réformateurs à partir de 1700 établissent le bilan du désastre forestier constaté dans la province par les Intendants Bouchu et Fontanieu. Dans ses Mémoires généraux sur les productions et le commerce du Dauphiné, ce dernier souligne : "Il n'est point de communauté qui n'ait été visitée, dont les bois n'aient été arpentés et réglés dans les formes prescrites par les ordonnances"331. Mais les conditions géographiques et les techniques d'arpentage utilisées à l'époque laissent malheureusement subsister une marge d'erreur importante332. Les archives de la marine de Toulon renferment copie d'un plan d'aménagement, daté de 1725. Ce document s'intéresse au Vercors stricto sensu, c'est-à-dire la Chapelle, St-Agnan, StMartin, St-Julien et Vassieux. "Des gorges de la Boume aux falaises limitant au sud le plateau de Vassieux et de l'actuelle limite départementale à l'est jusqu'au delà de la Vernaison à l'ouest, il couvre une superficie forestière arpentée en bloc de 23 029 arpents [soit 11 760 hectares]. C'était la propriété des trois coseigneurs du Vercors, de l'évêque de Die et des communautés. Une partie avait été réservée pour les artifices de la fabrique de canons de Saint-Gervais ; une autre pour la marine, destinée à la petite mâture et aux rames de galères. On retiendra le chiffre de 6 316 arpents de bois incendiés, soit plus du quart du total forestier, broussailles comprises ... Dans les communes du Vercors la futaie non brûlée représentait plus de 60% de la superficie totale [13 934 arpents], les broussailles seulement 8,7% et les pacquerâges moins de 3,5%. L'équivalent de 8 813 hectares avait été divisé en 50 coupes égales. Du total de 23 029 arpents on rapprochera les 9 860 auxquels on parvient en additionnant les cinq communes concernées dans la Réformation de 1725. Là où la forêt est omniprésente les statistiques d'ancien régime sont défaillantes, au moins dans le domaine alpin"333. 331 G. DUBOIS, op. cit., p. 176. G. PICHARD, Arbres et Forêts des Alpes à l'époque des premiers inventaires statistiques [Haut-Dauphiné, Haute-Provence, 1689-1732], in Economie et Société des pays de montagne - Actes du l08e Congrès National des Sociétés Savantes, Grenoble, 1983, p. 18. 333 lbid., p. 32. 332 Le problème se pose encore après 1789 et l'établissement de la nouvelle administration forestière. Diverses correspondances ou autres documents officiels publiés entre 1806 et 1830 laissent subsister une marge d'incertitude. L'inspecteur des Eaux et Forêts de la Drôme écrit, le 27 juin 1806 : "La forêt impériale du Vercors s'étend sur une superficie d'environ 11 000 hectares. Dans cette contenance il faut en distraire environ 400 hectares pour une portion appelée Lamay, appartenant à l'Evêché de Die en toute propriété et sans aucune charge de droit d'usage, il faut encore en distraire pour les communes de la Chapelle environ 420 hectares, pour celle de St-Agnan 600, St-Julien 150, StMartin 110, soit 1 280 hectares. Cette étendue appa1tient en commun aux habitants de ces communes. La forêt se réduit donc à 9 020 hectares environ, sur lesquels les quatre communes du Vercors ont des droits d'usage. Il est à propos de vous observer, Monsieur le Préfet, que sur cette contenance il y a environ 2 000 hectares de ruinés par les incendies qui ont eu lieu en 1 705 et autres années après ... qu'il y a eu en pâturages environ 400 hectares, que les habitants ont fait des défrichements sur environ 400 hectares ce qui réduit la contenance en bois de cette forêt à une étendue de 6 520 hectares"334. Un rapport sur le projet de cantonnement, adressé au ministre des finances en mai 1811, précise : "Les bois et pâturages du Vercors sur lesquels ont droit d'usage les communes sont entièrement situés sur les montagnes qui bornent la vallée au levant et au midi. Ils s'étendent sur une longueur d'environ trois myriamètres en suivant les pentes de la montagne depuis la rivière de Boume, extrémité septentrionale, jusqu'au col de Rousset extrémité méridionale de la vallée. Ces bois et pâturages ont 8 904 hectares de contenance mais il y en a au moins 2 400 hectares dont la plus grande partie ne présente plus qu'un roc nu et ça et là quelques troncs de sapins calcinés"335. Le 4 mars 1825, le Conservateur donne des chiffres plus importants au Directeur des Forêts : "La forêt du Vercors située sur les territoires de St-Julien, St-Martin, la Chapelle et St-Agnan [arrondissement de Die] est d'une contenance de 9 613 hectares, partie en bois essence sapin et hêtre, partie en pâturage ; elle est divisée en trois triages d'environ 3 000 hectares chacun et sous la surveillance de trois gardes et d'un garde à cheval qui n'a point de triage particulier"336. 334 Inspecteur forestier du département de la Drôme au Préfet, 27 juin 1806, arch. dép. Drôme, 3 P M 18. Administration Générale des Forêts, rapport au Ministre des Finances, mai 1811, arch. nat., F 10 1670. 336 Conservateur au Directeur Général des Forêts, Grenoble, 4 mars 1825. Ibid 335 D'après l'Annuaire Statistique de la Drôme pour 1830 enfin, la totalité des forêts royales du département, dites de St-Julien, St-Martin, la Chapelle et St-Agnan, couvre 9 000 hectares337. Par contre tous s'accordent à déplorer le piètre état de ce patrimoine forestier. Vers la fin du XVIIe siècle l'Intendant Bouchu s'alarme du déboisement de nos montagnes : "Le désordre sur ce point a été poussé en Dauphiné plus loin que dans aucune province, à cause des forges du Dauphiné, des manufactures d'acier, d'ancres, de lames et d'épées et de toute autre espèce"338. Les procès-verbaux de la seconde Réformation [1724-1732] apportent des indications précieuses suite aux : visites du grand maître dans le Vercors : "Le large synclinal de Vassieux semble bien étaler comme aujourd'hui une vaste nappe de bois, tandis que le croissant des montagnes qui l'entoure est voilé de belles futaies de sapins, de sérantes339 et de hêtres de deux à trois cents ans d'âge ; le seigneur de Bardonneche et l'évêque de Die ont là de grandes étendues souvent en broussailles, ce qui est dû à la mauvaise exploitation ; il n'y a que six ou sept ans qu'on y fait plus d'essarts et on y entretient des bestiaux, des chèvres même ; on y charbonne pour Die et pour Vassieux, Marignac et Chamaloc qui en ont l'usage ; les deux scies de Marignac y puisent, les habitants font le commerce des arbres et la marine en avait marqué qui ont esté gattés [sic]. Quant aux montagnes du Vercors et de Montoyer, elles sont complètement recouvertes de futaies de sapins et de hêtres. Toutes les communautés de la vallée du Vercors y ont des usages, et comme elles possèdent un moteur actif, tout au long de la haute Vernaison règne une véritable activité industrielle. Les scieries travaillent beaucoup et il n'yen a pas moins de vingt-cinq dans la vallée : une à St-Julien, trois à la Chapelle, huit à St-Martin et treize à St-Agnan. Lorsque l'extraction est trop difficile, en certains endroits tellement escarpés que les hommes n y peuvent monter s'ils ny sont enlevés avec des cordes, on travaille le bois sur place : les habitants de la Chapelle déclarent qu'on charbonne dans toutes les montagnes du Vercors et ceux de St-Agnan, où brûlent deux charbonnières, avouent qu'ils charbonnent les bois brûlés et qu'ils ne scavent point si avec les bois bralés ils y consomment des bois verts ; à St-Julien on fabrique des pelles que les hommes portent sur leur dos à Pont-en-Royans. D'autre part les 337 Annuaire du département de la Drôme, Valence, 1830, pp. 404-405. M. REY, Un Intendant de Province à la fin du XVIIe siècle, Grenoble, 1896, p. 101. 339 Nom ancien pour épicéa. 338 habitants de St-Martin coupent à leur gré des arbres pour les transports au Pont en Roian où ils en trouvent le débit à des marchands qui les conduisent à la foire de Beaucaire"340. De façon générale les habitants des communautés ayant droit d'usage coupent sans aucune règle, en jardinant341. "J'ai été partout, assure le grand maître, et y ai trouvé des désordres infinis. Il Y a des forêts magnifiques de futaies de sapins, sérantes et pins, de très beaux faiards et beaucoup de taillis ... Les païsants [sic] les ruinent absolument. Ils coupent les arbres à deux ou trois pieds de terre, sans ordre, sans mesure, dans les saisons défendues, sans distinction d'âge ni de grosseur"342. Du moins la difficulté de transporter des matériaux lourds sur les montagnes préserve-t-elle cette zone des dommages occasionnés ailleurs par les établissements métallurgiques343. Mais en dépit de tous les dangers signalés -incendie, pâturage des chèvres, charbonnages, exploitation excessive- la forêt du Vercors semble présenter sensiblement le même taux de boisement à la fin du XVIIe siècle qu'au début du XXe. Tous les bois abusivement exploités n'étaient pas dévastés et partout de belles futaies éclipsent les étendues broussailleuses. "On peut dire que le Vercors possède une capacité forestière invariable qui fait de ses bois une source permanente de richesse"344. Cela tient aux données géographiques et climatiques. "Son relief peu évolué n'est pas favorable à la circulation : pour atteindre les hautes surfaces synclinales il faut franchir par des gorges très étroites dont les goulets sont le type, la haute barrière escarpée de l'urgonien. De larges étendues de bois échappent à la cupidité des paysans, des industriels, des commerçants, à l'incurie des fournisseurs de la marine. C'est donc surtout le pourtour du massif qui a à souffrir d'une exploitation abusive"345. Au début du XIXe siècle la dégradation semble se généraliser, à en croire les rapports officiels. Un document du 1er septembre 1809 indique : "Sur les 8 904 ha que contiennent les 340 Cf. M. GADOUD, Les Forêts du Haut-Dauphiné à la fin du XVIIe siècle et de nos jours, Grenoble, 1917, pp. 26-27. 341 Continuation de la visite et état des bois du Viennois, Valentinois et pays de Trièves in Procès-verbaux rédigés par les Commissaires Boissier et Jobert à la suite de leur visite des fourneaux et martinets ainsi que des bois du Dauphiné, arch. dép. Isère, II C 971. 342 BOISSIER, Mémoire Alphabétique, "Vercors", "Vassieu", arch. dép. Isère., II C 934. 343 D'après une enquête organisée par l'Administrateur central du département de la Drôme, au cours de l'an V, il n'existe plus un seul martinet dans le Vercors, tous les "ustensiles" ont disparu et il n'y a pas lieu d'essayer de restaurer ces artifices. J. BIACHE, op. cit., T. II, p. 68. 344 M. GADOUD, op. cit., p. 29. 345 D. FAUCHER, les Forêts des montagnes de la Drôme à la fin du XVIIe siècle et de nos jours d'après un travail récent, in Bulletin de la Société d'Archéologie et de Statistique de la Drôme, T. 52, 1918, p. 244. montagnes grevées d'usage on en compte environ 2 400 dont une partie ne présente plus qu'un roc nu et en quelques endroits des troncs de sapins calcinés par le feu, les débris de végétaux qui recouvraient le roc ont été consumés et entraînés par les pluies dans les crevasses des rochers. Des incendies plus ou moins anciens ont ainsi détruit l'ouvrage des siècles"346. Il convient de noter ici l'importance des sinistres qui dévastèrent le Vercors sous l'ancien régime. Autrefois dus vraisemblablement à la pratique de l'essartage disparue au cours du XVIIIe siècle, ils apparaissent ensuite imputables à la fabrication du charbon de bois en forêt. Encore les zones épargnées par les flammes n'offrent-elles que de médiocres ressources : "Le reste de la montagne peuplé de hêtres et de sapins présente beaucoup de clairières ... les bois y croissent lentement et ne sont pas en général de belle venue à raison de la rapidité des pentes sur un roc vif où l'on ne trouve pas même la terre propre aux charbonnières"347. La difficulté de l'exploitation, l'éloignement des lieux de consommation, les trajets souvent périlleux, tout concourt à rendre en l'état ces bois si précieux pour les usagers pratiquement sans valeur pour le gouvernement, déclare le préfet au moment où se pose la question du cantonnement. Aussi "quoique beaucoup plus étendus que ne le comportent les besoins des quatre communes, ont-ils été de tout temps presqu'entièrement délaissés par leurs propriétaires"348. Les forestiers, il est vrai, ont une approche un peu différente : "L'évêque de Die et plusieurs autres seigneurs possédaient conjointement la co-seigneurie de la vallée du Vercors et la propriété de tels bois, sauf le droit d'usage dont jouissaient les communes : mais les habitants de ces villages ont toujours fait en sorte, par leurs dilapidations, que jamais les propriétaires n'ont rien pu retirer de ces bois"349. A défaut de routes, une partie des bois communaux arpentés au cours du XVIIIe siècle pour être aménagés en coupes de dix ans, sont restés "abandonnés aux essarteurs et au pâturage des chèvres", désormais réduits à quelques buis servant pour la litière des animaux350. En outre plusieurs pieds de neige recouvrent le sol pendant six mois de l'année au moins, d'où "l'impossibilité physique pour chacun des gardes, malgré tout le zèle et l'activité qu'ils 346 Extrait des registres d'arrêtés du Préfet du département de la Drome, 1er septembre 1809, arch. nat., F 10 1670. 347 Ibid. 348 Ibid. 349 Administration Générale des Forêts, rapport au Ministre des Finances, mai 1811, arch. nat., F 10 1670. 350 Préfet de la Drome, arrêté du 1er septembre 1809, déjà cité. peuvent apporter dans l'exercice de leurs fonctions, d'exercer une surveillance bien fructueuse sur leurs triages respectifs"351. De sérieux problèmes commencent donc à se poser. Comme différentes personnes l'exposent au sous-inspecteur de Die, dans la forêt d'Herbouly jusqu'au dessus du hameau des Chabottes les jeunes sapins ont tellement souffert que les habitants de Tourtres, St-Martin, Chabottes, etc ... faisaient alors cinq lieues de chemin pour aller en couper dans les forêts de St-Guillaume et Gresse, en Isère et donneraient la journée entière pour faire le voyage et entraîner, apporter ou amener deux planches et rarement trois"352. L'agent forestier ajoute avoir acquis la certitude que les habitants de St-Julien, St-Martin et de leurs hameaux usaient à tel point de leur soi-disant droit d'usage pour se procurer du bois de chauffage qu'ils étaient en train de "ruiner les forêts ou les bois suiffes353 comme ils ont déjà fait pour les sapins". Pareil abus du droit d'usage relève directement de la délinquance en forêt, fréquemment évoquée dans les textes. Délinquance en forêt et moyens d'y remédier De tout temps la délinquance dans les forêts du Vercors constitue l'une des causes de leur dépérissement. "Les abus sont de tous ordres, comme les profits : pâturage clandestin, essartage, charbonnage, trafic des bois d'oeuvre, de bois de marine, de bois pour les scies. Lorsqu'ils ont essayé de défendre ce qu'ils considéraient comme leur bien propre, les moines se sont attiré de solides rancunes ; ils ont traduit en justice sans jamais décourager les populations voisines"354. Il ne se passe pas d'année où l'on ne coupe en délit quinze mille pieds d'arbres dans les forêts du Vercors, affirme déjà le Grand Maître Boissier en 1724. "Elles sont sur le plus haut des montagnes, entourées de rochers escarpés de tous les côtés. Comme ce pays est très difficile, qu'il faut monter pendant trois lieues par des chemins taillés dans le roc qui sont très rudes et qu'il y a des neiges qui empêchent d'y aborder pendant six mois de l'année, les habitants de 351 Conservateur de Grenoble au Directeur Général des Forêts, 4 mars 1825, déjà cité. Sous-inspecteur de Die, rapport de tournée, 20 février 1817, arch. dép. Drôme, 4 P M 18. 353 "Le suiffe est la femelle du sapin qui porte la graine et sert pour le repeuplement". BOISSIER, Mémoire Alphabétique, op. cit., rubrique : "Bois sapins à conserver et bois noir". 354 J. BLACHE, op. cit., T. II, p. 23. 352 ces contrées y font beaucoup de désordres, croient que l'on n'en aura pas connaissance et que l'on ne s'y transportera pas à cause de la difficulté d'arriver... Plusieurs habitants des communautés voisines les dégradent absolument en abattant de jeunes plantes qu'ils appellent doublis ou solivaux qu'ils apportent tous les jours vendre au Pont à Roian quatre et cinq sols... Il y a trente habitants dans St-Martin qui se mêlent du commerce d'aller voler du bois et de le vendre, qui en ont sept à huit cents livres chacun par an"355. Vainement les propriétaires de ces forêts voulurent-t-ils, au cours de l'année 1735, en accord avec les communes, faire exploiter leurs bois pour les renouveler. Il n'y eut pas moyen de trouver des adjudicataires. De plus les martinets établis à Saint-Martin afin d'utiliser les coupes n'eurent qu'une existence éphémère, tous les transports occasionnant des frais trop considérables. Ainsi par la force des choses cette vaste forêt est -elle restée le patrimoine exclusif des habitants du Vercors dont elle attirait l'industrie : "de tous les temps ils sont allés couper, comme ils le font encore [1809], dans les quartiers les plus accessibles, les plus grands arbres qu'ils dépouillent de leurs branches et mettent en billons356, et à l'entrée de l'hiver, lorsque les premières neiges ont aplani le sol, ils traînent ces billons avec leurs boeufs, jusqu'au bord des couloirs d'où ils les précipitent dans la vallée pour servir à leur chauffage ; les moulins à sci~ [ou scies à eau] exploitaient les plus beaux sapins et un certain nombre d'hommes vivant du bûcherage fréquentaient, comme ils le font encore, la forêt pendant tout l'été, Y établissant des chantiers de pelles et de cornues, recherchant jusque dans les forêts de Saint -Guillaume limitrophes à celles du Vercors, les jeunes plantes de sapin de la plus belle venue, l'espoir de la forêt, qu'ils exploitent sur place en solives pour les transporter à bât, jusqu'au Pont en Royans où la Bourne devient flottable et où plusieurs marchands de bois entretiennent par un commerce illicite cette habitude pernicieuse. Des vagabonds établis dans le lieu le plus favorable ont dans ces derniers temps charbonné, essarté et défriché les plus beaux bois avoisinant le pâturage d'Arbouli. Enfin, si l'on parcourt cette forêt, partout se présente l'image de la dévastation produite par l'usage désordonné qu'en ont toujours fait les communes, et du dépérissement causé par le défaut d'emploi. Cependant la grande étendue de la forêt rend sa conservation d'autant plus importante que les montagnes où elle croît ne sont susceptibles 355 De Pont-en-Royans ce bois de délit était surtout dirigé vers la foire de Beaucaire. Mémoire Alphabétique, op. cit., "Usages à défendre", "Vercors", "Vassieu". 356 Billon : de bille, pièce de bois équarrie. d'aucun autre genre de production, et que le bois et le charbon ayant une valeur toujours progressive dans le voisinage, la valeur de la forêt peut augmenter considérablement par la confection de quelques routes qui seraient d'un avantage considérable pour la contrée"357. Pour mieux se représenter la délinquance au quotidien, il faut revenir à un texte savoureux que l'on pourrait intituler Heurs et malheurs d'un agent forestier. Il s'agit du rapport rédigé par le sous-inspecteur de Die faisant fonction de garde général, "en tournée dans les forêts royales de Vassieux et aux issues de celles du Vercors, n'ayant pu pénétrer dans l'intérieur de celle-ci en raison de la trop grande quantité de neige qui les couvre"358. A peine parti de Die en direction du col de Vassieux, accompagné du garde champêtre et de son secrétaire, chemin faisant il eut l'occasion de dresser deux procès-verbaux, "l'un contre une personne connue de Marignac et le second contre des individus qui se sauvèrent à son approche du col où ils amenaient avec des boeufs des billons qu'ils lançaient en même temps par le couloir ... ". Le 5 février sur les quatre heures du matin, il reprit sa marche au clair de lune ; à l'aube il arriva sur le col face à Saint-Agnan, juste au dessus de la scie installée dans cette commune. A cet endroit les gardes avaient vu quelques jours auparavant 28 billons, pour la plupart déjà précipités dans le couloir proche de cette scie. Après avoir saisi et fait marquer ces bois, "au lieu de se rendre chez monsieur le maire, il eut la délicatesse de passer outre pour ne pas avoir le désagrément de lui demander d'où provenait un gros tas de planches qui était dans son jardin et qui y avait été formé depuis peu de jours, ce dont il s'assura par les traces des chars qui avaient formé un chemin à travers les prés tendant en ligne droite de la susdite scie au bas du mur du susdit jardin et du chantier des planches .. ." . Parvenu enfin à Saint-Agnan vers sept heures et demie, il en repart peu après. "A neuf heures du matin, arrivé à la hauteur du hameau d'Aubeyle, commune de la Chapelle, il reconnut que depuis le bas des forêts du Vercors jusqu'à ce hameau, il existait le long des chemins et à travers les champs et prés une quantité de jeunes plantes sapins propres à faire des pannes359 357 "Cette amélioration nécessaire à la restauration de la forêt pennettrait de l'exploiter toute entière à coupes réglées lorsque les communes, par le cantonnement qui doit leur être assigné, n'auraient plus de prétextes à leurs dégradations et se trouveraient intéressées à seconder les mesures répressives de l'administration forestière". Arrêté du Préfet, 1er septembre 1809, déjà cité. 358 Sous-Inspecteur de Die, rapport de février 1817, doc. cit. 359 Il s'agit vraisemblablement d'une faute du copiste, pour panne : pièce de bois horizontale destinée à soutenir les chevrons d'un comble. et travettes360 ; il s'attacha à suivre ces entrepôts et les traces qui le conduisirent jusqu'au domicile de Claude Gérin, propriétaire au dit lieu ; là il trouva les deux battants de la porte de la grange ouverts ; il remarqua d'abord un échafaudage monté, destiné uniquement à refendre avec une scie à bras les parmes et travettes ; une parme était en chantier à moitié sciée et l'instrument appuyé contre le mur ; il remarqua en même temps deux tas de ces mêmes planches à droite et à gauche de la grange. Claude Gérin ayant paru à la demande du soussigné, il fut procédé en sa présence d'abord à la saisie de ces bois au nombre de douze et le dit Gérin déclaré responsable et auteur de ce délit." Tout continue sur ce registre. Mais notre agent forestier n'est pas arrivé au bout de ses peines. Lorsque la nuit tombant, il revient à Saint-Agnan dans l'espoir de s'installer à l'auberge, furieux de ses investigations fructueuses le maire s'ingénie à multiplier brimades et tracasseries. Il menace de le faire arrêter par la garde nationale ; feignant de croire. son identité et sa qualité insuffisamment établies et envoie des hommes le chercher jusques chez le curé où il avait fini par trouver refuge ... Après quoi il ne lui restait plus qu'à rendre compte au sous-préfet et à maintenir le procès-verbal délivré contre le maire. Cet exemple montre bien la solidarité de mise en matière d'exploitation clandestine. C'est ainsi que les riverains de la forêt de Lente constituent une sorte de syndicat pour payer en commun les amendes prononcées contre les délinquants pris sur le fait361. Bien souvent l'administration n'a pourtant guère de prise sur les populations du Vercors, comme en témoignent quelques lignes adressées au sous-préfet par l'inspecteur de Die : "Les communes dont je viens de parler, Monsieur le Sous-Préfet, sont vastes, populeuses ; leurs habitants sont délinquants de profession en général et le plus grand nombre de ces dévastateurs sont insolvables. Comme tels, ils ne redoutent pas les poursuites en payement des condamnations, pas plus que les incarcérations qu'ils désirent parfois, afin de vivre dans une absolue fénéantise [sic]. Aucun frein ne peut les retenir. Il suit de là qu'ils vivent aux dépens de l'Etat lorsqu'ils sont en liberté comme étant détenus et que leur ambition ne s'étend pas plus loin. Aussi ils se laissent pour tout héritage, de père en fin, une hache et la connaissance des chemins quiconduisent aux forêts des environs"362. Tout ceci appelait une réflexion particulière à la fois sur les causes du mal et sur les moyens d'y remédier. 360 Mot ancien désignant une petite solive. P. DEFFONTAINES, l'Homme et la Forêt, Paris, 1969, p. 101. 362 Inspecteur des Eaux et Forêts au Sous-Préfet de Die, 30 août 1841. Arch. dép. Drôme, 4 P M 18. 