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O KC, une communauté bouddhiste en procès
Le 4 janvier 2016 s’ouvrait, devant le tribunal correctionnel de Bruxelles, le procès de
la secte Ogyen Kunzang Chöling (OKC)1. Après une instruction de 18 ans, le fondateur, Robert Spatz, principal inculpé, et dix autres personnes physiques et morales ont comparu
pour escroquerie, extorsions, fraudes, faux et usage de faux, séquestrations, tortures
corporelles, viols et abus sexuels sur mineures. Alors que la défense invoque l’absence de
preuves, les témoignages de jeunes adultes nés dans la secte ont incité d’anciens adeptes
à se joindre aux parties civiles. Le jugement est attendu le 15 septembre prochain.
Ogyen Kunzang Chöling est le nom d’une communauté d’inspiration
bouddhiste née dans les années 1970 de la volonté de Robert Spatz, surnommé
Lama Kunzang Dorjé. Des centaines de personnes furent emballées par ce projet
de vie communautaire bouddhiste. Le contexte sociétal était favorable à ce genre
d’initiatives, le bouddhisme inspirait autant qu’aujourd’hui. Au départ active en
Belgique, la communauté s’est ensuite installée ailleurs, en France notamment,
à Castellane dans un cadre naturel idyllique. Les règles de vie se sont alors
multipliées, les libertés ont diminué, des enfants ont été maltraités.
C’est un des volets du procès qui s’est ouvert à Bruxelles le 4 janvier dernier.
Les autres volets à l’origine du dossier judiciaire concernent essentiellement la
législation du travail et la « délinquance financière ». Au départ une poignée, les
plaignants sont aujourd’hui plus de trente-cinq à se constituer partie civile et à
défiler à la barre pour témoigner des conditions dans lesquelles ils ont vécu alors
qu’ils n’étaient que des enfants.
Éloigner les parents
Les parents étaient fortement invités à laisser leurs enfants au monastère
français tandis qu’eux rejoignaient les structures belges d’OKC : « Pour nous,
1 Voir Bulles n°129, 1er trimestre 2016, p.38 et http://www.unadfi.org/groupe-et-mouvance/leproc%C3%A8s.
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avec notre philosophie, le meilleur endroit du monde pour nos enfants, c’était
à la campagne. Même s’il fallait se sacrifier, pour nous, ça n’avait rien de mal
[de les y laisser], c’était une suite logique. » Certains enfants se laissaient aussi
persuader du bien-fondé de cette décision, avant de réaliser toute l’ampleur de
ses conséquences en courant désespérément derrière la voiture qui emportait
leurs parents. Loin des yeux, loin du cœur, dit l’adage. Serait-ce là l’intention ? …
La théorie de l’attachement
Mesure-t-on comme ce peut être troublant, voire destructeur pour un enfant
d’être séparé de sa mère, de ses parents ? Ceux-ci constituent les figures
principales d’attachement dont la disparition perturbe l’enfant, notamment
dans son besoin de sécurité. Certains jeunes enfants séparés de leur mère de
manière durable passent par trois phases successives : protestation, désespoir,
détachement. « Je me souviens avoir couru derrière sa voiture, parce que je
me suis soudain rendue compte de l’étendue de ma décision [de rester au
monastère]. Pendant trois jours j’ai pleuré, j’étais tout le temps seule, assise
sur une pierre. » D’autres se tournent vers des figures d’attachement de
leur entourage, pourvu qu’il y en ait, et transfèrent sur celles-ci leur besoin
d’attachement : « à huit ans, j’ai remplacé ma mère par celle d’un autre. J’ai
oublié à quoi elle ressemblait. » De nombreux enfants restent marqués par cette
séparation précoce et durable en développant des troubles dans les relations
ultérieures, une possible apathie, une dépression, etc.
Diaboliser les parents
Pire encore, les parents étaient présentés comme imparfaits, de mauvaise
influence et toxiques, risquant littéralement de « pourrir leurs enfants » : « Spatz
croyait [que les parents] empoisonneraient leurs enfants au niveau génétique. Il
fallait donc créer une distance physique et mentale pour nous « désintoxiquer ».