361 Au cours de sa tournée mémorable le sous-inspecteur avait eu l'occasion, à la Chapelle, de s'entretenir avec le curé de Saint-Martin, le juge de paix et plusieurs autres personnes sur l'origine de la destruction des forêts du Vercors. "Les uns et les autres, après lui avoir fait remarquer jusqu'où elles s'étendaient il y a quelques années et ce qu'elles avaient perdu de leur étendue depuis cette époque, ne balancèrent pas à lui déclarer et lui certifier que leur destruction n'appartenait qu'à un motif puissant, celui de la disparition des scies à eau ; que la disparition de ces usines au nombre de 12 à 13 dans toute l'étendue du Vercors en avait créé un millier d'autres à bras qui ne servent qu'à la fabrication de travettes et parmes provenant de jeunes plantes sapins, de la circonférence seulement d'un pied et demi à deux pieds ; que la consommation en était si grande que 50 à 60 mulets étaient journellement employés au transport de ces bois, depuis les communes de la Chapelle, StMartin, St-Julien jusqu'au Pont en Royans, ce qui suppose l'enlèvement de 180 doubles travettes et 90 parmes par jour en raison de six des premières par charge de chaque mulet et de trois des dernières également par charge, ce qui fait le nombre de 270 plantes enlevées par jour. Ce nombre, multiplié par 240 jours qui composent huit mois de l'année, présente un résultat de 16 200 plantes sapin qui sont annuellement enlevées du sol forestier ... Les uns et les autres confirmèrent que cette quantité n'était pas exagérée pour alimenter 1 000 scies à bras existant dans le Vercors. Le soussigné en parcourant le hameau de Tourtres put d'ailleurs lui-même s'assurer que chaque habitant avait une scie à bras, ce qu'il vérifia par l'existence des chevalets propres à cet usage et par les sciures remarquées devant toutes les maisons"363. Mm de combattre plus efficacement des pratiques aussi généralisées, les agents responsables envisagent diverses mesures appropriées, contrôler les couloirs364 et s'assurer le concours de la troupe notamment : "Je désirerais, Monsieur le Sous-Préfet, que l'action seule des employés forestiers locaux pût suffire pour intercepter les passages en question, mais sa force étant évidemment insuffisante pour opérer le bien qui m'occupe dans l'intérêt de l'Etat, je me trouve en conséquence dans l'absolue nécessité d'avoir recours à l'autorité supérieure, afin d'obtenir 363 Sous-Inspecteur forestier de Die, rapport du 20 février 1817, déjà cité. "Pour cet heureux effet ... il ne s'agit que de fermer sept passages qui conduisent seuls dans les parties en question, venant des susdites communes : 1/ Chemin et couloir de la Cosse ; 2/ le pont central de Chalance ; 3/ le couloir de la Roche ; 4/ le couloir de Bernard ; 5/ le chemin du col du Rousset ; 6/ le couloir de Fay ou saut du rocher ; 7/ le chemin de Préperey. Les quatre premiers tombent sur la commune de Saint-Agnan et les trois autres vont à Die en passant par les communes de Chamaloc et de Romeyer. Le côté est des forêts est limité par des forêts communales et particulières dans l'intérieur desquelles les bois de l'Etat ne sont pas dirigés faute des lieux de consommation à distance assez rapprochée". Inspecteur des Eaux et Forêts au Sous-Préfet de Die, 30 août 1841, déjà cité. 364 cinquante hommes de troupe de ligne. Avec ce renfort mis à ma disposition je ne doute pas de parvenir au résultat heureux de sauver ce qui reste des forêts du Vercors, du moins ce qui pourra nous échapper sera sans importance. Les hommes seraient stationnés dans la commune de St-Agnan, notamment dans les villages de la Breytière et Rousset d'où ils seraient conduits, alternativement par les employés, sur les points à surveiller où la fraude serait arrêtée et constatée par procès-verbaux"365. Enfin il fallait peut-être rétablir les scies à eau, comme le préconisaient les interlocuteurs du sous-inspecteur à la Chapelle : "Dans cet entretien, revenant sur la destruction des scies à eau, ils s'accordèrent à assurer que pendant l'existence de ces usines, les habitants du Vercors ne pensaient pas à exploiter les jeunes plantes, l'espérance des forêts et la source de la génération future ; qu'ils n'enlevaient que les gros et vieux arbres ; qu'un seul de ceux-ci occupait un chef de famille pendant plusieurs jours et lui procurait des ressources doubles à celles qu'il retire de toutes les plantes qu'il exploitera dans le même temps. Ils observèrent encore qu'à l'époque où existaient ces usines et à celle où ces forêts appartenaient à l'Evêque et au Chapitre de Die, elles n'étaient soumises à la surveillance d'aucun garde et que malgré cela elles étaient respectées et procuraient aux propriétaires les ressources et les revenus qu'ils avaient droit d'en attendre"366. Il semblerait donc, d'après ce texte, que les nombreuses suppressions ordonnées depuis l'époque des réformations n'aient pas produit l'amélioration escomptée, une multitude de scies à bras, plus néfastes en définitive, ayant remplacé les scies à eau interdites. En tout été de cause, au delà des mesures ponctuelles réclamées par les agents directement confrontés aux problèmes sur le terrain, il s'avérait indispensable de mettre en oeuvre un moyen plus durable et plus radical pour atteindre le mal dans la racine. L'Administration centrale moderne reprend à son compte une préoccupation essentielle et aussi ancienne que l'Ordonnance de 1669 : affranchir les bois nationaux de droits d'usage• qui en alourdissent la gestion, occasionnent des conflits avec les forestiers et favorisent de trop nombreux débordements. 365 366 Sous-Inspecteur de Die, Rapport du 20 février 1817, déjà cité. Ibid. OPERATIONS DE CANTONNEMENT DANS LA VALLEE DU VERCORS CENTRAL L'exemple du Vercors illustre les difficultés généralement rencontrées par l'administration pour parvenir à cantonner les communes usagères sur les propriétés domaniales. Mais avant d'aborder cette importante question, quelques précisions juridiques s'imposent. En effet, comme l'écrit très justement M. Roger Blais, "si la forêt constitue aujourd'hui au premier chef un objet de science -de sciences biologiques, de sciences économiques-, elle demeure cependant cet objet de droit qu'elle a été quasi-exclusivement autrefois ... La conséquence à tirer, par celui qui veut se livrer à une étude forestière quelconque, est de connaître avec précision le droit applicable"367. Il importe donc de rappeler ce qu'il faut entendre au juste par usage forestier et comment on peut en libérer la propriété asservie. Usage forestier et modalités du cantonnement L'usage forestier permet au bénéficiaire d'exiger, pour ses besoins personnels ou familiaux et à raison de son domicile, une partie des produits d'une forêt ne lui appartenant pas. Il présente les caractères d'une servitude réelle, discontinue et non apparente : réelle, parce qu'elle profite au possesseur du fonds auquel le droit est attaché quel que soit l'individu qui l'habite ou le détient, et non à une personne déterminée ; discontinue, en ce qu'elle ne s'exerce pas constamment et doit même être suspendue dans certains cas, notamment lorsque son exercice pourrait porter une atteinte grave aux productions essentielles du sol forestier ; non apparente enfin, car elle ne se manifeste sur le fonds servant par aucun signe extérieur mais seulement par le fait de l'homme368. Ces droits appartiennent à des particuliers ou, plus souvent, à des communes. Leur étendue se mesure normalement à la fois aux besoins personnels ou familiaux de l'usager369 et à la possibilité de la forêt. Toutefois leur exercice, tant sur les forêts que sur les pâturages, a fini par devenir une des causes principales de leur dégradation. Conscient du problème le 367 R BIAIS, Un épisode de la vie forestière d'une commune lorraine à la veille de la révolution Extrait des Comptes-Rendus du premier Congrès Lorrain des Sociétés Savantes de l'Est de la France, Nancy, 6-8 juin 1938, p. 1. 368 Code Civil, art. 688. 369 E. MEAUME, Commentaire du Code forestier, Paris, 1843, T. l, p. 424. législateur d'ancien régime s'efforça d'y mettre un frein, avec l'Ordonnance de 1669 en particulier. Mais ses efforts restèrent voués à l'échec devant la résistance des populations et les implications financières d'un rachat éventuel de ce que Martignac appellera plus tard "dévorantes servitudes"370. Plus d'un million d'hectares ayant disparu à la révolution, à partir de l'an III plusieurs lois imposent ensuite une vérification systématique des titres, prévoyant la disparition progressive de tous les usages, par voie de cantonnement pour les droits au bois ou rachat des droits de pâturage. En réalité des usages fort nombreux s'exercent encore sur les forêts domaniales au début du XIXe siècle. Ethnologues et historiens évoquent en particulier le droit qu'avaient les paysans d'utiliser la feuille de certains arbres, notamment celle du frêne au printemps, pour nourrir le bétail [la feuille est à la forêt ce que le foin est à la prairie, disait-on], de ramasser et de vendre le sumac destiné à teindre les peaux, d'écorcer les chênes afin d'en extraire le tanin, d'utiliser les éclats des troncs de certaines espèces de pins pour fabriquer la poix -en Vercors surtoutou le coeur de l'épicéa pour faire des essendoles371, de ramasser la feuille morte, les bruyères et le genêt qui remplacent la paille pour la litière des animaux, d'installer des ruches en forêt. Limités à l'utilisation du bois mort ou autres menus produits, ces petits usages n'ont qu'une valeur négligeable, sans réelle incidence sur la propriété ellemême et ne posent guère problème, sauf à en réglementer l'exercice pour éviter certains abus néfastes. Les forestiers ont surtout à s'occuper de ce qu'ils appellent parfois "grands usages", qui pèsent plus lourdement sur le fond servant et seuls susceptibles d'être cantonnés : affouage [ou droit de chauffage], maronage [ou bois d'oeuvre] pâturage et panage, ou droit d'user de la glandée. Remontant à des époques souvent fort éloignées, ces droits tirent leur origine de chartes constitutives qui les soumettent généralement au versement d'une redevance en livres delphinales ou en nature372. Pour leurs pâturages dans les montagnes de Manteyer, les 370 "Préserver les forêts de l'Etat des usurpations et des fraudes ; les défendre, autant que la justice le permet, contre les abus de la dévorante servitude des usages ... tels étaient les besoins auxquels devaient pourvoir les rédacteurs du projet". Exposé des motifs du projet de Code forestier par M. de Martignac, Commissaire du roi, devant la Chambre des Pairs, 11 avril 1827 [Moniteur du 18]. 371 Tuiles en bois dur, utilisées plus particulièrement en Chartreuse. 372 Mesures d'avoine, seigle, froment, poulets, cire, journée de travail, etc. Pour les droits d'usage exercés par eux, les habitants de Marignac rendent annuellement à M. de Bardonnenche une "éminée de bled par chaque habitants de la Chapelle en Vercors payent aux Chartreux du Val Sainte-Marie de Bouvante douze sols pour chaque cheval et boeuf qu'ils envoient paître. Pour leur droit de prendre du bois sur les montagnes du Vercors, ils versent 4 livres 18 sols à l'Evêque de Die et rien aux co-seigneurs. Ceux de Saint-Martin donnent pareille redevance à l'évêque et, pour leur droit de pacquage dans les bois situés sur la communauté de Saint-Andéol, "ils ont payé pour une fois 150 livres à l'église du dit Saint-Andéol pour avoir une cloche et 3 livres pour chaque année à l'oeuvre de la dite église"373. Indépendamment de l'ancienneté et de l'imprécision des titres, l'exercice de ces usages suscite d'innombrables difficultés. Le droit positif a conservé les anciennes règles coutumières fixant les rapports entre propriétaires et usagers. Premier principe, le service des droits se mesure aux besoins de l'usager, mais doit se limiter à la possibilité de la forêt asservie. Cela suppose que l'administration forestière parvienne à établir un équilibre de plus en plus difficile à préserver, les droits se trouvant en général constitués "à feux croissants". La consommation de produits par l'effet de la servitude augmente ainsi d'année en année et risque, à terme, d'absorber tout le domaine utile. Autre inconvénient, comment envisager une réelle mise en valeur dans un tel contexte ? "Aucune amélioration ne se fait dans les forêts grevées. L'Etat et l'usager reculent également devant les dépenses les plus utiles, le premier parce qu'il ne retire que la plus faible partie des produits ou qu'il en est absolument privé ; le second parce que le fonds ne lui appartient pas, et les forêts grevées tendent ainsi à s'appauvrir au détriment de tous et de la richesse publique"374. Second principe, l'usager est tenu de demander la délivrance, il ne peut se servir lui-même. Or l'obligation de régler l'exercice des droits d'usage envenime constamment les rapports entre forestiers et administrés : "Les usagers ne consultent que leurs besoins. Les représentants de l'Etat, de leur côté, limitent les délivrances des droits consacrés par les titres. De là des conflits, des discussions et même des procès ruineux qui entretiennent les populations dans un paire de boeufs et ceux qui n'ont point de boeuf ne rendent qu'une carte de bled par cheminée et en corps de communauté quatre chapons et quatre poules aussi de redevance". Procès-verbal de Réformation, Marignac, 1er août 1725, élection de Montélimar, arch. dép. Isère, Il C 965. 373 Ibid., communautés du Vercors, 27-31 juillet 1725, élection de Montélimar, arch. dép. Isère, Il C 965. 374 Administration des Forêts au Ministre des Finances, rapport du 4 février 1853, arch. nat. F 10 1659. état d'irritation et de défiance difficile à calmer et qui ne cèdent pas toujours à l'administration la plus bienveillante"375. Dans l'intérêt du trésor et pour des considérations d'opportunité politique, il importait donc de libérer aussi largement que possible les forêts domaniales. Le cantonnement, il convient de le rappeler, est l'opération par laquelle un propriétaire abandonne aux usagers, en pleine propriété, une partie, un canton déterminé de la forêt grevée, moyennant quoi le surplus se trouve définitivement affranchi. A quelques nuances près ce mode particulier de libération de la propriété forestière remonte aux premières années du XVIIIe siècle. En 1790 certains avaient réclamé la suppression de cette faculté, selon eux entachée de féodalité au même titre que le triage. Le célèbre jurisconsulte Merlin parvint cependant à le faire maintenir376. Tout cantonnement à opérer dans les forêts domaniales doit obligatoirement débuter par une tentative amiable. Dès que le ministre des finances a statué sur son opportunité, les communes usagères doivent produire leurs titres, dont certains remontent parfois au XIIe siècle. Ensuite un agent forestier désigné par le conservateur et deux experts377 prépare le projet qui sera soumis à l'usager378. Sa mise au point suppose non seulement une bonne connaissance des limites et des opérations matérielles souvent malaisées en montagne, mais aussi des calculs forts complexes379, la part cédée en pleine propriété devant compenser le plus exactement possible la valeur des usages abandonnés380. Enfin, une fois les parties parvenues à un accord homologué par le ministre des finances [cantonnement administratif], ou quand les tribunaux ont tranché leur différend [cantonnement judiciaire], il faut assurer l'exécution du partage sur le terrain [délimitations, 375 Ibid. Toutefois la loi du 28 août 1792, encore empreinte d'un esprit de réaction envers la propriété seigneuriale, accordait à l'usager comme au propriétaire le droit de provoquer le cantonnement. Le Code forestier revint ensuite aux anciens principes, réservant cette prérogative au seul propriétaire [art. 63]. 377 Ces deux experts sont choisis l'un par le directeur des domaines, l'autre par le préfet dans l'intérêt des communes. 378 Si l'usager accepte il est passé acte de son accord, sous réserve d'homologation par le gouvernement ; s'il refuse on en réfère au ministre des finances, qui décide s'il y a lieu d'engager ou non une action judiciaire [art. 113 et 114 du Code forestier]. 379 Il faut d'abord évaluer l'émolument usager annuel [sans omettre de distinguer entre eux les divers droits à servir, ni de retrancher les charges éventuelles liées à leur exercice] et calculer le capital correspondant, puis estimer la valeur de la forêt asservie. 380 Au moment de déterminer les emplacements respectifs attribués à chacun, il faut également prendre en considération l'intérêt inégal des diverses parcelles ou cantons. 376 bornages]. Mais à ce stade ultime, pour peu qu'une commune s'avise de discuter quelque point nouveau ou un propriétaire riverain de contester les limites, les choses risquent encore de traîner en longueur. Un résultat également souhaité par l'administration et par les communes usagères se fait ainsi attendre plusieurs dizaines d'années. Le cantonnement ordonné par décret du 10 brumaire an XIII au profit des communes de la Chapelle, Saint-Agnan, Saint-Martin et Saint-Julien, reconnues usagères dans les bois du Vercors n'échappe pas à la règle381. Encore les opérations enfin terminées [1844], la commune de Saint-Agnan allait-elle, dès l'année suivante, attaquer le partage effectué. Mais ce dossier présente aussi quelques aspects originaux. Originalité du cantonnement des forêts du Vercors Chaque cantonnement comporte des tenants et aboutissants particuliers par l'ancienneté des titres, l'importance de la population, la nature du sol et des cultures, les mentalités, l'attitude des conseils municipaux et des autorités forestières ou départementales. Dans le cas du Vercors aucune difficulté ne survient sur le principe ni sur les bases du cantonnement. L'administration se trouve ici en présence de titres parfaitement établis et indiscutés, qu'il s'agisse des usagers ou des particuliers copropriétaires de l'Etat. D'autre part l'opération porte sur des usages au bois auxquels on s'accorde à reconnaître une portée inhabituelle. Enfin se manifeste, dans les textes comme dans la vie, une imbrication forêtpâturage plus évidente que partout ailleurs en Dauphiné. En l'occurrence nulle contestation ne s'élevait sur la valeur des titres produits, que les municipalités avaient d'ailleurs régulièrement déposés en temps voulu pour être vérifiés conformément aux prescriptions de l'an XIII. L'extrait des registres des arrêtés du "Conseil d'Etat de Préfecture"382, qui reconnaît les quatre communes de la vallée du Vercors usagères des bois et pâturages des montagnes et forêts du Vercors appartenant à la nation comme "étant aux droits" de l'évêque de Die, mentionne différentes conventions passées autrefois entre les 381 Il commence en 1809, le rapport d'homologation se trouvant terminé le 18 novembre 1844. Extrait des Arrêtés du Conseil d'Etat de Préfecture de la Drôme, 22 germinal an XIII. Arch. dép. Drôme, 3 P M 18. 382 anciennes communautés d'habitants et l'évêque de Die et autres propriétaires, concernant à la fois le bûcherage et le pâturage. Un document du 4 septembre 1468 établit notamment qu'en vertu d'un acte antérieur les habitants du Vercors "avaient droit et faculté de mener paître les bestiaux gros et menus dans les bois et pâturages de Beurre et de Gerland, appartenant aux évêques de Die". D'autre part l'évêque comte de Die, seigneur du Vercors, avait obtenu du sénéchal mage de Die une sentence contre les consuls et communes de cette vallée, "par laquelle il leur était défendu de prendre et couper aucun bois pour vendre et commercer et sous quelque prétexte que ce fût excepté pour leur usage". Mais les intéressés ayant appelé de cette sentence au Parlement de Grenoble, celui-ci les maintint provisoirement en possession. C'est alors qu'intervient une transaction [18 juillet 1696], l'évêque de Die consentant aux concessions et faculté accordées par ses prédécesseurs, "à condition que pour éviter toute malversation il ne sera pas permis aux dits habitants de couper dans les dits bois des plantes pour faire d'outils... ni de couper le haut des arbres383. Autre reconnaissance indiscutable, sur requête de Mgr. Plant des Augiers Evêque Comte de Die et autres propriétaires des forêts du Vercors, un acte extra-judiciaire fut même signifié aux communes usagères de cette vallée, le 19 mai 1778, "afin qu'elles eussent à se joindre à eux pour faire avec les particuliers qui se présenteraient et offriraient de rétablir les fourneaux et martinets du Vercors tous les actes nécessaires soit pour le rétablissement, soit pour les adjudications des coupes aux clauses et conditions convenables et usitées en pareil traité, en vertu duquel traité le tiers du prix de chaque charge de charbon qui proviendrait des coupes vendues serait remis entre les mains des collecteurs des communautés par l'entrepreneur aux mêmes termes et [sous] la même forme que les deux autres tiers revenant au dit Seigneur"384. Tout aussi établis apparaissent les titres des cinq particuliers copropriétaires de l'Etat ayant acquis les droits des anciens co-seigneurs de l'évêque385. Quant aux parts respectives de 383 "... Pour les conserver davant au contraire les dits habitants devront couper les arbres par le pied dans la terre autant que faire se pourra". Tous les titres mentionnés ont été confirmés par un arrêt du Conseil d'Etat du Roi, du 30 août 1735, qui tendait à faire aménager les bois de la contrée périssant par vétusté et ordonnait que le prix des coupes serait partagé entre l'évêque de Die, les communes usagères ainsi que les autres coseigneurs propriétaires. 384 Ibid. 385 Les cinq copropriétaires de l'Etat au moment du cantonnement se trouvent être : Louis Justin Dufaure, à qui la dame Marie Durand de la Molinière, veuve du sieur de la Tour avait vendu en 1781 cinq portions de la seigneurie du Vercors ; Louis François Pierre Dufaure, à qui la darne Durand, veuve et héritière d'Ode de Boniot de la Tour, avait également vendu deux portions ; Jean François de la Morte de Charcus, qui prouva que depuis chacun, une transaction passée devant notaire, le 30 octobre 1732, servit à établir en vue du cantonnement les droits actuels des communes, ceux du gouvernement successeur de l'évêque de Die et des cinq propriétaires particuliers de l'Etat ayant justifié de titres reconnus valables par le préfet de la Drôme386. Les travaux préparatoires progressent donc rapidement. Conformément au décret du 10 brumaire an XIII, le préfet appelle les conseils municipaux des communes concernées à se réunir dans les trois mois, "à l'effet par eux de délibérer sur l'étendue de leurs besoins et sur les parties où elles jugeraient plus avantageux pour elles de les asseoir, de joindre leurs titres et pièces justificatives, ensemble des états authentiques qui indiqueront le nombre de feux qui composent chaque commune, celui des habitants avec distinction des hommes, des femmes, des enfants, celui des charrues et celui des bestiaux"387. Le tout devait être soumis à l'examen du gouvernement, avec les avis du sous-préfet et les observations de l'Administration Générale des Forêts388. Les éléments du dossier réunis, un arrêté préfectoral du 1er septembre 1809 pose les bases du cantonnement à venir, en accord avec les agents forestiers. Ce document renferme des précisions intéressantes sur la population, son mode de vie et des difficultés d'existence dont il sera tenu compte dans l'économie générale du projet en préparation : "La nature en multipliant pour les habitants du Vercors la difficulté des transports leur a laissé cependant beaucoup de besoins à satisfaire ; on ne trouve dans toute la vallée presque aucune espèce d'arbres fruitiers, le raisin ne peut y mûrir, on n'y voit pas non plus de mûriers, cet arbre précieux qui forme un des meilleurs produits des contrées voisines. La proximité de montagnes couvertes de bois a fait défricher dans la vallée toutes les terres susceptibles de culture. Les bois communaux au couchant de la vallée arpentés par le sieur Cuchet en 1735 pour être aménagés en coupes de 10 ans, sont restés abandonnés aux essarteurs et au pâturage des chèvres ; ils ne présentent que quelques buis servant à la litière des animaux, et si on en excepte la portion de la forêt de 1681 jusqu'en 1790 ses auteurs ont joui d'un trente deuxième de la seigneurie du Vercors : François Chevandier qui, par convention privée du 26 juin 1782, a acquis du sieur Jean Baptiste de la Chapelle sa portion de seigneurie dans la val1ée du Vercors ; Sébastien Frédéric Victor A1goud, comme unique héritier de son père qui en 1789 avait acheté du sieur Ennemond de Gueymard de Recoubeau une portion de la co-seigneurie du Vercors. 386 Une partie de la forêt ayant pris feu autrefois, l'adjudicataire de la portion incendiée se trouva condamné, pour le dommage causé par ses bûcherons, à verser 3 000 livres d'indemnités à l'évêque de Die [comme propriétaire des 22/32e de la forêt] et aux autres copropriétaires. Mais pour dédommager les communes usagères, on leur avait accordé un tiers de la somme totale. 387 Décret du 10 Brumaire an XIII, pris au Quartier de Brannau en Haute-Autriche, art. 2. 388 lbid., art. 3. Lente qu'a reçue la commune de la Chapelle, à titre de cantonnement, et quelques bois de hêtres de très peu d'importance sur la commune de Saint-Martin, les bois et pâturages de la grande forêt et ceux de SaintAndéol, qui y sont attenants, sur lesquels les communes sont également usagères, sont la seule ressource pour l'entretien des bâtiments et des charrues, pour le chauffage des habitants et la nourriture des bestiaux"389. Aussi, deuxième originalité, la notion d'usage reçoit-elle une extension inhabituelle390, favorable aux populations : "Le besoin de bois qu'éprouvent les communes du Vercors est d'autant plus instant que l'abondance des neiges qui couvrent la vallée rend l'hiver très long, et qu'elle est ouverte aux vents du Nord qui la parcourent dans toute sa longueur ; cependant, on ne saurait apprécier qu'imparfaitement notre opinion sur l'étendue du cantonnement à assigner aux communes si nous disions n'avoir envisagé que les besoins de la consommation particulière et usuelle des habitants ; considérant la nature des localités et l'étendue du droit des communes et la manière dont elles l'ont exercé, nous sommes forcés de reconnaître que le commerce qu'étaient autorisés à faire les habitants et qu'ils ont toujours fait, les a rendus maîtres jusqu'à présent de tous les profits dont ces bois étaient susceptibles ; si dans les coupes qui ont été faites à diverses époques, ils paraissent intéressés pour un tiers seulement, ils n'en exerçaient pas moins sur toutes les parties de la forêt, ce droit illimité de bûcherage et de commerce que l'évêque de Die avait en vain voulu régler, et que n'avaient pu arrêter les mesures et opérations des Commissaires à la réformation des bois de Dauphiné, même sur la réserve qu'ils firent des plus beaux quartiers de la forêt pour être conservés au profit des communes. Ce droit de commerce des bois n'est point un usage ordinaire, il tient à la localité et était considéré comme nécessaire pour fournir à la contrée un objet d'exportation dont elle avait besoin pour sa prospérité. En faisant cesser par le cantonnement les désordres de ce commerce et ses conséquences nuisibles à la conservation de la forêt, nous avons pensé que ce cantonnement doit être réglé bien moins sur les besoins de la consommation habituelle des habitants que sur les besoins généraux qu'éprouvent les communes, qui doivent trouver dans quelques avantages immédiats une espèce de compensation des avantages indirects qu'el/es tiraient de leurs anciens droits par le commerce d'exportation auquel se livraient un grand nombre de ses habitants391. 389 Préfet de la Drôme, 1er septembre 1809, déjà cité. Dans le massif de Chartreuse en effet l'administration se bornera à prendre en compte le droit des habitants de certaines communes à vendre divers objets en bois fabriqués par eux. 391 "Nous avons pensé enfin que les dépenses considérables qu'exigent continuellement l'entretien et l'amélioration des chemins existants, les sacrifices que doivent exiger des habitants l'ouverture des 390 Partageant l'avis du préfet de la Drôme, l'Administration générale des forêts propose donc au ministre des finances, en mai 1811, d'autoriser l'arpentage et la rédaction du projet de cantonnement. D'autre part, troisième originalité, elle lui annexe la question du pacage : "La vallée du Vercors est un pays ingrat, produisant à peine du mauvais seigle, qu'on n'obtient encore qu'à force d'engrais ; la seule ressource des habitants est d'élever des bestiaux, aussi dans l'état fourni par M. le Préfet de la Drôme voit-on que les quatre communes de la Chapelle, de StAgnan, St-Martin et St-Julien comptaient 1608 bêtes aumailles [bêtes à cornes] et 13 360 bêtes à laine. C'est le seul moyen qu'ils aient de tirer de leurs voisins les grains et les autres denrées nécessaires à leur consommation. Sans les pâturages d'Arbouli, d'Arbounouse, de la Cornichette, ou ceux de Tiolache et de Gerland pour les bêtes à laine, tous ces bestiaux ne pourraient subsister, et les habitants du Vercors se verraient enlever la seule branche d'industrie qu'ils possèdent ; ces pâturages qui tous, excepté celui d'Arbouli, dépendaient de l'évêché de Die, devront donc entrer en entier dans le cantonnement à assigner aux communes usagères, pour être possédés entre elles indivis... Si ces pâturages sont indispensables au Vercors, les bois ne leur sont pas d'une moindre utilité. Cette vallée est ouverte aux vents du Nord qui y règnent pendant tout l'hiver que rendent encore plus long des neiges abondantes : aussi dans le peu de coupes qui ont pu être faites dans la forêt du Vercors, quoique les communes ne fussent comptées que pour un tiers, elles étendaient néanmoins à toute la forêt ce droit illimité de commerce de bois que n'avait pu faire cesser l'évêque de Die"392. Tous ces intérêts pesés, le préfet de la Drôme semble même avoir émis l'avis de leur délivrer jusqu'aux deux tiers de la forêt, toujours "pour être entre elles divisés en raison du nombre de feux et de charrues qu'elles contiennent ou bien mieux encore en raison de leurs besoins respectifs"393. Mais il fallait tenir compte des pâturages et aussi, avant de procéder au cantonnement, effectuer le partage sollicité par les copropriétaires. communications nouvelles que commande l'intérêt public et leur entretien toujours dispendieux dans de telles localités devraient exciter l'intérêt de Sa Majesté, et nous croyons entrer dans ses vues libérales en proposant de délivrer aux communes, à titre de cantonnement, un tiers de la forêt, qui sera divisé entr'elles en raison du nombre respectif de feux et de charrues que présentent les états fournis ou de leurs besoins respectifs". Préfet de la Drôme, Arrêté du 1er septembre 1809, déjà cité. 392 Administration Générale des Forêts, mai 1811. Arch. nat. F 10 1670. 393 Ibid. Comme les différentes parcelles présentaient une valeur de convenance particulière, les uns pour le gouvernement, les autres pour les communes et pour les copropriétaires, il importait de situer les portions assignées aux divers prétendants avec le plus grand soin. Sinon il aurait pu arriver que le cantonnement à délivrer aux communes devînt illusoire soit par la grande distance où il se trouverait placé, soit par l'éloignement des débouchés et la difficulté de sortir les bois. D'autre part il fallait éviter de morceler complètement le fonds. Aussi le préfet de la Drôme proposa-t-il de nommer trois experts. Chaque partie -gouvernement, communes et copropriétaires- ayant choisi le sien, par une seule et même opération on diviserait la forêt du Vercors en 48 parties de valeur égale, pour les distribuer sur la base de la transaction intervenue en 1732. L'Etat en recevrait donc vingt-deux, les cinq copropriétaires dix et les communes usagères seize à titre de cantonnement : cinq pour la Chapelle en Vercors, cinq pour Saint Agnan, quatre pour Saint Martin, deux pour Saint Julien. Cette dernière répartition correspond à l'état numérique présenté dans l'arrêté du 1er septembre 1809, reproduit ci-après394 : Noms des Nombre de feux communes Population (1) Nombre de Nombre de Nombre de Hommes Femmes Enfants charrues bêtes aumailles bêtes à laine La Chapelle 250 254 243 739 120 280 5000 St Agnan 222 245 257 642 120 524 6000 St Martin 175 245 240 504 115 560 1400 St Jullien 92 123 98 262 48 244 960 Totaux 739 867 838 2147 403 1608 13 360 (1) Il semble intéressant de rapprocher le nombre total d'habitants en 1809 de la population actuelle de chaque commune : celle de la Chapelle passe de 1 236 h. à 728 h. ; St-Agnan de 1144 h. à 344 h. ; St-Martin de 989 h. à 292 h. ; St-Julien enfin de 483 h. à 169 h. Cf. M. DUPONT, Le Guide du Vercors, Lyon, 1986, pp. 218-223. Il aura fallu cependant près de 40 années pour concrétiser enfin un résultat que la commune de Saint-Agnan s'empresse d'ailleurs de remettre en question. 394 Préfet de la Drôme, arrêté du 1er septembre 1809, déjà cité. Comment expliquer un tel enlisement des procédures de cantonnement ? Cela tient à deux raisons essentielles : l'Administration forestière ne connaît pas toujours avec une précision suffisante l'étendue et la nature réelle de communaux parfois improprement classés dans ses registres comme bois395 ; de leur côté les communes désireuses de faire cesser l'indivision entre elles ont généralement le plus grand mal à s'entendre sur leurs limites respectives. Les problèmes de délimitation en montagne occasionnent en effet d'incessantes contestations : "Il paraît qu'en 1809 il fut procédé à une délimitation de tous les bois et pâturages du Vercors : elle était incomplète et illégale"396. Le cadastre de 1831, interprétatif de cette délimitation équivoque et justifiée par aucun titre, attribua à l'Etat tous les bois et pelouses que la commune de Saint-Agnan revendiquera en 1845. La nouvelle délimitation reconnue nécessaire s'opéra en 1834, suivant toutes les formalités prescrites par les articles 10, 11 et 12 du Code forestier. Mais au moment de procéder enfin au partage en cantonnement plusieurs propriétaires riverains habitants de Valchevrière -section de la commune de Villard de Lans [Isère]- forment opposition en temps utile, revendiquant une assez grande portion de terrains qui d'après le procès-verbal de délimitation appartenait à l'Etat. Une instance s'engage sur ce point devant le tribunal civil de Grenoble397. Par ailleurs des disputes fréquentes éclatent pour la jouissance des pâturages de la vallée du Vercors appelés Darbounouze et Tiolache. En mai 1824, la commune de Saint-Martin prétend qu'ils sont destinés uniquement aux bêtes aumailles et que les habitants des autres communes n'avaient aucun droit d'y mener leurs bêtes à laine. De nouvelles difficultés surgissent : "Le motif de l'injuste prétention de la commune de Saint-Martin devient évident si l'on considère que la commune de Saint-Agnan qui a ... 279 feux, 4500 moutons et 130 charrues, n'a que 200 boeufs ou vaches, tandis que celle de Saint-Martin qui n'a que 175 feux, 1100 moutons et 115 395 "Lorqu'ils [les bois communaux] ont passé sous le régime de l'Administration des forêts, au lieu de reconnaître les bois de chaque commune en les prenant en charge, conformément aux dispositions de l'art. 1er Titre XXV de ('Ordonnance de 1669, ils [les agents forestiers] les ont portés à leurs sommiers sans aucune vérification, de sorte que telle commune qui n'a pas cent hectares de bois se trouve quelquefois portée pour deux ou trois cents. On a en outre dans plusieurs localités repris sous le nom de bois des landes, des bruyères et des montagnes pelées où le repeuplement est absolument impossible ; de là plusieurs inconvénients dont les deux principaux consistent en ce que la surveillance des gardes, même en la supposant active, ne peut pas suffire à toute l'étendue de leur triage et en ce que les habitants dont les troupeaux fréquentent ces cantons sont frappés de procès-verbaux rigoureux lorsqu'ils ne croient pas être en délit... Il faudrait donc une nouvelle réformation pour reconnaître ce qui est réellement en nature de bois et susceptible d'être réservé et ce qui pouvant être considéré comme hermes ou bruyères doit être abandonné au pâturage... ." Sous-Préfet de Die au Préfet, 28 juin 1826. Arch. dép. Drôme, 3 P M 22. 396 Précis pour M. le Préfet du département de la Drôme, représentant l'Etat, contre la commune de Saint-Agnan, 1845. Arch. dép. Drôme, 3 P M 18. 397 Appelé à statuer conformément à l'art. 13 du Code forestier. charrues nourrit 500 boeufs ou vaches ... Donc il est manifeste que Saint Martin fait en boeufs un commerce dont les profits sont pris sur les herbages nécessaires aux moutons de SaintAgnan et de la Chapelle, en sorte que les gens riches de Saint-Martin seuls propriétaires des boeufs profitent des privations qu'ils veulent imposer aux pauvres de SaintAgnan et la Chapelle propriétaires du mouton"398. En tout état de cause le retard apporté à l'exécution du cantonnement compliquait l'existence des populations, surtout quand on commença, après une période transitoire, à faire appliquer les dispositions du Code forestier qui réglementaient l'accès aux pelouses dépendant de la forêt domaniale du Vercors. Pour y mener paître leurs bestiaux, les communes usagères devaient obtenir chaque année l'expédition d'une ordonnance royale autorisant le parcours, selon certaines modalités. Une lettre adressée aux maires de la Chapelle, St-Agnan et StMartin en Vercors, le 5 juin 1838, montre comment les choses se passent en pratique : "Les agents de l'administration des forêts ont été d'avis qu'il y avait lieu d'autoriser l'introduction des bêtes à laine dans les pelouses et clairières de Nève, Beure, Varennes, Gerland, Pichet, Combeau, Plan, Tiolache, Darbounouze et Herbouly, de la forêt royale du Vercors jusqu'au nombre de six mille. Mr. le Préfet a adopté cet avis et provoqué une ordonnance royale qui autorise l'introduction de six mille têtes de bêtes à laine, et il y a lieu d'espérer que cette ordonnance ne tardera pas à nous arriver. En attendant les agents forestiers toléreront, comme par le passé, l'introduction des troupeaux jusqu'à concurrence du nombre ci-dessus fixé. Pour que cette mesure n'éprouve aucune difficulté, je vous invite à faire faire sans aucun délai le recensement des bêtes à laine que chaque habitant possède en propre et qu'il se propose d'introduire dans les pâturages ci-dessus. Ce recensement fait vous aurez à vous réunir avec MM. les maires des communes de St-Agnan, la Chapelle et St-Martin, afin de comparer les états de recensement des trois communes usagères -celle de St Julien ayant déclaré ne pas vouloir faire usage de son droit cette année399- et de les réduire au nombre de six mille en tout, s'il y a lieu par une répartition proportionnelle à la population de chaque commune. Ensuite vous remettrez à l'agent forestier local, c'est-à-dire au garde général du Vercors, l'état certifié des bestiaux de votre commune avec l'indication de chaque propriétaire. L'agent forestier 398 Extrait du registre des délibérations du conseil municipal de la commune de Saint-Agnan, 15 mai 1824, arch. dép. Drôme, 3 P M 22. 399 D'après une lettre adressée au préfet par le sous-préfet de Die [23 mars 1838) la commune de Saint-Julien n'aurait pas fait de demande pour 1838 parce que -déclare le maire- "les habitants rebutés par les exigences de l'administration forestière se sont défaits de leurs troupeaux". Ibid. indiquera les cantons qui devront être affectés à chaque commune et à chaque troupeau. Telles sont les dispositions convenues avec M. l'Inspecteur et autorisées par M. le Préfet"400. A défaut d'avoir respecté les conditions prévues, l'autorisation se fait parfois attendre l'année suivante401, ce qui aggrave des conditions d'existence déjà fort précaires et soulève un tollé général. Dans leur ensemble les populations perçoivent d'ailleurs très mal toute disposition de nature à restreindre l'accès aux pâturages, dont elles ont un besoin impérieux402 et se considèrent comme seules propriétaires depuis l'arrêté de 1809. Aussi, en juillet 1837, le souspréfet de Die demande-toi ! que l'on use de quelque ménagement403, Il réclame un délai supplémentaire pour permettre aux communes de régulariser leur situation : "Que les contraventions continuent d'être poursuivies à cet égard, rien de mieux. On le sait, cela ne fera pas plus de rumeur. Mais interdire subitement les pâturages, les pelouses, c'est pousser au désespoir une population qui ne vit en grande partie que de cette ressource ; il Y a déjà une grande agitation dans le Vercors. A tort ou à raison, on s'y plaint de manquer de bois de chauffage, on se plaint de ce que des réclamations pour obtenir des bois pour alimenter des fours à chaux et des tuilières restent sans réponse ; s'il faut tout dire, je crains, Monsieur le Préfet, que l'exécution de la mesure prescrite par l'Administration des forêts ne rencontre de 400 Sous-Préfet de Die aux Maires de La Chapelle, Saint-Agnan et Saint-Martin du Vercors, 5 juin 1838. Arch. dép. Drôme, 4 P M 1. 401 Le Sous-Préfet estime devoir rappeler à ses administrés : "1°/ que l'ordonnance royale du 14 juillet 1838 n'avait accordé la faculté de faire paître les bêtes à laine dans les pelouses désignées que par tolérance : 2°/ que cette faculté était limitée aux bêtes à laine servent à l'usage des habitants et que les bêtes à laine destinées au commerce en étaient exclues ; 3°/ que les maires devaient déterminer, par des règlements spéciaux, le nombre des bêtes à laine que chaque propriétaire pouvait envoyer au parcours et que le chiffre ne saurait en aucun cas dépasser dix mille", Il ajoute : "Ces conditions paraissent ne pas avoir été observées et il est à présumer que cela a pu contribuer à empêcher l'autorisation demandée pour 1840. Il importe, à mon avis, aux communes de réclamer contre ces conditions, ou de déclarer qu'elles sont prêtes à s'y soumettre pour l'année courante et pour l'avenir. Ces observations paraissent n'avoir pas été prises en considération par les communes. Je vous invite à y appeler toute l'attention des conseils municipaux et des éleveurs de bestiaux". Sous-Préfet de Die aux Maires des communes du Vercors. Arch. dép. Drôme, 4 P M 1. 402 L'élevage permettait à la fois de se procurer des engrais pour fertiliser des terres arides et de travailler pendant l'hiver les laines que les habitants en retiraient, c'est-à-dire de laver, carder, filer les laines et en employer une partie à la fabrication de quelques draps dont une partie était utilisée sur place et l'autre vendue à Romans, Die et au Pont-en-Royans. Cf. Extrait des registres du Conseil municipal de la commune de Saint-Agnan, 28 février 1825, arch. dép. Drôme, 3 P M 22. 403 Sans doute l'administration des forêts, dans l'ordre qu'elle vient de donner est dans son droit, dans le droit légal, ce n'est pas ce que je veux contester. Je sais aussi que dans ce canton on fait une guerre cruelle aux forêts ; que les riches et les pauvres s'accordent pour les détruire, les uns par la dent des bestiaux, les autres par la hache et la cognée ... Depuis un temps immémorial et même depuis le Code forestier les communes sont en possession d'envoyer leurs bestiaux dans les prairies et dans les pelouses qui sont en dehors des forêts ou qui y sont enclavées. On dira, sans doute, que c'était un abus tant qu'on n'avait pas rempli les formalités et les conditions prescrites. Je le veux bien : mais croit-on qu'il sera facile de faire comprendre à toute cette population qu'on a raison de la priver tout-à-coup aujourd'hui d'une faculté dont elle jouit sans contestation depuis si longtemps ? Cette exigence, cette rigueur de l'administration est d'autant plus fâcheuse, elle sera vue d'autant plus défavorablement que les droits des communes sont certains et qu'ils ont été reconnus par un décret impérial rendu à Brannau le 10 brumaire an 14, qui a accordé aux communes un cantonnement en échange de leurs droits d'usage dans les forêts et pâturages du Vercors". Sous-Préfet de Die au Préfet, 21 juillet 1837, arch. dép. Drôme, 4 P M 1. grandes difficultés, qu'elle ne soulève des résistances, enfin qu'elle n'amène de fâcheux résultats"404. Le 26 juillet 1844, il prie encore le préfet d'insister auprès du directeur général des forêts et du ministre des finances pour obtenir l'ordonnance permettant aux communes usagères d'envoyer leurs bestiaux dans les pelouses de la forêt royale du Vercors : "Ce retard, et aujourd'hui ce défaut d'expédition de l'autorisation met tout le Vercors en émoi et le tient dans la consternation"405. L'enjeu du cantonnement apparaît ainsi d'une importance primordiale, car seule sa réalisation complète et définitive pouvait permettre de régler les problèmes dans leur ensemble. Il se peut que les méfaits d'une trop longue attente aient favorisé les débordements de 1848. 404 Ibid. "… lors de votre séjour à Die pour le conseil de révision, il fut convenu entre vous et Mr. l'Inspecteur que, dans l'espérance fondée de la prochaine réception de l'ordonnance royale, il ne ferait pas de procès-verbaux ni de poursuites et que les agents inférieurs toléreraient comme si l'ordonnance était entre leurs mains. Cela a duré deux ans. Mais aujourd'hui, Mr. l'Inspecteur ne croyant pas pouvoir donner des ordres formels pour continuer cette tolérance, le garde général et les agents subalternes ont dressé un nombre considérable de procès-verbaux. Les affaires portées hier à ('audience des tribunaux, il a été prononcé un sursis de trois mois, afin que l'on puisse obtenir l'expédition de l'ordonnance d'autorisation" Ibid., 26 juillet 1824. 405 Les dossiers analysés ici ne suffisent pas à donner une vision complète de l'histoire des forêts du Vercors central dans la première moitié du XIXe siècle. Cependant ils permettent certains rapprochements et d'utiles comparaisons. Tous reviennent sur des thèmes bien connus : dégradation des forêts, vol de bois par des délinquants occasionnels ou d'habitude, complicité des habitants ou de leurs représentants élus [maires et conseillers municipaux], insuffisance des moyens de vidange, faiblesse des effectifs de gardes, difficultés de surveillance inhérentes aux conditions topographiques et climatiques, contestations de limites, difficultés soulevées par l'arpentage, querelles intercommunales pour le partage et l'utilisation des communaux, lutte des éleveurs pour l'obtention des meilleurs pâturages. Il en va de même dans les Pyrénées et les Vosges ou en Isère dans les massifs de Chartreuse ou de l'Oisans. Ces hommes que les contemporains de Stendhal pouvaient rencontrer dans la descente du Sappey à la tête de piteux attelages, traînant quelques malheureux troncs vers le marché de Grenoble, évoquent l'image de ces habitants de St-Julien ou de St-Martin qui, parfois au péril de leur vie, amènent à Pont-en-Royans quelques chargements de planches par des chemins escarpés. La misère d'une population montagnarde dont les ressources ne suivent plus la progression détermine des comportements identiques. Plus complexes s'avèrent l'attitude et le rôle des fonctionnaires chargés de remédier aux désordres forestiers. La crainte d'une éventuelle pénurie ne s'est jamais dissipée depuis l'Ordonnance de Colbert [1669]. Les défrichements du XVIIIe siècle et les dégradations de l'époque révolutionnaire justifient amplement ces inquiétudes. Le XIXe siècle devait donc impérativement rendre à la France sa capacité forestière d'antan et son oeuvre s'avère positive à cet égard. La création de l'Ecole des Eaux et Forêts de Nancy, en 1824, puis la promulgation du Code forestier de 1827 posent les premiers jalons de l'action rénovatrice. La population, en particulier celle des villages de montagne, n'a cependant pas accepté de bonne grâce la limitation des droits d'usage ou autres contraintes imposées par le Code forestier. Réagissant avec force contre des mesures perçues comme une mainmise étatique sur la forêt, elle a fréquemment amené les agents de l'administration à composer ou temporiser. Ceci explique l'originalité du projet de cantonnement des communes usagères du Vercors central. La règle ordinairement suivie veut en effet que seuls les besoins personnels des familles -pour chauffer et réparer les maisons ou éventuellement pour la fabrication de quelques ustensiles ménagers dont ils font ensuite commerce- entrent dans le calcul de l'émolument usager à cantonner. Mais ici les forestiers chargés de répartir la propriété entre les communes et l'Etat considèrent également le revenu provenant des ventes de bois -volés la plupart du temps- qui permettent à la population de survivre. Ils évitent aussi de séparer droit de parcours et affouage, bien que seuls en principe les droits au bois soient susceptibles d'être cantonnés, les droits de pâturage devant être rachetés en argent. A l'égard du maronage enfin, ils se gardent d'évaluer le cubage de bois nécessaire à la construction et à l'entretien des bâtiments, comme ils le font ailleurs dans le Diois, à Romeyer par exemple, ou en Chartreuse. Après avoir établi l'économie générale du projet, ils se bornent ici à préciser qu'une part de forêt sera réservée pour le bois d'oeuvre. Toutefois l'opération entreprise ne porte ses fruits que très lentement. Guerre à retardement, esprit de chicane ou simple négligence, toujours est-il que la procédure de cantonnement s'éternisa. Si des "actions d'éclat ne se produisirent pas, comme à Autrans ou Méaudre, les populations du Vercors central ne se montrèrent pas toujours très ouvertes aux propositions de l'administration. Aujourd'hui où différentes communes du Vercors trouvent d'appréciables ressources dans la vente de leurs bois, une telle attitude peut paraître inconcevable. C'est oublier que la misère est mauvaise conseillère, mais aussi que les habitants du Vercors, comme tous les montagnards, vouent une sorte d'attachement viscéral à leur environnement : du berceau au cercueil, tous deux fabriqués en sapin ou en épicéa, ils gardent un contact direct avec la forêt et ses divers éléments. Ils perçoivent toute innovation comme une atteinte intolérable à leur liberté ; d'où cette longue lutte qui un peu partout en France a opposé les forestiers aux communautés rurales et parfois ne s'est terminée qu'avec l'exode des populations. SAUVEGARDE DES FORETS DE MONTAGNE EN FRANCE AU XIXe SIECLE [l'exemple du Dauphiné] P. BERRET, Petite Histoire du Dauphiné, Paris, 1907, p. 58. Quatorze millions d'hectares environ à l'époque de Colbert, six millions et demi recensés officiellement en 1827, lorsque s'ouvre le débat sur le projet de code forestier ... ces chiffres ont souvent été contestés, à juste titre. En effet la forêt ne se prête guère à une définition précise et les techniques d'arpentage -en montagne surtout- restent encore très approximatives à l'époque. Mais on peut du moins retenir un ordre de grandeur, le début du XIXe siècle marquant le creux de la vague. Une reconstitution du patrimoine forestier français s'impose d'urgence. Martignac ne s'y trompe pas : "La destruction des forêts est devenue, pour les pays qui en furent frappés, une véritable calamité et une cause prochaine de décadence et de ruine. Leur dégradation, leur réduction au dessous des besoins présents ou à venir est un de ces malheurs qu'il faut prévenir, une de ces fautes que rien ne saurait excuser et qui ne se réparent que par des siècles de persévérance et de privation"406. A cet égard la situation de l'ancienne province dauphinoise [Isère Drôme, Hautes-Alpes] apparaît déjà préoccupante. Autrefois réputées pour leur richesse et leur beauté, ses forêts offraient, à l'époque de Louis XIV comme au début du XVIIIe siècle, le spectacle d'une dévastation sans égale dans tout le reste du royaume407. Le gouvernement royal s'efforce de 406 Suivent quelques indications générales : "Dans ce moment, Messieurs, le sol forestier du Royaume se compose de 6 500 000 hectares de bois ... et au surplus, pour être fixé sur les ressources réelles qu'on doit attendre de cette masse de propriété forestière, il faut en connaître la distribution : 1 100 000 seulement appartiennent à l'Etat ou à la couronne, 1 900 000 forment les propriétés des communes et des établissements publics ; le reste, plus de la moitié, est possédé par des particuliers". Exposé des motifs du Code forestier. J.B. DUVERGIER, Collection complète des lois, décrets, ... Paris, 1838, T. 27, p. 137. 