Il les humiliait en notre présence tandis qu’il nous encensait. Il disait que nous
faisions partie d’une élite. Nous étions destinés à un avenir exceptionnel. Je me
sentais, en tant qu’enfant, supérieur par rapport à ces pauvres gens imparfaits. »
Le « groupe enfants » est survalorisé par rapport au « groupe parents » tenu à
distance et dénigré, telle une brebis galeuse. La rupture physique n’est déjà pas
forcément facile mais elle est ici soutenue par une rupture affective.
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Diaboliser l’extérieur
C’est une élite que veut façonner Robert Spatz, des guerriers « purs et durs » qui
sauront le jour venu se défendre. « Spatz nous apprenait à nous défendre avec un
couteau et comment couper la langue ou le nez à quelqu’un. Il prenait les filles à
part et leur racontait une vision où elles seraient toutes violées. » Dans cette « ère
troublée et décadente », où même la médecine est touchée, la fin du monde est
annoncée, « les messagers du Seigneur de la Mort se rapprochant chaque jour
irrémédiablement »1. Les scénarios eschatologiques variaient : « Spatz mélangeait
toutes sortes de nouvelles avec ses propres fantaisies maladives. L’humanité allait
périr du sida et les survivants allaient s’entre-tuer. » Dans l’attente, il entraînait
ses adeptes et organisait la défense du monastère : « [il] mettait tous les soirs
quelqu’un pour faire la garde avec un pistolet à air comprimé. Le monastère Mu
ressemblait à un camp d’entraînement militaire. » Un camp retranché où seule
l’information dispensée par Spatz circule : « Nous n’avions pas de télévision,
ni de radio, ni d’ordinateur et ne savions rien du monde extérieur » dit Sophie,
une ancienne adepte. « Il était notre seule source d’information et contrôlait
tout cela. » Les enfants s’en remettaient donc à leur lama, leur repère, leur père,
prenant ses propos, ses fantaisies, pour argent comptant. Inquiets, apeurés, ils
croyaient avoir choisi la sécurité et la paix au sein du monastère.
Qui aime bien châtie bien ?
Les enfants étaient encadrés par les règles de vie édictées. Des règles plus ou
moins strictes voire excessives selon l’âge. Des règles qui, enfreintes, donnaient
lieu à des punitions, des châtiments, des sévices présentés comme autant
d’occasions de « détruire un peu plus son égo ». « Il fallait courir dans le gel tout
un parcours pieds nus, de ¼ d’heure à ¾ d’heure. Après ça, on avait les pieds
avec des engelures bien éclatées mais aussi avec des cloques, des morceaux de
peau qui partaient. Souvent, on ne nous disait même pas pourquoi nous étions
punis. Nous recevions des coups de bâtons sur nos cuisses nues, avec un chiffon
dans la bouche, dans la chambre de l’éducateur, où nous étions enfermés dans
un sombre local à chaussures. » L’enfant, souvent, ne savait pas pourquoi il était
puni, entend-on. Mais comment pouvait-il alors corriger le comportement fautif ?
Comment pouvait-il prévenir de prochaines punitions ? « Nous avons développé
une docilité incroyable. J’étais toujours paranoïaque. Après une mauvaise idée, je
craignais d’être puni. » Cette imprévisibilité du comportement de l’adulte génère
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Règle d’Or de Soleils – 1et 15, document interne OKC.
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de l’anxiété chez l’enfant qui perd le contrôle. Il risque aussi de se convaincre
qu’il a mérité ces punitions, qu’il est mauvais par nature, ce qui peut fragiliser
son image de soi, engendrer de la honte, de la culpabilité, des comportements
d’autopunition voire d’autodestruction.
Énergie … sexuelle
Pratiquement chaque jour de procès vit arriver de nouvelles parties civiles,
trentenaires pour la plupart, dénonçant des conditions de vie difficiles, mais
aussi des sévices physiques, voire sexuels.