407 "Nous avons été instruits qu'il n'y a point de province où les bois soient en plus mauvais état que celle du Dauphiné, par les différents genres de malversations et dégradations qui ont été commises dans ces bois, soit par la désobéissance opiniâtre des communautés et des particuliers propriétaires aux règlements portés par nos ordonnances et particulièrement par celle de 1669, soit par la négligence très condamnable des officiers de la maîtrise créée par notre Edit du mois de novembre 1689 pour la conservation des dits bois et forêts". Lettrespatentes du 14 novembre 1724. Cf. Règlement Général des Commissaires du Roy, Grenoble, 1732, pp. 2-3. l'enrayer par des procédures de "Réformation Générale", familières à l'ancien régime. La première408 s'engagea sous la direction de l'Intendant Bouchu [26 mai 1699-1703]. La seconde, présidée par Fontanieu [novembre 1724 - mars 1732], fut suivie d'une troisième, moins connue et limitée aux seules forêts du domaine royal. Autant de coups d'épée dans l'eau semble-t-il. Les dégradations continuent ensuite de s'amplifier, tandis que se développe dans tout le pays un courant physiocratique favorable aux défrichements et qu'approche 1789, avec ses inévitables débordements. Sous couvert d'usurpation féodale, le discours révolutionnaire encourage alors toutes les audaces. A en croire une note de service, depuis l'année 1788 jusqu'au rétablissement de l'administration forestière409 les bois communaux ou privés auraient perdu en Isère du quart au cinquième de leur contenance par les défrichements, les usurpations ou la dent du bétail. Encore offrent-ils un spectacle affligeant : "Le plus grand mal est celui de leur détérioration. Les taillis se sont métamorphosés en landes et bruyères, en partie par l'effet de la serpe mais surtout par le pâturage des chèvres et des moutons"410. Quant au domaine de l'Etat, alors que la révolution l'avait enrichi de nombreuses forêts confisquées à des émigrés ou à des établissements ecclésiastiques, il aurait perdu plusieurs milliers d'hectares. Enfin de nombreux riverains avaient envahi les bois nationaux, les livrant à un pâturage immodéré et à des exploitations abusives dont les traces allaient subsister durablement. Au début du XIXe siècle la région conserve cependant, en montagne comme en plaine, quelques beaux domaines forestiers, tels ceux de Chartreuse -massif dont le taux de boisement est le plus fort des Alpesou dans le Vercors. Ils contrastent avec des zones complètement dégradées où la torrentialité exercera ses ravages, l'ensemble des Hautes-Alpes, une partie de la Drôme située dans le Haut-Diois et l'Oisans en Isère. L'action à mener sur le terrain comportait donc un double volet : sauvegarder et mettre en valeur les forêts encore susceptibles d'exploitation ; reboiser et restaurer les zones de 408 Le Préambule des lettres-patentes du 26 mai 1699, "establissant une commission pour la réformation des eaux et forests du Dauphiné", déplore la situation de cette province, autrefois garnie de bois et de forêts propres à la mâture et à la construction des vaisseaux : "et n'yen a néanmoins aucune où les désordres du temps passé nous ayent paru plus considérables que dans l'estat présent". Arch. dép. Isère, II C 926. II convient toutefois de signaler que Louis XIV avait déjà ordonné une première réformation en Dauphiné à l'époque de l'Intendant Dugué [lettres patentes du 22 mai 1666], sans résultat. 409 La loi du 25 septembre 1790 commence par enlever aux maîtrises leur juridiction spéciale, c'està-dire le pouvoir de juger les infractions forestières et celle du 29 septembre 1791 prononce la suppression complète et définitive des maîtrises, réorganisant l'administration sous le nom de "Conservation Générale des Forêts". Un décret du 4 brumaire an IV la rattache ensuite à la régie de l'enregistrement et du domaine, puis la loi du 16 nivôse an IX [6 janvier 1801] lui rend son indépendance. 410 Inspecteur principal des forêts à Grenoble, Notes et observations sur les déboisements des montagnes, les défrichements des forêts, bois et pâtis dans le département de l'Isère, 15 juin 1822, arch. dép. Isère, 6 P 5/1. montagne qu'une dégradation trop avancée rendait à la fois inhospitalières et dangereuses pour les vallées. SAUVEGARDE DES FORETS Indépendamment des impératifs de technique forestière étrangers à cet exposé, la défense de la forêt présente à la fois un aspect répressif [surveillance, répression des délits] et préventif [limitation des droits d'usage essentiellement]. L'action répressive La délinquance s'avère trop souvent fille d'une misère malheureusement devenue, au siècle dernier, lot commun des populations montagnardes. En Isère comme dans la Drôme ou les Hautes-Alpes, elles ne sauraient toujours subsister sans couper du bois de lune [ou de délit]. Comment oublier l'image de ces hommes croisés par Stendhal dans la descente du Sappey à la tête de piteux attelages : "On rencontre des paysans qui crient à tue-tête et appellent leurs deux vaches par leurs noms en les piquant avec de longs aiguillons de fer ; ces pauvres bêtes maigres conduisent au marché de Grenoble des trains de bois : trente ou quarante petits troncs de fayards, percés vers la racine à coups de hache, sont liés ensemble par des riortes411. Ces troncs d'arbres, dont la tête est portée par deux roues, traînent sur les chemins et les abîment. Mais comment avoir le courage de prohiber cette industrie ? C'est la seule ressource qu'aient ces montagnards pour avoir un peu d'argent et payer les impôts ... "412. Lors d'un voyage d'étude entrepris dans les Alpes à la demande de l'Académie des Sciences morales et politiques, le frère du célèbre révolutionnaire A. Blanqui découvre des conditions d'existence tout aussi déplorables en Oisans : "Entre Grenoble et Briançon, dans la vallée de la Romanche, il existe plusieurs villages réduits à une telle pénurie de bois que les habitants sont obligés de faire cuire leur pain à l'aide d'un combustible ammoniacal composé de fiente de 411 Liens d'osier. "... ces impôts qui, à Paris, bâtissent des palais d'Orsay inutiles. J'ai des idées tristes. Réellement, nos nègres des colonies sont mille fois plus heureux qu'un grand quart des paysans de France". STENDHAL, Mémoires d'un touriste, 1838, éd. Maspéro, Paris, 1981, T. II, p. 155. J. VIDALENC, La Société Française de 1815 à 1870, le Peuple des campagnes, Paris, 1969, p. 277. 412 vache desséchée au soleil. Si quelque chose manquait à l'énergie d'une telle démonstration, j'ajouterais que le pain est généralement cuit pour un an, qu'on le coupe à coups de hache et que j'ai retrouvé en septembre une de ces fournées de ce pain par moi-même entamé en janvier"413. Les agents forestiers eux-mêmes ne manquent pas de signaler un dénuement qui parfois les incite à fermer les yeux ou laisse leur administration désarmée. Sur le plateau du Vercors les habitants n'ont guère d'autres moyens d'existence que d'aller vendre à Pont-en-Royans quelques chargements de planches ou de solives, parfois au péril de leur vie, en traversant la Bourne sur un pont de fortune. Les communes de cette zone414 sont vastes et populeuses, écrit l'Inspecteur de Die. "Leurs habitants sont délinquants de profession en général et le plus grand nombre de ces dévastateurs sont insolvables. Comme tels ils ne redoutent pas les incarcérations, qu'ils désirent parfois afin de vivre dans une absolue fénéantise [sic]. Aucun frein ne peut les retenir. Il suit de là qu'ils vivent aux dépens de l'Etat lorsqu'ils sont en liberté comme étant détenus et que leur ambition ne s'étend pas plus loin. Aussi ils se laissent pour tout héritage, de père en ms, une hache et la connaissance des chemins qui conduisent aux forêts des environs"415. Effectivement la délinquance s'amplifie pendant la première moitié du XIXe siècle. Après que l'Etat eut pris possession du domaine des Chartreux à l'époque révolutionnaire, l'administration eut fort à faire pour écarter les pilleurs de bois. "Les communes moins sauvages et moins reculées du Vercors ou du Villars-de-Lans, écrit G. d'Aley en 1841, usent et abusent des forêts qui les entourent ; les particuliers suivent leur exemple, et ce que l'administration des forêts conteste ou revendique, la garde nationale, qui n'a pas été instituée pour rien, en prend possession sabre en main, maire et tambours en tête, sauf à reculer devant la gendarmerie et à revenir plus tard se faire acquitter en cour d'assises par un brave et honnête homme de jury, qui se dit fort judicieusement, comme je ne sais plus quel Petit-Jean de comédie : "Après tout qu'est-ce donc, et pourquoi tant de bruit ? Ce n'est que l'Etat que l'on 413 M. BLANQUI, Rapport sur la situation économique du département de la frontières des Alpes [Isère, HautesAJpes, Basses-Alpes et Var], in •Séances et travaux de l'Académie des sciences morales et politiques•, T. IV, Paris, 1843, p. 356. 414 Saint-Agnan, la Chapelle, Saint-Martin, Saint-Julien et Vassieux en Vercors. 415 Inspecteur de Die au Sous-Préfet, 30 août 1841, arch. dép. Drôme, 4 P M 18. vole", et qui volontiers confisquerait le fagot à son profit, bien persuadé ... que le roi et ses ministres ... en font chaque jour davantage"416. Record peu enviable, Entre-Deux-Guiers le Bas compte 806 prévenus forestiers en 1826, pour 1569 habitants417 !. A en croire le garde général de Saint-Laurent du Pont, entre 1822 et 1834pratiquement les trois cinquièmes des bois provenant des forêts domaniales de Grande Chartreuse auraient été sortis en fraude418. Les délinquants exploitent le domaine de l'Etat plus activement que l'Administration elle-même. Il fallut construire des maisons forestières pour faciliter la surveillance et créer des routes contribuant aussi à contrarier cette exploitation clandestine. Mais au moment où s'engage la réorganisation de 1860, le conservateur signale encore plusieurs points chauds, dont Saint-Pierre de Chartreuse419, où les dévastations continuelles ont jusqu'alors rendu tout aménagement impossible. A Tréminis [cantonnement de Mens], "des populations disséminées, habituées au maraudage, d'accord entre elles pour épier et signaler le garde forestier"420 anéantissent une vaste forêt communale. Il en va de même pour celle de Chambaran, qui à l'époque révolutionnaire s'était peuplée d'innombrables habitations isolées, "vrais refuges de brigands"421, et où le sous-inspecteur de Saint-Marcellin médusé assiste un jour à un curieux spectacle : "La forêt de Chambaran est environnée de quelques riches propriétaires possédant un nombre plus ou moins considérable de fermes, qui n'ont de valeur que par les produits de cette forêt. Les uns donnent ordre à leurs fermiers de mener paître leurs bestiaux pendant l'été et pendant l'hiver d'y faucher la bruyère pour servir d'abord de litière et ensuite d'engrais à leurs terres. D'autres, un peu plus circonspects, se bornent à acheter la bruyère des délinquants et favorisent seulement, par ce moyen, la dévastation de cette forêt. Il s'y fait un trafic scandaleux. 416 G. D'ALCY, Le Dauphinois, in Le Dauphiné vu par A. JOANNE et E. RECLUS, V.A. MALTE BRUN et E. WHYMPER au milieu du XIXème siècle, Paris, 1982. 417 Chiffre souligné par le gouvernement avant le vote du Code forestier. Cf. Discours préliminaire, p. V, cité par J. BLACHE, in les Massifs de la Grande Chartreuse et du Vercors, étude géographique, Grenoble, 1931, T. II, p. 24. 418 La valeur des bois coupés en délit s'élève annuellement à 65 000 francs ; pendant la même période [18261835] le produit des coupes principales effectuées par l'Administration n'a atteint en moyenne que 42 370 francs. Rapport général sur la forêt domaniale de la Grande Chartreuse, Aménagement de 1865, cité par J. BLACHE, op. cit., T. II, p. 25. 419 Procès-verbal de reconnaissance du garde général des forêts à la résidence de Saint-Laurent du Pont, 10 avril 1860, arch. dép. Isère, 6 P 4/2. 420 Observations et avis du Conservateur sur la délibération du conseil municipal de Tréminis, relative à la réorganisation du service forestier communal, 20 janvier 1860, ibid. 421 Substitut du Commissaire près le tribunal criminel, 27 frimaire an XII, arch. dép. Isère, 6 P 7/16. Il s'y fauche annuellement de six à huit cents voitures de bruyères et de bois, qui se vendent sur le pied de 5 francs la pièce. On y fauche annuellement de deux à trois cents hectares de terrain. C'est au point que parcourant seul, l'hiver passé, la forêt de Chambaran pour m'assurer si les gardes faisaient leur service et leurs tournées périodiques, je rencontrai dans l'espace d'un quart de lieue, 20 voitures chargées de bois et de bruyère, outre 50 à 60 individus qui étaient occupés sur tous les points à en faucher ... "422. Encourageant les plus mauvaises habitudes, divers procédés tendent à neutraliser l'action de l'administration forestière. En 1811 les habitants de Saint-Maurice Lalley imaginent de former une ligue pour empêcher le garde de se loger !423. Ceux de plusieurs villages se livrant à l'exploitation clandestine dans la forêt de Lente mettent sur pied une espèce de syndicat, afin de payer en commun les amendes prononcées contre ceux d'entre eux qui se trouveraient pris sur le fait...424 Plus couramment enfin, les maires délivrent des certificats d'indigence avec une excessive complaisance, dans le but de soustraire les délinquants aux pénalités. Vilipendés, à l'occasion malmenés, les gardes ont ainsi affaire à forte partie, ceux des triages communaux surtout. La position de ces derniers s'avère particulièrement inconfortable, car ils émargent au budget de municipalités souvent hostiles aux lois soumettant leurs bois au régime forestier, qui cherchent à paralyser le zèle des préposés, "en insistant toujours sur la réduction de leurs modiques traitements dont ils ne pouvaient jamais obtenir le paiement intégral"425. Le cumul des fonctions aggrave encore cette dépendance : "Dès qu'ils ont déplu, on les remplace comme gardes champêtres et leur faible traitement réduit ainsi de moitié ou des deux tiers, ils se trouvent contraints de donner leur démission du service forestier"426. 422 Sous-Inspecteur des forêts à Saint-Marcellin, au Directeur de l'Enregistrement et des Domaines, 31 août 1818, ibid. 423 Conservateur au Préfet de l'Isère, Grenoble, 17 juillet 1811, arch. dép. Isère, 6 P 1/3. 424 P. DEFFONTAINES, l'Homme et la Forêt, Paris, 1969, p. 101. 425 En pareille occurrence, ou encore si après avoir fixé le salaire des gardes champêtres et forestiers les municipalités omettaient de le porter à leur budget, l'administration pouvait bien faire vendre une partie de la coupe affouagère. Mais ce recours demeurait purement théorique, dans la mesure où de nombreuses forêts communales dévastées n'offraient plus guère que des souches. Ainsi un maire et une poignée de conseillers municipaux pouvaient-ils s'entendre pour paralyser les efforts de l'administration forestière et perpétuer l'état de non-valeur des bois communaux. Cf. Inspecteur des forêts au Préfet du département de l'Isère, 30 mai 1818, arch. dép. Isère, 6 P 1/3. 426 "On conçoit que cette puissance des communes met les gardes dans une dépendance absolue des maires et des conseils municipaux et que les agents forestiers n'ont ni l'influence, ni l'autorité, ni la considération nécessaire pour maintenir dans l'habitude du devoir des hommes dont l'état n'a aucune fixité et qui, sans être révoqués, peuvent à chaque instant se trouver dans l'impossibilité de continuer leurs fonctions par la suppression de leur traitement". Administration des Domaines au Préfet, Grenoble, 19 avril 1853, arch. dép. Isère, 6 P 7/40. L'attitude des communes s'explique à la fois par un réel manque de ressources et la vision démoralisante de bois réduits à l'état de non-valeur : "Pourquoi nous imposer un fardeau que nous n'aurons jamais les moyens de supporter sans succomber, car payer un garde pour cette forêt, payer les impositions et n'avoir aucun espoir d'en rien retirer est une chose contre laquelle nous protestons et protesterons en toute occasion"427, déclare le maire de GresseenVercors à propos de la Grande Montagne. Mais un calcul égoïste et la volonté de jouir sans frein du présent ne restent pas toujours étrangers à l'incurie des administrateurs : "Le maire et son conseil municipal sont choisis ordinairement parmi les plus forts tenanciers. Sont-ils propriétaires de bois ? Alors ils peuvent se passer des bois communaux et ils appréhendent que leur interdiction absolue aux habitants qui n'en ont point ne les porte à dévaster leurs propres bois. Dans l'hypothèse contraire ils veulent jouir avec les autres habitants, soit par la serpe, soit par la dépaissance des troupeaux, du peu de bois qui végète encore dans les communes et ne sauraient se résoudre à attendre plusieurs années leur rétablissement auquel ils n'ajoutent aucune foi"428. Toutefois il ne faut pas imaginer que les délits soient restés systématiquement impunis. Le nombre des procès-verbaux atteint lui aussi des chiffres considérables, après 1827 surtout. En 1846 le sous-préfet d'Embrun reconnaît que les condamnations forestières représentent une charge énorme pour les populations. Depuis 1834 elles ont même suivi une progression effrayante, déplore-t-il, au point que certaines années la somme des amendes payées annuellement excède la totalité des impôts versés dans la commune429. Cependant réprimer ne suffit pas. Il s'agit aussi de prévenir. L'action préventive Au XIXe siècle l'effort de prévention passe par deux moyens essentiels : aménager les forêts communales et libérer dans toute la mesure possible les bois de l'Etat des servitudes pesant sur eux. L'importance respective de ces deux objectifs varie suivant la répartition de la propriété forestière dans chaque département, elle-même sujette à constante évolution par l'effet des cantonnements 427 Cité in : Gresse en Vercors, une communauté de montagne à la recherche de son développement, ouvrage publié sous la direction de Jean-Claude DUCLOS, Lyon, 1986, p. 23. 428 Garde général de Vienne, Mémoire sur la conservation des forêts, 1825, arch. dép. Isère, 6 P 1/3. 429 Ph. VIGIER, La Seconde République dans la région alpine, Paris, 1963, T. l, p. 41. usagers, aliénations ou acquisitions diverses. L'Annuaire de la Cour d'Appel de Grenoble donne pour 1850 les indications suivantes430 : Le 14e arrondissement forestier, dont le chef-lieu est à Grenoble, se compose des départements de l'Isère, de la Drôme et des Hautes-Alpes. Il forme une conservation subdivisée en six inspections et deux sous-inspections, dans laquelle il existe, outre les forêts des particuliers soumises à une surveillance limitée par les lois, 183240 hectares de bois nationaux, communaux ou d'établissements publics, plus particulièrement placés sous la main de l'administration forestière : Bois nationaux Bois communaux et d’établ. (en hectares) publ. (en hectares) Hautes-Alpes 1 998 66 136 68 134 Drôme 13 666 29 991 43 657 Isère 14 691 56 758 71 449 Totaux 30 355 152 885 183 240 • Total Aménagement des forêts communales Absorbée par l'organisation du service et la répression des délits, l'Administration forestière ne peut guère, jusqu'en 1850, se consacrer sérieusement aux questions d'aménagement, c'està-dire à la division de la forêt en coupes successives, opération des plus importantes non seulement pour la reproduction et la prospérité des bois, mais aussi pour améliorer les rapports entre forestiers et populations montagnardes. Car les demandes de coupes extraordinaires de futaies devenaient un écueil sérieux dans les Alpes : "En effet les ressources des forêts n'étant pas exactement connues, il y a lutte inévitable entre les communes qui, poussées par leurs besoins, soutiennent que les forêts peuvent donner tout ce qu'on leur demande, et l'administration forestière qui, retenue par la prudence, estime que l'on dépassera la possibilité. De là hostilité et méfiance de la part des populations vis-à-vis d'agents consciencieux et assurément parfaitement intentionnés, et pour l'autorité hésitation, attendu que si elle accorde, elle peut compromettre l'avenir de la forêt, et si elle refuse, elle 430 Annuaire de la Cour d'Appel de Grenoble et du département de l'Isère, Grenoble, 1850, p. 105. peut priver la commune de ressources réellement disponibles"431. Elle risque aussi de renforcer l'esprit frondeur propre aux dauphinois. Malgré l'impulsion donnée en 1850432, les travaux progressent peu les années suivantes433, faute de moyens semble-t-il, les commissions instaurées en Isère n'ayant pas toujours reçu les effectifs prévus434. D'après un bilan établi au 6 juillet 1867 l'administration a fait homologuer plusieurs projets portant sur 10011 ha., 12 ares de forêts communales435, mais "l'aménagement n'est pas encore assis sur le terrain". Le retard également apporté à l'exécution de ces travaux dans les Hautes-Alpes devient tout aussi préoccupant. A diverses reprises le conseil général déplore les médiocres revenus tirés des bois communaux436 et dénonce la réticence des responsables forestiers à en augmenter le produit. Le problème se pose avec une acuité toute particulière depuis que les communes doivent faire face à des dépenses extraordinaires pour la construction des maisons d'école. Pendant la session d'août 1880 le conservateur annonce cependant la nomination d'un agent supplémentaire qui reçoit un auxiliaire en 1882. Vers la fin de l'année suivante le département dispose même d'une commission d'aménagement437. Malheureusement elle a déjà disparu en 1884438, alors qu'il aurait fallu au contraire -conformément à l'avis du conservateur et des inspecteurs généraux venus récemment visiter le département- augmenter le personnel pour régler enfin les exploitations sur des bases mieux assurées, faire comprendre aux populations 431 Conservateur de Grenoble, rapport supplémentaire au Préfet de l'Isère pour la session du Conseil Général du 20 juin 1864, arch. dép. Isère, 6 P 4. 432 Un seul projet d'aménagement est homologué en 1837 ; commune des Badinières [inspection de Bourgoin] ; deux en 1845 : Voreppe [inspection de Grenoble] et Bouvèse [Bourgoin]. Etat dressé par la Conservation de Grenoble, 6 juillet 1867, arch. dép. Isère, 6 P 115. 433 Huit projets homologués en 1850 : Engins, Pommiers [inspection de Grenoble], Bessins, Chatenay, Mornans, Rovan, Saint-Apolinard, Colombe [Bourgoin] ; cinq en 1866 : Saint-Barthélémy de Séchilienne [Grenoble], Bressieux, Chevrières, Varacieux, Vatilieu [Bourgoin]. Une autre homologation, du 29 mai 1867, concerne Brion [Bourgoin]. Ibid. 434 Annuaires Administratifs de l'Isère, Grenoble, 1862 [p. 89] et 1867 [p. 328]. 435 Dont 3 487 ha. de futaies, 6525 ha. 97 a. de taillis ; s'y ajoutent divers projets en cours d'étude, portant sur 6 586 ha. 65 a. 436 Les forêts communales des Hautes-Alpes ont une étendue de 80 174 ha., chiffre donné par le préfet en 1884. D'après les statistiques communiquées au conseil général par l'administration forestière pour les cinq dernières années, la valeur moyenne des coupes vendues et délivrées représente, avec les produits accessoires, une somme totale de 94 200f, soit un revenu moyen de If17 par hectare. Préfet des Hautes-Alpes au Ministre de l'Agriculture, 10 novembre 1884, arch. dép. Hautes-Alpes, P 141. 437 Un inspecteur, un sous-inspecteur, un garde général, plus deux auxiliaires. 438 Il restait seulement un inspecteur et un auxiliaire ; encore le premier venait-il d'être appelé à d'autres fonctions l'été précédent : "Le service des aménagements est donc supprimé dans les Hautes-Alpes, après avoir fonctionné pendant un temps trop court pour qu'il ait pu s'acquitter d'une partie importante de ses travaux, mais cependant assez prolongé pour que plusieurs communes aient pu apprécier les avantages de l'aménagement de leurs forets. L'Administration forestière est donc de nouveau privée d'un moyen facile de se concilier l'esprit des populations dans un pays où elle en a grand besoin .... mais cette situation est surtout injuste pour les communes qui ont les mêmes droits que les communes des établissements où le service forestier mieux doté a pu depuis longtemps aménager les forêts communales". Préfet au Ministre de l'Agriculture, déjà cité. alpines tous les avantages qu'elles pouvaient tirer de leurs forêts et par là même réduire l'hostilité dirigée contre l'entreprise du reboisement. En revanche la faible étendue des forêts domaniales et le nombre infIme d'usagers, les communes étant propriétaires, simplif1e la mise en oeuvre du deuxième objectif dans les Hautes-Alpes. • Cantonnements usagers L'unique cantonnement réalisé dans les Hautes-Alpes concerne la forêt de Durbon, ancienne propriété des Chartreux réunie au domaine par la loi du 12 février 1790, sur laquelle un jugement défInitif du tribunal de Gap [8 mars 1838] avait attribué aux habitants de Trabuëch [hameau de Lus la Croix Haute] des droits de pâturage et d'usage au bois. Un accord amiable met fin à leur exercice en 1870439. Mais pour les deux départements voisins, la tâche s'avère bien plus délicate. Dans la Drôme, quatre cantonnements s'ajoutent à celui opéré sur la montagne du Vercors, dont trois terminés par transaction administrative sur les forêts de Blaches440, Lente441 et Romeyer442. Par contre la commune de Saint-Donat ayant repoussé les offres faites par l'Etat pour affranchir la forêt de Sizay [décembre 1852], l'administration doit intenter une action judiciaire, dernier épisode d'un long contentieux commencé avec les anciens propriétaires ecclésiastiques443. A la révolution la commune s'était emparée de la forêt, qu'elle divisa en lots tirés au sort entre les habitants ; elle parvint même à surprendre du préfet de la Drôme une décision homologuant ce partage. Toutefois l'usurpation fut bientôt reconnue et le conseil de préfecture prit un arrêté [7 thermidor an XIII] par lequel il réintégrait les bois de Sizay dans le 439 Un accord amiable, homologué en août 1870, met fin à leur exercice, arch. dép. Hautes-Alpes, P 555. Cantonnement avec la commune de Pierrelatte, ordonné le 17 août 1824 ; procès-verbal des experts terminé le 21 octobre 1824 ; homologation autorisée en novembre 1726. 441 Dès le 16 novembre 1779 un arrêt du Conseil avait prononcé le cantonnement entre les propriétaires [Chartreuse du Val Sainte-Marie] et les six communautés formant le mandement de Saint-Nazaire, plus La Chapelle en Vercors. Quand la forêt de Lente devint propriété nationale, en 1792, une sentence arbitrale intervint entre le directoire du département de la Drôme et les communes. Ce traité, réformant à l'avantage des communes usagères le cantonnement de 1779, fut homologué par décret du 28 juillet 1806. 442 Le 21 février 1806 la commune de Romeyer obtient un arrêté du conseil de préfecture la déclarant usagère à titre gratuit dans la forêt royale de Romeyer, provenant de l'Evêché de Die. Deux arrêtés préfectoraux d'avril 1822 et décembre 1824 ordonnent le cantonnement. Mais pour l'exécuter il fallut attendre le résultat de la délimitation opérée en 1834. Enfin réglé par deux procès-verbaux d'octobre 1843 et avril 1846, il fut homologué par arrêté du président de la république, le 6 avril 1849. 443 Procès terminé par un arrêt conventionnel du Parlement de Grenoble [14 mars 1826], titre constitutif des droits exercés par les usagers. 440 domaine national et déclarait la commune simple usagère. L'Etat administra ensuite paisiblement jusqu'en 1809, date à laquelle cette dernière s'avisa de revendiquer la propriété444. L'ampleur prise par ces démêlés n'est pas sans évoquer la situation de l'Isère. L'exercice des usages avait occasionné de nombreux abus en Isère lors de la révolution, soit qu'ils aient servi de prétexte aux tentatives d'usurpation, soit qu'ils aient dégénéré en pillage. "A la faveur des troubles révolutionnaires de 1789", selon une expression fréquente, les usagers de l'ancien mandement de la Buissière s'emparent ainsi de la forêt du Boutat et des pâturages supérieurs. Les textes signalent des exemples similaires en Chartreuse et du côté de Saint-Marcellin où diverses communes limitrophes, sous couvert de leur droit d'usage, prennent possession de la forêt de Thiovolay et en jouissent comme d'une propriété communale jusqu'en 1809. D'assez nombreux titres ayant disparu, quelques unes s'efforcent de mettre à profit une erreur momentanée de l'administration pour consolider leur position445. Dans la forêt de Chambaran446, une des plus étendues de l'Isère, les débordements prennent une ampleur toute particulière : "Chacun, n'écoutant que son propre intérêt, ne se fait pas scrupule de dévaster cette propriété ; les uns y mènent constamment leurs bestiaux pendant l'été, d'autres fauchent pendant l'hiver, d'autres en arrachent les souches et la défrichent pour la convertir en terre labourable et se créer des propriétés ; enfin elle est entièrement livrée au pillage"447. D'où l'intérêt de mener à bien la politique de cantonnements préconisée par le gouvernement. Les opérations progressent cependant avec lenteur et difficulté. En 1857 le domaine de l'Etat possède encore 324 000 hectares de forêts grevées d'usage au profit de 959 communes pour l'ensemble du pays. Depuis une cinquantaine d'années l'administration a réglé quarante et un cantonnements amiables et en a terminé treize par voie judiciaire448. 444 Le tribunal la débouta de ses prétentions par jugement du 27 août 1840, mais de nouvelles contestations s'élevèrent sur la portée exacte des droits et des problèmes de restitution de fruits. Elles furent portées devant la cour de cassation en avril 1848. Cf. Rapport d'experts, 21 janvier 1852, arch. dép. Drôme, 3 P M 5. 445 Elles s'arrangent notamment pour faire inscrire les terrains usurpés sous leur nom au rôle de la contribution foncière et acquittent l'impôt, ou elles les font délimiter comme terrains communaux. 446 Arrondissement de Saint-Marcellin. 447 Sous-Inspecteur des Forêts de Saint-Marcellin au Directeur de l'Enregistrement et des Domaines, 1er août 1818, arch. dép. Isère, 6 P 7. 448 Rapport préparé par le commission chargée de l'élaboration d'un nouveau décret sur les cantonnements et rachats de droits d'usage [19 mai 1857], communiqué au Directeur Général des Forêts, 25 avril 1857, arch. nat., F 10 1658. En Isère sept cantonnements se trouvent alors déjà exécutés sur le terrain, dont quatre à la suite de transactions administratives449 et trois sur décision des tribunaux : un dans la forêt domaniale de Thiovolay450 et les deux autres en Chartreuse, au terme d'un long contentieux avec la commune de Voreppe451 et la section de la Ruchère452. Pour accélérer les opérations, le gouvernement décide d'instituer des commissions spéciales dans les départements les plus boisés453, dont une pour le cantonnement et l'aménagement de la Grande Chartreuse, créée en 1860. Dès l'année suivante elle présente le projet concernant la commune de Saint-Pierre d'Entremont dans la forêt de Malissart454, puis en prépare un second pour l'extinction des droits grevant la série de La Ranchée au profit d'une section de SaintPierre455. Après maints atermoiements le conseil municipal se décide enfin à délibérer, repoussant les offres de l'Etat à diverses reprises. Le dernier cantonnement opéré dans les forêts domaniales de l'Isère se terminera donc devant la Cour de Grenoble, le 22 juillet 1872456. Malgré la mise en place des commissions spéciales, les choses continuent ainsi de traîner en longueur. La complexité des cantonnements et la difficulté matérielle des opérations en montagne n'expliquent pas tout. L'expérience révèle également certaines lacunes réglementaires, en particulier sur les modes d'évaluation du capital usager. L'élaboration des projets suppose un mode de calcul très complexe : il faut d'une part évaluer l'émolument usager annuel, c'est-à-dire les besoins des communes usagères457, puis 449 Transaction entre l'Etat et le Sieur Louis Gros pour lui tenir lieu de son droit d'affouage dans la forêt de la Sylve bénite [arrondissement de Grenoble], homologuée le 16 mai 1810. Trois autres interviennent dans l'arrondissement de Vienne : entre l'Etat et la commune de Chapareillan, 1820 [forêt des Eparres] ; entre l'Etat et les communes d'Eyzin, Pinet, Saint-Sorlin, Meyssiez, Châlons, 1853 [Blache, Chasse et Révolets]. 450 Un jugement du Tribunal de Saint-Marcellin, du 30 août 1832, homologue pour exécution un rapport d'expert déposé le 30 août 1830, opérant partage et cantonnement de cette forêt : arrêts des 17 août 1833 et 16 juillet 1844. 451 Depuis 1810 jusqu'au 1er avril 1841, date à laquelle un arrêt de la Cour termine le cantonnement des droits reconnus à son profit dans les forêts de Lamboumay, les Channilles, Roise et les Gourraux, la commune de Voreppe n'avait jamais cessé d'être en litige soit avec l'Etat, soit avec l'hospice de Grenoble qui avait appelé ce dernier en garantie à la suite d'échanges de terrains. Il fallut plusieurs arrêts et deux pourvois en cassation pour liquider ce contentieux. 452 Le 27 janvier 1851, un autre arrêt termine par voie de cantonnement le long procès entamé vers l'année 1836, à propos de la forêt des Franchises, qui opposait la section de la Ruchère [Hameau de la commune de SaintChristophe Entre-Deux-Guiers] d'une part, quelques uns de ses habitants ut singuli et l'Etat encore d'autre part, chacune des trois parties plaidantes se prétendant propriétaire. 453 Arch. nat., F 10 1658. 454 Ce cantonnement se trouve néanmoins ajourné jusqu'à la solution d'une question de propriété suivie devant les tribunaux par l'administration des domaines. Homologation par décret impérial du 27 mars 1869. 455 Commune de Saint-Pierre de Chartreuse. 456 Sur appel d'un jugement prononcé par le tribunal civil de Grenoble le 12 mai 1870. 457 En distinguant bien les divers droits à servir, affouage, maronage, etc ... et déduisant le montant des charges éventuelles liées à l'usage. déterminer le capital correspondant et d'autre part établir la valeur globale de la forêt. L'ensemble de ces éléments permet ensuite de déterminer la quotité à céder en pleine propriété pour compenser les droits abandonnés. Comme son prédécesseur en 1792, le législateur de 1827 ne précise aucunement les critères à retenir ou modalités à suivre. Il se garde soigneusement de fixer des règles ou principes dont l'application pouvait à tout moment être entravée par la diversité des situations et usages considérés. Il appartenait aux tribunaux civils de trancher les difficultés éventuelles et les cours royales conservaient leur pouvoir d'appréciation souveraine458. Afin de mettre un terme à l'incertitude ou à l'arbitraire en résultant, le ministre des finances établit ensuite quelques normes, par arrêté du 4 mars 1830459. Un décret introduisit ensuite de nouvelles dispositions techniques plus favorables à l'usager, le 19 mars 1857. Vers la même époque la Direction Générale publiait une note de service intitulée : "Questions du cantonnement et du rachat des droits d'usage reconnus au profit de Saint-Pierre-deChartreuse dans la forêt domaniale de la Ranchée". Ce texte établit comment procédait l'administration pour évaluer les besoins : "Les usagers ayant droit : 1°) au bois de construction ; 2°) au bois de chauffage ; 3°) au bois d'oeuvre pour instruments et ustensiles de ménage, nous allons déterminer l'émolument usager pour chacune de ces natures de produits. Bois de construction : Les besoins en bois de construction pour les 86 maisons de la section de Saint-Pierre peuvent être évalués de la manière suivante : les maisons ont la dimension moyenne de 10 mètres de largeur sur 6 mètres de hauteur ou de 60 m2. Elles sont recouvertes en bois refendus ou essendoles et n'ont généralement qu'un seul plancher. En calculant très largement le cube des bois de toute nature employés à la construction d'une maison, nous avons trouvé 25 m3 et par conséquent 1978 m3 pour les 86 maisons dont se compose la section. Eu égard à la bonne qualité du bois et à la durée des constructions dans le pays de Saint-Pierre-de-Chartreuse, ces maisons se conservent pendant un siècle. Mais en faisant la part du renouvellement des planches et des essendoles, des éventualités d'incendie et de 458 Les dispositions de l'Ordonnance réglementaire du 1er août 1827 ne s'imposent nullement à elles ; elles se bornent à tracer les grandes lignes de la procédure administrative. 459 Cet arrêté était "conçu dans un esprit de fiscalité peu en harmonie avec les principes d'équité et de conciliation qui dirigent le gouvernement de l'Empereur" déclare le rapport présenté par la Commission de 1857, déjà cité. l'entretien des menues pièces de charpente, il y a lieu de réduire cet espace de temps de 1/5ème, c'est-à-dire de 100 à 80 ans ; d'où il suit que les besoins en bois de construction sont approximativement, pour chaque année, de 1978 m3 divisés par 80, soit 25 m3. Bois de chauffage : Les besoins en bois de chauffage peuvent être réglés à 6 m3 par feu, soit 660 m3 pour les 110 feux. Bois d'oeuvre : Enfin, d'après les renseignements recueillis, la quantité de bois nécessaire à la fabrication des futailles, des instruments d'agriculture et des ustensiles de ménage ne dépasse pas 15 m3 par année". Exception : Sans doute il est arrivé que, dans le dessein de civiliser des lieux entièrement sauvages, les seigneurs qui possédaient de vastes domaines, ont consenti à l'abandon des produits de plusieurs cantons jusqu'alors inaccessibles à l'agriculture et à la sylviculture, en ne se réservant que la propriété du fonds. C'est là une exception dont il faut assurément tenir compte aux communes usagères dans le travail du cantonnement, mais ce n'est qu'une exception qui ne saurait affecter le principe général de la suprématie des droits du propriétaire sur ceux des usagers, pour tous les cas où le déboisement n'a pas été stipulé dans les titres de concession"460. Une fois les parties concernées parvenues à un accord et le capital usager estimé, il reste à définir les confins exacts et la valeur globale de la propriété, difficulté majeure dans une région connue pour l'esprit chicanier de ses habitants461 : "On sait que les forêts de l'Etat et des communes sont presque complètement entourées de terrains boisés identiques, appartenant à des riverains entreprenants, processifs et tenaces. Il en résulte que les délimitations sont sans cesse entravées par des réclamations basées sur des titres obscurs ou des actes de jouissance mal définis. Les géomètres deviennent, dans ce cas, de véritables arbitres…"462. Or aussi longtemps que les limites de la propriété restent incertaines, il n'y a pas moyen d'envisager une opération dont la base est précisément l'estimation de la forêt tout entière. Dans ces conditions, comment s'étonner qu'il ait fallu parfois plus de cinquante 460 Direction Générale des Forêts, 23 juin 1856, arch. nat., F 10 1673. "Il faut noter ... que la population dauphinoise est à juste titre réputée comme une des plus envahissantes et des plus processives connues". Lettre adressée au Conservateur par un ancien inspecteur forestier à SaintMarcellin, 12 mars 1862, arch. dép. Isère, 6 P 4/3. 462 Conservateur de Grenoble au Préfet de l'Isère, 17 décembre 1866. Ibid., 6 P 1/15. 461 années -comme dans la forêt du Boutat- pour voir exécuter sur le terrain un cantonnement décidé entre les parties dès 1812 !463 Enfin il s'avère malaisé de dissiper complètement l'inquiétude et les réticences de certaines communes pauvres, qui ne tirent guère de ressources du sol de leur montagne et ont besoin de la majeure partie des produits de la forêt pour se créer des moyens d'existence. Les forestiers rencontrent d'ailleurs des problèmes analogues lorsqu'il s'agit de mettre en oeuvre les reboisements indispensables dans les zones de montagne particulièrement dégradées. REBOISEMENT DES MONTAGNES La publication d'une Etude sur les torrents des Alpes, couronnée en 1842 par l'Académie des Sciences, fait retentir ce que plus tard Raoul Blanchard appellera un peu par dérision le coup de trompette de Surell. Cet ouvrage lance dans le pays une véritable campagne en faveur du reboisement des Alpes : "Qu'on cesse donc de les traiter en pays perdu, comme les appellent si cruellement tant de personnes qui ne voient que la superficie des choses. Ce pays n'est perdu que si nous voulons bien qu'il se perde. Il a, comme toutes les montagnes, sa valeur économique et il aura son avenir qu'il dépend de nous de lui donner ... C'est le reboisement seul qui peut ouvrir cette ère de régénération : il est la condition nécessaire de toutes les autres améliorations et doit les précéder toutes car aucune autre n'est possible sans lui"464. Effectivement, écrit encore Surell : "De la présence des forêts sur les montagnes dépend l'existence des cultures et la vie de leur population. Ici le boisement n'est plus, comme dans les plaines, une question de convenance : c'est une oeuvre de salut, une question d'être ou de n'être pas"465. Certes, depuis longtemps 463 "Alors que le travail des experts chargés du projet de cantonnement ne consistait qu'à constater régulièrement une opération ainsi exécutée sur le terrain depuis fort longtemps et acceptée par toute les parties, pourquoi tout ce temps ? Parce que les laborieuses opérations de délimitation générale et de bornage, commencées en 1822, n'ont été achevées qu'en 1863, à cause des oppositions incessantes des riverains". Procès-verbal de reconnaissance et bornage de la ligne séparant la forêt domaniale du Boutai, 17 février 1870, arch. dép. Isère, 6 P 7. 464 A. SURELL, Etude sur les torrents des Hautes-Alpes, Paris, éd. 1870, p. 282. 465 Ibid, p. 276. déjà nul n'ignorait l'influence régulatrice de la forêt sur le régime des eaux. Plusieurs arrêts du Parlement de Grenoble défendent les défrichements "dans les lieux penchans et montueux"466. Cependant seul le spectacle de violentes inondations, notamment celle du Rhône en 1843, parvint à sensibiliser véritablement l'opinion. Soixante-trois conseillers généraux demandent alors des mesures en faveur des reboisements. Mais il faut encore attendre les nouvelles catastrophes des années 1850 pour que joue enfin la solidarité montagne-plaine et s'élabore une législation spécifique. Législation protectrice Trois lois se succèdent entre 1860 et 1882, la dernière marquant un souci particulièrement manifeste de préserver l'intérêt des populations montagnardes. La loi du 28 juillet 1860, victoire emportée de haute lutte par les forestiers, poursuit un double objectif : encourager les initiatives individuelles ou communales [reboisements facultatifs] et "là où les conseils et les encouragements auraient été impuissants et où la sûreté publique exigerait l'établissement des obstacles que le reboisement doit opposer à l'action désordonnée des eaux, là où le ravinage, les éboulements, les torrents menacent le plus la sécurité du village et peuvent éventuellement faire craindre la submersion des vallées, créer d'office un certain nombre de massifs d'une importance variable et proportionnée à l'effet hydraulique qu'ils seront destinés à produire". En l'occurrence il s'agissait uniquement de reboiser, aux frais des communes propriétaires467. Consciente des lacunes de ce texte, l'administration forestière envisagea bien d'étendre son action réparatrice aux alpages, par le biais d'une disposition sur la mise en valeur des biens communaux, mais le gouvernement dut y renoncer devant l'ampleur des protestations élevées. Dans un but de conciliation la loi du 11 juin 1864 propose ensuite une alternative avec le regazonnement : "Les terrains situés en montagne et dont la conservation est aux termes de la loi du 28 juillet 1860 reconnue nécessaire par suite de l'état du sol et des dangers qui en résultent pour les terrains inférieurs, peuvent être suivant les besoins de l'intérêt public ou 466 467 10 mars 1698, 23 mai 1712, 21 mai 1718. Ou sur avance de l'Etat, avec diverses modalités de remboursement. gazonnés sur toute leur étendue, ou en partie gazonnés et en partie reboisés, ou reboisés en totalité"468. Cette fois encore les résultats restent décevants. Troisième étape, après la guerre de 1870 les dispositions autoritaires du Second Empire apparaissent d'autant plus discutables qu'il convient désormais de ménager tout un électorat sur lequel s'appuie le nouveau régime, les paysans ayant largement contribué à vaincre la commune de Paris. Les lois d'essai de 1860 et 1864 deviennent dès lors politiquement inapplicables et certains en contestent même le principe à la tribune de l'Assemblée nationale. Le regazonnement ayant suscité trop d'illusions, la loi du 5 avril 1882, relative à la restauration et à la conservation des terrains de montagne, trace une nouvelle mission aux forestiers : "Il ne s'agit plus d'étendre la superficie boisée, mais de restaurer les terrains de montagne par des travaux de correction de torrents, par une réglementation du pâturage et par la plantation des bassins versants érodés"469. Une distinction s'introduit entre travaux de restauration et mesures de conservation. Seule désormais une loi peut ordonner les premiers, s'ils sont rendus nécessaires "par la dégradation du sol et des dangers nés et actuels". Autre nouveauté de la loi de 1882, l'Etat prend à sa charge la surveillance des forêts communales, pâturages et reboisements dans les communes concernées, "de manière qu'il n'y ait désormais qu'un seul service soldé par l'Etat"470. Cinquante-cinq communes des HautesAlpes se trouvent ainsi libérées des frais de surveillance de leurs bois. Attentif à lever tous les obstacles, le conservateur de Gap approuve cette mesure sans restriction. Il propose même de l'étendre à l'ensemble du département, considérant que loin d'être une source de revenus la propriété de ces bois s'y avère fréquemment onéreuse : "Si le législateur de 1882 a eu en vue de mettre à la charge de la communauté française la surveillance forestière dans les communes où s'exécutent des travaux de restauration des montagnes, la logique voudrait que la même mesure fût prise à l'égard de celles où ces forêts assurent la conservation de ces mêmes montagnes, alors surtout que ces forêts protectrices aussi bien des plaines du bassin du 468 Loi du 8-11 juin 1864, art. 1er. R. LARRERE, A. BRUN, B. KALAORA, A. NOUGAREDE, D. POUPARDIN (INRA Orléans), Forestiers et Paysans. Les reboisements en montagne depuis l'Empire, in "Tant qu'il y aura des arbres. Pratiques et politiques de nature, 1870-1960", Paris, 1981, p. 61. 470 Loi du 4 avril 1882, art. 21. 469 Rhône que du département même, restent improductives entre les mains de leurs propriétaires"471. 