Sous couvert de rituels religieux, Spatz aurait soumis des jeunes filles à des actes
sexuels : « Spatz considérait le sexe comme un échange d'énergie. La pénétration
n’était pas nécessaire pour cela. Sa peur de la contamination était si présente
qu’elle l’empêchait d’aller beaucoup plus loin. Il utilisait un dordje (petit sceptre
tibétain, ndlr), des petits fouets ou un instrument qui donnait des petits chocs
électriques. C’est cohérent avec la théorie sadomasochiste de la souffrance. En
transformant le plaisir sexuel en souffrance, de l’énergie se libérait. » Massage
vigoureux des testicules, utilisation de taser, la recherche d’une certaine
souffrance semble faire partie de la pratique. Les récits se ressemblent.
Lorsque les « ex-enfants » devenus grands interpelèrent des adultes sur ces
allégations d’abus sexuels, ils ne furent pas crus : tout n’était que fantasmes ou
projections de l’esprit puisque le Lama ne pouvait avoir fait de pareilles choses.
Y croire serait scier la branche sur laquelle on est assis. Les deux éléments sont
inconciliables, l’un des éléments doit donc être supprimé, ce sera celui des
allégations.
Courant 1997, les enquêteurs comptaient déjà une demi-douzaine de
témoignages dont celui de la première plaignante qui a témoigné des pressions
subies : « Si tu ne dis rien à personne, tu deviendras très pure, très illuminée. »
Et plus tard : « Si tu refuses cette occasion unique, tonne-t-il, je peux contraindre
ta mère à des conditions d’existence plus difficiles... ». En février 2015, on
apprenait qu’une autre jeune fille aurait été violée en Belgique où Spatz serait
revenu s’installer clandestinement en 2001. Les témoignages s’égrènent sur de
nombreuses années. Et les séquelles aussi : certaines victimes se renferment,
d’autres culpabilisent. Pas de prescription pour cela.
« Je » n’existe plus
« Tout enfant qui arrivait là, ses habits allaient avec tous les habits de tous
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les enfants, il y avait des kewlox2 pour chaque groupe de taille et on avait endessous de son lit un petit panier avec deux ou trois bricoles, un papier à lettre,
pas grand-chose, mais il n’y avait plus d’individualité, c’était vraiment fondu
dans un groupe. » Il y a dans ce que décrit Sophie un sentiment d’effacement de
son individualité, à la manière d’un uniforme empêchant aux yeux de certains
l’expression d’une identité, d’une humeur, d’un caractère.
Triple rupture
C’est à trois niveaux que la rupture s’est marquée ici pour certains. D’abord
au niveau de l’enfant en construction, en devenir, à qui l’on imposait règles
et comportements, à qui l’on inculquait peur et soumission, que l’on privait
d’affection et d’insouciance. Un enfant que l’on modèle. Ensuite, une rupture
au niveau des parents que l’on éloigne, physiquement et mentalement, que
parfois l’on remplace. Enfin, une rupture au niveau de la société diabolisée où
règneraient décadence et troubles annonciateurs de la fin des temps, une société
dont on s’isole et dont on transgresse les règles.
Les trois niveaux semblent rencontrés au travers des témoignages détaillés,
conférant à la situation un caractère sectaire dans son acception de coupure.
Sources :
Alain Lallemand, OKC : Robert Spatz sous mandat d’arrêt, Le Soir, 02.06.1997 ;
Alain Lallemand, OKC : Spatz accusé d’un crime sexuel, Le Soir, 18.10.1997 ;
Alain Lallemand, Le dossier du gourou s’alourdit, OKC, un pavé dans la mare bouddhiste,
Le Soir, 28.08.1997 ;
Valérie Colin, Les nuits avec mon ennemi, Le Vif, 29.08.1997 ;
Les enfants oubliés, Devoir d’Enquête, RTBF, 16.12.2015 ;
www.okcinfo.news, site émanant d’anciens enfants ayant vécu leur enfance dans le
mouvement -en France, Portugal et Belgique- qui ont depuis quitté OKC.
2 Armoires de rangement.
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