1860, 1864, 1882, telles sont donc les trois étapes d'une politique soucieuse à la fois de sauvegarder la forêt et de concilier les intérêts pastoraux des régions de montagnes avec ceux de la plaine, depuis trop longtemps livrée aux risques d'inondation. Une telle entreprise ne pouvait réussir sans recevoir un assez large assentiment. Il fallut du temps et une grande persévérance pour surmonter d'innombrables difficultés. Difficultés avec les populations Le début des opérations rencontra de vives résistances dans la conservation de Grenoble : "Un grand nombre de communes, comprenant malle but de la loi du 28 juillet 1860 et voyant l'administration exclusivement occupée des travaux de reboisement, lui attribuèrent la pensée de substituer partout la forêt au pâturage et d'arriver progressivement à la suppression de la dépaissance... Le plus souvent les maires et les conseils municipaux opposent à toute réforme une force d'inertie invincible...472 Les textes ultérieurs, divers aménagements apportés aux projets sur le terrain et quelques résultats encourageants permirent ensuite d'assouplir les positions respectives, mais un réel consensus ne parvint guère à se dégager. Les préventions des habitants se reflètent tout naturellement au sein des différentes assemblées représentatives, soucieuses de ménager leur électorat. L'historien se trouve dès lors confronté à un double discours : celui des populations concernées d'une part, municipalités en particulier -en effet, il ne faut pas l'oublier, l'action engagée vise le plus souvent des communaux, car ce sont eux qui présentent les plus graves dégradations- ; celui des forestiers d'autre part, trop amoureux de leur art pour certains et soucieux de l'avenir, déterminés à faire prévaloir ce qu'ils considèrent comme relevant du plus élémentaire bon sens. 471 Rapport du Conservateur des forêts à Gap, 5 avril 1890, arch. dép. Hautes-Alpes, P 11 460. "Quelquefois les maires eux-mêmes échouent malgré l'appui de l'administration et leur propre bonne volonté". Cf. Rapport de la Commission spéciale instituée dans le département, à la demande du Conseil Général, pour étudier le régime sous lequel doit être placée la zone pastorale des montagnes du département de l'Isère, mars-juillet 1873, arch. dép. Isère, 6 P 3/4. 472 L'administration préfectorale -à la fois comme représentant du gouvernement et organe de tutelle des communes- s'efforce de faire la part des choses. Quant aux conseillers généraux, consultés sur les projets et appelés à voter des subventions, ils émettent régulièrement le voeu que soient soustraites au pâturage les plus faibles étendues de terrains communaux possibles. La Direction Générale des Forêts ne se fait guère d'illusions : "Quelques puissent être les difficultés matérielles de l'opération du reboisement dans les conditions climatiques rigoureuses où elle doit s'accomplir, la difficulté principale consiste dans l'appréhension des populations au sujet des restrictions du parcours"473. Même si l'on voulait s'efforcer "par tous les moyens possibles d'en atténuer la rigueur"474, les intérêts immédiats en présence s'avéraient tellement divergents que les conflits restaient malheureusement inévitables. Les oppositions ne pouvaient donc céder facilement, d'où la nécessité de prévoir quelques mesures d'accompagnement : "Il importe de prendre toutes les mesures nécessaires pour que l'opération du reboisement soit acceptée par les populations. Dans les pays de montagnes, les habitudes pastorales se concilieront difficilement, sans doute, avec le reboisement qui nécessite la répression des abus de la dépaissance et qui restreint l'étendue des terrains livrés au parcours. Accroître la production des pâturages, tandis que l'on procéderait d'un autre côté aux travaux de reboisement, serait à mon avis le moyen de donner satisfaction à tous les intérêts. Aussi la loi sur la mise en valeur des terres incultes me paraît-elle appelée à compléter heureusement la loi sur le reboisement, et je vous prierai [Monsieur le Préfet] de ne pas perdre de vue que les travaux à exécuter, en vertu de ces deux lois, doivent être dirigés vers un but commun d'utilité et d'amélioration"475. Les réticences des populations s'expriment dans de nombreuses délibérations. En Isère la municipalité de Saint-Baudille et Pipet [canton de Séchilienne] se borne à observer que le reboisement envisagé pourrait se faire par lui-même et qu'en outre la situation de la commune ne lui permettant pas de l'entreprendre, elle s'opposerait entièrement à son exécution476. Pour sa part le conseil municipal de Notre-Dame de Commiers [canton de Vizille], après avoir réfléchi et délibéré... s'oppose au reboisement de quelques parcelles communales, dont il conteste à la fois l'utilité et l'opportunité. Il assure que la portion de montagne appartenant à la 473 H. VICAIRE, Directeur Général des Forêts, lettre au préfet de la Drôme, Paris, 20 juin 1863, arch. dép. Drôme, 5 P M/1 474 Ibid. 475 Ministre des Finances, circulaire aux préfets, Paris, 1er juin 1861, arch. dép. Isère, 6 P 3/3. 476 Délibération du 24 juillet 1862 [Conseil d'arrondissement, session de 1862], ibid. commune est "en partie presque boisée" et objecte à l'Administration supérieure "qui doit être le soutien des pauvres et des malheureux", que le reboisement poserait de graves problèmes humains : "Les pauvres de notre commune qui vont cultiver ces terres seront forcés d'aller mendier, vu qu'il n'y a point de commerce dans notre commune, ni de carrière pour occuper les manoeuvres qui sont sans travail"477. Il en va de même dans le département de la Drôme, le sous-préfet de Die ayant le plus grand mal à faire accepter divers projets à Aix, Beaumont, Jonchères, Luc, Montmaur, Poyols, Volvent. La commune d'Aix lui oppose un "refus absolu" de signer les pièces envoyées par le préfet. A en croire le maire de Jonchères, "la répulsion pour le reboisement est si générale et si forte dans sa commune qu'afin de ne pas y soulever des manifestations regrettables, il a jugé convenable de ne pas appeler de nouveau à délibérer sur cette question brûlante le conseil municipal, qui s'est prononcé déjà si catégoriquement contre l'exécution du projet, qui est considéré généralement dans le pays comme ne pouvant produire aucun effet utile, en raison de l'état des lieux". Celui de Montmaur enfin s'abstient de renvoyer les imprimés. Il se borne à déclarer "que la dépense pour le reboisement effraie le conseil municipal et les particuliers et que si l'administration ne modifie le projet les intéressés préfèrent abandonner leur sol que d'intervenir dans la dépense"478. Dans ces conditions il fallait faire preuve de diplomatie : "Il serait extrêmement utile, pour ne pas trop aigrir les populations, que l'administration forestière se montrât très prudente, très conciliante dans les opérations de reboisement et qu'elle ménageât même dans six ou sept communes les susceptibilités d'une partie des habitants qui ne tarderaient pas à préconiser le reboisement, parce qu'ils en verraient, ailleurs, les bons résultats"479. De plus il ne s'agit pas de laisser les agents forestiers ignorer l'approche d'une échéance électorale importante : "J'ai cru devoir, Monsieur le Préfet, vous soumettre ces observations qui me paraissent avoir une haute importance au point de vue politique. J'en ai déjà parlé, et je me propose d'en conférer de nouveau avec M. Godchaux, Inspecteur chargé du reboisement. Il m'a témoigné d'excellentes dispositions. Je vous serai reconnaissant, Monsieur le Préfet, de vouloir bien en conférer également avec M. le Conservateur des forêts. Cet honorable fonctionnaire ne peut manquer de s'associer avec empressement à votre pensée, dès que vous lui aurez fait connaître que 477 Délibération du 7 novembre 1861. lbid. Sous-Préfet de Die au Préfet de la Drôme, 13 avril 1866, arch. dép. Drôme, 13 P M 1. 479 Ibid. 478 votre administration est fondée à redouter pour les élections législatives de 1869 le contrecoup du reboisement, tel qu'il est pratiqué dans les communes de Volvent, de Boulc, de Jonchères, de Barnave, de Bonneval, de Montmaur et d'Aix"480. Il convient de souligner ici l'importance des communaux. Même quand ils ne sont pas exploités par les plus pauvres ou s'ils ont perdu leur caractère de mine de fertilisant, ils se trouvent bien souvent loués à des transhumants qui les surchargent et le loyer que l'on en retire reste néanmoins indispensable pour la survie de la commune481. A l'occasion le refus s'accompagne donc de quelque violence sur le terrain. Après la publication du décret déclarant d'utilité publique les travaux à entreprendre sur le territoire de Bourg d'Oisans [4 avril 1882], les habitants s'opposent violemment aux opérations, la gendarmerie devant dresser quantité de procès-verbaux contre les femmes des Sables482. Les hommes se montrent parfois moins virulents, quand ils ne s'éclipsent pas, attirés pendant plusieurs mois loin du pays par leurs activités de colporteurs ou peu désireux de rencontrer les gendarmes si d'aventure ils n'avaient pas répondu à la conscription. Plusieurs municipalités d'Oisans s'adressent même à l'Empereur et à l'Impératrice par voie de pétition directe. Elles obtiennent une interruption momentanée des travaux en cours sur leur territoire. "L'administration fait son devoir en faisant exécuter les lois forestières, déclare pour sa part le maire de Gresse-en-Vercors, ce qui est bon et utile aux portes de Paris peut parfois être ridicule à Gresse et ailleurs. Il faut aux habitants de la commune de Gresse des pâturages à tout prix. C'est l'unique moyen de leur existence. En leur enlevant leur pâturage on leur ôte leur pain quotidien et autant vaudrait-il, qu'on nous pardonne l'expression, qu'on leur donnât la mort"483. A toutes les objections les agents forestiers ne cessent néanmoins d'opposer l'intérêt bien entendu des communes, se livrant sur le terrain à ce que certains géographes ont présenté comme un véritable travail de Sisyphe484. Lors de la promulgation de la loi de 1882, l'Inspecteur Philippe Charlemagne en appelle une fois de plus à la compréhension des 480 Ibid. R LARRERE et Coll., op. cit., p. 70 482 L. CORTES, l'Oisans, recherches historiques, Grenoble, 1926, pp. 274-275. Les Sables forment la partie inférieure de la plaine d'Oisans, située sur le territoire de la commune de Livet-et-Gavet, ainsi désignée à cause des alluvions considérables que les eaux de la Romanche y ont déposées. Cf. F. CROZET, Description topographique, historique et statistique des cantons formant le département de J'Isère et des communes qui en dépendent, Grenoble, 1869-1870, 1er vol. [arrondissement de Grenoble, canton de Bourg d'Oisans, p. 15]. 483 Jean-Claude DUCLOS [sous la direction de], Gresse en Vercors, une communauté de montagne à la recherche de son développement, Lyon, 1986, p. 25. 484 M. BERNARDEAU, VIlle Congrès international d'agriculture, Vienne, 1907, cité par P. DESCOMBES, L'Evolution de la politique forestière, Paris, 1914, p. 11. 481 habitants de l'Isère : "Toutes les sages mesures édictées par cette loi ne pourront produire tous leurs effets que si les habitants des montagnes se décident sérieusement à renoncer à leurs anciens errements et à comprendre que faciliter la tâche de l'administration forestière dans l'oeuvre du reboisement et de la réglementation des pâturages, c'est travailler à l'amélioration de leur situation dans le présent et assurer l'avenir des générations futures"485. De leur côté les agents forestiers manifestent un réel souci de ne pas heurter les habitudes des populations pastorales486. En réalité là encore ils ont une approche prudente et nuancée, le conservateur de Gap prenant bien soin de préciser : "Il faut distinguer deux choses : l'usage légitime du pâturage, que nous avons non seulement respecté mais protégé et l'abus qu'on en fait. Le cultivateur ne peut se passer en effet d'un petit troupeau de moutons, soit pour fumer ses champs, soit pour se vêtir et réaliser un petit bénéfice. L'étendue des montagnes est assez vaste pour donner ample satisfaction à ces besoins sans nuire à l'oeuvre de reboisement. Mais dans chaque commune il existe un très petit nombre d'habitants aisés qui à eux seuls possèdent de gros troupeaux dans un but de spéculation et souvent d'orgueil mal placé. Ils ruinent tout et souvent la part du pauvre, c'est contre cet abus seulement que nous cherchons à réagir"487. On ne saurait trop souligner la portée d'une telle mise au point, fort éloignée de certaines idées reçues. Les forestiers ne l'ignorent pas, non seulement certains propriétaires à l'abri du besoin nuisent aux plus défavorisés par leur utilisation immodérée des communaux, mais il leur arrive aussi de s'abriter derrière un délinquant insolvable qu'ils poussent devant eux. Ces mêmes "profiteurs" ne sont d'ailleurs pas les derniers à élever bruyamment la voix contre l'action prétendument anti-sociale de l'administration forestière. 485 Ph. CHARLEMAGNE, Forêts et Reboisements, in. : Notes sur Grenoble et ses environs, Grenoble, 1885, p. 346. 486 L'Inspecteur de Valence croit même pouvoir affirmer, en 1872, qu'il n'aurait pas été possible, dans l'accomplissement de la mission qui leur avait été confiée, "d'apporter plus de modération et d'esprit de conciliation à moins de renoncer à l'entreprise, ce qui serait un vrai malheur pour le département". Conservateur des forêts de Gap au Préfet de la Drôme, 19 juillet 1872, arch. dép. Drôme, 13 P M 1. 487 Ibid. En définitive il semble permis d'affirmer aujourd'hui que la politique poursuivie au siècle dernier a porté ses fruits dans la région dauphinoise. Si les cantonnements opérés dans les forêts domaniales ont occasionné parfois des procès interminables, ils eurent le mérite de faire la part du feu. En abandonnant quelques cantons aux communautés d'habitants en pleine propriété, l'administration met tous les autres définitivement à l'abri des abus de jouissance et peut ensuite procéder aux aménagements dans de meilleures conditions. Quant à l'entreprise du reboisement ou regazonnement des montagnes, elle ne pouvait que perturber gravement les habitudes et modes de vie de populations soumises à des restrictions momentanées dans l'utilisation de leurs communaux. Mais elle se concrétisa par des résultats appréciables. Grâce aux travaux réalisés dans le Diois les bois ont gagné 23% sur la superficie totale de la Drôme488. En Isère le bilan dressé à expiration de la première période décennale après la promulgation de la loi du 28 juillet 1860 semble déjà encourageant : création et entretien de 8 hectares 40 ares de pépinières ; reboisement de 3 062 hectares 40 ares ; gazonnement de 1 289 hectares 54 ares489. Bien entendu tous ces chiffres ne suffisent pas à rendre compte du travail en profondeur effectué par les forestiers. Mm de faciliter l'évacuation des troncs coupés, ils tracent de nombreuses routes. Pour endiguer les torrents les plus menaçants, ils se font ingénieurs. Enfin, par leurs écrits comme par la démonstration d'une compétence scientifique acquise à l'Ecole de Nancy, ils parviennent à sensibiliser élites et citadins à l'importance des espaces naturels. "Le XIXe siècle a donc bien été pour la forêt française une très grande époque de travail et de rénovation"490. 488 R BLANCHARD, Les Alpes Occidentales, T. IV, Les Préalpes du Sud, Grenoble-Paris, 1945, p.172. Rapport au Préfet de l'Isère et au Conseil d'arrondissement de Grenoble sur la situation des travaux et des études en 1871, arch. dép. Isère, 6 P 3/4. 490 M. LESAGNE, La forêt de Lyons, in : Revue forestière française, juillet-août 1952. 489 Lorsqu'ils se sont penchés sur la question, géographes et historiens ont cependant formulé des critiques fort sévères. "L'application du Code forestier, écrit P. Deffontaines, marque l'aboutissement de la conception étatiste de la forêt en opposition avec l'ancienne conception paysanne ... Réglementée, réservée, la forêt vit au milieu du pays comme une étrangère. Les populations d'alentour sont traitées en suspectes"491. Les agents forestiers, déclare même Ph. Vigier à propos des troubles survenus en France dans la première moitié du XIXe siècle, "n'ont pas seulement suscité chez les paysans des réactions d'une rare violence", mais ils ont contribué, "là du moins où le bois jouait traditionnellement un rôle important dans la vie des communautés rurales, à rendre proprement insupportable l'existence d'un grand nombre de ruraux"492, et provoqué ainsi le mouvement d'émigration constaté par les recensements quinquennaux dans la plupart des cantons de la région alpine, entre 1846 et 1851. Quant aux contemporains, ne sont-ils pas allés jusqu'à les accuser, en limitant les pâturages, de priver la France de viande ["On se propose sérieusement d'y manger du cheval ... et bien d'autres viandes moins appétissantes"] et d'obliger le pays à des importations très onéreuses !493 On ne saurait nier que dans quelques régions l'application trop stricte de la loi ait entraîné des conséquences regrettables. Il semble évident aussi que le désespoir a pu se traduire par des violences contre des gardes forestiers, comme à Réotiers ou à Autrans au lendemain des journées de février 1848, la troupe devant intervenir à diverses reprises. Mais la violence de certaines réactions s'explique également par la mentalité montagnarde. Le dauphinois qui a vu le jour dans un village proche de la forêt n'a-t-il pas appris dès l'enfance à compter avec elle ? Il y a construit des cabanes, fumé en cachette la tige des clématites, ramassé des baies ou des champignons, chassé et rêvé. Plus tard il en a utilisé toutes les ressources, et l'on a même pu dire qu'elle était devenue pour lui "un troisième grenier" ou une "étable sans pareille". Il lui porte un attachement viscéral et accepte mal des réglementations perçues comme autant d'atteintes à ses libertés essentielles. Encore une fois on peut d'ailleurs déplorer que l'effort de restauration ait eu à porter essentiellement sur des terrains communaux conservant à l'époque une importance primordiale dans le système agraire. "Le communal... constituait en outre le symbole de l'unité villageoise. Modifier la mise en valeur de ces espaces... perturbait fortement la reproduction des conditions de production comme l'organisation sociale des 491 P. DEFFONTAINES, op. cit., p. 101. Ph. VIGIER, Les Troubles forestiers du premier XIXe français, in "Des Arbres et des Hommes", Actes du colloque Forêts et Société, Lyon, 1979, pp. 133-134. 493 Dr S. EYMARD, Quelques mots sur le reboisement et le regazonnement du sommet des hautes montagnes pastorales du Dauphiné, Grenoble, 1865, pp. 2-3. 492 habitants"494. La population ne pouvait que s'alarmer et protester énergiquement, avant de s'avouer battue et de chercher refuge dans les villes ou de s'expatrier. On peut donc à juste titre se demander si la sauvegarde de l'environnement exigeait de tels sacrifices. Dès la fin du XIXe l'illustre forestier Tassy répond : "Il est possible que le reboisement d'une partie de ces montagnes ait pour effet de modifier temporairement, et même pour toujours, les conditions d'existence des populations qui les habitent. Mais que l'on cite un progrès social qui n'ait pas entraîné cet inconvénient là ... S'imagine-t-on que l'application de la vapeur et de l'électricité se soient faites sans déplacer des intérêts, sans changer des habitudes, sans diminuer la population sur un point pour l'augmenter sur un autre, sans modifier les systèmes de culture, sans enlever leur gagne-pain à une multitude d'ouvriers ?"495. D'autres auteurs insistent sur les aspects positifs à long terme, tel Jules Blache dans son étude sur la Chartreuse et le Vercors : "En somme toutes les communes forestières disposent depuis plus ou moins longtemps, ou disposeront dans un avenir prochain d'un capital et de revenus considérables. Tandis que les bois ne leur servaient autrefois qu'à l'assistance des plus pauvres, par le pâturage, le chauffage, le charbonnage et éventuellement la bâtisse, les coupes permettent aujourd'hui la construction de routes, de bâtiments, de conduites d'eau : SaintPierre-deChartreuse, Autrans et Méaudre sont des communes bien rentées grâce à leurs bois régénérés"496. Mais avec le recul quelle impression le chercheur soucieux d'objectivité peut-il actuellement retenir des archives ? Un examen attentif nous a permis de constater un souci manifeste de modération et de justice. Tous les documents -qu'il s'agisse de l'application des lois de 1860, 1864 et 1882 ou de la mise en oeuvre des cantonnements- insistent sur la nécessité de ménager les populations. Dans ces conditions à quoi bon perpétuer d'anciennes rancoeurs envers l'Administration forestière ? Et pourquoi l'image que l'on en donne généralement restet-elle encore aussi négative ? Là encore sans doute parce que l'on s'en tient trop souvent au simple énoncé de textes législatifs ou réglementaires sous leur aspect formel le plus général et le plus contraignant, en oubliant que leur application sur le terrain, après maints atermoiements, s'est accompagnée de nombreux assouplissements. 494 Cité par R LARRERE, A. BRUN, B. KALOARA, O. NOUGAREDE et D. POUPARDIN, in. "Reboisement des montagnes et systèmes agraires", in "Des Arbres et des Hommes"' ; op. cit., p. 71. 495 Ibid, p. 25. 496 J. BLACHE, op. cit., 1931, T. II, pp. 104-105. CONCLUSION ''Le bois pour nous c'est la vie" ''Le bois est aussi important que le pain" Ainsi s'expriment parfois les élus dans leurs correspondances avec les autorités préfectorales à la fin du XIX siècle. Plus que l'analyse des règles de droit ces mots donnent leur véritable sens à nos recherches. L'histoire des eaux et forêts s'intègre parfaitement aux Sciences Sociales. Sa dimension humaine, reconnue de longue date, prend un relief particulier dans un monde où les préoccupations écologiques se développent. Cependant le juriste, l'économiste, le technicien peuvent se montrer satisfaits. Tout a été dit et écrit, ou presque, sur l'utilité de la forêt gardienne de l'eau, régénératrice de la terre, rempart contre l'érosion et les avalanches, sur les changements climatiques désespérants et la sécheresse endémique due à l'absence de végétation. Le coût du reboisement, sa réussite ou ses échecs sont parfaitement connus et analysés, comme l'impact des lois de sauvegarde, leurs effets bénéfiques et leurs méfaits. Une fois la capacité et la production des forêts répertoriées, les prévisions budgétaires prennent en compte des importations éventuelles. Les techniques progressent, même si dans de nombreux pays on constate un recul alarmant des zones boisées. Alors pourquoi traiter d'un sujet sur lequel les spécialistes les plus qualifiés dissertent depuis longtemps ? Tout simplement parce que diagnostics et statistiques ne traduisent pas une dimension essentielle de l'histoire, celle qu'illustre précisément le cri désespéré des populations dauphinoises les plus misérables aux deux siècles derniers : "Le bois pour nous c'est la vie !" A partir de là une étude régionale ponctuelle se justifiait. Les recherches entreprises sur l'ancien Dauphiné ou sur les trois départements qui en sont issus à la révolution -Isère, Drôme et Hautes-Alpes- permettent un double constat : dans l'ensemble les habitants adoptent vis à vis de leurs forêts un comportement souvent comparable à celui des autres français ; mais à l'intérieur même de la province leur attitude s'avère assez contrastée. Comme partout paysans et montagnards ne peuvent se passer de la forêt pour survivre. De temps immémorial ils l'ont investie, défrichée, utilisée à leur guise ou presque. Ils ne se résignent pas à la voir morcelée en propriétés individuelles. Même lorsqu'un cultivateur se résout à vendre une parcelle à quelque maître de forges ou à son seigneur pour échapper à la misère, il ne renonce jamais à en tirer profit, grâce à une distinction fort habile entre le droit de propriété et l'antique droit des pauvres. Il entend maintenir une sorte de communisme primitif -parcours, affouage, maronage, droit au bois vif et mort- et s'élève avec âpreté contre tout ce qui menace d'y porter atteinte. Un tel raisonnement ne pouvait prévaloir indéfiniment. Les gouvernants ne tardent pas à constater que la seule force de la nature ne suffit plus et qu'il faut intervenir afin de protéger la principale source énergétique connue. Paraissent alors les premiers règlements destinés à imposer des normes d'exploitation, réprimer les abus, préparer l'avenir. Immédiatement se produit une véritable levée de boucliers contre les lois forestières, les gardes, le droit de clôture, l'interdiction des chèvres, la limitation du parcours et des pâturages, les dispositions relatives au partage des communaux. On reproche aux parlements, aux officiers des eaux et forêts, aux riches propriétaires de prétendre soustraire la forêt à toute exploitation anarchique. A l'occasion on ne se contente plus de présenter des doléances agressives ou d'engager des procès interminables, on use de la violence. Dix-sept ordonnances royales497, aussi inefficaces les unes que les autres, se succèdent depuis 1215 jusqu'à l'époque de Colbert. Désireux de rassembler tous les textes juridiques "sur le fait 497 C. J. FERRIERE, Dictionnaire de Droit et de Pratique, Paris, 1749, T. I, p. 747. des forêts", celui-ci fait ensuite mettre en chantier, dès 1660, ce qui deviendra un véritable Code forestier. Gagne-t-il la partie pour autant ? En Dauphiné certainement pas. Les interdits si nombreux dans la grande Ordonnance de 1669 ne parviennent pas à modifier les usages. Paysans et montagnards feignent la plupart du temps de les ignorer. En réalité l'émergence d'un Etat forestier capable de faire appliquer la législation, correspond au vote du Code de 1827, lui-même précédé par la création de l'école des Eaux et Forêts de Nancy, berceau d'une administration compétente et décidée. Toutefois la guerre d'usure menée par les ruraux se poursuit tout au long du XlXe siècle. Si en Dauphiné elle prend rarement une forme brutale, elle révèle néanmoins la diversité des mentalités et une originalité affirmée de longue date. Les différences de comportement tiennent principalement aux données géographiques. Les forêts abondent en montagne : la Chartreuse et le Vercors, massifs particulièrement denses où dominent le hêtre, le sapin et l'épicéa offrent à cet égard d'excellents exemples. Mais les plaines et vallées comptent aussi des bois non négligeables de chênes et de châtaigniers. La variété des espèces aussi bien que les problèmes d'accès et de vidange dûs à l'altitude ou au climat imposent des modes d'exploitation, de protection et de régénération qui ne peuvent se comparer. Lorsque les commissaires nommés au début du XVIIIe siècle pour procéder à la Réformation Générale des bois et forêts de la province demandent aux paysans de semer des glands pour combler les vides dans les forêts de chênes, ils sont mieux compris des intéressés -soucieux de préserver à long terme l'élevage des porcs- que les responsables forestiers chargés de mettre en oeuvre le reboisement des montagnes un siècle et demi plus tard ! Seules les restrictions momentanées apportées à l'exercice du pâturage et la crainte d'une misère accrue comptent alors pour les populations concernées en cette période d'exode rural. Toutefois une généralisation excessive risquerait de fausser quelque peu la réalité, car l'opposition un peu simpliste plaine-montagne n'exclut pas d'autres clivages, dans les mentalités et habitudes locales notamment. Ainsi le Briançonnais, il convient de le rappeler, conserve-t-il au long des siècles le respect des traditions communales : les consuls, élus par les assemblées d'habitants, demeurent chargés de la police des forêts et la défense de bois respectés par tous est très stricte. A la crainte des avalanches s'ajoute ici la volonté de conserver un patrimoine naturel dont tous connaissent la vulnérabilité. Par contre, là où l'industrie du fer et de l'acier s'est implantée, le pillage s'organise et l'on coupe jusqu'aux arbres fruitiers. L'appât du gain immédiat prime tout. Les forestiers feront des constatations identiques lors de la mise en oeuvre des lois sur le reboisement, dans la seconde moitié du XIXe siècle. L'émigration des populations montagnardes apparaît alors à certains comme la seule solution d'avenir ! Triste épisode dans l'histoire dauphinoise, hélas précédé par bien d'autres tout aussi dramatiques : guerres, notamment dans le Gapençais, l'Embrunais, le Briançonnais, le Queyras à la fin du XVIIe siècle, passage et cantonnement des troupes, inondations et incendies catastrophiques. Tous ces événements ont entraîné une déforestation inéluctable. Ainsi l'histoire de la forêt apporte-t-elle une moisson de renseignements sur une région et une époque, tout en offrant un sujet de méditation sur le comportement des hommes. Elle nous incite à sauver l'arbre, ce témoin vivant du passé, respecter la tradition, nous soucier de l'avenir, en un mot à retrouver le sens du temps. ANNEXES LA DEFENSE DES FORETS L'INTERDICTION DES CHEVRES "De tout temps il y a eu beaucoup de chèvres, tant dans le haut que dans le bas Dauphiné ... De tous les animaux c'est le plus pernicieux aux bois, mangeant jusqu'à la racine, broutant les rejetons les plus tendres ... " [Grand Maître Boissier]. ARRET DE LA COUR DE PARLEMENT DE GRENOBLE 11 AOUT 1735 La Cour, de l'avis des Chambres, FAIT TRES EXPRESSES INHIBITIONS ET DEFENSES à toutes personnes d'avoir et entretenir des chèvres sans en avoir obtenu permission, à peine de dix livres d'amende et au-dessous pour chaque chèvre, suivant l'exigence des cas, au payement de laquelle amende et au-dessous les contrevenants seront condamnés solidairement et par corps ; FAIT PAREILLES INHIBITIONS ET DEFENSES, et sous les mêmes peines, à ceux qui ont permission d'avoir des chèvres d'en entretenir en plus grand nombre que celui contenu aux dites permissions; permet à tous les habitants des communautés de cette province de faire saisir par le premier huissier et sergent requis les chèvres tenues sans permission, pour être matées et vendues, et le prix en provenant délivré au saisissant ; permet même à tous les habitants de tuer les chèvres qu'ils trouveront dans leurs fonds ; ORDONNE aux officiers et consuls des communautés d'envoyer tous les trois mois au greffe des maîtrises des lieux un état par eux certifié des noms et surnoms de ceux qui tiendront des chèvres et de la quantité que chacun en aura, à peine d'amende; ORDONNE pareillement aux officiers des maîtrises et gardes généraux de cette province de se transporter fréquemment dans les communautés pour l'exécution des dits règlements et du présent arrêt, à peine d'amende; ORDONNE au surplus que le présent arrêt et la susdite requête seront publiés et affichés aux portes des églises, banches de cours et autres lieux accoutumés, dans toutes les communautés de la province de Dauphiné, à la diligence des substituts du procureur général du roi, aux justices et maîtrises particulières du ressort, auxquels est enjoint d'y tenir la main ..... et lus une fois chaque année dans les assemblées des communautés qui seront tenues pour l'élection consulaire, dont les greffiers des communautés rapporteront certificat, la quinzaine après, au greffe de la Cour, et le présent arrêt sera exécuté suivant la forme et sans lettres Dl sceau. PROCEDURES DE REFORMATION Afin de préparer les procédures de réformation dans les différentes communautés de la province, les Commissaires adressent une convocation à leurs représentants, avec le texte du questionnaire auquel ils devront répondre avant de les accompagner dans la visite de leurs forêts. ORDONNANCE DU 18 MAI 1725 RENFERMANT INSTRUCTIONS AUX COMMUNAUTES ET QUESTIONNAIRE EN 38 ARTICLES Les commissaires nommés par lettres-patentes du 14 novembre 1724 pour procéder à la réformation générale des bois de la province du Dauphiné. Le roy nous ayant députés par ses lettres-patentes du 14 novembre 1724 pour procéder à la réformation générale des bois de la province du Dauphiné et étant nécessaire de nous transporter à cet effet en chaque communauté pour y juger par nous mêmes et par le ministère de nos experts et arpenteurs de l'état où sont actuellement les bois pour en arrêter les dégradations par des ordonnances particulières proportionnées au besoin de chaque communauté et à la possibilité des bois et forêts qu'elles ont, nous déclarons que nous partirons de Grenoble le ….. [date], pour nous rendre dans la communauté de …… où nous arriverons le ….. [jour et heure]. ORDONNONS aux châtelain et consuls de la dite communauté de se trouver à notre arrivée au dit lieu pour recevoir les ordres que nous aurons à leur donner, nous remettre les titres, pièces et documents qu'ils ont pour nous justifier de la propriété de leurs bois et forêts, ensemble les cadastres, courriers et parcellaires pour nous en faire connaître l'étendue et qualité. ENJOIGNONS aux officiers municipaux d'avertir par acte judiciaire dont ils nous représenteront l'original les communautés séculières et régulières, gens de mainmorte, seigneurs en place et autres particuliers de la dite communauté intéressés à la réformation de tenir prêts les titres, mémoires et documents dont ils prétendent se servir pour parvenir à la dite réformation. ORDONNONS en outre aux dits officiers s'ils ont quelques remontrances particulières à nous faire pour le bien et avantage de leur communauté de les tenir prêtes pour nous être représentées, et de se mettre en état de répondre précisément à toutes les questions et interrogats qui leur seront par nous faits, dont la teneur est jointe au bas de la présente; leur déclarant que leurs réponses assermentées seront annexées à notre procédure et que si elles se trouvent fausses ou contraires à la vérité, il sera procédé contre eux suivant l'exigence des cas ; et attendu que plusieurs communautés dans lesquelles nous nous transporterons sont dépendantes du domaine du Roy dont la propriété appartient à sa Majesté, ce qui nous a engagé d'ordonner par l'article trois de notre ordonnance du dix janvier dernier la représentation de tous les titres d'usage, privilèges, concessions, albergements, lettrespatentes, arrêts du Conseil, engagements des forêts du domaine du Roy par les commissaires nommés par sa Majesté ... presque personne n'y ayant satisfait et voulant leur ôter tout prétexte de se plaindre en prolongeant ainsi que nous le prolongeons le temps limité par notre ordonnance jusqu'au jour ci-dessus par nous indiqué ... ENJOIGNONS à tous engagistes sous quel titre que ce puisse être de nous représenter par eux ou leur procureur les titres de leurs engagements, ensemble les procédures de description qu'ils en ont fait faire au dit temps, aux peines portées par le dit article trois de notre ordonnance du dix janvier dernier, pour sur le tout ou par vertu du défaut être pris par le Procureur du Roy de la commission telles conclusions qu'il jugera nécessaires pour le bien public et avantage de Sa Majesté, et par nous ordonné ce qu'il appartiendra. Articles sur lesquels les officiers des communautés seront interrogés Art. 1er De combien d'habitants chefs de famille, ecclésiastiques, gentilshommes ou roturiers leur communauté est composée. Art. 2 S'il y a des bois appartenant en commun à leur communauté, combien il y en a, quel nom ils ont, l'étendue de chacun d'iceux, leur situation, exposition et confins. Art. 3 S'il y a dans l'étendue de la communauté des bois appartenant à Sa Majesté, s'ils ont été engagés et à qui leur contenance est confiée. Art. 4 S'ils sont en futaie, taillis ou broussailles. Art. 5 S'il y a des usagers, s'ils sont fondés en titres, si les riverains n'ont fait aucune usurpation. Art. 6 S'il s'est fait quelques aliénations sous le nom de terres vagues et vaines des bois de Sa Majesté, grasses pâtures, terres labourables ou propres à être rétablies en nature de bois et par qui elles ont été faites. Art. 7 Si l'engagiste ou usufruitier tient les dits bois en coupes réglées, s'il dispose simplement du taillis ou s'il fait exploiter et vendre les futaies à son profit et depuis quel temps. Art. 8 Si les dits bois ou forêts ont été dégradés depuis le premier août 1693. Art. 9 Si leur communauté est patrimoniale ou dépend du domaine du Roy et au dernier cas qui en est l'engagiste. Art. 10 Si les bois de leur communauté sont en taillis, futaies ou broussailles. Art. 11 Quels sont ceux de chaque espèce et de quelle nature d'arbres chacun d'iceux est principalement composé. Art. 12 Si la futaie en cas qu'il y en ait contient le quart de leurs bois communs et si elle est dans le meilleur fonds et lieu plus commode pour leur communauté. Art. 13 Si les bois de la dite communauté ont été arpentés, figurés et bornés, et les procès verbaux et figures remis au greffe de la maîtrise conformément à l'Ordonnance du mois d'août 1669. Art. 14 Quels sont les lieux qu'ils estiment les plus convenables pour laisser croître en futaie la portion des bois qui sera mise en réserve. Art. 15 Si tous les autres bois peuvent être mis en taillis et réglés en coupes ordinaires et s'il est nécessaire d'en laisser une partie en brousailles pour la pasture des bestiaux, n'y ayant pas suffisamment de pâtures pour l'entretien d'iceux et en ce cas quels bois ils estiment devoir être mis en taillis ou laissés en broussailles. Art. 16 Si les bois appartenant à la communauté ou aucuns d'iceux sont de la concession gratuite du seigneur et sans charge d'aucuns cens, redevances ou servitudes ou s'ils les ont à titres onéreux. Art. 17 S'ils ont quelques portions de leurs bois en coupe réglée et en ce cas s'ils les vendent ou quel autre usage ils en font. Art. 18 S'ils ont un ou plusieurs gardes pour la conservation de leurs bois, forêts et lieux appartenant en commun à leur communauté. Art. 19 S'il se fait des essarts dans leur communauté, par qui il s'en fait et depuis quel temps. Art. 20 Si dans la communauté il y a des prés, marais, îles, pâtis, landes, bruyères et grasses pâtures appartenant aux habitants. Art. 21 Si le seigneur a quelques droits d'usage, chauffage ou pâturage dans les bois et pâtures appartenant à la dite communauté. Art. 22 Si le seigneur envoie ses bestiaux en pâture comme premier habitant seulement, sans part ni canton, ou s'il jouit ou prétend quelque part tant dans les pâtures que dans les bois et forêts de la dite communauté. Art. 23 Si les seigneurs gentilshommes ou autres particuliers usurpent les usages et communs. Art. 24 Si dans les pâtures, marais, prés ou pâtis il y a des endroits inutiles et superflus dont la communauté puisse profiter sans incommoder les pâturages et en ce cas s'il les donnent en ferme et à quel prix. Art. 25 S'ils ont en commun quelques droits de pêche et eaux, rivières, étangs, fossés, marais et pêcheries. Art. 26 A quelle distance les futaies qu:ils possèdent sont d'une rivière navigable et flottable. Art. 27 A quelle distance leur communauté et les bois, tant taillis que futaie, sont de la ville de Grenoble, ou quelle est leur plus prochaine ville et à quelle distance ils en sont. Art. 28 Si l'on' a jamais tiré de leurs forêts ou bois des pièces propres pour la marine, dans quels cantons et depuis quel temps. Art. 29 S'il y a eu des dégradations dans leurs bois ou forêts et si elles ont été commises par des fourneaux, scies ou verreries. Art. 30 S'il y a eu quelques informations commencées contre ceux qui ont commis les dégradations qui sont restées sans poursuite, par quels juges elles ont été faites. Art. 31 Si l'on charbonne leurs bois et en quel droit. Art. 32 Si la communauté a des chèvres et en quels lieux on les fait paître. Art. 33 S'il y a des bois et forêts dans l'entendue de la dite communauté appartenant au seigneur juridictionnel ou à quelques particuliers et qui sont leurs seigneurs juridictionnels. Art. 34 Si les dits bois sont en futaie, taillis ou broussailles. Art. 35 Si les seigneurs ou gentilshommes ont des garennes. Art. 36 S'ils en ont des permissions, si ces garennes endommagent les terres. Art. 37 S'il n'y a aucuns bénéficiers, communautés séculières ou régulières, gens de mainmorte comme hôpitaux, maladreries, collèges ou commandeur de Malte qui possèdent des eaux, bois et forêts dans leur communauté et s'il y en a, à qui ils sont. Art. 38 S'ils tiennent en futaie la quatrième partie de leurs dits bois. Fait et arrêté au Bureau de la Commission à Grenoble le 18 mai 1725 FOURNEAUX, MARTINETS ET AUTRES ARTIFICES Parvenus au terme de leur mission, les Commissaires Réformateurs nommés le 14 novembre 1724 jugent bon de rassembler les dispositions des ordonnances, arrêts et autres règlements applicables au Dauphiné, "afin d'instruire le peuple" et d'épargner aux officiers des maîtrises nouvellement établies "une longue étude des règles auxquelles ils doivent se conformer". REGLEMENT GENERAL DES COMMISSAIRES DU 15 OCTOBRE 1731 TITRE VII. DES FOURNEAUX, MARTINETS & AUTRES ARTIFICES Article 1 ORDONNONS que les propriétaires de fourneaux, forges, martinets & autres artifices propres à faire du cuivre, de la gueuse & du fer, qui en exécution de notre règlement du 4 février 1726, confirmé par arrêt du Conseil du 21 janvier 1727 ne se sont pas pourvus à Sa Majesté pour obtenir lettres patentes & permissions de les faire valoir à tems ou à tojours, ou ceux dont les artifices ont été suprimez par les différens arrêts du Conseil sur ce intervenus, seront tenus de cesser tous les travaux desdits fourneaux, forges, martinets & autres artifices; leur défendons de les faire travailler à peine de trois mille livres d'amende; ordonnons qu'ils seront tenus de les démolir dans le mois du jour de ladite publication ; & faute par eux d'y avoir satisait, ordonnons aux Procureurs du Roy des Maîtrises particulières de les faire démolir aux frais des propriétaires, dont il sera délivré exécutoire par le Grand-Maître, ce qui sera exécuté nonobstant toutes oppositions ou empêchemens quelconques, pour lesquels ne sera différé. Article II TOUS propriétaires de forges, martinets ou autres artifices propres à faire du cuivre, de la gueuse ou du fer, qui auront obtenu permission de les faire valoir, soit à tems, soit à perpétuité, par lettres patentes de Sa Majesté ou arrêts du Conseil, seront tenus dans le mois de la publication du présent Réglement, de les faire régistrer au greffe de la Maîtrise du Département où ils sont situez, à peine de nullité desdites permissions, & d'être condamnez comme si lesdits artifices avaient été supprimez. Article III DEFFENDONS à toutes personnes de quelque qualité & condition qu'elles soient, même aux propriétaires de bois & forêts, d'établir à l'avenir aucuns fourneaux, forges, martinets ou autres artifices propres à faire du cuivre, de la gueuse ou du fer, sans avoir préalablement obtenu lettres patentes sur ce nécessaires, visite préalablement faite des mines & des bois nécessaires à la consommation, à peine de dix mille livres d'amende. Article IV DEFFENDONS à toutes personnes, même aux propriétaires de bois & artifices, de charbonner ou de faire charbonner aucuns bois tels qu'ils puissent être, s'ils ne sont situez audelà de l'étendüe de quatre lieües de la ville de Grenoble, & de deux lieües des villes de Vienne, Valence, Romans, Montélimart, Crest, Dye, Gap, Embrun & le Fort Barraux, à peine de mil livres d'amende & de confiscation de bois & charbons, même des bestiaux, voitures & harnois qui serviront à leur transport. Article V DEFFENDONS sous les mêmes peines à tous propriétaires, ou ceux qui font valoir les forges, fourneaux, martinets, verreries ou autres artifices consommant bois ou charbons, d'en acheter ou faire acheter par personnes interposées directement ou indirectement provenans des bois appartenans aux commun autez, quand même ils seroient situez hors de la distance des lieux fIXez par le précédent article, à moins que les dits bois ne leur ayent été vendus suivant les formes & règles prescrites par l'Ordonnance de 1669 & le présent Réglement. Article VI FAISONS très-expresses inhibition & deffenses à toutes personnes de quelque qualité & condition qu'elles soient, même aux particuliers propriétaires, qui abattront après déclaration de charbonner ou faire charbonner aucuns bois de fûtaye, chênes, sapins, suiffes, sérantes, mélèzes ou pins, balivaux sur taillis anciens ou modernes, ni autres arbres généralement quelconques propres à la bâtisse ou aux bâtimens de mer, sans avoir préalablement obtenu permission particulière à cet effet, laquelle ne sera accordée qu'après visite faite desdits bois par un Officier de la Maîtrise préposé, en présence du Commissaire de la Marine, ou lui dûëment appelé, de laquelle visite sera dressé Procès-verbal, pour sur icelui être ladite permission accordée ou refusée suivant l'exigeance du cas, ce qui n'aura néanmoins lieu que dans les cas où les particuliers voudront faire charbonner des bois propres à la bâtisse, leur laissant au surplus la liberté d'en disposer, hors ledit cas, suivant les termes du Droit & les Réglemens. A PROPOS DU DEPERISSEMENT DES BOIS EN DAUPHINE Extrait du Mémoire présenté par ACHARD DE GERMANE [Avocat, MUJ Procureur Général à la Cour de Grenoble sous la Restauration J, qui a remporté le prix du concours organisé par la Société Littéraire de Grenoble, le 2 mai 1787. A QUELLE CAUSE DOIT-ON ATTRIBUER LES DEPERISSEMENTS ACTUELS DES BOIS EN DAUPHINE? On peut assigner plusieurs causes au dépérissement des bois en Dauphiné: la première est le droit de société, qui appartient aux habitants d'une même communauté, sur la plupart des forêts de la province ... Cette copropriété engage chaque habitant à jouir le plus qu'il peut; il veut retirer tout le profit possible de la forêt commune, il ne s'aperçoit pas qu'une jeune plante n'est pas encore arrivée à son terme; il ne fait pas spéculation de l'espérance qu'elle donne; il la détruit d'avance, il préfère le modique avantage qu'il en retirera à l'espérance incertaine de s'approprier une plante de bois plus précieuse, qui serait parvenue à sa maturité ... Chacun, séparant l'intérêt public du sien, ne se fait pas scrupule de dégrader la forêt commune, parce qu'il croit ne pouvoir jouir que de ce qu'il aura détaché du sol commun dans le moment actuel... Il croit ne devoir consulter que son intérêt particulier, et non pas une loi prohibitive, qui est devenue inutile et qui ne serait préjudiciable qu'à celui qui en serait l'observateur unique ... Le luxe, la culture des arts, ont été la seconde cause du dépérissement des bois: non que je veuille ici blâmer le luxe; Montesquieu a pensé qu'il n'est pas dangereux en France, et que notre commerce avec l'étranger peut nous procurer des choses qui nous sont nécessaires, en échange des choses frivoles que nous lui fournissons. Le sentiment de ce grand homme doit être respecté: il ne s'agit d'ailleurs ici que des effets qu'a produits le luxe relativement aux bois… On n'avait regardé le bois que comme l'aliment du feu et on vit des artistes le modifier, pour le faire servir aux décorations du faste et aux agréments de la vie ; on vit des mains qui n'avaient été vouées qu'à la charrue, les consacrer à la menuiserie, au charronnage, à la charpente et à d'autres arts; on dut s'étonner de voir l'adresse de l'ouvrier se développer dans un tronc d'arbre, et en faire sortir des meubles, qui contribuaient à rendre la vie agréable. Dans la suite, les arts se perfectionnèrent; on vit des équipages, des maisons fastueuses, etc ... objets qui devraient seulement désigner l'autorité, et qui ne désignent plus que l'opulence ... L'art de la navigation, et par une conséquence nécessaire, celui de la construction, se perfectionnèrent ensuite; on vit élever des chantiers, on construisit pour la marine des bâtiments de toute espèce, de toute grandeur. Ce fut alors que l'on aperçut dans le bois un prix nouveau: on s'empressa d'en transporter dans les villes où étaient les ateliers, les chantiers, et où se faisaient les plus grandes consommations; le voisinage des mers du Levant rendait lucrative, en Dauphiné, l'exportation des bois propres à la marine et à la construction des vaisseaux. Le profit que l'on trouva dans ce commerce fut un appât qui engagea les habitants du Dauphiné à dévaster les forêts; on détruisit celles où on était autorisé, par un droit de bûcherage ou de co-propriété avec d'autres habitants, à y porter la cognée; peu éclairé sur ses vrais intérêts, le propriétaire même ne sut pas mettre, dans ses abattis, un ordre qui pût rendre sa forêt une source permanente de richesses; le luxe et les arts ont ainsi occasionné une plus grande consommation de bois; et par une conséquence nécessaire, on doit les regarder comme une des causes de leur dépérissement. D'un autre côté, la misère s'est répandue dans les campagnes, son progrès a égalé celui du luxe dans les villes; et cette misère a encore contribué à accélérer la destruction des bois. Le colon agressé, pauvre et gêné dans ses facultés ... cherche sa subsistance partout où il pourra la trouver; il va dans les forêts qui sont à sa portée; il fait tomber sous la hache inconsidérément toutes les plantes de bois qu'il rencontre, il les transporte ensuite dans les petites villes où il les vend; le prix modique qu'il en retire, le soulage pour le moment, et lui assure du pain, dans un temps où les autres ressources lui manquent... Lorsque les abus commencèrent à s'étendre, on aurait dû y opposer une législation sage; mais le remède qu'on y apporta eut un effet tout opposé, et on peut le regarder comme la troisième cause du dépérissement moderne des bois. On ne voit pas dans l'antiquité que les législateurs eussent établi une police dans les forêts; mais en remplacement les prêtres, par les idées religieuses qu'ils avaient inspirées aux peuples, les avaient, pour ainsi dire, conservées. La plupart des forêts étaient consacrées aux divinités, on demandait leur permission avant de les abattre; lorsque le pieux Enée voulut bâtir des vaisseaux pour venir en Italie, il n'oublia pas de demander celle de la déesse Cibelle, avant d'abattre les bois du mont Ida ... Parmi nous, les druides se retiraient dans les forêts auxquelles il avaient aussi donné un caractère religieux; leurs mensonges gardèrent ces forêts plus surement encore que la législation des hommes, qui ne peut corriger que des délits constatés... heureux les hommes, si à ces erreurs salutaires on avait substitué une législation sage ! Depuis longtemps nous avons eu en France, et principalement en Dauphiné, une législation funeste qui a contribué, d'une manière indirecte, au dépérissement des forêts ... Henri III, par un édit de 1575, créa six grands maîtres des eaux et forêts; l'un d'eux fut préposé pour le gouvernement de Languedoc, de la Provence et du Dauphiné; mais on n'avait pas remédié au mal et le dépérissement des bois devenait plus sensible. Vers le milieu du siècle dernier, on s'aperçut de la confusion, de la complication, de l'incertitude des lois sur cette matière; ce n'était qu'un chaos; on avait vu éclore, sous le règne de François 1er, une foule de lois dans lesquelles on n'apercevait qu'une mobilité funeste dans la création et les fonctions des officiers de la juridiction établie sur cette matière ... Louis XIV, dans ses idées de grandeur, dans ses vastes projets, reconnut l'importance des bois pour la mâture et la construction des vaisseaux, soit pour la guerre, soit pour le commerce. Le parti le plus sage était de balayer l'aire, de rejeter cette foule de lois anciennes, inutiles et mauvaises, qui dominaient et de former un nouveau plan de législation; on s'occupa en conséquence d'une nouvelle loi générale; mais malheureusement on ne remédia pas au mal, parce qu'on ne prit pas encore les précautions propres à le faire cesser. Tel est le sort des lois! si le législateur, par une sagacité singulière, ne fait pas un établissement qui atteigne son but, il n'est pas seulement inutile, il devient encore funeste. L'édit de 1669 se trouve dans ce cas. On continua à dévaster les bois après cet édit, comme auparavant. Les quatorze premiers titres [c'est-à-dire environ la moitié de ce nouveau code] concernent les différentes juridictions créées sur cette matière, et tout ce qui regarde les fonctions, les devoirs et les droits de leurs officiers. On a... fatigué l'imagination, pour compliquer une loi qui exigeait la plus grande simplicité... Le vice principal a toujours subsisté; c'est l'arbitraire des peines. L'édit de 1669 en a laissé une partie à l'arbitrage des juges et il en a fixé plusieurs ... La plupart des peines ... infligées dans cet édit, sont trop rigoureuses; c'est ce qui a fait tolérer la faculté aux juges de les modérer; on verra bientôt comment l'impunité en a été la suite et a été une des causes du dépérissement des bois en Dauphiné. On vit le mal, et on voulut en arrêter les progrès dans le commencement de ce siècle. Le gouvernement nomma des commissaires qui parcoururent la province et qui furent chargés de faire un nouveau plan de législation; mais au lieu de détruire l'ancien, on ne fit que réparer maladroitement l'édifice de la législation forestière. Depuis le siècle dernier, les maîtrises particulières existaient en Dauphiné; on en avait créé trois: la première pour Grenoble; la seconde pour Saint-Marcellin, et la troisième pour Die. Le ressort de ces tribunaux est très vaste; il s'étend jusqu'à 25 lieues. Comment un tribunal pourrait-il être instruit des délits commis dans des forêts qui en sont aussi éloignées? Comment aurait-il pu faire observer une police exacte? Comment aurait-il pu constater et réprimer avec activité les contraventions ? On voit dans l'ordonnance de 1669 et le règlement de 1731, des peines excessives, des amendes considérables, des confiscations de bestiaux, des peines corporelles, prononcées relativement à des délits qui, à la vérité, intéressent le public, mais avec lesquelles le châtiment prononcé par la loi n'a ni proportion, ni analogie. J'en citerai ici deux ou trois exemples. Il est défendu de couper des bois dans le quartier de réserve d'une forêt commune, sous peine de 2 000 liv. d'amende. Un propriétaire qui, sans observer les formalités requises, couperait certaines plantes de bois dans sa propre forêt, devrait être condamné à 3 000 liv. d'amende, outre la confiscation des bois. Il est défendu, même au propriétaire, d'essarter les bois sans permission du conseil, sous peine du fouet, bannissement à temps, amende arbitraire et en cas de récidive, des galères; s'il a employé le feu, il doit être condamné à la mort... Qu'est-il arrivé de l'excessivité des peines prononcées par la loi, et de la faculté accordée aux juges de les adoucir? .. les contraventions se sont multipliées, tant il est vrai que la transgression est toujours l'effet des mauvaises lois! Les juges ont modéré les peines prononcées par la législation, et ils sont tombés dans l'excès opposé: ils ont eu une indulgence funeste pour les coupables; ils ont été obligés de rectifier l'ouvrage du législateur, parce que la loi n'a pu être leur règle; ils ont suivi leur caprice ou leur générosité; ils se sont érigés euxmêmes en législateurs; et s'applaudissant en secret de leur autorité, ils ont fait des grâces ou des exemples, et le peuple a été livré à des décisions arbitraires. Un homme puissant a-t-il commis ou fait commettre des dévastations dans une forêt, la maîtrise est sans courroux; elle refuse d'employer ses rigueurs, on est assuré de la clémence. Est-ce un homme protégé, il parvient encore à éluder la loi. Les juges de la maîtrise sont flattés de voir des personnes de considération solliciter des grâces auprès d'eux. Mais si c'est un misérable cultivateur, qui aurait dans son indigence un titre pour se justifier en quelque manière, s'il est abandonné, s'il n'est avoué de personne, s'il na pas eu l'art de ramper auprès de quelque grand, toute la rigueur de la loi va tomber sur lui, et l'accabler ... Pour en revenir à notre question: que signifie cette sévérité de la loi, lorsque le juge peut se mettre au-dessus d'elle? Ce n'est qu'un épouvantail que le vulgaire ne redoute plus j l'habitant des campagnes voit un tribunal éloigné, un tribunal qui fait presque toujours grâce, lorsque la contravention est découverte; il se propose de faire mouvoir quelque protecteur j il espère de fléchir ou d'attendrir son juge j cette perspective lui dérobe le danger incertain auquel il s'expose j et à l'espérance de n'être pas découvert, il joint celle d'éluder la loi. L'abus des permissions a encore contribué à la destruction des bois ... A PROPOS DU ROLE DES MONTAGNES L'étude d'A. Surell sur les Torrents des Hautes-Alpes fut publiée en 1841, à la demande de l'Administration des Ponts et Chaussées. L'ouvrage eut un retentissement considérable en France. Il permit au grand public de prendre conscience des ravages causés par la torrentialité et du danger de la déforestation des montagnes. L'OPINION D'ALEXANDRE SURELL Les montagnes conserveront toujours, même au point de vue économique, leurs propriétés originales, qui leur assignent une destination distincte de celle des plaines. Elles auront les forêts que les plaines sont destinées à perdre. Avec les forêts, elles auront le feu, c'est-à-dire la force la plus universelle dont l'homme se soit rendu le maître. Elles auront leurs innombrables cours d'eau à fortes pentes, autres réceptacles de forces, puisées dans la gravitation, et qui n'attendent que notre commandement pour se mettre en travail. Les montagnes sont donc la patrie naturelle des forces motrices, et les lieux de la terre les plus propres à l'élaboration la plus économique des produits de toutes espèces. Elles sont encore les lieux les mieux dotés en richesses minérales, qui nulle part ne sont plus abondantes et n'arrivent plus près de la surface. Voulez-vous maintenant préparer l'avenir de ces régions, en venant en aide à leurs conditions naturelles? Commencez par les reboiser, car avant toute chose, il y faut assurer les cultures et l'existence des populations, en fixant, à l'aide des forêts, leur sol qui fuit de toutes parts. Percez-les de routes commodes, qui pénètrent jusque dans leur coeurs et les relient au reste du monde. Transformez ces nombreux cours d'eaux, ici en canaux d'irrigation qui multiplieront les prairies et les troupeaux, là en machines qui appelleront l'industrie qu'effrayent aujourd'hui l'isolement de ces pays et leur dépopulation. Elle y accourra comme vers sa terre promise. Elle tissera sur place la fine toison des troupeaux et la soie recherchée que donnent les mûriers des montagnes; elle dépècera le marbre des carrières et le bois des forêts; elle transformera en métaux les filons dispersés à profusion autour d'elle. La vigoureuse population qu'enfante l'air des montagnes, au lieu d'émigrer en détail comme aujourd'hui, pullulera dans les vallées, et ses bras, mis au service de l'agriculture et de l'industrie, auront bientôt tiré parti de toutes les ressources de la contrée. Voilà ce que peuvent devenir; à des degrés divers, tous les pays de montagnes ; et si ce tableau semblait quelque peu tracé de fantaisie, je répondrais qu'on peut le voir déjà réalisé en partie dans certaines régions des Vosges et de la Suisse, et surtout dans le Hartz, en Allemagne. Et voilà aussi ce que nous pouvons faire de nos Alpes, si nous savons prévoir et agir. Qu'on cesse donc de les traiter en pays perdu, comme les appellent si cruellement tant de personnes, qui ne voient que la superficie des choses. Ce pays n'est perdu que si nous voulons bien qu'il se perde. Il a, comme toutes les montagnes, sa valeur économique, et il aura son avenir, qu'il dépend de nous de lui donner: avenir agricole, par les forêts, les prairies et les troupeaux; avenir industriel, par les cours d'eau, les combustibles et les richesses minérales. C'est le reboisement seul qui peut ouvrir cette ère de régénération : il est la condition nécessaire de toutes les autres améliorations et doit les précéder toutes, car aucune autre n'est possible sans lui. Mais quand même notre vue ne se porterait pas si loin, quand nous ne verrions dans le reboisement qu'une oeuvre spécialement agricole, sans autre but que de protéger les cultures et de tirer parti d'un sol qui s'en va, je dis qu'il ne faudrait pas moins l'entreprendre. Le reboisement se présente alors comme un grand travail d'utilité publique, nouveau venu parmi tant d'autres plus anciens, parce que la nécessité s'en est révélée plus tard, à la suite des longs abus de l'homme et de l'usure du sol. Pour le bien juger, il faut nous départir de cette routine qui nous a habitués à n'attribuer le caractère d'utilité publique qu'aux voies de communication, c'est-àdire qu'aux seuls travaux qui ont pour objet de faciliter la circulation des produits. Est-ce que l'agriculture, qui engendre les produits mêmes, n'a pas, elle aussi, le droit d'avoir ses travaux publics partout où elle ne peut s'en passer, soit pour prospérer, soit surtout pour ne pas périr? Si elle est assez heureuse, dans la plupart des contrées, pour se suffire à elle-même, elle ne le peut pas dans d'autres où elle lutte contre de grands fléaux naturels: ici, les débordements des fleuves ou les irruptions de la mer; là, les défauts d'écoulages ou l'excessive sécheresse; ailleurs, l'envahissement des sables; ailleurs encore, les torrents ou le ravinement des terres ... De tels ennemis ne peuvent être vaincus que par un ensemble de grands moyens, poursuivis sur une large échelle, avec constance et unité, et dans lesquels l'intervention de l'Etat est indispensable. C'est par de semblables travaux qu'ont débuté la plupart des grandes sociétés d'autrefois et il est assez triste de constater qu'à cet égard notre civilisation si vantée ne fait plus rien de comparable à ce qu'ont entrepris, avec tant de patience et de bon sens, des civilisations presque naissantes, soit en Egypte et en Chine pour les endiguements, soit en Perse, dans l'Yemen et dans le midi de l'Espagne pour les arrosages. Dans l'éblouissement où nous plongent, depuis un demi-siècle, les étonnants progrès de l'industrie, peut-être avons-nous trop perdu de vue que les premiers de tous les travaux sont ceux qui ont pour but d'assurer ou de multiplier les produits du sol: car la première nécessité de l'homme, l'éternelle plaie des sociétés sera toujours la faim, et, en dernière analyse, c'est toujours la terre qui doit pourvoir à ce besoin. N'est-ce pas d'ailleurs, le devoir de chaque Etat d'interroger toutes les ressources de son territoire et de développer chaque région selon ses conditions naturelles, sans en rebuter aucune? N'est-ce pas aussi la tâche donnée à l'homme de féconder le sol de sa planète; et puisqu'il se glorifie d'en être le roi, serait-ce pour la désoler, comme un conquérant malfaisant, et pour ne laisser derrière lui, partout où il a traîné sa civilisation, que des ruines et de lugubres déserts ? A. SURELL, Etude sur les torrents des Hautes-Alpes Paris, 1870, T. 1, pp. 28 et suiv. LOIS SUR LE REBOISEMENT DES MONTAGNES Devenu inévitable à la suite des inondations catastrophiques survenues dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le reboisement des montagnes fit l'objet de textes législatifs qui soulevèrent, tant à la l'Assemblée qu'auprès des populations concernées, de nombreuses protestations. LOI DU 28 JUILLET - 7 Août 1860 [extraits] Art. 1er Des subventions peuvent être accordées aux communes, aux établissements publics et aux particuliers, pour le reboisement des terrains situés sur le sommet ou sur la pente des montagnes. Art. 2 Ces subventions consistent soit en délivrance de graines ou de plants, soit en primes en argent… Art. 4 Dans le cas où l'intérêt public exige que des travaux de reboisement soient rendus obligatoires, par suite de l'état du sol et des dangers qui en résultent pour les terrains inférieurs, il est procédé dans les formes suivantes. Art. 5 Un décret impérial, rendu en conseil d'Etat, déclare l'utilité publique des travaux, fixe les périmètres des terrains dans lesquels il est nécessaire d'exécuter le reboisement, et règle les délais d'exécution. Ce décret est précédé: 1°) d'une enquête ouverte dans chacune des communes intéressées; 2°) d'une délibération des conseils municipaux de ces communes, prise avec l'adjonction des plus imposés; 3°) de l'avis d'une commission spéciale composée du préfet du département ou de son délégué, d'un membre du conseil général, d'un membre du conseil d'arrondissement, d'un ingénieur des ponts et chaussées ou des mines, d'un agent forestier et de deux propriétaires appartenant aux communes intéressées; 4°) de l'avis du conseil d'arrondissement et de celui du conseil général. Le procès-verbal de reconnaissance des terrains, le plan des lieux, et l'avant-projet des travaux... restent déposés à la mairie pendant l'enquête, dont la durée est fixée à un mois. Art. 6 Le décret impérial est publié et affiché dans les communes intéressées. Le préfet fait en outre notifier aux communes, aux établissements publics et aux particuliers, un extrait du décret impérial contenant les indications relatives aux terrains qui leur appartiennent. L'acte de notification fait connaître le délai dans lequel les travaux de reboisement doivent être exécutés et, s'il y a lieu, les offres de subvention de l'administration ou les avances qu'elle est disposée à consentir. Art. 8 Si les communes ou établissements publics refusent d'exécuter les travaux sur les terrains qui leur appartiennent, ou s'ils sont dans l'impossibilité de les exécuter en tout ou en partie, l'Etat peut, soit acquérir à l'amiable la partie des terrains qu'ils ne voudront pas ou ne pourront pas reboiser, soit prendre tous les travaux à sa charge. Dans ce dernier cas il conserve l'administration et la jouissance des terrains reboisés jusqu'au remboursement de ses avances, en principal et en intérêts. Néanmoins la commune jouira du droit de pâturage sur les terrains reboisés, dès que ces bois auront été reconnus défensables. Art. 9 Les communes et établissements publics peuvent, dans tous les cas, s'exonérer de toute répétition de l'Etat, en abandonnant la propriété de la moitié des terrains reboisés. Cet abandon doit être fait, à peine de déchéance, dans un délai de dix ans à partir de la notification de l'achèvement des travaux. Art. 10 Les ensemencements ou plantations ne peuvent être faits annuellement, dans chaque commune, que sur le vingtième au plus en superficie de ses terrains, à moins qu'une délibération du conseil municipal n'autorise les travaux sur une étendue plus considérable. LOI DU 8-11 JUIN 1864 [extraits] complétant, en ce qui concerne le gazonnement, la loi du 28 juillet 1860 Art. 1er Les terrains situés en montagne et dont la consolidation est, aux termes de la loi du 28 juillet 1860, reconnue nécessaire par suite de l'état du sol et des dangers qui en résultent pour les terrains inférieurs, peuvent être, suivant les besoins de l'intérêt public: ou gazonnés sur toute leur étendue, ou en partie gazonnés et en partie reboisés, ou reboisés en totalité. Art. 2 Sont applicables aux travaux de gazonnement, en ce qu'ils n'ont pas de contraire à la présente loi, les articles 1 à 8 et l'article 11 de la loi du 28 juillet 1860, sur le reboisement des montagnes. Toutefois, à l'égard des terrains compris dans des périmètres de reboisement antérieurement à la promulgation de la présente loi, l'administration des forêts est autorisée, après avis conforme du conseil municipal des communes intéressées, à substituer des travaux de gazonnement aux travaux de reboisement, dans la mesure qu'elle jugera convenable. Les communes, les établissements publics et les particuliers peuvent provoquer cette substitution. En cas de refus de la part de l'administration des forêts, il sera statué par le préfet, en conseil de préfecture, après accomplissement des formalités ordonnées par les n° 3 et 4 du deuxième § de l'article 5 de la loi du 28 juillet 1860. La décision du préfet peut être déférée au ministre des finances, qui statuera après avoir pris l'avis de la section des finances du Conseil d'Etat. Art. 3 Les communes et les établissements publics peuvent, dans tous les cas, s'exonérer de toute répétition de l'Etat, en abandonnant la jouissance de moitié au plus des terrain~ gazonnés, pendant le temps nécessaire pour couvrir l'Etat, en principal et en intérêts, des avances qu'il aura faites pour travaux utiles, ou à leur choix, par l'abandon de la propriété d'une partie de ces terrains, laquelle ne pourra jamais excéder le quart: le tout à dire d'experts498 Art. 4 Les travaux et mises en défends ne peuvent avoir lieu simultanément, dans chaque commune, que sur le tiers au plus, en superficie, des terrains à gazonner qui lui appartiennent, à moins qu'une délibération du conseil municipal n'autorise les travaux sur une étendue plus considérable.499 498 Plusieurs membres de la commission avaient d'ailleurs contesté à l'Etat le droit d'exécuter d'office, sur des terrains appartenant à des communes ou à des établissements publics, des travaux dont il pourrait ensuite exiger le remboursement: "Expropriez les communes ou les établissements publics, disaient-ils, si vous ne pouvez acquérir à l'amiable les terrains sur lesquels ils se refusent à exécuter les travaux. Agissez à leur égard comme pour les propriétés particulières; mais ne leur imposez pas des dépenses dont ils contestent l'utilité, qui devront surtout profiter aux terrains inférieurs et dont le renouvellement pourrait finir par absorber, peu à peu, la plus grande partie de leur patrimoine. Ou bien, si vous ne voulez par les exproprier, faites payer ces dépenses, soit aux terrains inférieurs que vous voulez protéger plus directement, soit à l'Etat, s'il s'agit d'un intérêt général". Cependant la majorité de la commission n'a pas suivi cet avis: "Elle a pensé que lorsque l'incurie ou l'usage abusif résultant du fait des détenteurs des terrains supérieurs produisent des effets dommageables pour les propriétés situées au-dessous des leurs, celles-ci ne peuvent point être appelées à payer les frais de travaux préservatifs dont profiteront toujours, dans une certaine mesure, les terrains sur lesquels ils ont été exécutés. L'expropriation autorisée pour les propriétés particulières, qui peuvent ensuite être revendues avec la plus-value résultant des travaux, ne lui a point paru devoir, aujourd'hui plus qu'en 1860, être admise quand il s'agit d'établissements publics ou de communes, dont la propriété immobilière est placée sous la tutelle de l'Etat et confiée à sa garde. Les dispositions proposées par elle sont à la fois équitables et conservatrices de cette propriété, puisque les communes et les établissements publics n'auront jamais à concourir qu'à des travaux qui leur soient utiles et qu'ils pourront, à leur choix, s'exonérer, soit en argent, soit en abandonnant une partie de leur jouissance, soit enfin, s'ils le préfèrent, par une aliénation de propriété limitée au quart au plus pour les travaux de gazonnement". Cf. Rapport de la commission, in J.B. DUVERGIER, Coll. des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du Conseil d'Etat, Paris, T. 64, p. 244. 499 Cet article, qui ne figurait pas au projet initial, fut introduit par la commission dans un esprit de conciliation. En effet la stricte application de la loi de 1860 [art. 10] pouvait avoir pour conséquence d'interdire momentanément le pâturage sur la moitié et même plus des terrains communaux, puisqu'il fallait attendre que les parcelles reboisées fussent devenues défensables [six années] avant de les rendre au parcours. D'un autre côté, il fallait échelonner sur 20 ans des travaux qui s'avéraient parfois d'une extrême urgence: "En présence de deux intérêts opposés, on avait dû prendre un moyen terme, réservant à chacun quelque chose et ne satisfaisant complètement personne. La cause en était dans la lenteur avec laquelle la végétation forestière peut se développer assez pour résister à l'action destructive de la dent du bétail. La substitution du gazonnement au reboisement étant admise, l'accord à établir entre ces deux intérêts devenait beaucoup plus facile, puisque les terrains, mis momentanément en défends, pouvaient être plus promptement rendus au parcours". Ibid., p. 245. DU DOUBLE LANGAGE EN MATIERE FORESTIERE Forestier éminent du siècle dernier, L. Tassy dénonce ici les contradictions auxquelles l'Administration forestière se heurte trop souvent. Jusqu'à présent aucun gouvernement n'a été assez fort pour mettre un frein à l'avidité des communes relativement aux coupes extraordinaires et aux feuilles mortes, pour renfermer le parcours des bestiaux dans les limites raisonnables, pour imposer d'office les dépenses indispensables à l'exécution des aménagements et des travaux les plus urgents. Aucun gouvernement n'a été assez fort même pour assurer aux gardes un traitement suffisant. Il aurait fallu braver le mécontentement des électeurs; aucun gouvernement ne l'a osé. Que de fois n'a-t-on pas vu des conservateurs désavoués, presque disgraciés, parce que, indignés du mal qui se développait sous leurs yeux, ils avaient fait quelques tentatives pour y porter remède. Blâmés par l'inspection des finances, à cause de leur indulgence, ils l'étaient également par le ministère, à cause de leur sévérité. Que de fois aussi n'a-t-on pas vu les mêmes hommes qui, comme membres des conseils départementaux, avaient, par leurs voeux, engagé l'administration à plus de rigueur dans l'application des règlements forestiers, être les premiers comme maires ou députés, à se plaindre des mesures qu'ils avaient provoquées. Ces contradictions n'ont rien de surprenant. Elles sont presque inévitables devant deux intérêts: l'intérêt de ce qui meurt et l'intérêt de ce qui ne meurt pas, l'intérêt du présent et celui de l'avenir, dont la conciliation est, quoi qu'on dise, très difficile. En théorie, c'est à l'intérêt de l'avenir que l'on donne ordinairement raison. Dans la pratique, c'est celui de l'intérêt du moment qui l'emporte. Les préfets, les conseillers généraux, lorsqu'ils sont appelés à envisager la situation dans son ensemble et dans ses conséquences désastreuses pour les générations futures, se récrient dans des rapports, dans des délibérations très énergiques, contre les prétentions exagérées des populations forestières. Le lendemain, quand ils se retrouvent aux prises avec les détails, avec les exigences locales, les nécessités parfois bien pressantes du moment, et avec leur désir de conserver leur influence, leur popularité, ils oublient vite leurs belles protestations de la veille et ils accusent eux-mêmes l'administration forestière de tracasserie et même de tyrannie, tandis qu'elle ne veut cependant qu'empêcher la jouissance des communes de devenir trop abusive. L. TASSY, Etat des Forêts en France, Paris, 1887, pp. 61-67.